Chapitre vi. Ressources urbaines, spatialité et centralités de la confection
p. 259-314
Texte intégral
1Pour clore la démonstration, ce dernier chapitre situe l’atelier dans la dynamique de la production de l’espace urbain à São Paulo en le considérant comme un agent de celle-ci. Jusqu’alors, nous avons considéré l’atelier comme un objet métropolitain exprimant des enjeux sociaux, démographiques et économiques de la société brésilienne se nouant et se dénouant dans le creuset qu’est São Paulo. Ainsi, l’étude des ateliers renvoie directement aux questions relatives à la migration, à la dynamique de l’économie et de l’organisation du travail et aux ressorts du peuplement urbain. Il s’agit maintenant d’explorer d’autres interactions des ateliers avec l’environnement urbain et d’analyser en quoi ceux-ci sont partie prenante de la dynamique d’une métropole de vingt millions d’habitants. Pour cela, nous identifierons et définirons un espace spécifique situé au cœur de la métropole : un « quartier de la confection », dont l’atelier est une pièce centrale. Puis nous envisagerons comment les ateliers s’implantent hors de ce quartier, dans des espaces intermédiaires ou en banlieue lointaine. Au préalable, nous explorerons un paradoxe qui établit la force du lien entre atelier et métropole : alors que les industries quittent les très grandes villes du fait des coûts croissants et exorbitants de la centralité – mais aussi parce que la mondialisation facilite la redistribution des activités, spécialement de celles où le facteur main-d’œuvre est prépondérant –, la confection s’ancre dans l’environnement métropolitain et souvent même en plein cœur de celui-ci, où les coûts de localisation sont réputés élevés. Ce phénomène est observable dans des villes aussi différentes que São Paulo, Paris, Londres ou Los Angeles1 [Appelbaum et Christerson, 1997, p. 205-206 ; Panayiotopoulos et Dreef, 2002]. Sur un plan théorique, la notion de ressources urbaines permet d’envisager cette localisation préférentielle dans le cadre de la dynamique métropolitaine et de la construction de sa centralité.
La confection à rebours de la désindustrialisation métropolitaine
2Dans le deuxième quart du xxe siècle, l’industrie brésilienne connaît une double évolution : elle marque le pas face à un secteur des services en plein essor et elle se réorganise, en particulier par des délocalisations vers des régions où les coûts de production sont inférieurs à ceux des grandes métropoles. La ville de São Paulo renforce alors son profil tertiaire tandis que le secteur industriel entre en crise. La confection, pourtant, conserve son ancrage à São Paulo et se redéploie sur l’ensemble de l’espace métropolitain tout en confortant sa présence dans le centre-ville.
Le recul de l’industrie et le développement des services
3Après une longue période de croissance et de concentration industrielle, la métropole de São Paulo connaît, à partir des années 1960, d’importants changements économiques et démographiques. La déconcentration industrielle qui s’engage alors démarre par une diminution de la présence des industries au cœur de la ville au profit des marges métropolitaines, de l’intérieur de l’État de São Paulo ou d’autres États de la fédération (voir chapitre iii). Le mouvement est encouragé par le gouvernement fédéral et les autorités locales (des États fédérés et des communes) qui déploient un arsenal de mesures fiscales incitatives. Parallèlement, le secteur des services entame une croissance inédite. L’économie métropolitaine se dote d’une structure de services diversifiée qui réunit des activités courantes et de pointe, activités du tertiaire supérieur, dans le domaine de la finance par exemple, qui renforcent l’attractivité et le rayonnement de la métropole.
4La déconcentration industrielle n’explique pas à elle seule le recul de l’activité industrielle. Il faut y ajouter le phénomène de désindustrialisation qui, à partir des années 2000, affecte l’ensemble du Brésil. Qualifiée de précoce, la désindustrialisation intervient en raison d’une perte de compétitivité internationale de l’industrie brésilienne, due à l’augmentation des coûts de main-d’œuvre (appréciation de la monnaie et hausse des salaires réels) et à l’insuffisance des investissements dans les infrastructures2. Selon Pierre Salama, « elle n’est pas le produit de délocalisations massives mais d’une destruction partielle du tissu industriel » [Salama, 2011, p. 26].
5Sans surprise, l’emploi industriel à São Paulo est en net repli depuis plusieurs décennies et, selon les données de l’enquête Rais/MTE3 citée par Serrao et Dias [Serrao et Dias, 2015, p. 66], entre 1985 et 2012, la part de l’industrie dans l’emploi formel à São Paulo est passée de 41,6 % à 22,0 %. Parallèlement, la part de l’emploi tertiaire a bondi de 46,4 % à 59,4 %. Deux éléments modèrent cette information. Le recul de l’emploi industriel est important jusqu’au tout début des années 2000, mais l’est nettement moins depuis lors ; cette baisse relative doit être évaluée à l’aune d’une importante croissance de la population active qui, en dépit du repli migratoire, est estimée à 6 466 000 en 1985, puis 9 214 000 en 2000 et 10 933 000 en 2012 (Pesquisa de emprego e desemprego, Ped-Dieese/Seade, citée par Serrao et Dias [2015, p. 66]).
6La déconcentration industrielle, la désindustrialisation et le développement de l’économie des services s’accompagnent et se traduisent par des changements démographiques déterminants, en termes de croissance et de redistribution de la population. Dans les années 1950, São Paulo (RMSP) a un taux de croissance démographique annuel extraordinairement élevé (5,83 %), auquel l’apport migratoire contribue pour l’essentiel. Au fil des décennies, et en raison de la déconcentration industrielle puis de la désindustrialisation, la croissance de la population ralentit peu à peu, mais la contribution migratoire tombe plus rapidement que le croît naturel. Ainsi, entre 2000 et 2010, le taux de croissance annuel, en moyenne de 0,97 %, et donc bien inférieur à ce qu’il était dans les décennies précédentes, se compose de l’addition d’une croissance naturelle positive (1,13 %) et d’un apport migratoire négatif (– 0,16 %) [Cunha, 2012, p. 3]4.
7Les facteurs économiques expliquent pour une très large part le repli industriel et le développement concomitant de l’économie des services. Mais la restructuration économique a lieu à un moment démographique particulier, qui concourt au ralentissement industriel. Ainsi, la diminution de la migration interne à destination de la métropole de São Paulo n’est pas imputable uniquement à la crise industrielle qui y sévit, entraînant une réduction des besoins de main-d’œuvre. Elle est également liée à l’amélioration des conditions de vie et du marché de l’emploi dans les régions de départ, en particulier dans les États du Nord-Est où, à partir du début des années 2000, la donne économique et sociale évolue : le chômage recule, les salaires réels comme les prestations sociales augmentent (les retraites des bas revenus notamment) et d’ambitieuses politiques sociales sont engagées où figurent, parmi les plus emblématiques, le plan de lutte contre la pauvreté, bolsa família, et le Programme d’accélération de la croissance (Programa de aceleração do crescimento – PAC), qui prévoit la construction d’importants parcs de logements d’intérêt social. De même, l’évolution du contexte démographique à São Paulo a des effets sur l’organisation du marché du travail. La baisse du taux de fécondité des dernières décennies5 dans la métropole s’est accompagnée d’une forte augmentation du niveau d’instruction des jeunes générations, les familles, moins nombreuses, ayant augmenté la part de leur budget consacrée à l’éducation et l’ayant de fait concentrée sur moins d’enfants [Souchaud, 2018].
8Pour la population féminine, et surtout parmi les couches populaires, cette évolution signifie une amélioration du niveau de formation et de meilleures conditions d’accès à l’activité professionnelle, puisqu’à la fois les femmes sont mieux formées et ont moins d’enfants ; elle s’est traduite par une nette augmentation du taux d’activité des femmes et une diversification de leur activité professionnelle. Selon l’Ibge6, entre 2002 et 2015, le taux d’activité à São Paulo (RMSP) reste globalement stable, il passe de 57,1 % à 57,4 %. Cependant, il baisse chez les hommes tandis qu’il augmente de 46,6 % à 50,4 % chez les femmes.
9Par conséquent, alors que les choix professionnels se diversifient, des secteurs d’activité traditionnels comme la confection résistent mal à l’attrait d’autres activités du secteur tertiaire, dont certaines sont nouvelles, comme le télémarketing. D’autant que la confection a mauvaise image chez les jeunes générations, pour qui elle représente, à juste titre, l’exploitation du travail féminin des générations antérieures. Cette construction de l’archaïsme que représenterait l’industrie est aussi une forme de valorisation sociale pour celles et ceux qui connaissent des conditions de travail guère plus enviables dans les services.
10L’évolution démographique de la société brésilienne a donc d’importantes incidences sur le marché du travail, la baisse de la fécondité étant un facteur déterminant dans l’évolution de la place des femmes sur le marché du travail et dans leur participation (empowerment) accrue à la société métropolitaine. Par ailleurs, la démographie, en somme, sans annuler les facteurs économiques, potentialise le phénomène de désindustrialisation, lui donnant une dimension structurelle.
11Évolutions économiques, choix politiques, changements démographiques et sociétaux se conjuguent dans le mouvement de repli industriel au Brésil, dont l’intensité s’accentue dans la ville de São Paulo.
Réorganisation productive et reterritorialisation du secteur de la confection
12La confection ne suit pourtant pas cette trajectoire de repli. Elle conserve son ancrage dans la métropole de São Paulo et, de surcroît, se concentre dans le centre-ville et les quartiers péricentraux, où la désindustrialisation est à la fois précoce et marquée. Les différentes statistiques disponibles montrent en effet que, à São Paulo (RMSP), la population active de la confection a légèrement augmenté au cours des années 2000, même si le poids de la métropole dans le secteur à l’échelle nationale a dans le même temps diminué7. Rappelons que la migration internationale récente se concentre dans ce secteur d’activité et qu’elle est tout de même nettement sous-estimée (voir chapitre iv). Mais São Paulo n’est pas une exception, car d’autres grandes villes dans le monde, comme Londres, Los Angeles ou Paris [Appelbaum et Christerson, 1997, p. 205-206], entretiennent une importante activité de confection dans le centre-ville ou le péricentre. Au début des années 1990, Londres concentre 12,0 % de l’emploi total déclaré dans la confection au Royaume-Uni. Il est estimé par ailleurs que 30 000 travailleurs y sont employés dans 2 500 petites unités [Panayiotopoulos et Dreef, 2002, p. 50]. Plus surprenant encore, dans certains cas, comme à Los Angeles [Light et Ojeda, 2002], la confection a regagné du terrain après une phase de déclin.
13Pourquoi dès lors la confection, à rebours d’une tendance historique et en se démarquant des autres industries traditionnelles, conserve-t-elle sa place dans les plus grandes métropoles ? Pour explorer cette question à São Paulo, il nous faut envisager deux ensembles de facteurs, qui relèvent soit de l’environnement urbain, soit de l’évolution du modèle économique de la confection.
14L’industrie de la confection est organisée autour des trois lieux de production que sont l’usine, l’atelier et le domicile des ouvriers [Green, 1998 ; Leite, 2004 ; Souchaud, 2014]. Historiquement, selon Nancy Green [2003, p. 43], les trois modalités coexistent et le poids de chacune varie selon les époques ; mais, quels que soient les équilibres, aucune ne disparaît vraiment, car elles sont interdépendantes. Avant la Première Guerre mondiale [Green, 2003], l’usine est la modalité de production dominante aux États-Unis, principal centre mondial de la fabrication de vêtements. C’est alors la meilleure façon d’encadrer le travail qui, à cette époque, est pour l’essentiel féminin. Mais le développement de la variabilité saisonnière de l’offre, critère de compétitivité [Green, 1998, 2003 ; Montagné-Villette, 1990], et la montée en puissance de la représentation syndicale vont fragiliser le modèle de l’usine au profit de l’atelier, qui garantit une plus grande flexibilité et une meilleure adaptabilité au secteur. Car la dispersion des travailleurs (majoritairement des travailleuses) dans des ateliers de petite dimension et à leur domicile entrave la mobilisation syndicale et permet de réduire les coûts fixes. C’est le début de la généralisation de la sous-traitance, l’avènement de l’âge d’or de l’atelier et de la spécialisation flexible que Nancy Green envisage dans ses dimensions à la fois temporelles et spatiales : « si la saisonnalité est l’expression temporelle de la flexibilité, la sous-traitance en est la manifestation spatiale8 » [Green, 2003, p. 43].
15Marcio Pochmann [2004] fait un constat identique à São Paulo ; de son point de vue, la désindustrialisation dans le secteur de la confection au cours des années 1980 et 1990, si elle a pu apparaître massive aux yeux des observateurs, était en réalité plus un transfert de la production des usines vers les ateliers et les domiciles qu’une réelle chute de l’activité.
16L’augmentation de la production en atelier au Brésil intervient donc au moment de la crise des années 1980, et s’accélère dans la seconde moitié des années 1990, alors que se développe la sous-traitance et que s’accentuent la fragmentation des activités productives et la précarisation du statut des travailleurs [S. J. Buechler, 2014]9. Les milieux économiques exercent alors de fortes pressions sur le pouvoir politique pour réformer le Code du travail. Les dispositions adoptées permettent de réduire le coût des heures supplémentaires, instaurent diverses modalités de contrats à durée déterminée et établissent la variabilité des formes de rémunération ; elles remettent en cause des droits salariaux acquis de longue date [Serrao et Dias, 2015, p. 56]. Dans la confection, où le travail féminin est alors majoritaire (les ouvrières sont très souvent des migrantes venues de la région Nord-Est), les fabricants imposent la sous-traitance en vue de diminuer l’emploi en usine et promeuvent le travail à domicile et en atelier. La précarité se double d’une informalité qui en accentue les effets.
17C. Freire da Silva [2008, p. 50] confirme, dans le cas de São Paulo, l’analyse de Nancy Green quant à la dimension spatiale de la flexibilisation de la production. Au terme de son enquête, il établit que les ateliers informels se sont multipliés, à partir des années 1980-1990, dans les quartiers de la banlieue est de la ville, et notamment dans le district de Guaianazes qui, malgré la distance, bénéficie d’un bon accès (relatif) au Brás, par différentes voies de communication (train de banlieue, métro, voie expresse). L’accessibilité de ces secteurs de la ville n’est cependant pas le principal facteur de l’implantation de la confection, qui relève avant tout du type de peuplement de ces quartiers où se concentre une importante population de couturières. Car les ateliers, en effet, surgissent en périphérie, dans les quartiers de résidence des ouvrières de la confection. Au moment de la crise, un grand nombre d’entre elles sont employées dans les usines du Brás ou du Bom Retiro. Après avoir été licenciées, beaucoup travaillent à domicile pour ces mêmes fabricants qui ont réduit leurs effectifs en usine et s’appuient désormais sur des intermédiaires sous-traitants la production à des ateliers et à des couturières isolées.
18La demande n’a de fait jamais disparu et, lorsqu’elle repart dans les années 1990, des ouvrières montent des ateliers clandestins à leur domicile ou non loin de là. Elles recrutent, dans leur entourage et le voisinage, des couturières ou ex-couturières10 et des jeunes sans expérience. Outre le recours à ces réseaux de proximité, elles activent des contacts dans des usines où elles ont travaillé, pour identifier des couturières au chômage ou trouver des commandes.
19En somme, dans un premier temps, la confection résiste à la désindustrialisation au prix d’une externalisation accrue de l’activité productive11 qui se traduit par la reterritorialisation et la réorganisation du dispositif de production, constitué rappelons-le de trois lieux de production : l’usine, l’atelier, le domicile.
