Chapitre v. Travailler et faire carrière dans un atelier
p. 205-257
Texte intégral
1Le principe de l’atelier, la finalité de son organisation, est d’asseoir une emprise sur les ouvriers afin de disposer d’un maximum de leur temps pour le travail de confection. L’une des clés de ce principe est d’établir une continuité entre le logement et l’espace de travail, par la proximité physique, voire l’intégration du lieu de résidence et de l’atelier, et la dilatation du temps d’activité. Cet objectif prime sur celui de la productivité, comme la négligence récurrente à l’égard des conditions de travail et de l’état des moyens de production tend à le démontrer. Une fois établi ce principe organisationnel, il s’agit maintenant d’observer comment la vie dans l’atelier, au quotidien et à plus ou moins long terme, façonne l’existence de ceux qui y travaillent, y vivent.
2L’approche que nous proposons dans ce chapitre repose sur l’observation et l’analyse de la routine des ateliers, lieux de travail où des individus sont organisés autour d’une activité commandée par l’extérieur. Entrer dans l’atelier, examiner l’organisation du lieu et du travail, décrire les fonctions de chacun, ouvriers et patrons, et envisager les apprentissages, les carrières, en termes d’attentes et de réalisations, puis les confronter aux trajectoires migratoires nous permettra de montrer l’emprise de l’atelier sur l’existence des migrants et d’envisager comment évolue, dans cet environnement très fortement contraint, le projet d’autonomie propre à tout migrant.
3Dans les ateliers de confection, les carrières sont rapides, brèves, rarement longues et uniformes. Elles sont toujours marquées par une insécurité structurelle, pour les ouvriers comme pour les patrons, et l’expérience de la domination, inévitable, est un attribut commun à ceux qui réussissent comme à ceux qui renoncent.
La routine d’un atelier du Bom Retiro
4Le 23 août 2010, à 7 h 15, je me présente à un atelier situé au premier étage d’un immeuble commercial, dans le centre du Bom Retiro. Le patron est coréen, il ne vient que très rarement. Pablo, Paraguayen de 40 ans responsable du lieu (encargado), m’a invité à passer la matinée sur place.
5À en juger par les différentes informations recueillies au cours de la demi-journée, tant sur l’environnement de travail qu’à propos de sa situation sur le marché, cet atelier, même s’il est représentatif du fonctionnement des ateliers sous-traitants, sort du lot : les conditions de travail y sont relativement correctes, l’activité est stabilisée et, après plusieurs années d’existence, l’atelier a su valoriser un savoir-faire et une expérience auprès de clients bien installés sur le marché. Pourtant, bien que déclaré au registre des entreprises (CNPJ), il présente de nombreuses irrégularités.
6L’atelier est constitué d’un vaste volume d’une surface de 25 m de long et 6 m de façade. Seule la façade est vitrée, mais la lumière entre abondamment par d’amples fenêtres. Quatorze personnes travaillent dans ce lieu de 150 m2 : un pilotero/encargado1, Pablo, huit couturiers (dont trois femmes), quatre repasseurs et une cuisinière ; comparé à la majorité des ateliers, celui-ci est peu dense. Il est organisé pour un maximum de dix-huit à vingt ouvriers, mais, selon Pablo, jusqu’à trente personnes ont travaillé dans ce lieu. La pièce est ventilée par cinq ventilateurs muraux. Tout le personnel, couturiers, repasseurs et piloteiro, est logé gratuitement par le patron coréen dans un appartement en location, modeste mais correctement entretenu, situé dans le nord du quartier, à une dizaine de minutes à pied. C’est un atelier bien implanté sur le marché – c’est du moins ce que sa situation géographique indique, car les locations sont très chères dans ces rues commerçantes du Bom Retiro ; son ancienneté est une preuve supplémentaire de sa bonne situation économique. Il fonctionne en effet depuis au moins sept années, soit la période écoulée depuis l’arrivée de Pablo. L’atelier produit des vêtements pour Monsieur Li, le patron de l’atelier, qui les fabrique pour une marque2. La marque ne s’occupe donc pas de la fabrication ; elle a ses fabricants, M. Li est l’un d’eux. Il s’agit d’une marque de vêtements brésilienne assez connue, dont les patrons sont des Coréens du Bom Retiro3. Selon Pablo, la marque a deux magasins showrooms dans le Bom Retiro qui assurent la vente en gros et la promotion de son image. Elle distribue ses vêtements dans d’autres grandes villes du pays, notamment à Brasília. Dix-huit ateliers dispersés dans le secteur assureraient la fabrication des vêtements. Quant à l’atelier de M. Li, dont Pablo s’occupe, il ne produit que des vestes de type blazer, masculin ou féminin.