20Les ateliers essaiment en banlieue, au plus près des réserves de main-d’œuvre. Mais ils sont également présents dans le centre-ville ou à proximité de celui-ci, et sont sans doute de plus en plus nombreux à partir des années 1990. À cette époque et peu à peu, une nouvelle territorialisation des ateliers est en cours qui, suivant un mécanisme identique d’installation à proximité de la main-d’œuvre, signale un transfert de l’activité vers une population se constituant en réservoir de main-d’œuvre urbaine. Car, nous l’avons vu, au tournant du xxie siècle, l’attractivité de la confection au sein des catégories populaires diminue fortement ; en usine, en atelier ou à domicile, elle attire de moins en moins les jeunes générations, qui se démarquent du modèle d’insertion sociale et professionnelle des générations précédentes, à l’époque où la migration intérieure fournissait des bras à l’industrie. Cette brèche ouverte dans le marché du travail permet aux immigrations bolivienne et paraguayenne d’accroître leur présence dans le secteur (chapitres iv et v). Les ateliers se multiplient donc dans les quartiers nord et est du centre-ville (Bom Retiro, Brás, Pari) et du péricentre (Mooca, Belém, Cambuci, Casa Verde), qu’ils n’avaient jamais totalement désertés.
21Nous aurons l’occasion de revenir sur les modalités de la territorialisation et de la reterritorialisation des ateliers dans l’espace métropolitain. À ce stade, notons qu’ils se distribuent sur plusieurs espaces de la métropole, dans les quartiers résidentiels des banlieues populaires lointaines et dans la moitié est voir juste au-dessus du centre et du péricentre.
22Après avoir constaté que la confection avait bien résisté au mouvement de désindustrialisation de la métropole de São Paulo, interrogeons-nous sur les causes de la concentration de la confection dans l’espace métropolitain.
L’économie spatiale et les ressources urbaines : un cadre théorique pour expliquer l’attraction des ateliers pour la métropole
23La théorie économique et l’économie spatiale posent la logique d’urbanisation comme un cadre explicatif à la concentration spatiale des ateliers dans les principales métropoles mondiales. La notion de ressources urbaines, quant à elle, présente l’avantage de recentrer l’analyse sur les pratiques sociales et spatiales des agents, entre choix et contraintes. Le recours aux notions d’économies d’agglomération et de ressources urbaines nous permet de mettre en évidence non seulement les modalités du déploiement de la confection en atelier dans la ville, mais aussi la façon dont ce dispositif reconfigure l’environnement urbain d’une large portion du centre-ville de São Paulo et de certaines banlieues métropolitaines, d’une part, et s’inscrit dans un ensemble de relations sociales, d’autre part.
Les arguments de l’économie spatiale. Rester en ville : l’option du centre-ville et de sa forte densité urbaine
24Pour la théorie économique, la ville est un principe d’agglomération résultant de l’agencement d’agents économiques variés et rationnels, lesquels, en fonction de leur position dans le processus économique et d’une combinaison de facteurs directs et indirects, recherchent leur proximité géographique et en tirent parti [Rallet, 2000]. La ville entretient donc une dynamique à la fois de concentration et de diversification, que chacun des agents met en œuvre et alimente. Les effets de cette proximité, en termes d’avantages comparés, constituent des économies d’agglomération [Barbesol et Briant, 2008 ; Catin, 1997]. Ce sont des externalités de localisation, lorsqu’elles concernent la tendance au regroupement d’un même secteur d’activité ; ou des externalités d’urbanisation, quand elles sont liées aux conditions de l’environnement global.
25La géographie de la confection à São Paulo correspond parfaitement aux deux modalités d’économies d’agglomération, puisque la métropole concentre une part importante des agents de la filière de l’ensemble du pays. L’effet de localisation se produit à une double échelle, nationale et locale ; car, si la ville de São Paulo est le centre brésilien de la confection, à l’intérieur de la métropole, les quartiers du centre et du péricentre ont la préférence des agents économiques. Le Brás, le Bom Retiro et le Pari, mais aussi l’est du quartier de Belém et une partie de celui de Mooca et de Casa Verde comptent un nombre important d’ateliers de confection, ce secteur représentant la principale concentration d’ateliers de la ville, tout au moins dans la période récente.
26Par ailleurs, en s’installant dans la métropole, en son cœur même, mais aussi, et dans une moindre mesure, dans les banlieues, les ateliers baignent dans un environnement urbain favorable à leur activité par les nombreux avantages directs et indirects qu’il procure. Ainsi, s’établir à São Paulo, dans le centre ou en banlieue, c’est accéder par exemple à une grande variété de fournisseurs et d’activités soutenant la production. Parmi ces fournisseurs, mentionnons les commerces grossistes de tissus ou d’articles de mercerie ainsi que les vendeurs-réparateurs de machines à coudre et de pièces détachées. Regroupés autour de certaines rues, ces commerces spécialisés mettent sur le marché une grande variété de produits et, parce qu’ils sont en concurrence, pratiquent des tarifs parmi les plus bas du Brésil. De plus, dans ces quartiers sont regroupés de nombreux services et équipements facilitant le déploiement des circuits commerciaux : sociétés de transport de marchandises et de passagers (commerce à la valise), infrastructures hôtelières, installations commerciales (centres commerciaux spécialisés) assurent la fluidité des échanges, denses, avec l’extérieur. Enfin, s’installer dans un environnement dense, à la fois spécialisé et varié, où les informations circulent rapidement améliore les connaissances des caractéristiques du marché et constitue un atout compétitif.
27Avec le temps, les économies d’agglomération se sédimentent pour donner corps à des quartiers spécialisés résistant à la concurrence et à ses effets de relocalisation12. La continuité, même relative, des quartiers urbains spécialisés est importante à souligner. Ces quartiers configurent des marchés spécifiques qui traversent les crises conjoncturelles et se maintiennent tant bien que mal dans l’environnement urbain agité par les mouvements de l’économie internationale.
28L’urbanisation, grâce aux économies d’agglomération, est un facteur d’efficacité économique. Cependant, ce rendement a ses propres limites, les économies d’agglomération variant potentiellement d’une ville à l’autre, suivant leur taille. L’insuffisance tout comme l’excès d’urbanisation sont en jeu. M. Catin et C. Van Huffel [2003, p. 98] citent une étude de Shuka sur les villes indiennes qui établit que la productivité des villes évolue selon le poids de leur population, les villes d’un million d’habitants affichant une productivité de 51 % supérieure à celle des centres de 10 000 habitants. Si la productivité est corrélée au taux d’urbanisation, au-delà de certains seuils démographiques, les plus grandes villes génèrent des déséconomies d’agglomération [Fujita et Thisse, 2003] relevant d’un effet de saturation dû à l’excès de densité. Les conséquences sont doubles : outre une élévation des coûts d’installation et d’activité dans le centre, où les prix du foncier comme les charges liées à la circulation augmentent (temps de déplacement en hausse, prix du stationnement exorbitant, etc.), la forte densité nourrit l’étalement urbain qui lui-même limite les économies d’agglomération, sans toutefois résoudre l’engorgement du centre, puisque seule une partie des activités est réinstallée en périphérie. La redistribution périphérique partielle génère donc de nouvelles circulations pendulaires avec le centre, et par conséquent de nouveaux coûts de déplacement et d’infrastructure.
Les ressources urbaines
29La notion de ressources urbaines est proche de celle d’économies d’agglomération, mais s’en différencie toutefois par son cadre non sectoriel et parce qu’elle se réfère aux diverses interactions des habitants avec l’environnement urbain. Les ressources urbaines se définissent à la fois objectivement – c’est le sens classique de la ressource, ce qui existe et est disponible (ce que le géographe nomme aménités) – et par les mécanismes sociaux qui orientent les choix13 et les pratiques des agents qui tirent des avantages spécifiques de l’environnement urbain. Elles définissent la ville comme un espace social où l’expérience individuelle ou collective est liée à une pratique des lieux.
30La mobilité, au sens large, incluant les mobilités résidentielles, recouvre ces différentes dimensions des ressources urbaines ; car elle est à la fois une caractéristique de l’espace urbain (le service de transport urbain, un parc de logements et d’édifices) et une compétence socio spatiale appliquée à l’expérience de l’environnement urbain (« savoir » se déplacer, résider, c’est-à-dire articuler lieux et liens). En somme, la mobilité est « une ressource dans la ville et de la ville », selon l’expression de Monique Bertrand [Bertrand, 2010, p. 8].
31Le plus souvent, les agents ordonnent différentes ressources urbaines en vue du rendement de l’une ou de plusieurs d’entre elles. Nous l’avons signalé à propos du logement ; rappelons brièvement en quoi il constitue une ressource dans le secteur de la confection en ateliers. L’existence d’un parc de logements vacants et bon marché (jusqu’à une époque récente) dans le centre de São Paulo est par nature une ressource urbaine, dès lors que ce stock de bâti, facilement mobilisé, est une réserve utile pour la production en atelier [Souchaud, 2017]. Mais sa fonction varie selon l’usage qu’en font les migrants. Pour les patrons, l’usage de ce parc pour héberger, ensemble et à proximité de l’atelier, des ouvriers dépendants économiquement et confinés dans l’environnement social de la confection et de la migration internationale signifie se constituer une réserve de main-d’œuvre. Pour les ouvriers, travailler dans un atelier et bénéficier d’un hébergement dans ce cadre est un moyen de régler (non sans de lourdes contraintes) le problème du logement, susceptible de mettre en péril l’entreprise migratoire. Habiter dans le centre permet aussi de garder des liens avec la migration, d’accéder à des services spécialisés (commerces alimentaires, coiffeurs, transporteurs internationaux, activités financières) et d’entretenir des sociabilités avec les migrants dont on se sent proche, par exemple lors des activités de loisir du dimanche (football, fêtes associatives).
Le quartier de la confection dans le centre-ville de São Paulo
32Tout au long du xxe siècle, une vaste zone de concentration d’activités liées au vêtement s’est constituée dans le cœur de São Paulo, à cheval sur les districts du Bom Retiro, du Brás et du Pari. Ce secteur n’a ni statut administratif ni définition. Le commerce y prédomine ; cependant, son unité géographique va au-delà du périmètre strictement commercial et inclut des quartiers résidentiels où se concentre la main-d’œuvre immigrée des ateliers et des quartiers d’activités d’appui au commerce et à la production de vêtements. On trouve sur l’ensemble de la zone de nombreux ateliers de confection. Cet ensemble géographique, que nous nommons quartier de la confection et souhaitons définir, est l’un des éléments de la centralité de la métropole de São Paulo, à deux points de vue. Par sa localisation tout d’abord, car il est niché dans une partie délaissée du centre-ville, dont il puise certaines ressources. En raison de son attractivité, métropolitaine, régionale et même nationale, ensuite, car il polarise un vaste réseau de flux qui s’étendent aux périphéries de la métropole, vers l’intérieur de l’État, toutes les régions brésiliennes et même l’étranger. Fort de cette double centralité, ce quartier spécialisé entretient ses propres logiques de proximité et de diversité, qui lui procurent une urbanité spécifique14. En proposer une définition et une géographie nous permet d’analyser la variété des interactions de l’atelier avec l’espace urbain, d’intégrer l’atelier au processus de production de l’espace métropolitain.
Délimiter le quartier de la confection
33Tel que nous l’envisageons, le quartier de la confection rassemble une multitude d’activités autour de la production et de la commercialisation du vêtement. Leur regroupement occupe un espace de 1 080 hectares centré sur les districts du Bom Retiro, du Pari et du Brás, dont les prolongements gagnent l’ouest du Belém15. En comparaison, à Paris, le Sentier décrit par Solange Montagné-Villette occupe 56 hectares des quartiers de l’est du IIe arrondissement de la capitale [1990, p 22]. Il est sans doute vrai que le quartier de la confection à São Paulo génère une activité supérieure en volume à celle du Sentier ; la différence n’est cependant pas à la mesure de l’écart spatial que l’on observe, pour deux raisons au moins : la différenciation de l’occupation du sol et les disparités de densités entre São Paulo et Paris. Dans les trois districts qui forment le cœur de notre quartier d’étude, la densité de population est comprise entre 64 et 80 habitants à l’hectare, alors qu’elle atteint 232 habitants dans le IIe arrondissement de Paris. Et, bien que situés dans le centre de la ville, ces districts sont en situation de transition ; ils s’apparentent, pour ce qui concerne leur marge nord, à des quartiers péricentraux plutôt que centraux. Il s’y trouve en effet de nombreuses infrastructures et installations industrielles, souvent inoccupées ou reconverties, qui composent un paysage urbain proche de ceux que l’on observait dans l’est des XIIIe et XIXe arrondissements de la capitale française à la fin du xxe siècle. Le Sentier est donc plus homogène, plus dense démographiquement et nettement moins industriel. Dans le Sentier, le manque d’espace a certainement conduit à une forte sélectivité des activités, les plus gourmandes en espace s’installant en banlieue. Moins peuplé et disposant de vastes portions d’espaces construits, libérées par le départ de nombreuses activités industrielles, il est probable que le quartier de la confection à São Paulo regroupe des activités plus diversifiées (sans lien avec la confection) qui, par ailleurs, sont davantage dispersées sur le territoire à mesure que l’on s’éloigne de l’hypercentre.
34Nous avons défini les limites du quartier de la confection à São Paulo en fonction de deux critères combinés : la continuité spatiale et la diversité complémentaire des activités, notamment la production et le commerce. En fonction des deux paramètres choisis, nous n’avons pas intégré dans notre zonage, même partiellement, les districts de la Casa Verde et du Santana, d’une part, de la Mooca d’autre part, pourtant limitrophes du Bom Retiro (au nord) et du Brás (au sud). On y trouve pourtant une activité liée à la confection, principalement de l’assemblage effectué en ateliers. Mais, à Santana comme à Casa Verde, ceux-ci sont situés au centre du district, c’est-à-dire à une bonne distance du fleuve Tietê, et il n’y a par conséquent pas de continuité spatiale entre ces lieux et le cœur actif du Bom Retiro et du Pari. Surtout, dans ces trois districts, Casa Verde, Santana et Mooca, l’activité repose encore essentiellement sur l’assemblage et il s’agit donc d’espaces très faiblement diversifiés, ne présentant pas, dès lors, les attributs de la centralité et s’apparentant davantage aux quartiers de production périphériques. Cependant, de ce point de vue, il convient de différencier la dynamique de la Mooca, d’un côté, et celles de la Casa Verde et du Santana de l’autre. À la Mooca, l’activité semble en repli (elle était vraisemblablement importante il y a une vingtaine d’années, selon les témoignages recueillis), alors qu’elle est en forte croissance dans les districts au nord du Tietê. La situation pourrait donc évoluer et la zone de la confection se recomposer en direction du nord.
35À partir de ces deux paramètres que sont la continuité spatiale et la diversité complémentaire, nous avons défini trois types d’espace au sein de ce vaste quartier : au cœur du dispositif, l’hypercentre (1) ; sur ses marges, la zone des quartiers d’appui (2) ; et enfin, ceinturant l’ensemble, la zone résidentielle tampon (3). Chacun de ces espaces ne se distingue pas en tout point des deux autres, puisque l’ensemble des activités se distribue dans chacun d’eux, mais selon des proportions et des modalités différentes, notamment en termes d’emprise au sol, de valeur ajoutée et de publics. Par exemple, les commerces en gros de vêtements sont nettement moins présents dans le secteur 3 que dans le secteur 2 ; ils se concentrent dans le secteur 1, où ils sont plus nombreux et vendent des produits plus valorisés que ceux écoulés dans le reste du quartier : plus chers, de meilleure qualité, ces produits sont destinés à une clientèle des classes moyennes et moyennes supérieures. En somme, les commerces de l’hypercentre ont probablement des coûts d’exploitation plus élevés (foncier et production) mais font un chiffre d’affaires rapporté au mètre carré bien supérieur à ce qui pourrait être observé dans les secteurs 2 et 3. L’organisation du quartier, c’est-à-dire des zones entre elles comme à l’intérieur de chacune d’elles, est réglée suivant un gradient de centralité. On trouve deux points de départ dans l’hypercentre : l’un dans le Bom Retiro, au début de la rue José Paulino, l’autre dans le Brás, sur la place da Concôrdia.
L’hypercentre : une polarisation métropolitaine et au-delà
36L’hypercentre est par excellence le lieu de concentration du commerce de la confection sous toutes ses formes. Dans quelques rues du Brás et du Bom Retiro (figure 20), l’intensité commerçante atteint un niveau exceptionnel qui place São Paulo au rang de métropole régionale, voire nationale, du vêtement. Le commerce, qui a peu à peu quitté les rues, se concentre désormais dans des espaces fermés, les boutiques et centres commerciaux spécialisés.
Un environnement urbain dédié au commerce du vêtement
37La vente d’articles d’habillement est l’activité structurante de ce cœur de quartier, et la plus visible. Elle anime ces lieux où vendeurs, livreurs et surtout clients se pressent à longueur d’année, jour et nuit, presque sans discontinuer ; elle lui donne sa morphologie et façonne son environnement visuel et sonore16. Car le quartier a ses propres formes architecturales : hauteurs, volumes, matériaux et couleurs des édifices servent l’objectif du commerce. Cet espace polarise les flux des piétons, des acheteurs, des travailleurs, des badauds et des touristes venus en voisins ou de très loin ; il dicte les règles de la circulation agitée des piétons et des véhicules le long des chaussées et des trottoirs. La rue et l’espace privé des commerces contrastent mais s’articulent ; on passe du mouvement au stationnement, de l’exposition à l’extérieur à l’abri des magasins ; le commerce est une halte, un refuge, dans une rue saturée et agitée, bruyante, souvent chaude et polluée.
38La concentration du commerce de vêtements règle les moindres détails de l’organisation du quartier. Sur la carte (figure 20, p. 275) on observe qu’il est divisé en deux pôles, l’un situé entre le Brás, le Pari et le Belém, l’autre au sud du Bom Retiro. Au premier abord, ces deux pôles semblent assez semblables du point de vue de leur organisation, car les types de vêtements, les clientèles et les formes urbaines varient peu de l’un à l’autre, et il nous semble qu’aujourd’hui les éléments de convergence prévalent. Cependant, d’importantes différences concernant les processus sociaux de constitution de ces deux marchés urbains ressortiraient d’une analyse historique17.
39Historiquement, par commensalisme, le commerce de vêtements se faisait en boutique comme dans la rue, ces deux modalités d’organisation des échanges coexistant. La nuit, certaines rues, investies par un marché informel, la Feira da Madrugada, entretenaient l’activité, essentiellement diurne cependant. Depuis une dizaine d’années, le commerce évolue, notamment sous la pression des pouvoirs publics qui, avec succès, font refluer le commerce de rue18, globalement informel19.
40Ainsi, depuis le milieu des années 2000, le commerce ambulant (activité des ambulantes et des camelôs)20 disparaît peu à peu du centre-ville, si bien que les vêtements sont aujourd’hui vendus dans des espaces clos ; soit des magasins indépendants, soit des boxes de centres commerciaux spécialisés. La vente s’effectue cependant encore en partie en plein air sur certains parkings de stationnement qui, la nuit, plus ou moins officiellement, accueillent les petits producteurs-vendeurs, lesquels, quelques années auparavant, auraient disposé un étal sur le trottoir des rues voisines. Cette forme de commerce en enclos tend à disparaître ; elle est l’héritage, le vestige de l’époque où le commerce de rue, informel et individuel, était courant. Peu à peu, tous les producteurs-vendeurs intègrent les structures pérennes et collectives des centres commerciaux spécialisés dans le commerce de vêtements et, depuis une dizaine d’années, le commerce de rue disparaît. Cependant, l’autre particularité historique de ce commerce de l’habillement, l’activité nocturne, n’a pas disparu.
41Les rues de l’hypercentre, enfilade de façades colorées et soigneusement décorées (photographies 4, 25, 24 et 26), constituent une vitrine de choix pour les marques souhaitant établir ou entretenir une notoriété nationale. Elles se composent d’une suite d’immeubles jointifs, modernes et sobres, à deux ou trois niveaux dotés d’une grande hauteur sous plafond ; à intervalles réguliers s’intercale un immeuble résidentiel moins entretenu et plus élevé, atteignant cinq à six étages. La forme des édifices et leur succession composent un alignement irrégulier. Quant à la verticalité de l’hypercentre, elle se dessine le long de ces axes dont le sommet du profil est le plus élevé du quartier, tout au moins jusqu’à l’apparition récente de tours d’habitation de grande hauteur dans le nord du Bom Retiro et le sud du Brás.
42Au rez-de-chaussée, sur la rue, les vitrines sont surmontées de l’enseigne portant le nom de la marque ; ces devantures établissent son profil et son statut sur le marché, elles représentent un investissement conséquent, que l’on mesure à l’emprise au sol de la façade plus qu’à la hauteur de la structure, et au soin apporté à la décoration de la vitrine, confiée à des décorateurs professionnels, qui la renouvellent régulièrement. Pour l’essentiel, les marques sont nationales et locales (métropolitaines), reconnues sur le marché brésilien.
43La croissance de la consommation et plus encore les restrictions imposées au commerce de rue ont fait apparaître quantité de centres commerciaux (photographies 29, 30 et 31) spécialisés dans le vêtement. Ceux-ci sont présents en très grand nombre dans le Brás. Le Shopping Total Brás, au 1200 de la rue João Teodoro, le All Brás, au 91 de la rue Rodrigues de Santos, ou le Shopping Popular da Madrugada Brás, au 987 de la rue Monsenhor Andrade, sont quelques exemples d’une modalité du commerce en plein essor. Ces centres s’implantent aussi dans le Bom Retiro, où l’on trouve le Shopping Bom Retiro, situé au début de la rue José Paulino, et dans le Pari, où le Shopping Vautier s’élève au 248 de la rue du même nom. S’ils essaiment davantage dans le Brás et maintenant dans le Pari que dans le Bom Retiro, c’est sans doute en raison des conséquentes réserves foncières dont disposent ces deux districts.
44Pour s’approprier le bénéfice commercial de leur image, beaucoup de shoppings portent dans leur nom la mention de l’ancienne foire nocturne, la Feira da madrugada (« Foire de l’aube »), qui, pendant de nombreuses années, fut la référence en matière de marché aux vêtements populaire.
La Feira da madrugada : marché nocturne et populaire
45En 2010-2011, lors de nos passages21, la Feira da madrugada, sur le déclin, vit ses derniers mois en tant qu’activité de rue. Elle occupe alors les voies du centre du Brás, entre 2 heures et 7 heures du matin. Les premières heures, l’ambiance est feutrée, calme ; les clients arrivent plus tard, entre 4 heures et 6 h 30. Mais les forains s’installent très tôt, pour avoir les meilleures places et parce qu’aux premières heures du marché, la clientèle, certes moins nombreuse, n’est pas à négliger, puisqu’il s’y trouve de nombreux commerçants venant constituer leurs stocks. La foire s’étend sur deux axes perpendiculaires, la rue Oriente et la rue Barão de Ladário, la moitié du premier bloc des quelques rues adjacentes et une partie de la rue Miller. L’occupation de la rue Barão de Ladário débute Largo da Concôrdia et s’interrompt au nord, au croisement de la rue do Oriente. Celle-ci est encombrée depuis la rue Monsenhor Andrade, aux portes du centre commercial Feira Popular da Madrugada, jusqu’à la rue Maria Marcolina, à l’est. Pour l’essentiel, les vêtements vendus sont des vêtements féminins simples : des hauts ajustés, des t-shirts, des robes légères. On trouve également des articles de mode enfant. De nombreux stands proposent des articles de sport, en majorité des contrefaçons des maillots officiels des grands clubs brésiliens et de l’équipe nationale, ainsi que des shorts de bain. Quelques étals exposent des dessous féminins. Enfin, des vendeurs proposent des accessoires tels que des casquettes de baseball, des ceintures et des sacs à main. Des articles de saison apparaissent à l’occasion, comme les cartables au mois de février, à la veille de la rentrée des classes. La Feira da madrugada est un marché populaire d’une mode à très bas coût et bon marché (carregação). Les acheteurs et les acheteuses le savent et n’ignorent pas non plus que les vêtements sont de médiocre qualité. Nous ne connaissons pas les détails de l’organisation du marché ; il apparaît néanmoins clairement qu’il n’est pas sectorisé par type de produit, ce qui se comprend aisément au vu de la faible variété de l’offre. En revanche, une division ethnique de l’espace pourrait s’esquisser, car les commerçants boliviens et quelques commerçants chinois sont nettement plus nombreux dans le bas de la rue Barão de Ladário, à proximité du Largo da Concórdia, dans un secteur moins fréquenté et faiblement éclairé. Parmi eux, de nombreux vendeurs aux étals peu fournis, ce qui semble indiquer que les meilleures places du marché ne sont pas facilement accessibles et que la réussite économique n’est pas un critère étranger à cette distribution. Par conséquent, ce qui s’apparente à une hypothétique distribution ethnique de l’espace relève peut-être davantage d’une inégale insertion des différents groupes dans l’activité commerciale et productive, dont les causes multiples se précisent au gré des trajectoires individuelles et collectives.
46Les premiers stands s’installent dans la rue Oriente. Peu à peu, ils se multiplient et occupent tout l’espace. Au moment du coup de feu, peu avant 6 heures, les vendeurs sont rangés côte à côte sur deux ou trois lignes qui courent des deux côtés des rues. À ces quatre à six alignements de stands, qui se partagent le trottoir et une partie de la chaussée, s’ajoutent des étals sommairement constitués d’une planche et de légers tréteaux, ou d’une boîte en carton vide. Sans oublier les vendeurs ambulants qui transportent leurs marchandises, vêtements, accessoires, aliments et boissons dans des sacs portés en bandoulière. Au milieu de cette occupation dense, les acheteurs se fraient un chemin dans l’agitation de la fin de la nuit. Des haut-parleurs diffusent de la musique ou des messages promotionnels, directement dictés ou enregistrés. La voie publique n’est pas ou peu éclairée (photographies 32 et 34), et chaque commerçant illumine son stand selon ses moyens. Quelques groupes électrogènes sont en marche, mais de nombreux vendeurs se raccordent illégalement (gato) au réseau électrique. Les échoppes mesurent entre 1,5 et 3 mètres (photographies 33 et 35).
47Si l’on considère qu’environ 1 200 à 1 300 mètres de rue sont occupés par quatre à six alignements de stands, on peut supposer que la Feira n’en regroupe pas moins de 2 000, nombre qui constitue une estimation basse.
48À 7 heures, alors que le jour vient de se lever, la centaine de policiers de la polícia militar stationnés depuis quelques dizaines de minutes Largo de Concôrdia se met en marche. Les policiers remontent lentement la rue Barão de Ladário. À leur passage, la rue est entièrement débarrassée de tous les stands. Les acheteurs s’en vont et les vendeurs quittent les lieux lourdement chargés (photographies 36 et 37). Le marché se termine. Restent au sol les traces d’une activité intense. La rue est déserte. Pourtant, quelques minutes plus tard, les voitures et les bus reprennent possession des rues, l’agitation et le bruit reprennent. Bientôt, les nombreuses vendeuses et vendeurs des commerces de vêtements du quartier arriveront de la banlieue est à la station de métro Brás, puis inonderont les trottoirs de la rue Barão de Ladário en direction de leur lieu de travail (photographie 38). La Feira da madrugada est terminée, mais le quartier ne connaît pas de répit.
49La Feira da madrugada est un rassemblement spontané de commerçants fabricants. Parmi eux, une importante population immigrée, principalement de Bolivie. Grâce à ce marché, de modestes entrepreneurs immigrés et brésiliens des milieux populaires ont pu se lancer dans la production de vêtements, en assurant eux-mêmes à moindres frais la vente de leurs collections. Pour l’essentiel, ce sont de petits fabricants de banlieue. Certains débutent, mais d’autres fréquentent ce lieu depuis de nombreuses années. Tous ces stands d’apparence très modeste sont la partie visible d’entreprises aux activités variées, familiales et domestiques, comme l’indique le récit d’une commerçante bolivienne, venue vingt-deux ans auparavant du Maranhão avec son mari, État dont il est originaire. Le couple vit avec ses deux fils de 10 et 14 ans dans l’extrême Est de la métropole de São Paulo, à Guaianases. Chaque nuit de Feira, la femme quitte son domicile à 1 h 30 pour venir vendre dans le Brás les vêtements féminins qu’elle et son mari produisent le jour.
50Beatriz, une autre commerçante, a installé son petit stand dans un lieu calme, rue Elisa Witacker, à l’angle de la rue Barão de Ladário. Le stand est éclairé par une seule ampoule pendue à un fil spécialement installé pour alimenter l’éclairage de plusieurs stands espacés de quelques mètres. Elle dit ne rien payer, ni pour l’électricité ni pour la « sécurité », service dont le paiement lui a parfois et abusivement (folgados) été réclamé par des individus qu’elle ne présente pas22. Beatriz est à la tête d’une entreprise familiale de fabrication et de vente de vêtements. Elle est mariée et mère de cinq enfants âgés de 9 à 21 ans. Le couple est originaire de La Paz, où ils étaient déjà couturiers et commerçants autonomes. Ils écoulaient alors leur marchandise sur le marché de l’Avenida Tumusla, au nord du centre-ville. Mais le mari de Beatriz ne peut plus travailler, en raison des séquelles d’une tumeur au cerveau. L’un au moins des enfants a intégré l’entreprise. Il est installé à un stand situé à une quinzaine de mètres de celui de sa mère. L’aîné étudie l’informatique (engenharia de computação) dans une université privée de São Paulo. Beatriz présente huit modèles féminins sur son stand, des t-shirts fabriqués dans l’atelier familial et des chemises achetées dans une boutique du quartier ouverte le jour. Chaque t-shirt, vendu 10 à 12 réaux, lui revient à 5 ou 6 réaux. Les chemises achetées 12 réaux sont revendues entre 15 et 18 réaux, suivant les quantités. Elle estime son bénéfice quotidien entre 25 et 30 réaux. Si l’on fait l’hypothèse que Beatriz tient son stand six nuits par semaine, elle réalise un bénéfice mensuel d’environ 650 réaux. C’est certes légèrement plus qu’un salaire minimum (510 réaux en 2010), mais cela reste un faible revenu, et même un très faible revenu au regard de la précarité dans laquelle il s’inscrit. Beatriz mobilise en effet une quantité de ressources incertaines dans ses activités multiples et ne bénéficie d’aucune garantie ou sécurité. Pour elle et sa famille, la Feira da madrugada est une solution de crise qui, dans une société à faible couverture sociale où les politiques de l’emploi sont encore rares, tend à durer pour s’instituer en économie de survie. Beatriz souligne que son mari n’est plus en état de travailler depuis sa maladie. Elle dit également que la crise du secteur de la confection en Bolivie les a poussés à l’émigration, et, bien qu’elle se montre globalement optimiste (elle estime que son mari a été bien pris en charge lors de sa maladie et se réjouit que son fils aîné fasse des études supérieures), son récit biographique met en perspective sa présence cette nuit-là à la Feira da madrugada et la précarité dans laquelle vit la famille.
51Ainsi, malgré son étendue, son effervescence et sa réputation, la Feira da madrugada n’est peut-être pas le lieu du commerce lucratif que l’on serait tenté de se représenter. Beaucoup de forains qui, soit traversent une crise professionnelle (dont les causes sont peut-être familiales), soit se lancent dans l’activité de fabricant, sont dans la situation fragile de Beatriz, c’est-à-dire à la tête d’une activité où sont mobilisées toutes les ressources et les énergies de la famille autour d’activités multiples mais interdépendantes : il faut travailler le jour, la nuit, il faut produire, acheter, stocker, transporter, revendre des articles à faible valeur ajoutée sans aucune économie d’échelle, en définitive pour de très faibles gains.