7La situation que nous avons observée correspond bien au modèle de la sous-traitance tel qu’il s’est développé dans la confection (contracting system), où une marque sous-traite la fabrication des habits à des intermédiaires chargés d’exécuter les commandes. L’intermédiaire n’est pas nécessairement propriétaire d’un atelier. Lorsqu’il ne l’est pas, il doit trouver des ateliers (contracting shop) pour exécuter la commande. L’intermédiaire traite donc avec des patrons d’atelier à qui il confie la production des vêtements (voir au chapitre iii le cas de José, patron d’un atelier qui lui a été cédé par un Coréen dont les activités évoluaient). Dans le cas présent, l’intermédiaire, M. Li, est propriétaire d’un atelier mais en délègue la gestion à Pablo. L’intermédiaire fait fréquemment appel à une personne du groupe majoritaire au sein des ouvriers, ici des immigrés boliviens ou paraguayens, pour gérer l’atelier dont il est responsable (encargado). Si globalement les activités de production incombent aux Boliviens et aux Paraguayens alors que les intermédiaires et les commanditaires sont coréens, la division du travail dans le contracting system n’est pas à proprement parler ethnique ; elle relève des caractères de l’histoire migratoire spécifique au secteur à São Paulo. En bas de cette cascade d’intermédiaires, les ouvriers exécutent la production, au sein de plusieurs ateliers.
8En somme, le cas que nous examinons réunit les trois grands opérateurs de la sous-traitance dans la confection structurant la chaîne de commandement donnant vie à l’atelier (le contracting shop) : la marque, le ou les intermédiaires et les ouvriers.
9Le travail en atelier nécessite des compétences professionnelles et une bonne résistance physique. Car les longues journées dépassent de beaucoup la durée légale du travail, fixée au Brésil à huit heures quotidiennes et quarante heures hebdomadaires. Chaque matin, du lundi au vendredi, l’activité commence à 7 heures et s’interrompt à 12 heures, pour la pause déjeuner. Le travail reprend à 13 heures et se termine entre 19 heures et 20 heures. Le samedi, l’horaire est réduit à une demi-journée, repas inclus, la journée débutant donc à 7 heures et se terminant à 13 heures, à la fin de la pause repas. Le samedi après-midi et le dimanche sont libres. Dans cet atelier, une journée de travail en semaine dure donc entre onze et douze heures, dont cinq heures le matin et six ou sept heures l’après-midi, ce qui représente de cinquante-cinq à soixante heures par semaine, si l’on ajoute les quatre heures du samedi. Au total, ce sont donc environ soixante heures de travail par semaine en période d’activité.
10Le rythme annuel de l’activité dans un atelier est aujourd’hui moins dépendant qu’auparavant des variations saisonnières. Traditionnellement, l’activité s’emballait au moment des changements de collections, lorsque, deux fois par an, le contour de la production était défini pour un semestre. Mais, les habitudes de consommation et de production ayant évolué, les nouvelles créations sont désormais constantes et ne sont plus regroupées à chaque changement de saison. La demande est par conséquent moins fluctuante et l’activité d’un atelier bien établi assez régulière sur l’ensemble de l’année. La seule interruption programmée et incontournable a lieu l’été, au moment des fêtes de fin d’année, entre le 20 décembre et le 15 janvier.
11Le rythme quotidien et hebdomadaire des ateliers a lui aussi évolué. Les témoignages recueillis s’accordent sur le fait que les journées de travail ont globalement diminué, même si tous jugent la charge excessive : « nosostros trabajamos demasiado4 ». Cependant, les ouvriers rappellent que les ateliers pouvaient auparavant fonctionner jusqu’à 23 heures ou minuit. Aujourd’hui, ces horaires, lorsqu’ils sont pratiqués, sont le fait d’ateliers récents ou peu consolidés qui, en bout de chaîne de commandement et en dernier recours, permettent d’honorer des commandes ponctuelles et urgentes.