52La Feira da madrugada pose à nouveau la question du statut de l’économie informelle dans une métropole émergente. Doit-on soutenir le commerce informel, au motif qu’il est à la fois une protection sociale, garantissant des ressources indispensables aux populations exclues du marché de l’emploi, et une porte d’entrée dans l’entrepreneuriat de la confection ? Ou faut-il le combattre parce qu’il entretient toute une économie de la misère et de la dépendance ? Ce débat a eu peu d’échos au moment de la fermeture du marché, fin 2010 début 2011, sans doute parce qu’une partie de l’activité était réinstallée dans des shoppings nocturnes voisins et dans des espaces enclos non couverts. Le contexte économique favorable a certainement facilité la transition. À cette époque en effet, l’activité économique était florissante, le secteur de la confection se portait bien, les milieux populaires voyaient leur niveau de vie s’améliorer grâce à l’augmentation des bas salaires, au plein-emploi et à l’ouverture de l’accès au crédit : la consommation progressait, libérée des horizons incertains. Le Brésil semblait pouvoir, à terme, réduire sans heurt l’informalité. Six années plus tard, la situation a bien changé, les perspectives économiques et sociales se sont assombries ; contenir le retour du secteur informel pourrait s’avérer difficile et il n’est pas impossible que la question fasse à nouveau débat.
La variété des formes de commerce, une même clientèle populaire
53Jusqu’alors, le commerce du vêtement avait lieu le jour et la nuit, en boutiques comme dans la rue. Progressivement, au cours des années 2000, le commerce évolue suivant deux modalités complémentaires : il se retire de la rue, qui lui est désormais interdite, et se redéploie dans les shoppings du quartier, qui se multiplient et s’imposent comme la principale modalité du commerce populaire. Se produit alors une petite révolution commerciale et urbaine qui est l’aboutissement d’une reprise en main de la question du commerce par les autorités municipales, qui souhaitent faire reculer le secteur informel. Reprise en main qui s’opère à la fois en exerçant de fortes pressions, notamment policières, sur le commerce de rue et en soutenant les projets de construction de centres commerciaux qui affaiblissent davantage encore les commerces de rue, très fragile face à la rationalité économique et la puissance commerciale des shoppings. Au terme de ce redéploiement, le commerce nocturne n’a pas disparu, au contraire, et le quartier est demeuré une immense zone de commerce populaire de vêtements ; mais la traditionnelle Feira da madrugada, nocturne, largement ouverte et spontanée, n’existe plus.
54L’un des lieux dont la croissance a accompagné la formalisation du commerce est le shopping Feira da madrugada, créé en 2005. Selon la municipalité, en 2015, il compte 2 500 boxes officiels et quelque 20 000 visiteurs quotidiens. À la fin des années 2000, à l’époque où le marché nocturne existe encore, le shopping est fragilisé par les plaintes dénonçant les pratiques d’extorsion à l’encontre des commerçants. En 201223, le gouvernement fédéral transfère la gestion du terrain de 119 000 m2 où le shopping est installé à la municipalité de São Paulo. Les autorités municipales tentent alors de reprendre le contrôle de la situation et lancent en 2014, à l’occasion du renouvellement de la concession d’exploitation24, un vaste projet d’aménagement commercial incluant la rénovation du shopping et la création de diverses infrastructures (aires de stationnement pour 300 autobus interurbains et les automobiles, centre logistique, centre touristique).
55Soutenue par la municipalité et les investisseurs privés, la dynamique commerciale du quartier, de jour comme de nuit, n’a donc pas faibli. Le commerce est aussi resté très populaire, conformément à l’orientation donnée par les pouvoirs publics. L’activité n’est cependant plus aussi accessible qu’auparavant, surtout pour les petits commerçants informels et les fabricants qui débutent. Car les places sont chères dans les shoppings25, il est donc indispensable d’avoir une activité quelque peu établie ou de pouvoir investir dans un stock qui garantisse un revenu régulier. De très nombreux commerçants ambulants, parmi les revendeurs et les fabricants les plus vulnérables, ont donc probablement été écartés de l’activité et se sont retrouvés sur le carreau. Encadrer les activités, formaliser le commerce, le rendre moins accessible et le soumettre aux règlements des droits du commerce et de l’urbanisme, tel était le projet des autorités.
56Au fil des années, le développement des shoppings, qui symbolisent le commerce de masse de vêtements très bon marché, fait apparaître une différenciation entre le Brás et le Bom Retiro. Alors que le Brás s’affirme comme le haut lieu du commerce populaire, le Bom Retiro, que les promoteurs de shoppings ont boudé, se spécialise par défaut dans le commerce en boutiques (lojas) d’un prêt-à-porter de meilleure qualité qui, néanmoins, n’est ni luxueux ni même réservé à la classe moyenne. Les boutiques n’ont cependant pas déserté le Brás, elles sont seulement moins visibles face à la puissance commerciale des shoppings.
57Le caractère plus populaire de l’offre commerciale du Brás relève aussi de caractéristiques plus anciennes, liées à la composition de sa population résidente. En effet, le Brás, comparé au Bom Retiro, est un quartier d’immigration internationale et interne plus récente, composée de populations aux origines modestes. Il compte notamment une importante population venue de la région Nord-Est, dont le renouvellement depuis une cinquantaine d’années alimente toutes sortes d’activités commerciales et de services en lien avec cette région et ses populations. Souvent liées au vêtement, ces activités ne s’y limitent pas et s’étendent au-delà de l’hypercentre. Car le tourisme commercial entre la région Nord-Est et le Brás se porte bien ; non seulement il fait vivre les fabricants et les commerçants de vêtements de São Paulo, mais il porte aussi diverses activités d’appui, spécialement dans la logistique et le transport, dont une partie est implantée dans le sud du Brás.
58La dynamique commerciale du Brás s’est ainsi structurée dans le sillage des échanges migratoires entre ce quartier et la région Nord-Est, et un mécanisme semblable a sans doute entretenu la forte concentration des enseignes de prêt-à-porter (lojas) dans le Bom Retiro. Pour une bonne part, ces enseignes appartiennent à des migrants coréens et à leurs enfants. Or le Bom Retiro est le quartier de résidence privilégié des migrants coréens depuis les années 1970.
59Des nuances apparaissent donc à l’intérieur de l’hypercentre, entre le Brás et le Bom Retiro, qui résultent tout autant de logiques politiques et économiques que des caractères du peuplement de ces quartiers.
60Nous n’avons pas enquêté sur les profils des acheteurs ou leurs motivations. Signalons toutefois quelques éléments, qui nous renseignent sur ce que le quartier et ses activités représentent pour les populations qui le fréquentent, et spécialement, parmi elles, les jeunes femmes des classes moyennes urbaines émergentes. Rappelons tout d’abord que la clientèle des commerçants ne forme pas un groupe homogène. Ceux-ci se distinguent selon qu’ils sont grossistes ou détaillants, professionnels ou particuliers. Ils ont en commun d’appartenir aux couches populaires ou à une classe moyenne modeste et en ascension, et de résider dans les quartiers périphériques de São Paulo, les villes de l’intérieur de l’État ou dans des régions plus lointaines, du nord au sud du pays. Pour rapprocher les populations qui vivent loin de São Paulo de l’hypercentre du Brás et du Bom Retiro, une industrie touristique spécialisée dans le tourisme commercial grand public s’est mise en place. Des agences implantées dans le quartier offrent tout un éventail de services allant du transport de passagers, généralement en autocar, à l’hébergement dans les hôtels du quartier, en passant par le fret ou les visites guidées. Ces activités sont implantées, nous le verrons, dans la zone des quartiers d’appui (figure 20, p. 275).
61Les petits acheteurs au détail, très nombreux chaque jour à arpenter le quartier, sont majoritairement des femmes, plutôt jeunes et actives, qui viennent seules ou accompagnées d’une parente ou d’une amie. Pour cette population, venir faire des courses à São Paulo n’est pas seulement l’occasion de faire de bonnes affaires ; il s’agit avant tout de se fournir en modèles vestimentaires originaux et à la mode. De même, il serait possible d’imaginer que l’achat n’est pas l’objectif unique du voyage, lequel mêlerait l’utile à l’agréable pour des acheteuses qui, faisant d’une pierre deux coups, réalisent des économies sur leur budget habillement et profitent du déplacement pour connaître la ville ou rendre visite à un proche. Ce n’est pas impossible, mais cela n’est peut-être pas si courant ; car, l’on vient à São Paulo, et parfois de loin, pour acheter des vêtements dans le Brás et le Bom Retiro : tel est le seul objectif et l’unique destination de ce voyage.
62Acheter des vêtements dans le quartier est une activité en soi, un loisir, et pas seulement un mode de consommation, une modalité de gestion de l’économie domestique dans des milieux sociaux où les contraintes financières sont d’autant plus présentes que les besoins de consommation s’accroissent rapidement. Il suffit, pour s’en convaincre, de consulter les pages YouTube des jeunes femmes qui postent des vidéos de leurs séjours commerciaux dans le Brás.
63Rayanne de Souza a sa propre chaîne YouTube. Elle est originaire de São Sebastião, sur la côte de l’État de São Paulo, à 200 km de la capitale, soit environ quatre heures de bus. L’une de ses vidéos, postée en juin 201526, est consacrée à une visite nocturne des commerces du Brás27, entre 2 h 30 du matin et l’heure du déjeuner. Pendant les vingt-trois minutes du montage vidéo, Rayanne déambule dans les allées des shoppings Feirinha da Madrugada et Juta, ainsi que sur le parking où est stationné l’autocar qui les a conduites, elle et sa mère. Elle précise dans un post vouloir, dans cette vidéo, « montrer en détail en quoi la Feirinha da Madrugada est “réputée” »28. Sur fond de musique douce, elle s’adresse directement à son public féminin (« gente », « meninas ») et à sa mère. Au fil des commentaires, alors que Rayanne s’émerveille (« roupas lindas, maravilhosas », « bonitinho ») devant les jeans, les jupes, les hauts, les chaussures et les accessoires de maquillage, apparaissent les qualités du marché vestimentaire du Brás : l’offre y est à la fois diversifiée (« variedade ») et unique (« diferente de lá ») ; les vêtements sont à la mode (« na moda ») et bon marché (« barato », « em conta », « vale super a pena »), les produits présentés coûtent entre 20 et 50 réaux (soit entre 6 et 15 euros au change de l’époque). Chemin faisant, Rayanne commente les produits exposés, demande les prix, discute avec les commerçants, fait ses achats, exprime ses regrets par l’incrustation de courtes phrases écrites (« j’aurais dû acheter ce haut ») et s’actualise sur les tendances de la mode. Enfin, elle présente l’organisation du marché, donne des informations pratiques (sur l’alimentation, le stationnement), raconte ses mésaventures avec un vendeur ambulant de téléphones portables « piratés » (« piratas ») qui l’aurait insultée (« chingar »)…
64Le succès de ces vidéos et les commentaires qu’elles suscitent soulignent l’importance du marché du Brás dans l’imaginaire des très nombreuses spectatrices, qui toutes n’auront pas l’occasion de le visiter et d’y faire des achats29. En somme, ces vidéos nous disent quelque chose de l’imaginaire urbain des couches populaires, soit un imaginaire où la ville, la métropole, n’est pas un repoussoir ; où la consommation, vecteur de l’affirmation d’un statut social, exprime davantage qu’un pouvoir d’achat ; car lors de ces transactions, où l’on désigne, commente et choisit des objets, et avant même de les porter, il est question de mode vestimentaire, c’est-à-dire de l’expression des sensibilités individuelles et de formes d’identifications collectives propres à ces groupes.
65Une dernière observation s’impose. Les prix pratiqués dans le quartier sont très avantageux, surtout au Brésil où, en raison d’une lourde fiscalité sur les importations, l’habillement reste très cher30. Sans surprise, la qualité des vêtements du Brás s’en ressent et est globalement médiocre. Mais personne ne s’y trompe ; car, dans les milieux populaires, en matière de vêtements, il importe avant tout d’être à la mode (« na moda ») et de multiplier les tenues vestimentaires (d’être réceptif à la « variedade » de l’offre), fût-ce au prix de concessions sur la facture du vêtement (travail et tissu). Car la qualité vestimentaire ne relève plus, comme auparavant, de critères techniques (résistance et/ou rareté des matériaux, soin du travail de confection) qui faisaient de l’habit un objet potentiellement rare et cher ; désormais, les arguments esthétiques l’emportent : la qualité du vêtement se définit en termes de nouveauté et d’originalité et selon des critères partagés par la majorité. S’habiller, c’est être à la mode, et être à la mode, c’est la porter et explorer sa variété. Dans ce nouvel ordre vestimentaire, où la multiplication des tenues s’est imposée dans la pratique vestimentaire, l’objet est redéfini par l’évolution de son usage. La multiplication des tenues raccourcit la durée d’usage de chaque vêtement, qui doit être bon marché pour être accessible en quantité et dans sa variété. Si bien que la réduction du temps de vie des habits ne découle pas de leur mauvaise qualité, au contraire : la baisse de la qualité des vêtements est la conséquence d’une diminution de leur durée d’usage, elle-même marqueur d’une démocratisation de la mode.
66Le commerce du vêtement a pour épicentre les deux secteurs du Brás et du Bom Retiro, qui forment l’hypercentre. Il y est dominant. D’autres activités, qui relèvent des commerces ou des services d’appui à la confection, comme la vente de tissus, sont présentes dans le quartier. Mais elles sont à la fois peu nombreuses et moins bien implantées dans l’hypercentre, où les places sont chèrement disputées, que dans les quartiers d’appui (figure 20, p. 275), où elles sont repoussées. Par ailleurs, de nombreux ateliers de confection y sont en activité et, nous l’avons vu, ils résistent tant bien que mal à la concurrence autour du contrôle de la ressource foncière et à la valorisation rapide de l’immobilier du quartier. Le dynamisme de la confection alimente donc à la fois l’attractivité de l’hypercentre et une redistribution spatiale des activités à l’intérieur du quartier de la confection, qui se sectorise.
Les quartiers d’appui
67Les quartiers d’appui (figure 20, p. 275) occupent peu d’espace sur l’ensemble du quartier de la confection. Ils constituent une zone de transition, qui tranche assez nettement avec l’hypercentre, du fait que l’activité dans la rue y est nettement moins importante. Les vitrines sont plus discrètes, les passants sont peu nombreux et le commerce, toujours central dans cet espace, est plus spécialisé et draine beaucoup moins de clients. L’ambiance de quartier péricentral nous rapproche de l’atmosphère de la zone résidentielle tampon. Quant aux activités, peu diversifiées, elles sont directement liées à la fabrication et à la vente de vêtements. Les articles d’habillement ne pas sont absents du secteur, mais l’offre est majoritairement spécialisée et sectorisée. La rue São Caetano multiplie les boutiques de robes de mariée, tandis que la rue Carlos Gomes compte un grand nombre de magasins de chaussures.
68La particularité des quartiers d’appui réside dans leur spécialisation commerciale. Dans ces quelques rues, en effet, on observe une importante concentration de fournisseurs des confections et des commerçants de vêtements de l’ensemble de la métropole et au-delà. Quatre activités prédominent : la vente de tissus (photographie 40), la vente d’articles de mercerie (aviamentos) (photographie 41), la vente de mannequins et la vente et la réparation de machines à coudre (photographie 39). Les tissus sont en majorité des produits d’importation et les machines à coudre pour une bonne part des produits d’occasion, assez robustes et rustiques. Les produits mis en vente par ces fournisseurs nous donnent une indication globale sur la qualité de la confection produite et vendue dans le quartier. Les tissus, les articles et accessoires de mercerie comme les machines à coudre sont pour l’essentiel des produits bon marché destinés à des industries et à des ateliers de confection produisant une mode à bas coût ciblant un large public.