12Le jour de notre visite, tout l’atelier poursuit un travail commencé deux semaines auparavant dont la durée totale prévue est de trois semaines. À terme, mille blazers seront livrés au fabricant. Dans la salle, les ouvriers sont silencieux, concentrés. Les instructions ont été données il y a environ quinze jours ; chacun sait ce qu’il a à faire, le rythme de travail est bien installé. Selon la procédure habituelle, Pablo a préalablement reçu les différentes pièces du patron (photographie 17), qu’il a assemblées pour former le prototype (piloto), décliné en différentes tailles. Ces épreuves sont alors envoyées au fabricant et patron de l’atelier, M. Li, qui évalue les pièces et demande, le cas échéant, des ajustements. Une fois le prototype validé, Pablo définit les étapes du montage et distribue les tâches aux ouvriers. La réalisation des vêtements peut commencer. Les pièces de tissu découpées, arrivées en même temps que le patron, sont préparées par les repasseurs apprentis, qui repassent certaines pièces et procèdent à quelques assemblages sans couture au moyen de tissus gommés qui adhèrent à la chauffe. Puis les pièces sont assemblées par les mécaniciens, qui travaillent sur les piqueuses plates (retas). Les blazers constitués seront ensuite envoyés dans un autre atelier chargé des boutonnières et de l’installation des boutons. Enfin, les vêtements reviennent à l’atelier de Pablo pour un repassage final confié à un repasseur expérimenté.
13Les quatorze personnes qui travaillent dans l’atelier œuvrent à la même commande. Pablo est le plus ancien dans l’atelier. Le dernier venu, arrivé deux semaines plus tôt, est un couturier installé à São Paulo depuis 2008. Onze des quatorze ouvriers vivent dans l’appartement de la rue General Flores mis à disposition par le patron.
14Les trois repasseurs apprentis (photographie 18), qui préparent les tissus avant la couture, ont entre 20 et 29 ans ; ce ne sont pas les plus jeunes de l’atelier, mais les plus récemment établis à São Paulo. Deux d’entre eux sont arrivés au Brésil et dans la métropole il y a trois mois, le troisième il y a presque six mois. Les deux premiers n’ont connu que cet atelier, tandis que le troisième en est à son deuxième lieu de travail. Ils sont les seuls à travailler debout. Comme le reste des ouvriers, ils n’ont pas de tenue de travail spécifique ; ils sont en short ou en pantalon et portent des teeshirts et des chaussures ouvertes. Ce jour-là, ils ont trois activités distinctes. Rodrigo réalise une tâche simple et courte : il repasse les manches du blazer encore séparées de la veste. Il est originaire de Repatriación, district situé dans le département de Caaguazú. Il a sept frères et sœurs, dont un frère qui vit à São Paulo. Ses parents cultivent une terre en location de dix hectares (chacra). Álvaro (photographie 19), 20 ans, originaire du département de Caaguazú, repasse les pièces de tissus assemblées deux par deux, qu’il prépare en donnant un coup de ciseaux au revers de la couture cintrée, pour faciliter le repassage et éviter le faux pli (« sino queda mal »). Pedro (photographie 20), âgé de 29 ans, fixe au fer un repli dans lequel il intercale d’une bande thermocollante. Arrivé depuis quelques mois à São Paulo, il a quitté la ferme de ses parents installés dans la zone rurale du district de São Pedro, capitale éponyme du département.