La zone résidentielle tampon
69À l’échelle du quartier de la confection, la zone résidentielle tampon est un vaste espace complexe. Bien plus qu’une zone résidentielle, elle est une région de commerces et de services qui alimentent et drainent à proximité et à très longue distance ; c’est la zone périphérique du quartier de la confection, en limite du centre étendu et au contact d’une zone urbaine méconnue et pourtant vaste, située au-delà de la zone centrale et bien avant la banlieue. Nous la désignons comme zone résidentielle du fait que ce quartier doit sa spécificité aux caractères particuliers de son environnement résidentiel, qui fonde son lien à l’univers de la confection et détermine son ancrage métropolitain. En somme, l’urbanité de la zone résidentielle tampon repose pour une bonne part sur son organisation résidentielle.
70Deux aspects caractérisent cette zone urbaine : elle est un espace de concentration de services spécialisés liés au commerce de vêtements et, de ce point de vue, s’apparente aux quartiers d’appui ; elle est aussi le lieu de vie de la main-d’œuvre immigrée employée dans la confection. Ce second élément fait la spécificité de cet espace où réside et travaille une importante population immigrée. L’on y trouve de nombreux ateliers de confection hébergeant leurs ouvriers, la concentration de cette population générant à son tour une quantité d’activités spécifiques dans le commerce et les services.
Des services et des commerces consommateurs d’espace
71L’espace de la zone résidentielle concentre donc de nombreuses activités directement associées au commerce de vêtements. Parmi celles-ci, les services de transport, très bien implantés sur toute la zone et particulièrement dans le sud du Brás, le long des rues Uruguaiana, Paulo Afonso, 21 de Abril et leurs environs31. De nombreuses agences de transport de passagers et de marchandises par autocar assurent des liaisons avec des destinations lointaines, notamment les États du Nord-Est32. Les commerçants de l’intérieur, qu’ils pratiquent le commerce à la valise (sacoleiros) ou qu’ils soient à la tête d’une activité commerciale plus structurée, font fréquemment appel à ces compagnies pour se déplacer et transporter les vêtements et les accessoires de confection qui seront revendus sur les marchés des villes de l’intérieur du pays. Ils ne sont pas les seuls, ni même les premiers usagers, de ces sociétés de transport qui accompagnent les migrations et les mobilités interétatiques depuis de nombreuses décennies.
72Le commerce de vêtements a donc bénéficié de l’existence des services et circuits de transport anciens qui se sont développés pour accompagner la formidable dynamique migratoire dont dépendait la croissance démographique de la métropole. La diminution des mouvements migratoires avec les États traditionnellement pourvoyeurs de migrants, comme le Minas Gerais, le Paraná et surtout la région Nord-Est, et la concurrence des compagnies aériennes pour les mobilités saisonnières (retours pour les fêtes de fin d’année et les événements imprévus de la vie) ont considérablement affaibli ces compagnies qui continuent vaille que vaille à assurer les déménagements de particuliers et le transport de passagers et de marchandises. Les nombreux autocars en fin de vie garés dans les cours et dans les rues alentour témoignent des difficultés de ce secteur. La présence de commerçants effectuant des séjours courts explique le nombre important d’hôtels modestes dans le quartier, dans le Brás comme dans le Bom Retiro et le Pari.
73Une activité spécifique s’est imposée dans quelques portions de rue de l’ouest de la zone résidentielle tampon. Il s’agit du commerce des résidus des tissus (retalhos) de l’industrie de l’habillement, qui s’est développé avec l’essor de la confection et grâce aux liens migratoires que la métropole entretient avec des lieux éloignés33. Ce commerce et sa structuration témoignent une fois encore du rayonnement du quartier de la confection dans le pays, de sa projection à plusieurs milliers de kilomètres, au-delà des limites de la métropole. Au croisement des rues Behring et João Boemer, de nombreux camions de marchandises sont stationnés près de petits commerces et entrepôts spécialisés dans la vente de chutes et de coupons de tissus (retalhos) (photographies 42 et 43). Ces résidus, conditionnés en ballots de plusieurs centaines de kilogrammes, sont expédiés dans le Pernambouc (Santa Cruz do Capibaribe, Toritama ou Caruaru) et le Ceará (Fortaleza), où ils sont utilisés dans la confection de vêtements à très bas coût. Les habits sont alors vendus sur les marchés locaux, aux populations les plus pauvres. Dans l’Agreste de l’État du Pernambouc, les retalheiros (nom donné aux fabricants travaillant à partir de chutes de tissus) sont anciens ; ils s’approvisionnaient auparavant à Recife, mais le développement de la confection à São Paulo a mis à disposition d’importants surplus que les migrants nordestins de São Paulo ont écoulé sur le marché de l’Agreste. La nouvelle offre, plus variée, de meilleure qualité, bon marché et volumineuse, s’est très vite imposée. Cette confection à bas coût, produite dans l’Agreste grâce à une matière première issue de la confection à São Paulo et commercialisée par les migrants natifs du Nord-Est, porte le nom de sulanca34. Le recyclage des résidus de tissus existait à São Paulo avant qu’apparaisse le débouché de l’Agreste, cette activité étant, à l’origine, tenue par les migrants espagnols du Brás.
74Actuellement, le marché du Nord-Est capte l’essentiel des résidus et coupons de l’industrie métropolitaine de São Paulo. Mais des volumes non négligeables sont écoulés chez des couturières de la région métropolitaine, par les sacoleiros qui en font le commerce, dans d’autres régions brésiliennes, en particulier dans les États du Rio Grande do Sul et de Santa Catarina, dans la région Sud, et dans l’industrie navale, qui l’utilisent comme matière première.
75Qu’il s’agisse du transport de marchandises et de passagers ou du recyclage des chutes de tissus, les activités présentes dans le secteur ont en commun une dimension logistique qu’il est essentiel de souligner pour en comprendre la localisation. En effet, les opérations de stockage, d’approvisionnement et d’acheminement constitutives des activités que nous mentionnons nécessitent des infrastructures (entrepôts, stationnements) et des équipements (véhicules de transport volumineux) impliquant une conséquente consommation d’espace. Et ce d’autant plus qu’elles portent sur des ressources dont la faible valeur unitaire est compensée par le traitement d’importants volumes. Ce qui explique pourquoi ces services et commerces sont relégués dans le secteur périphérique de la zone de la confection : afin de libérer l’hypercentre et les quartiers tampons pour le commerce à forte rentabilité économique et faible emprise spatiale. Mais à l’explication économique et foncière s’ajoute une dimension pratique, car l’organisation des échanges et la fluidité de la circulation entre l’hypercentre et l’extérieur, qui fondent l’efficacité de ces services, dépendent d’un équilibre entre proximité et distance au centre : proximité pour accéder à la demande, distance pour éviter les déséconomies d’agglomération.
La question résidentielle
76L’originalité du quartier tient aux spécificités du système de l’atelier de confection, et précisément à l’intégration de la dimension résidentielle dans le dispositif de l’atelier, aspect déterminant dans l’organisation du quartier. Dans le chapitre précédent, nous avons analysé comment l’atelier articule un lieu de travail et un espace résidentiel. Nous revenons sur cet aspect pour envisager ses effets sur la production de l’espace urbain, en élargissant l’échelle d’observation afin de passer du bâti et de son organisation intérieure au quartier. Il s’agit en particulier d’interroger le lien entre les choix résidentiels des migrants et la localisation des ateliers ; car, de notre point de vue, les ateliers favorisent la concentration résidentielle des migrants – en somme, leur localisation ne dépend pas d’une concentration préalable de la main-d’œuvre.
77Rappelons que l’atelier fixe la main-d’œuvre sur place ou à proximité pour mieux en disposer. De sorte que la concentration des ateliers dans la zone centrale entretient celle de la main-d’œuvre dans les environs, qui, à son tour, et en fonction de ses caractères, génère l’installation d’activités commerciales et de services spécifiques. Les spécificités des activités qui s’implantent dans le quartier s’expliquent donc par la surreprésentation des migrants récents dans la confection, concentration dont nous avons vu qu’elle est une conséquence des contraintes du marché du travail métropolitain s’exerçant à l’encontre de ceux-ci : privés de l’accès à de nombreux emplois, les migrants les plus récents sont recrutés dans la confection, l’un des rares secteurs qui leur soit accessible, au point de constituer une niche économique depuis plusieurs décennies. La présence d’une nombreuse population migrante, relativement homogène, dans le quartier de la confection, conduit à l’implantation d’activités commerciales et de services liés aux demandes propres à cette population en matière de travail, de logement, de consommation et de loisirs. En somme, l’existence des ateliers de confection dans le centre, parce qu’elle agglomère une population de migrants, structure en profondeur cette portion du centre-ville.
78Il est possible d’inverser les termes de l’analyse et de considérer que les ateliers de confection sont postérieurs à la migration, qu’ils se sont implantés dans le centre en raison de la concentration historique des migrants dans le centre-ville. Et en effet, de nombreux migrants arrivent dans le Bom Retiro, le Brás ou le Pari sans lien direct avec la confection (même si, dans bien des cas, il serait facile d’identifier un lien indirect avec la confection, en examinant notamment le profil de leurs contacts à São Paulo). Quoi qu’il en soit, il est difficile de trancher ce débat, tant la migration récente et la confection ont un rapport assez semblable au centre-ville et à ses ressources, tant aussi les deux phénomènes s’entretiennent l’un l’autre, la migration étant pour la confection une ressource du centre-ville ; et réciproquement, pour les migrants, les ateliers du centre-ville sont une ressource précieuse leur offrant la possibilité d’accéder à une formation, à un emploi et à un logement [Souchaud, 2017].
79Dans la relation des ateliers et des migrants au centre, il est donc important de relever la force du tropisme de l’atelier, qui mêle stabilité de l’ancrage spatial, diversité des liens avec les ressources du lieu et importants effets sur l’organisation des quartiers concernés. Par contraste, si la continuité de la présence migratoire dans le centre est avérée, on ne peut manquer d’observer son influence réduite sur l’organisation de l’espace et une forme de précarité du rapport au lieu. D’ailleurs, la succession historique des vagues migratoires dans les ateliers tend à démontrer à la fois la stabilité de l’atelier et l’adaptabilité de la migration au changement urbain. Quoique liées l’une à l’autre, la confection et la migration n’ont pas le même statut urbain.
80Démontrer le lien entre les ateliers de confection et les préférences résidentielles des migrants internationaux installés dans la zone d’étude nécessite de procéder par approximations statistiques et analytiques, pour pallier l’inexistence à la fois administrative et statistique de la zone ; celle-ci sera donc présentée statistiquement par l’assemblage des districts qui la composent, soit le Bom Retiro, le Pari, le Brás et le Belém, et l’absence d’informations précises et systématiques sur les ateliers. Notre hypothèse est que la forte présence d’immigrants dans cet espace est une propriété du système de l’atelier de confection dont le modèle économique repose sur la continuité entre emploi et résidence. En effet, nous supposons que la présence de nombreux immigrants dans le secteur s’explique par le fait qu’un grand nombre d’ateliers les emploient et les hébergent sur place et à proximité.
81L’ensemble spatial constitué par les districts de Belém, du Bom Retiro, du Brás et du Pari représente 0,2 % de la surface totale de la métropole de São Paulo (tableau 29) et 0,6 % de la population résidente totale de celle-ci. Ce n’est donc pas une zone résidentielle de choix pour la population métropolitaine. Mais, contrairement à la tendance générale, les migrants boliviens et paraguayens35 ont fait de cette région centrale un lieu de résidence privilégié. 20,2 % des migrants paraguayens sont installés dans trois districts (ils sont absents du Belém) et 17,7 % des migrants boliviens ont leur résidence dans l’un des quatre districts. La concentration géographique des migrants coréens apparaît plus forte encore, puisque 50,0 % d’entre eux résident dans la zone, notamment dans le Bom Retiro. Au total, ces trois groupes de migrants forment 7,2 % de la population du quartier. Il s’agit d’une situation exceptionnelle pour la ville de São Paulo (RMSP), où l’immigration représente à peine 1 % de la population totale.
Tableau 29. Les districts de Belém, Bom Retiro, Brás et Pari selon la population résidente en 2010
Belém | Bom Retiro | Brás | Pari | Sous-total | RMSP | |
Population totale | 45 049 | 33 943 | 29 237 | 17 311 | 125 540 | 19 685 490 |
% | 0,2 | 0,2 | 0,1 | 0,1 | 0,6 | 100,0 |
Superficie (ha) | 611 | 421 | 364 | 270 | 1 666 | 796 330 |
% | 0,1 | 0,1 | 0,0 | 0,0 | 0,2 | 100,0 |
Migrants boliviens | 1 607 | 1 119 | 767 | 1 076 | 4 569 | 25 879 |
% | 6,2 | 4,3 | 3,0 | 4,2 | 17,7 | 100,0 |
Migrants paraguayens | 0 | 350 | 158 | 329 | 837 | 4 146 |
% | 0,0 | 8,4 | 3,8 | 7,9 | 20,2 | 100,0 |
Migrants coréens | 12 | 3 314 | 66 | 259 | 3 651 | 7 309 |
% | 0,3 | 79,9 | 1,6 | 6,2 | 50,0 | 100,0 |
Source : Ibge, recensement de la population 2010 [Ibge 2012a].
82Parmi les migrants installés dans le secteur, la proportion d’actifs employés dans la confection est très élevée. D’importants écarts s’observent toutefois entre les groupes. Les actifs paraguayens et boliviens sont respectivement 69,8 % et 55,6 % dans la confection (tableau 30). Cette proportion est nettement moindre chez les migrants coréens (21,9 %) qui, comme on le sait, ont réduit leur participation aux activités industrielles pour se spécialiser dans la création et le commerce vestimentaires. L’emploi dans le commerce de vêtements concerne environ 10 % des migrants paraguayens et boliviens.
Tableau 30. Population résidant dans le Belém, le Bom Retiro, le Brás et le Pari, née en Bolivie, en Corée du Sud et au Paraguay, selon le secteur d’activité, en 2010
Employés actifs | Employés actifs de la confection | % | |
Bolivie | 3 092 | 2 159 | 69,8 |
Corée du Sud | 2 121 | 465 | 21,9 |
Paraguay | 644 | 358 | 55,6 |
Total | 5 857 | 2 982 | 50,9 |
Source : Ibge, recensement de la population 2010 [Ibge, 2012a].
Tableau 31. Population résidant dans le Belém, le Bom Retiro, le Brás et le Pari, née en Bolivie, en Corée du Sud et au Paraguay et travaillant dans la confection, selon le statut d’occupation du logement, en 2010
Pays de naissance | ||||
Statut d’occupation | Bolivie | Corée du Sud | Paraguay | Total |
Propriétaire | 1,2 | 22,4 | 0,0 | 4,4 |
Locataire | 97,3 | 77,6 | 100,0 | 94,5 |
Logé | 1,5 | 0,0 | 0,0 | 1,1 |
Total | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 |
Source : Ibge, recensement de la population 2010 [Ibge, 2012a].
Tableau 32. Population résidant dans le Belém, le Bom Retiro, le Brás et le Pari, née en Bolivie, en Corée du Sud et au Paraguay, et travaillant dans la confection, selon le statut au travail, en 2010
Pays de naissance | ||||
Statut dans l’emploi | Bolivie | Corée du Sud | Paraguay | Total |
Employé déclaré | 9,1 | 13,3 | 5,0 | 9,3 |
Employé non déclaré | 34,0 | 19,4 | 18,4 | 29,9 |
Travailleur autonome | 53,6 | 33,3 | 76,5 | 53,2 |
Employeur | 3,2 | 34,0 | 0,0 | 7,7 |
Total | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 |
Source : Ibge, recensement de la population 2010 [Ibge, 2012a].