15Une fois préparées par les repasseurs, les pièces de tissu sont distribuées aux cinq couturiers et trois couturières. La plus jeune, âgée de 19 ans, est aussi la dernière arrivée à São Paulo, où elle vit depuis un an. Elle est l’aînée d’une fratrie de neuf frères et sœurs. Elle a appris son métier dans ce même atelier. La plus ancienne dans le métier exerce depuis six ans. Ce n’est pas toujours le cas, mais, en l’occurrence, tous les employés de l’atelier ont appris le métier sur le tas, à São Paulo, en débutant au repassage. Les tâches des couturiers sont relativement simples et très répétitives. Mais tous n’ont pas le même savoir-faire, d’importantes différences entre les opérations effectuées d’un poste à l’autre sont repérables, et il semble que le savoir-faire de chacun se mesure à la durée des opérations réalisées qui généralement engagent une variété de compétences croissant proportionnellement au temps d’exécution. Par ailleurs, les compétences individuelles augmentent généralement avec durée d’activité dans le secteur. Ainsi, la couturière qui a le plus d’expérience – exception faite de Pablo – enchaîne une opération qui dure une minute et huit secondes. Ses collègues les moins expérimentés répètent des travaux dont la durée varie entre neuf et dix-huit secondes. L’activité de ceux-ci est non seulement plus répétitive, mais aussi moins élaborée, car ils assemblent deux pièces de tissu selon une ligne de piqûre droite ; seul l’un d’eux trace une couture avec une inflexion. Il s’agit donc d’assembler correctement les deux tissus, de débuter et d’arrêter la couture au bon endroit, de coudre droit sur un seul mouvement de courroie. Les opérations des couturiers plus expérimentés sont visiblement plus variées et plus complexes. Les lignes de piqûre sont plus longues, varient en longueur, et suivent des inflexions ; plus de deux tissus ou épaisseurs de tissu peuvent être piqués ; un troisième fil peut être ponctuellement introduit, il servira de guide à l’apprenti repasseur avant d’être retiré. Ces opérations impliquent des manipulations coordonnées de la machine, commandée par le pied, le genou et les mains du couturier5.
16Pablo travaille aussi à l’assemblage, sur une piqueuse (reta) : il installe les cols sur les vestes. C’est l’opération la plus longue effectuée dans l’atelier ; elle est aussi la plus complexe. Pablo passe plus de deux minutes sur chaque veste.
17Une fois réalisés les travaux des couturiers, et après qu’un autre atelier s’est chargé de la découpe des boutonnières et de la pose des boutons, chaque veste est intégralement repassée avant d’être livrée au fabricant. Le repassage final est effectué par un ouvrier expérimenté. Fabricio, lui aussi originaire de Repatriación (département de Caaguazú, Paraguay), est installé à São Paulo depuis plusieurs années. Il a travaillé uniquement dans le Brás et le Bom Retiro. Le repassage d’une veste lui prend plusieurs minutes. La veste est posée à plat sur une table aspirante bruyante. Fabricio travaille debout. Ses gestes sont rapides et précis, l’essentiel est de bien placer le tissu en l’ajustant soigneusement sur la table à repasser. Le repassage est effectué par petites touches, le coup de fer est bref, une seule pression ou un seul passage suffit.
Les ouvriers : ascension rapide ou carrières brèves ?
18Le travail dans les ateliers ne mobilise pas un important savoir-faire, principalement parce que ceux-ci produisent des vêtements peu sophistiqués et de moyenne ou de basse qualité. Techniquement, le travail est assez rudimentaire, et ce faible niveau d’exigence technique explique que la majorité des ouvriers se soit formée sur le tas. Néanmoins, les ouvriers se différencient entre eux selon leur niveau de compétence, lequel varie notamment en fonction de leur ancienneté. Parmi les couturiers comme parmi les repasseurs, cela se traduit tant dans l’activité que dans le niveau de salaire. Nous avons effectivement constaté que tous n’effectuent pas les mêmes tâches ; ces différences, notamment chez les couturiers, font varier l’intensité de la nature répétitive et monotone de l’activité, ceux qui ont la meilleure maîtrise technique et le plus d’expérience se consacrant à des opérations à la fois plus longues, plus complexes et variées – ce qui peut-être rend l’activité moins contraignante, et pas seulement plus lucrative. Dans cet atelier, le jour de ma visite, tous les couturiers travaillent sur des retas. En fonction des commandes, l’usage des machines surjeteuses (overloques) et recouvreuses (interloques) peut être nécessaire. Ces machines sont réputées plus faciles à manier, car commandant des opérations moins complexes que les retas. Souvent, d’ailleurs, les apprentis repasseurs font leurs premières armes sur des overloques, et ne passent que plus tard au maniement des retas. La variété des machines est donc un critère supplémentaire de diversification des activités parmi les couturiers.
19Dans l’atelier que dirige Pablo, le salaire mensuel d’un repasseur débutant, qui est aussi un apprenti couturier, est d’environ 400 réaux, soit à peine 80 % du salaire minimum d’alors, officiellement fixé en 2010 à 510 réaux. Fabricio, le repasseur expérimenté, gagne 700 réaux. Contrairement aux repasseurs, dont le revenu est mensuel, les couturiers sont payés à la pièce. Dans cet atelier, ils gagnent en moyenne entre 900 et 1 000 réaux en temps normal, et jusqu’à 1 300 réaux les mois où l’activité bat son plein. Ces salaires, à l’exception de ceux des apprentis, sont supérieurs au salaire minimum. Mais, pour évaluer correctement cet écart, il faut prendre en compte plusieurs éléments, qui concernent les conditions de travail. Les ouvriers des ateliers comparent facilement leurs conditions de travail à celles des ouvriers des usines de confection (as firmas) du secteur formel, qui peuvent en effet servir de point de comparaison. Dans les ateliers, les semaines de travail dépassent de très loin la durée légale du travail, respectée en usine, si bien que, rapporté à sa valeur horaire, le salaire dans un atelier n’est pas supérieur à celui pratiqué dans les firmas. Sans compter que les ouvriers des ateliers n’ont ni congés payés (alors que l’activité s’interrompt en fin d’année), ni protection sociale d’aucune sorte, qu’il s’agisse d’une assurance maladie, d’une assurance retraite ou d’une indemnité de licenciement. Les ouvriers, compte tenu de leur situation et de leur statut, sont peu préoccupés par ces avantages, qu’ils ne perçoivent pas pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des droits : souvent jeunes, ils ne considèrent pas être exposés à un risque de maladie (oubliant les accidents du travail) ; migrants, ils ne se projettent pas à long terme dans le pays d’accueil et n’ont souvent de projet pour l’avenir que dans le pays d’origine ; enfin, ils n’ont pas l’impression que le travail dans le secteur peut manquer et considèrent qu’ils trouveront très facilement un emploi en cas de renvoi ou de départ. En avançant ces arguments, les ouvriers manifestent leurs préoccupations à court terme, refusent bien souvent de se projeter au-delà, et font état d’une situation dont ils semblent se contenter ; mais peut-être serait-il plus juste de considérer qu’ils ne se font guère d’illusion sur les possibilités de faire valoir leurs droits.
20Quoi qu’il en soit, les ouvriers ont d’autres arguments pour justifier leur préférence pour les ateliers. L’hébergement proposé par l’employeur, qui n’existe pas dans les contrats en usine, leur permet de faire des économies et de gagner du temps sur les déplacements entre le domicile et le travail, temps qu’ils peuvent consacrer à travailler pour accroître leur revenu. La taille de ces unités, moins impersonnelles que les grandes usines, et la possibilité d’y retrouver des collègues de même origine sont d’autres avantages mentionnés par les migrants.
21On pourrait en conclure que les ouvriers ont une préférence affirmée pour le modèle des ateliers. Mais il faut rappeler les circonstances dans lesquelles sont énoncés ces points de vue, et souligner qu’ils se forgent dans le cours d’existences où les choix de vie sont limités, spécialement en l’absence d’un accès libre et entier au marché du travail. Pleinement conscients de cette marginalisation que les ouvriers, en l’occurrence des migrants, expriment cette préférence qui n’est peut-être que ce à quoi ils se résolvent faute de mieux. En réalité, ils savent que les firmas ne leur sont pas accessibles, qu’elles n’emploient pas de travailleurs étrangers sans permis de travail ou titre de séjour, qu’elles doutent de la qualité de leur expérience et exigent des références sur le marché du travail formel pour recruter. Car, contrairement aux firmas, les ateliers sont réputés faire passer la rapidité de production avant la qualité d’exécution. En somme, lorsque l’on est étranger sans permis de travail, l’atelier est une des rares formes d’accès à un emploi, qui par ailleurs résout l’épineuse question du logement.
22Se former à la couture sur machine et débuter dans la confection est rapide lorsque l’on intègre un atelier : très vite, en quelques mois, un jeune n’ayant aucune expérience dans la confection peut devenir couturier en atelier, après avoir été repasseur/commis. La progression accélérée des débuts se poursuit-elle au même rythme les années suivantes et, au bout de quelques années, les efforts des ouvriers sont-ils récompensés par une évolution qualitative de leur activité et de meilleurs revenus ?