Tableau 33. Population résidant dans le Belém, le Bom Retiro, le Brás et le Pari, née en Bolivie, en Corée du Sud et au Paraguay et travaillant dans la confection, selon le temps de déplacement résidence-travail, en 2010
Pays de naissance | ||||
Temps de parcours résidence- travail | Bolivie | Corée du Sud | Paraguay | Total |
Travail à domicile | 76,1 | 15,1 | 69,6 | 65,8 |
Moins de 5 minutes | 8,3 | 3,7 | 10,1 | 7,8 |
De 6 à 30 minutes | 13,6 | 75,5 | 15,4 | 23,4 |
De 30 minutes à 1 heure | 0,0 | 5,8 | 0,0 | 0,9 |
Plus d’1 heure | 1,0 | 0,0 | 5,0 | 1,3 |
Sans information | 1,1 | 0,0 | 0,0 | 0,0 |
Total | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 |
Source : Ibge, recensement de la population 2010 [Ibge, 2012a].
83Selon notre hypothèse, les migrants de la confection s’installent à proximité des ateliers qui les emploient. Nous venons de vérifier la forte concentration de migrants dans le quartier et leur spécialisation dans la confection. Il nous reste à vérifier la proximité de leurs lieux de résidence et de travail, afin de préciser en somme que la zone résidentielle tampon compte de nombreux ateliers de confection d’une part, que ceux-ci fixent leurs ouvriers à proximité, d’autre part. Le recensement de la population de 2010 nous permet de valider notre hypothèse grâce à sa description du lieu de travail et du lieu de résidence (tableau 33). Il apparaît que deux tiers (69,6 %) des migrants paraguayens et trois quarts des migrants boliviens (76,1 %) travaillent à domicile. De plus, près de la moitié de ceux qui ne travaillent pas sur leur lieu de résidence ont leur activité à moins de cinq minutes de chez eux. Les migrants coréens ont quant à eux une organisation assez différente, puisqu’ils sont très peu à travailler à domicile (15,1 %) et sont probablement nombreux à travailler hors du district où ils résident – mais le manque de précision concernant la classe temps de parcours, « de 6 à 30 minutes », qui rassemble 75,5 % des cas, ne nous permet pas de préciser ce point.
84Les données du recensement nous autorisent à qualifier plus en détail le profil de ces populations, notamment au regard de leur situation dans le logement et dans l’activité. Si l’on explore leur statut dans l’emploi, il est frappant de constater qu’une large majorité d’entre eux sont des travailleurs autonomes et des employés, et qu’une faible minorité sont employeurs (tableau 32, p. 297). Mais là encore, le détail laisse apparaître d’importants écarts. Parmi les migrants boliviens et paraguayens, très peu sont employeurs, aucun s’agissant des Paraguayens. Les migrants boliviens sont en proportions équilibrées employés ou travailleurs autonomes. Chez les Paraguayens, en revanche, les employés sont minoritaires par rapport aux travailleurs autonomes.
85L’interprétation de ces données impose la prudence, car les statuts de l’emploi dans la confection en atelier sont flous et donnent sans doute lieu à des erreurs de déclaration de la part des enquêtés – et d’interprétation du côté des enquêteurs. Comment par exemple qualifier le travailleur isolé dans sa chambre qui est propriétaire de sa machine et sous-traite la production d’un atelier, activité pour laquelle il est payé à la pièce ? Est-il employé ou autonome ? Éclaircir la question nécessite de détailler l’activité, ce que l’enquêteur n’est pas tenu de faire. Quoi qu’il en soit, à partir de ces données combinant une forte part de travail autonome et un taux de formalisation de l’emploi salarié exceptionnellement bas chez ces populations paraguayennes et boliviennes, l’on soupçonne une grande précarité et informalité dans le travail, dont on sait qu’elles fixent le cadre des relations paternalistes sur lequel l’emploi hébergé en atelier repose également. Les migrants coréens se distinguent de ce modèle, la proportion de travailleurs autonomes étant parmi eux nettement moindre (33,3 %), et compensée par un taux d’employeurs élevé (34,0 %). Enfin, parmi les employés coréens, la part des travailleurs non déclarés, quoiqu’importante, est plus réduite que chez les migrants boliviens et paraguayens. Hormis l’immigration coréenne, on trouve donc au sein des migrants résidant dans le quartier une écrasante proportion de travailleurs autonomes et d’employés.
86Par ailleurs, la distribution des statuts dans l’activité et le statut d’occupation du logement semblent nettement corrélés. On note en effet que les migrants sont globalement très peu propriétaires, à l’exception des Coréens (dont les taux de propriétaires et d’employeurs sont sans doute corrélés). La part des propriétaires est très faible au sein des populations paraguayenne et bolivienne comparée à la population globale de la métropole comme à l’ensemble de ses populations paraguayenne et bolivienne, atteignant respectivement 71,8 % et 21,1 % en 2010 [Ibge, 2012a].
87L’analyse statistique nous permet donc de confirmer notre hypothèse : les districts de Belém, du Bom Retiro, du Brás et du Pari concentrent un grand nombre d’ateliers, ceux-ci fixant dans le quartier une importante population d’ouvriers immigrés qui, pour une part conséquente, sont « hébergés » par le patron. Ainsi se trouve confirmé, à une plus large échelle, le système résidentiel que l’enquête de terrain laisse entrevoir.
L’univers urbain autour de la question résidentielle
88La forte concentration d’une population, à la fois assez homogène et présentant un profil minoritaire dans la métropole, génère l’implantation d’activités économiques spécifiques, notamment dans les services et le commerce36. En effet, dans la zone résidentielle tampon, l’offre de services destinés à la population immigrée est diversifiée et riche, au point de former des espaces spécialisés37. La population métropolitaine identifie précisément certains de ces lieux, comme la place dite « de la Kantuta38 » qui, chaque dimanche, accueille une foire dite « bolivienne », ou la rue Coimbra, dans le Brás, qui concentre de nombreux commerces et services qualifiés d’« ethniques » par la population de la ville, tels que restaurants régionaux, coiffeurs spécialisés, boutiques Internet (lan houses) et agences de voyages opérant entre le Brésil et la Bolivie ou le Paraguay. Dans la représentation des habitants de la métropole, ces deux lieux (la Kantuta et la rue Coimbra), qui ont bénéficié d’une importante couverture médiatique, sont associés à la population bolivienne, majoritaire parmi les immigrés des quartiers environnants. On y rencontre certes des migrants boliviens, mais aussi des Paraguayens, et bien sûr des Brésiliens, car le succès de certains de ces rassemblements attire des visiteurs au-delà de la seule population des immigrés boliviens, qui consomment eux effectivement les produits du commerce ethnique bolivien. Il existe en outre de nombreux autres lieux d’activité et de socialisation dans cette portion du quartier de la confection et le commerce n’y est pas non plus le seul domaine d’activité. Ainsi, les immigrés se retrouvent dans d’autres cadres, notamment associatifs [Maenhout, 2014 ; Manière, 2010 ; S. a. D. Silva, 2003]. La qualification de ces lieux de concentration des populations immigrées [Cymbalista et Xavier, 2007] et d’activités commerciales [Ma Mung, 1996] et de services qui leur sont liées a fait l’objet de discussions nourries. Pour ne pas entretenir la tendance à l’ethnicisation de la confection ou du quartier, où sa présence est ancienne, nous préférons l’emploi d’une formulation telle que « commerces liés à l’immigration » plutôt que commerces ethniques, même si celle-ci est précisément définie et n’achoppe pas sur l’ambiguïté de la qualification d’« ethnique ». Emmanuel Ma Mung définit ainsi le commerce ethnique comme « l’activité pratiquée par des personnes qui utilisent et s’appuient sur des réseaux ethniques sur le plan du financement, mais aussi sur le plan de l’approvisionnement, sur celui du recrutement du personnel et parfois même sur celui de l’achalandage lorsque ce commerce vise en premier lieu comme clientèle la communauté dont est issu le commerçant » [Ma Mung, 1996, p. 214]. Il souligne par ailleurs les différentes modalités de ce commerce selon que les produits et les services mis à disposition des clients sont propres à cette communauté (plats et produits régionaux par exemple) ou d’usage non spécifique (les ordinateurs connectés à Internet des lan houses, par exemple).
89Les foires de la place Kantuta et de la rue Coimbra (photographie 45) sont deux concentrations, épisodiques pour l’une et permanente pour l’autre, des activités liées à la présence migratoire. Il existe de nombreux autres lieux d’activité, plus ou moins visibles, mais bien identifiés au sein de la population immigrée. Dans le nord du quartier, à proximité du fleuve Tietê, plusieurs terrains de sport s’animent le dimanche pour des tournois de football opposant des équipes « nationales » de Bolivie, du Pérou et du Paraguay. Des restaurants clandestins (paraguayens notamment) ouvrent également le dimanche. Enfin, plusieurs associations d’aide aux migrants se trouvent dans le secteur, auxquelles il faut ajouter les radios et les journaux communautaires.
90Ces activités se sont implantées dans le centre et non loin du lieu de travail des immigrés, c’est-à-dire des ateliers. Leur proximité est presque indispensable économiquement ; car les migrants, dans leur majorité, ont peu de temps libre après le travail ; ne disposant pas de véhicule, ils circulent peu en famille en transports en commun du fait de leurs faibles revenus. Cependant, les migrants à faibles revenus, c’est-à-dire les ouvriers, ne sont pas les seuls à fréquenter ces lieux ; les patrons d’atelier viennent eux aussi se distraire, recruter, ou entretenir les activités de la communauté (ils participent souvent à un groupe folklorique) et, à l’occasion, faire étalage de leur réussite. Le quartier draine les zones éloignées de la métropole et son aire d’influence s’étend à l’ensemble de la ville, même si, répétons-le, pour de très nombreux migrants installés dans les quartiers périphériques, le centre est difficilement accessible.
91Les activités que nous associons à la zone résidentielle de la migration sont de différents types, mais, au fond, elles ont toutes pour finalité de mettre en lien les migrants entre eux ou avec d’autres univers sociaux, à proximité ou à distance, autour de plusieurs aspects de la vie quotidienne, qu’il s’agisse des loisirs, des relations avec la famille restée au pays, de l’insertion sur le marché du travail ou, plus généralement, de l’intégration dans l’environnement urbain. Il en est ainsi lorsque des gens se réunissent entre amis ou en famille autour d’une table d’un restaurant de la Coimbra ayant pignon sur rue ou du restaurant clandestin de la rue Javaés (Bom Retiro), d’une buvette, d’un stade ou d’un stand de la Kantuta. Les parties de football sont une occasion de se divertir et de créer toutes sortes de liens, notamment parce que les tournois dominicaux attirent des spectateurs et spectatrices qui s’intéressent assez peu au football et aux enjeux de la rencontre. Dans tous ces lieux, il est très souvent possible d’entretenir les liens avec sa famille absente, de prendre des nouvelles, d’en donner, instantanément grâce à Internet ou en profitant du départ prochain de tel ou tel ami ou connaissance, ou de l’arrivée de tel autre. Enfin, ces espaces jouent un rôle important dans l’organisation et la dynamique du marché du travail dans la confection, parfois de façon inattendue, comme lorsqu’à la tombée de la nuit, en marge de la Kantuta, se tient une bourse du travail spontanée où patrons d’ateliers, donneurs d’ordre et ouvriers font affaire [Vidal, 2012 c, p. 116] et règlent l’activité des ateliers pour les jours ou semaines à venir. Les salons de coiffure, les cafés Internet et les agences de voyage de la rue Coimbra prennent part à la vie matérielle et économique en réservant dans leurs locaux des espaces aux petites annonces, très consultées. Celles-ci ornent jusqu’aux poteaux électriques de la rue (photographie 44) et font état des besoins récurrents des fabricants qui, pour tenir leurs engagements, font appel au renfort ponctuel des ateliers clandestins.
92Les lieux de commerce et de service liés à l’immigration associent donc tous les aspects de la vie des migrants, du travail à la vie sentimentale, en passant par le logement et les relations familiales au pays. Autour de ces commerces « ethniques et communautaires » se joue l’ordinaire de l’organisation économique, matérielle et personnelle de populations urbaines minoritaires et isolées. L’importante concentration des immigrés dans le quartier donne par conséquent naissance à de nombreuses activités qui, par leurs ramifications dans l’espace métropolitain et au-delà, leur diversité et leur importance, sont davantage qu’une originalité de l’environnement urbain local : elles sont constitutives du dispositif métropolitain.
Quitter le centre
93Le quartier de la confection est un quartier commerçant, qualité qui détermine sa localisation au centre de la ville, où les logiques d’échange et de circulation sont exceptionnelles par leur diversité et leur intensité. La concentration des commerces de vêtements attire la présence d’activités qui, à leur tour, constituent des ressources les unes pour les autres et entretiennent le mouvement d’agglomération et de concentration : un environnement d’activités riches et denses se constitue donc peu à peu autour du commerce du vêtement.
94Mais le quartier de la confection est aussi un quartier industriel spécialisé dans la production en ateliers de vêtements en partie vendus sur place. Lorsqu’ils s’installent dans cette portion du centre-ville de São Paulo, les ateliers de confection tirent bénéfice de la variété des ressources commerciales et de services locaux, mais surtout de la proximité de la demande, c’est-à-dire des magasins-fabricants (lojas) du Bom Retiro et du Brás. Les caractéristiques du modèle économique de l’atelier (prévalence de la main-d’œuvre immigrée, intégration de la résidence des ouvriers dans le dispositif de l’atelier) induisent des phénomènes de localisation et de concentration de la population ouvrière travaillant dans les ateliers, et génèrent des activités associées aux caractéristiques sociales et culturelles de cette population. Dans d’autres contextes, les ateliers s’implantent à proximité des réserves de main-d’œuvre, notamment dans les campagnes pauvres ou en crise39, pour bénéficier des très bas coûts de main-d’œuvre compensant l’augmentation des coûts de transport due à l’éloignement des centres de production des lieux de commercialisation. Mais, à São Paulo, la main-d’œuvre ne précède pas les ateliers, du moins pas impérativement.
95En principe, donc, les ateliers ont besoin du centre, de sa spécialisation dans le commerce du vêtement ; ils doivent prendre place dans le quartier, s’immiscer dans cet environnement disputé pour se nourrir de sa diversité et résister à la concurrence. Jusqu’à un certain point cependant, car le centre-ville peut devenir répulsif – s’y installer à un coût –, ou, tout simplement, ne pas convenir à certains projets entrepreneuriaux.
96Ainsi, sortir du centre devient parfois envisageable ou même souhaitable. S’il est impossible de localiser précisément les ateliers de confection ou de décrire dans le détail la dynamique de leur distribution géographique dans la métropole de São Paulo, nous pouvons cependant définir des tendances à partir des informations censitaires. Car, comme nous l’avons vu, les travailleurs immigrés sont en majorité employés dans des ateliers et résident sur place ou à proximité. Par conséquent, comparer la localisation de la main-d’œuvre immigrée de la confection entre les recensements de 2000 et 2010 peut nous donner une idée de la dispersion progressive des ateliers dans l’espace métropolitain entre ces deux dates. L’interprétation des cartes (figures 21 et 2240, p. 305 et 306) est délicate, tant les informations qu’elles représentent sont approximatives ; mais nous pouvons en déduire une tendance globale selon laquelle, entre 2000 et 2010, les ateliers se sont concentrés au nord de la ligne formée par l’autoroute urbaine Marginal Tietê et la Rodovia Presidente Dutra, tendance qui signale une croissance notable des installations dans les quartiers nord proches du centre et dans la commune de Guarulhos. Cette dynamique correspond, semble-t-il, à la fois à un recul relatif de la présence des ateliers dans le centre comme dans l’extrême est de la commune de São Paulo (district de Lajeado), et à l’installation dans des quartiers et communes périphériques du sud (district de Grajaú) et de l’est de la métropole (communes d’Osasco et de Carapicuiba). Le mouvement de périphérisation des ateliers est donc réel ; amorcé en 2000, il se poursuit et se diversifie en 2010 (figure 22, p. 306) [Reprendre ensuite la numérotation en maquette] Quant au centre, il semble perdre un poids relatif conséquent dans cet équilibre territorial, au profit des quartiers nord et des périphéries distantes.
Les quartiers au nord du Tietê : une extension du quartier de la confection
97L’installation dans les quartiers nord de la ville est assez récente et importante, à en juger par le nombre d’articles de presse qui en font mention dans la rubrique des faits divers. En réalité, elle est sans doute ancienne, mais elle apparaît en nette augmentation dans la première décennie du siècle, ce que les données censitaires nous signalent également (figures 21 et 22, p. 306) car, entre 2000 et 2010, la part des quartiers nord dans la distribution géographique des lieux de résidence des mécaniciens nés à l’étranger augmente de 28,1 % à 40,0 %. Près de la moitié de ceux-ci (en 2010) habitent à Casa Verde, Vila Medeiros et Vila Maria. Quoique souvent évoquée, cette présence est méconnue. Iara Xavier [2010] livre pourtant quelques informations importantes sur cette installation et suggère quelques pistes pour son analyse. À la fin 2009, l’auteur se rend à plusieurs reprises dans le quartier de la rue Zilda, au cœur du district de Casa Verde. Ses entretiens la conduisent à signaler une importante présence récente de l’immigration bolivienne, associée à l’installation d’ateliers de confection. Une concentration de petits ateliers modestes où les ouvriers sont hébergés se forme, au point de fixer quelques commerces d’appui à la confection (merceries) et à l’immigration (restauration notamment).
98Il est bien difficile de préciser le type de ce quartier en formation. Ce n’est vraisemblablement pas une réplique miniature du quartier de la confection que nous avons décrit, mais ce n’est pas non plus l’univers de la lointaine périphérie, comme nous allons le voir. Il s’agit plutôt d’un dispositif au statut intermédiaire, comme l’est sa position géographique, et sous influence du centre-ville. Les ateliers et l’habitat décrits évoquent de fortes densités d’occupation des logements, des résidences anciennes et insalubres, une mixité des usages du bâti organisée tant bien que mal et en fonction des contraintes d’un habitat mal adapté.
99Dans les quartiers nord, l’insertion urbaine de la confection, c’est-à-dire des unités de production et des lieux de vie, comme les évolutions de l’environnement urbain, sont identiques à ce qui peut être observé dans le centre, si bien que, au fond, ces quelques enclaves pourraient être qualifiées de zones résidentielles tampons périphériques : elles sont un prolongement immédiat du territoire tracé par le quartier de la confection, une extension, sur l’autre rive du Tietê, de la zone résidentielle tampon qui s’étend sur la moitié nord des districts du Pari et du Bom Retiro, le long du fleuve Tietê et de l’autoroute urbaine du même nom (Marginal Tietê). Même si les installations relevant d’une logique résidentielle et entrepreneuriale s’apparentant à ce que nous trouvons en banlieue ne sont pas rares dans les quartiers nord, le front de la confection dans ces quartiers est globalement organisé sur le modèle de la dynamique sociale et spatiale à l’œuvre dans le centre-ville.
La confection en banlieue : projet entrepreneurial et organisations familiales
100Le dispositif de la confection et les ressorts de l’installation des ateliers en banlieue sont tout autres. Le tissu urbain est en effet différent, et les effets de distance sont très présents, si bien que de nouvelles contraintes mais aussi certains avantages s’imposent aux ateliers et fixent les logiques spatiales propres à ces extensions limites du front métropolitain de la confection. En banlieue, les projets d’ateliers s’établissent sur d’autres critères territoriaux. Là, le desserrement des contraintes spatiales propres aux régions centrales – telles que la forte densité du bâti et sa dégradation quasi généralisée – facilite la réalisation de projets entrepreneuriaux où les choix résidentiels et familiaux, plus assumés que subis, se combinent aux stratégies économiques. Ainsi, s’installer en banlieue, malgré la distance au centre, est dans bien des cas l’aboutissement d’une trajectoire sociale ascendante. Cette observation s’applique cependant aux seuls patrons, car la banlieue est pour les ouvriers synonyme d’isolement41 ; les occasions de rencontrer d’autres migrants y sont moins variées, la vie sociale est donc plus monotone et, notamment, les opportunités liées au travail sont nettement plus rares. Rejoindre le centre, y trouver un travail et y habiter est donc un objectif pour de nombreux ouvriers des banlieues.
101De la visite de quatre ateliers en banlieue, nous pouvons tirer quelques enseignements donnant un aperçu d’une réalité méconnue42. Ces ateliers sont tous situés dans l’est de la métropole. Deux d’entre eux sont implantés à l’extrême est de la commune de São Paulo, dans le district de Lajeado, rues Pacheco Aranha et Allésio Prati. Les deux autres sont à Guarulhos, l’un rue do Esportes, à Vila Any, l’autre dans une rue voisine. Les ateliers de Lajeado appartiennent à des Boliviens, ceux de Guarulhos à des Paraguayens. Toutes ces personnes sont à São Paulo depuis huit à quinze ans. Deux patrons au moins ont enregistré leur activité au registre du commerce. Les affaires vont relativement bien, les intérieurs sont soignés et bien équipés. C’est le signe d’une aisance économique, bien sûr, mais aussi du choix d’un certain confort que le centre n’offrirait pas. Ces ménages affichent un niveau de vie supérieur à la moyenne de leur quartier populaire. Leur réussite fut progressive, si bien qu’ils sont bien voire très bien intégrés dans le quartier où, depuis leur installation, ils ont établi des liens de solidarité avec le voisinage qui ne s’éteignent généralement pas une fois l’entreprise consolidée et les bénéfices enregistrés.
102Tous sont en couple. Trois familles ont des enfants, et, pour une seule d’entre elles, les enfants ont grandi et décohabité. Tous ont d’abord été ouvriers, puis ont peu à peu monté leur atelier, ici même ou ailleurs. Parmi eux, deux ont construit et sont donc propriétaires, un troisième est propriétaire par rachat, le dernier enfin est locataire. Les bâtiments sont en bon état, bien équipés.
103L’histoire de Norma et de son mari, établis à Guarulhos, est riche d’enseignements. Norma est paraguayenne. Elle est née à la fin des années 1950 dans la commune d’Itá, au centre du Paraguay. Elle est à l’évidence la patronne de l’atelier ; elle dirige les affaires économiques de la famille et conduit la conversation. Son autonomie et sa détermination ne font pas de doute, même si elle précise qu’elle n’a tenté sa chance qu’accompagnée de son mari ou invitée par un membre de famille (« nunca me largo sola »), quand par exemple elle s’est installée à Buenos Aires entre 1998 et 2001, ou à São Paulo entre 1981 et 1983. Son expérience dans la confection débute tôt, dès ses 13 ans ; elle a travaillé à Asunción, à Buenos Aires et à São Paulo, mais c’est à Guarulhos qu’elle monte son premier atelier, au milieu des années 2000.
104Précisément, lorsque le couple s’établit à Guarulhos, en 2004, c’est pour suivre leur patronne bolivienne dont l’atelier se trouve dans le Bom Retiro. L’employeuse sait que le frère de Norma vit à Guarulhos et Norma la tient au courant des bas loyers et des opportunités de location. Lorsque la maison voisine de celle du frère de Norma se libère, sa patronne saisit l’occasion et transfère son atelier, profitant ainsi d’une diminution par quatre du montant de son loyer entre le Bom Retiro et Guarulhos. Seule Norma et son mari suivent, les autres ouvriers ne souhaitant pas quitter le centre par crainte de perdre le bénéfice d’un environnement urbain où les activités et les services sont plus nombreux qu’en banlieue. En somme, l’arrivée du couple à Guarulhos est liée à une opportunité de travail offerte par la patronne et à la présence du frère de Norma.
105Très vite, Norma décide de prendre son autonomie en s’installant à son compte. Elle et son mari ont une machine à coudre qu’ils ont achetée plusieurs années auparavant. L’ancienne employeuse décide de les aider en leur prêtant une deuxième machine, ce qui permet au mari de Norma de travailler dans l’entreprise naissante. L’affaire marche rapidement, les clients et la demande ne manquent pas. Le couple emploie des ouvriers paraguayens, a pour client un voisin paraguayen, donneur d’ordre qui est lui-même sous-traitant d’une grande entreprise, dirigée, selon Norma, par des Coréens. L’affaire se consolide et, en 2006, l’atelier déménage dans une maison du voisinage, celle où il est installé aujourd’hui, qui est aussi la résidence familiale et celle des ouvriers de l’atelier.
106Aujourd’hui cependant, Norma a levé le pied, les ouvriers sont moins nombreux ; ils ont été jusqu’à quatorze autrefois. Le projet d’atelier de Norma est bien sûr inscrit dans la dynamique professionnelle du couple, mais il s’articule aussi au projet familial, et il est important de le souligner. Car Norma précise qu’en montant sa propre activité, son intention était de louer une habitation où, les week-ends, elle pourrait recevoir ses enfants qui travaillent à São Paulo. Ainsi, le projet entrepreneurial du couple est profondément ancré dans la dynamique familiale, qu’il sert. Il est une façon de résister à la dispersion de la famille, dont on imagine les angoisses qu’elle suscite dans la population paraguayenne qui, depuis plus d’un siècle, connaît une migration internationale structurelle d’une rare intensité. En montant son atelier, Norma souhaite réorganiser, tant bien que mal, une unité de résidence, en l’occurrence par la recohabitation partielle des enfants du couple43.
107Les enjeux et les expectatives attachés au projet d’atelier en banlieue touchent donc des aspects centraux du quotidien et de l’expérience de Norma, qui ne sont pas seulement financiers. Nous avons souligné tout au long de ce travail combien il importait pour un atelier d’associer lieu de travail et résidence, opération que nous avons inscrite dans la stratégie économique et organisationnelle des patrons et des ouvriers. Mais l’histoire de Norma souligne la dimension personnelle, familiale et affective, du projet entrepreneurial, dont l’importance est peut-être inattendue, mais pourtant fréquente, surtout en banlieue, et joue selon différentes modalités.
108Par ailleurs, lorsque s’installer en banlieue et ouvrir un atelier nourrit un projet tout autant familial que professionnel, il en ressort une vision positive de l’environnement urbain. Ceux pour qui l’installation en périphérie de la ville a été l’aboutissement d’un projet personnel, économique, professionnel et familial, ne se représentent pas ces quartiers comme des lieux de relégation sociale ; ils les perçoivent comme un environnement disposant de ressources urbaines propres, où il est possible de conjuguer en les améliorant situations professionnelle et personnelle, en l’occurrence d’asseoir une entreprise économique et de renouer les liens d’une sociabilité familiale. Ainsi, dans l’histoire de ces ateliers de confection s’écrit aussi souvent celle de regroupements familiaux dans la migration.
109Tout comme Norma et sa famille, les trois frères paraguayens que nous avons rencontrés à quelques rues du domicile de celle-ci ont fait des choix relevant de considérations affectives et familiales. Ces trois jeunes hommes ont construit autour d’eux une vaste « entreprise familiale », dans tous les sens du terme, qui rassemble, sur une parcelle de 360 m2, trois familles, deux ménages et deux ateliers de confection44. Au total, seize personnes vivent là. Les trois frères sont mariés à des Paraguayennes, et les ouvriers sont des proches, le plus souvent des frères, des sœurs ou des cousins. Ils ont construit deux maisons voisines avec au centre un atelier commun (photographies 12 et 15), dirigé par deux des frères, dont les familles partagent l’une des deux habitations. Le deuxième atelier, dirigé par le troisième frère, est autonome et installé dans la deuxième maison. Tous ou presque sont arrivés au tournant des années 2000, entre 1997 et 2007, et ont été ouvriers dans le Brás. Le terrain a été acheté très tôt, dès 2001, à une agence immobilière, et les maisons ont été édifiées peu à peu, en famille. Les deux ateliers ne travaillent que pour la grande marque de vêtements féminins Marisa, ils sont inscrits au registre du commerce et les ouvriers sont déclarés (carteira de trabalho assinada). Les affaires marchent bien.
110Tout comme Norma, l’installation des trois frères en banlieue s’inscrit dans une trajectoire d’autonomisation et d’ascension sociale, ce qui conduit ces entrepreneurs et leurs proches à porter un jugement globalement positif sur l’environnement urbain qui est le leur. Pourtant, le quartier populaire où ils vivent, semblable à tant d’autres dans la métropole, est souvent présenté comme un lieu d’exclusion sociale. D’ailleurs, le discours positif qu’ils développent n’empêche pas les trois frères d’être critiques, notamment face à l’absence, ou tout au moins aux déficiences, des services publics, ou à la criminalité et à la violence ambiante, dont certains d’entre eux furent directement victimes. Il n’est donc pas certain que, s’agissant de ces aspects, leur appréciation diffère de celle des autres habitants, qui n’est d’ailleurs peut-être pas aussi négative qu’on le dit : les uns et les autres savent qu’en termes d’éducation, de santé et de logement, l’offre dans le centre-ville est certes meilleure, mais guère accessible. Tous néanmoins vantent la qualité des sociabilités ordinaires de voisinage dans ces banlieues, lors des moments de loisir notamment (barbecues, parties de football les week-ends).
111Au terme de l’exposé de ces éléments, il apparaît que les installations en banlieue ne s’avèrent bénéfiques que si elles engagent un changement radical du rapport à l’espace urbain. Alors que l’éloignement du centre-ville dilate l’espace de vie individuel et entretient toutes sortes d’effets négatifs s’agissant notamment de l’accès à l’emploi, comme le pointe la théorie du spatial mismatch et de la relégation sociale qu’il induit [Kain, 1992], le secteur de la confection semble à contre-courant de la tendance générale. Car en banlieue, comme d’ailleurs dans le centre-ville ou dans les quartiers intermédiaires, mais pour des objectifs différents, c’est l’association du lieu de résidence et du lieu de travail qui donne toute sa dimension au projet et s’avère indispensable à sa réussite. Insistons sur le fait que les deux éléments doivent se conjuguer pour éventuellement avoir valeur de bénéfice social (et spatial). L’étendue réduite de l’espace de vie, articulé essentiellement autour de la résidence et du travail, différencie les ouvriers et les patrons de la confection de la grande majorité des habitants de la banlieue, qui quotidiennement affrontent l’épreuve des transports ; pour ces derniers, l’expérience de la vie en banlieue est tout autre et rarement ancrée dans une trajectoire de réussite professionnelle.
112Ainsi, la confection ne modifie pas radicalement le mode de vie local, mais plutôt l’insertion dans l’environnement urbain, ce qui, en définitive et en dépit des apparences, s’avère essentiel. Nous avons vu combien les conditions de travail et d’hébergement dans la confection sont mauvaises. Cependant, la confection permet donc d’annuler les effets dommageables du spatial mismatch qui détermine les conditions de vie de la majorité des habitants des métropoles latino-américaines. Norma n’oublie d’ailleurs pas l’époque où elle travaillait à Buenos Aires, dans une usine de confection. Sa journée de travail commençait à 6 heures du matin, et il lui fallait près de deux heures pour se rendre à l’usine, en empruntant deux bus et un train de banlieue, soit près de quatre heures de transport quotidien dont le souvenir n’est sans doute pas indifférent à ses choix résidentiels et professionnels postérieurs. Norma tire l’enseignement suivant de la comparaison de la confection à Buenos Aires et à São Paulo : « Là-bas [à Buenos Aires], il faut faire plus de sacrifices, ici [à São Paulo] on a la chance de pouvoir être logés, nourris »45.