23Pour répondre à cette question, il est au préalable nécessaire de décrire statistiquement si possible, dans les ateliers, à la fois les statuts d’emploi, en distinguant les personnes à leur compte et les salariés6, et les professions. Rappelons que nous ciblons les ateliers de confection où les emplois sont occupés par des immigrés. Rappelons également que nous considérons que la population immigrée de l’industrie de la confection travaille pour l’essentiel dans des ateliers (voir la typologie établie dans le chapitre précédent). Par conséquent, décrire la population active de la confection née à l’étranger nous permet d’approcher, avec une précision relative, l’univers des ateliers. Précisons enfin que, selon le recensement de la population de 2010 [Ibge 2012a], dans l’ensemble de la région métropolitaine, les actifs du secteur de la confection nés à l’étranger sont à 90,7 % nés en Bolivie (76,4 %), au Paraguay (8,5 %) et en Corée du Sud (5,8 %). Ces trois populations constituent donc le cœur des ouvriers des ateliers qui nous intéressent. C’est sur elles que nous concentrons l’analyse statistique.
24Les données que nous présentons doivent être analysées avec prudence, car elles posent à la fois des problèmes de sous-représentation et d’enregistrement. Dans le tableau 27 par exemple, parmi la population coréenne, les professions de près de la moitié des emplois déclarés ne sont pas précisées (tableau 27, p. 215). Il ressort néanmoins de ce tableau que les populations boliviennes et paraguayennes sont très majoritairement employées comme couturiers (à plus de 80 % opérateurs de machines à coudre), c’est-à-dire employées à l’assemblage des vêtements. Une autre part significative (environ 10 %) est représentée par les « travailleurs qualifiés de la préparation de la confection de vêtements », qui sont probablement les repasseurs/commis. Enfin, la part des dirigeants est presque négligeable et, même si l’on doit considérer que cette catégorie est sous-évaluée, elle est sans doute minoritaire. La population coréenne présente quant à elle un profil rigoureusement opposé, où les couturiers sont extrêmement peu nombreux et les dirigeants d’atelier majoritaires. Cette donnée confirme les informations recueillies lors de nos observations et entretiens.
25Il est difficile d’interpréter les statuts d’emploi identifiés lors du recensement et mentionnés dans le tableau 28, compte tenu du nombre très peu élevé, et certainement sous-évalué, de salariés dont une part significative a peut-être été enregistrée à tort comme indépendante (tableau 28, p. 216). Retenons en revanche que les salariés sont pour l’essentiel non déclarés. Ce qui, là encore, confirme les données de l’enquête de terrain.
26En somme, et sans surprise, la confection offre une variété de professions très réduite, et l’atelier est essentiellement l’univers des couturiers.
Tableau 27. RMSP. Population du secteur de la confection, selon le pays de naissance et la profession, en 2010, en %
Pays de naissance | ||||
Bolivie | Paraguay | Corée du Sud | Total | |
Non déclarés | 2,1 | 2,8 | 41,6 | 4,7 |
Dirigeants d’industrie de transformation | 1,2 | 0,0 | 33,7 | 3,1 |
Travailleurs qualifiés de la préparation | 8,1 | 10,5 | 0,0 | 7,8 |
Couturiers, brodeurs et associés | 0,2 | 2,3 | 0,0 | 0,4 |
Opérateurs de machines à coudre | 83,7 | 81,8 | 1,1 | 78,3 |
Sous-total | 95,3 | 97,3 | 76,5 | 94,3 |
Source : Ibge, recensement de la population 2010 [Ibge 2012a].
Tableau 28. Population du secteur de la confection, selon le pays de naissance et le statut d’occupation, en 2010
Pays de naissance | ||||
Bolivie | Paraguay | Corée du Sud | Total | |
Salariés déclarés | 11,9 | 6,0 | 9,8 | 11,2 |
Salariés non déclarés | 28,6 | 38,8 | 10,0 | 28,4 |
Indépendants | 58,6 | 55,2 | 47,8 | 57,6 |
Employeurs | 0,6 | 0,0 | 32,4 | 2,6 |
Non rémunérés | 0,3 | 0,0 | 0,0 | 0,2 |
Total | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 |
Source : Ibge, recensement de la population 2010 [Ibge 2012a].