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113Les ateliers de confection ont résisté à la désindustrialisation de São Paulo. Ils ont prospéré dans le centre-ville tout en se dispersant dans les quartiers péricentraux et les périphéries lointaines. Dans le centre, ils sont installés dans un quartier spécifique du nord-est, à proximité du fleuve Tietê et du boulevard du même nom.
114Le quartier de la confection est unique dans son genre au Brésil, à l’image d’une métropole dont il est constitutif. La concentration et la diversité des acteurs se conjuguent dans la formation et l’entretien de liens à différentes échelles de distance, de la métropole à l’étranger en passant par les régions de l’intérieur du pays. Autour de différentes formes de commerce de vêtements, fonction centrale du quartier, un ensemble d’activités commerciales et de service se déploie dans un dispositif dense et diversifié. Les échanges marchands, sous toutes leurs formes, animent les rues, stimulent le secteur immobilier, façonnent l’architecture, modèlent les rues. Acheteurs, employés, ouvriers, patrons, résidents, tous entretiennent jour et nuit une activité permanente, le mouvement incessant d’un quartier populaire, riche et animé.
115Nous avons circonscrit le quartier à une portion de la zone centrale et identifié trois espaces dans cet ensemble cohérent et continu. Si l’hypercentre et la zone d’appui n’ont probablement pas d’équivalent hors du Bom Retiro et du Brás, on trouve des répliques imparfaites et actualisées de la zone résidentielle tampon dans différents lieux de la métropole, dans le péricentre (comme le sont par exemple les quartiers nord et les districts de Casa Verde ou de Tucuruvi) ou en banlieue sud, ouest et est (commune de Carapicuíba, districts de Lageado et de Grajaú, notamment).
116Les ateliers sont insérés dans cette portion de la mécanique métropolitaine et sont présents dans chacun des secteurs du quartier de la confection. Ils y prennent part de deux manières, relatives aux caractères mêmes de l’atelier, à la fois espace résidentiel et lieu d’activité. Dans le cœur du quartier, l’hypercentre, ils sont la partie invisible de l’iceberg, la face cachée des showrooms clinquants et le terreau des fournisseurs de tout ce qui entre dans la fabrication d’un vêtement. Sur les marges du quartier, dans la zone résidentielle tampon, c’est la fonction productive des ateliers, plus que leur fonction résidentielle, qui marque l’organisation de l’espace. Mais, que ce soit dans l’hypercentre, dans la zone d’appui ou dans la zone résidentielle tampon, les ateliers sont dans tous les cas porteurs, directement ou indirectement, d’une dynamique sociale riche. Dans l’hypercentre, ils participent à la vitalité du secteur commercial, en faisant un haut lieu de la sociabilité populaire métropolitaine, où les populations modestes des classes moyennes et populaires s’approprient l’espace urbain et définissent des formes de citadinité encore trop méconnues. Dans la zone résidentielle tampon du quartier de la confection, ils structurent une dynamique démographique et, plus exactement, sont responsables du renouveau résidentiel par l’installation des ouvriers. Il en découle une vie sociale animée, connue notamment par quelques-unes de ses expressions les plus manifestes, dans la rue Coimbra et sur la place Kantuta.
Notes de bas de page
1 Los Angeles représente le modèle même de la ville post-industrielle, à l’opposé de Chicago [Cary et Fol, 2012, p. 114 ; Gorrha-Gobin, 2015].
2 Selon les données tirées d’un rapport de l’OCDE cité par Pierre Salama [2015], les salaires réels au Brésil ont été multipliés par 2,6 entre 2000 et 2011 (de 4,35 USD à 11,65 USD).
3 Cette enquête analyse l’emploi formel tandis que la PED (Pesquisa de emprego e desemprego), dont il est question juste après, traite l’emploi formel et informel.
4 Insistons sur le fait qu’une croissance de 1 % par an n’est pas négligeable. Car le taux de croissance actuel (entre 2000 et 2010), d’à peine 1 % par an, peut sembler dérisoire au regard de ce qu’il était dans les années 1960 (5,6 % par an). Néanmoins, entre 2000 et 2010, la métropole a tout de même gagné 1,8 million d’habitants. Et les travaux de Thomas Piketty [2013] démontrent la puissance à long terme d’une croissance, jugée faible, de 1 % par an. Quoi qu’il en soit, ce que nous soulignons ici est le mouvement de diminution rapide de la croissance démographique, lequel, s’il se poursuit, ce que semble annoncer la chute du taux de fécondité, pourrait déboucher sur une stabilisation rapide de la population.
5 Le taux de fécondité à São Paulo (RMSP) est passé de 3,21 à 1,80 entre 1980 et 2010. Au Brésil, au cours de la même période, il a chuté de 4,40 à 1,90 [Pasternak et Bógus, 2015, p. 92].
6 Source : Ibge, Diretoria de Pesquisas, Coordenação de Trabalho e Rendimento, Pesquisa Mensal de Emprego mar.2002-dez.2015. Données consultables à l’adresse : http://www.ibge.gov.br/home/estatistica/indicadores/trabalhoerendimento/pme_nova/defaulttab_hist.shtm. Le taux d’activité concerne la population âgée de 10 ans et plus.
7 L’analyse de l’évolution du secteur de la confection selon les données statistiques de l’Ibge (recensements de la population, enquêtes nationales auprès d’un échantillon de ménages [Pnad] et enquêtes annuelles auprès des entreprises [PEA]), est présentée dans un article de 2014 [Souchaud, 2014, p. 133-138].
8 « If seasonality is the temporal expression of flexibility, subcontracting is its spatial manifestation. »
9 La fragmentation du travail industriel dans le cadre de l’évolution de l’économie globale est notamment révélée et analysée par les travaux de Saskia Sassen [2013].
10 Notons que les liens de proximité comptent tout autant que l’expérience au moment du recrutement, comme nous l’avons observé dans le chapitre v, si bien que beaucoup de femmes entrent dans ces ateliers sans être formées à la confection.
11 La flexibilisation a-t-elle sauvé l’industrie de la confection à São Paulo ? Il est bien difficile de répondre à cette question qui relève autant d’un débat idéologique que d’arguments économiques. Observons cependant que, dans la confection, la flexibilisation s’est accompagnée d’une précarisation sévère et d’un retour de l’informalité, phénomènes qui relèvent davantage de la déréglementation que de la flexibilisation. C’est donc le lien entre flexibilité et déréglementation qui doit être interrogé, et pas seulement la question de la flexibilisation face à la désindustrialisation. La confusion sémantique dissimule en effet des modalités d’ajustement qui reposent sur la régression sociale.
12 Cette continuité historique a été étudiée, à Londres, par P. Panayiotopoulos et M. Dreef [2002].
13 Nous reprenons ici la notion de choix telle qu’Yves Grafmeyer [2010, p. 35] l’a définie à propos des choix résidentiels, qui « dépendent de deux ordres de facteurs qui s’imposent aux individus : d’une part, les ressources et les contraintes objectives de toute nature qui dessinent le champ de ce qui leur est possible ; d’autre part, les mécanismes sociaux qui ont façonné leurs attentes, leurs jugements, leurs attitudes, leurs habitudes, et par conséquent ce qu’ils estiment souhaitable. Socialement constitués et différenciés, ces choix ne sont donc pas “libres” ».
14 Nous nous référons ici aux définitions de la centralité, du centre urbain et de l’urbanité proposées par Jacques Lévy et Michel Lussault [2003, p. 139, 144, 966], auxquelles les notions d’économies d’agglomération et de ressources urbaines font écho. La centralité est la « capacité de polarisation de l’espace d’attractivité d’un lieu ou d’une aire qui concentre acteurs, fonctions et objets ». Le centre urbain est défini comme un « espace de densité et de diversité maximales et de couplage le plus intense entre celle-ci et celle-là ». Enfin, l’urbanité « procède du couplage de la densité et de la diversité des objets de société dans l’espace ».
15 Selon nos relevés datant du début de l’année 2010.
16 Pour une approche anthropologique de l’insertion des quartiers marchands dans l’environnement métropolitain, on pourra consulter Emmanuelle Lallement [2010].
17 Ce travail, ainsi qu’une étude comparée détaillée des deux quartiers, reste à entreprendre. Ces analyses livreraient sans doute des éléments de réflexion sur la dynamique urbaine générale du centre-ville et mettraient en perspective la convergence qui semble s’observer actuellement.
18 La réorganisation et la réglementation du commerce dans l’hypercentre s’inscrivent dans le vaste mouvement de rénovation urbaine des quartiers centraux de São Paulo, engagé dès les années 1980 [Alves, 2011].
19 Ce qui ne signifie pas que le commerce en magasin ou dans les stands des centres commerciaux soit totalement régularisé. Mais, dans la stratégie de la municipalité de São Paulo, il semble que la chasse au commerce ambulant ait été le point de départ de la lutte contre le commerce informel.
20 Pour une analyse des dimensions métropolitaines des activités de commerce ambulant (ambulantage), on pourra consulter le dossier thématique de la revue Cybergeo, coordonné par J. Monet [2007].
21 Je me suis rendu à la Feira da madrugada le 28 avril 2010, le 26 août 2010 et le 2 février 2011 ; la première fois avec mon collègue Dominique Vidal, puis seul les fois suivantes.
22 Les vendeurs interrogés ont souvent fait mention d’une « redevance » réclamée par des personnes prétendant administrer le marché. Cependant, le racket ne semble pas peser outre mesure sur ce marché, même si les rumeurs, parmi ceux qui ne le fréquentent pas, font état de la mainmise du Primeiro Comando da Capital (PCC) sur la Feira (le PCC est la principale organisation criminelle du pays, elle contrôle les prisons et le trafic de drogues dans la métropole de São Paulo).
23 http://g1.globo.com/sao-paulo/noticia/2015/10/nova-feira-da-madrugada-exige-que-camelo-se-regularize-diz-secretario.html
24 http://g1.globo.com/sao-paulo/noticia/2014/02/prefeitura-de-sp-lanca-edital-para-terceirizar-feira-da-madrugada.html
25 Selon le commerçant bolivien Manuel (voir chapitre v), en décembre 2011, le loyer mensuel d’un box de 6 m2 du shopping Juta, situé rue da Juta dans le Brás, s’élevait à 1 000 réaux (411 euros), soit environ deux salaires minimum de l’époque. Il faut y ajouter le droit de bail illégal (luva) de 15 000 réaux (6 200 euros), renouvelable tous les trois ans, ce qui établit le loyer mensuel réel à 1 417 réaux (583 euros).
26 https://www.youtube.com/watch?v=H95tbvhzUPQ. Le 14 avril 2016, la vidéo totalisait 187 881 vues. Autre exemple : la vidéo d’Adriana Sales, avec 200 000 vues. https://www.youtube.com/watch?v=mU1YYVuprYM
27 Le 4 avril 2016, la vidéo totalisait 187 881 vues.
28 « Oi amores, nesse vídeo tentei mostra pra vcs um pouco maus detalhado de como é a tão “famosa” feirinha da madrugada! Eu espero que gostem. » À côté de cet objectif informatif affiché par la blogueuse, rappelons que le support YouTube est également, et très souvent, un média d’autopromotion. Ces vidéos sur le Brás n’échappent pas à la règle. Ainsi, lors du montage, les vidéastes conservent de longs passages où elles se mettent elles-mêmes en scène.
29 Le marché du Brás est un succès populaire, au point qu’il est devenu un produit d’« exportation » dans les villes moyennes de l’intérieur. Ce marché itinérant fait aussi l’objet de vidéos à l’initiative de clientes qui, comme Vivi Martins de Nogueira, dans l’intérieur du São Paulo, souhaitent vanter les mérites du marché lors de leurs passages.
30 La plupart des marques de vêtements lowcost, comme H&M, sont absentes au Brésil. Celles qui sont présentes sur le marché sont destinées à la classe moyenne supérieure (Zara) et seulement disponibles dans les grands centres commerciaux généralistes des beaux quartiers.
31 Selon les responsables de quelques agences interrogés en novembre 2010, les agences spécialisées dans l’expédition de marchandises (encomendas), comme les vêtements, se concentrent dans la rue 25 de Abril. La rue Uruguaiana est spécialisée dans les déménagements de particuliers.
32 Liens que le nom des entreprises rappelle, comme l’agence Caruaru, du nom de la capitale de l’Agreste du Pernambouc, située dans la rue Doutor Almeida Lima, à l’angle de la rue Uruguaiana.
33 Les informations qui suivent sont tirées de la riche étude de Sueli de Castro Gomes [2002].
34 Contraction de helanca, tissu élastique utilisé dans la confection de vêtements de sport et à la mode à l’époque de la formation du vocable, et sul, sud, d’où provient la matière première. Aujourd’hui, le terme désigne aussi les produits asiatiques acheminés du Paraguay par les filières du commerce à la valise et vendus sur les marchés de l’intérieur (celui de Santa Cruz do Capibaribe en particulier).
35 Rappelons que l’expression « les migrants » désigne dans les statistiques la population née à l’étranger, les nombreux enfants d’immigrés nés au Brésil étant donc absents de ces données.
36 Pour une présentation des études sur « les espaces marchands liés à l’immigration », nous renvoyons au riche travail de Marie Chabrol, et notamment à son chapitre premier [Chabrol, 2011, p. 52],
37 Nous reprenons dans ce développement les définitions de notions telles que commerce ethnique, entrepreneuriat ethnique, dispositif économique, formulées par Emmanuel Ma Mung [1996].
38 Ce marché dominical animé est le principal lieu de la sociabilité bolivienne à São Paulo. Il porte le nom de la fleur nationale de la Bolivie, la Kantuta, typique du biome andin. Le marché, après avoir été déplacé, se tient à l’angle des rues Pedro Vicente et das Olarias, dans le quartier du Pari. Il dépend de l’association culturelle Praça Kantuta et est autorisé par la municipalité, qui l’intègre dans son programme de marchés officiels [Xavier, 2010, p. 114 et suivantes]. La Kantuta est à la fois un marché et une fête populaire. Parmi les installations et les activités habituellement présentes, de nombreuses échoppes de restaurateurs, un tournoi de football, des défilés de groupes folkloriques boliviens, une chaîne de radio assurant l’animation en espagnol.
39 L’Agreste pernamboucain et la région de Toritama – Santa Cruz do Capibaribe, à laquelle nous avons fait plusieurs fois référence, en fournit l’illustration.
40 En 2000, les mécaniciens de la confection sont ventilés dans trois catégories distinctes ; ils sont regroupés en une seule en 2010. Pour faciliter la comparaison entre les deux recensements, nous avons gardé en 2000 uniquement la population de la catégorie centrale qui, contrairement aux deux autres, ne laisse pas d’ambiguïté quant à la fonction précise des ouvriers.
41 C’est d’ailleurs sans doute un facteur de risque d’asservissement supplémentaire. La résidence en banlieue associée à un faible temps de résidence (migration récente) détermine une situation de vulnérabilité propice à l’exploitation des ouvriers. Il ne serait pas surprenant d’observer que les situations dites d’esclavage (voir chapitre précédent) sont, à temps de résidence équivalent, plus fréquentes en banlieue que dans le centre.
42 À notre connaissance, l’étude des ateliers de banlieue reste à faire.
43 Norma et son mari ont eu cinq enfants ; deux sont décédés, dont un fils dans un accident de moto un an avant notre entretien.
44 Dans ces deux cas, la main-d’œuvre est « venue » à l’atelier, l’atelier ne s’est pas installé au plus près de la main-d’œuvre. Comme dans le centre, il semblerait que la localisation des ateliers commande la concentration de la main-d’œuvre, et non l’inverse.
45 « Aí es más sacrificado, aqui te dan la oportunidad de las casas, de la comida. »
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