27Nous avons observé que les couturiers effectuent un travail répétitif requérant un niveau de compétence technique limité. Les plus qualifiés se distinguent des débutants, mais les différences, tant du point de vue des activités que des revenus, demeurent limitées. Il semble donc que la marge de progression des ouvriers couturiers dans l’activité quotidienne de l’atelier standard soit assez réduite. Par conséquent, les ouvriers qui voudraient aller plus loin, pour améliorer leurs conditions de vie notamment, savent qu’ils doivent sortir du groupe relativement homogène des couturiers. Ils ont alors le choix entre trois possibilités : devenir pilotero, c’est-à-dire continuer à exercer le métier de couturier comme employé, mais à un niveau de compétence élevé qui en fait une catégorie nettement différenciée de celle des couturiers ; monter un atelier de confection ; quitter le secteur et changer d’activité.
28Cette dernière solution concerne probablement l’essentiel des couturiers qui en effet quittent le secteur sans s’attarder de nombreuses années dans cette profession, sans non plus poursuivre leur carrière comme pilotero ou entrepreneur. Pour preuve de cette situation, l’âge médian des actifs de la couture nés à l’étranger est, selon le recensement de la population de 2010 [Ibge 2012a] de 27 ans. Ce qui signifie à la fois que les migrants entament jeunes leur carrière dans la confection et, surtout, qu’ils y consacrent peu d’années7. Notons que, d’après ces mêmes données, l’âge médian des migrants coréens est nettement plus élevé, atteignant 52 ans en 2010. Cette différence ne contredit pas notre hypothèse ; au contraire, elle la conforte, puisque c’est parmi ce groupe que la proportion de couturiers est la plus faible et celle des patrons la plus forte (tableau 27, p. 215) : les carrières dans la confection se prolongent (en tirant l’âge médian des actifs) à la condition de devenir entrepreneur. Globalement donc, la durée d’une carrière dans la confection est courte, elle s’arrête après quelques années d’exercice de la profession de couturier.
Pilotero : entre sentiment de réussite et frustrations
29Certains couturiers poursuivent cependant leur carrière et deviennent piloteros, c’est-à-dire mécaniciens modèles. Le pilotero intervient après le styliste, qui dessine le modèle, puis le modéliste, qui réalise le patron. Il se charge de réaliser le modèle en tissu du vêtement, en anticipant chacune des étapes de la production en série. Le pilotero doit maîtriser l’ensemble du processus de fabrication et définir chacune des étapes du montage du vêtement. Son travail conditionne donc la qualité des séries produites. À ce titre, il est une pièce centrale dans l’atelier de confection, bien qu’il n’y soit pas nécessairement présent physiquement. Souvent, pourtant, il accompagne le travail de l’atelier, ajoutant, comme Pablo, une corde à son arc en exerçant l’activité d’encargado, chef de production/gérant de l’atelier.
30Pablo est devenu pilotero au terme de quatre années d’expérience dans la confection. Il est né en 1969, dans une famille d’agriculteurs de Repatriación, district du département de Caaguazú, au Paraguay. La famille compte au total douze frères et sœurs. Ses parents ont acheté dix hectares de terre après que son père eut migré quelques années à Hernandarias (Alto Paraná, Paraguay), à la fin des années 1970, pour être maçon sur le chantier du barrage d’Itaipu. Malgré tout, la famille est pauvre et plusieurs de ses frères et sœurs émigrent au Brésil (ils seront jusqu’à six à São Paulo). Lorsque Pablo s’installe à São Paulo en 1999 pour travailler dans l’atelier d’un Coréen, il n’est pas totalement débutant, car il a pris l’habitude de s’exercer sur la machine à coudre de sa mère. Il apprend donc le métier sur une reta (piqueuse plate). Quatre ans plus tard, il maîtrise le travail sur les cinq ou six machines couramment utilisées dans un atelier. En 2003 il devient donc pilotero, dans ce même atelier où nous l’avons rencontré en 2010 et qu’il n’a pas quitté. Il touche alors un salaire fixe de 1 200 réaux (soit environ 540 euros à l’époque, et plus du double du salaire minimum d’alors, de 510 réaux rappelons-le)8. Il est nourri et logé dans l’appartement commun situé dans le nord du quartier, à une dizaine de minutes à pied.
31Pablo souhaite se concentrer sur l’activité de pilotero, il ne veut plus gérer l’atelier. Il dit être fatigué par des journées trop longues. Il a un titre de séjour et veut maintenant être inscrit au registre du travail (carteira assinada) ; son patron ne semble pourtant pas décidé à franchir le pas, ce qui pourrait motiver son départ. Pablo souhaiterait enfin avoir son propre logement à São Paulo, mais il sait que c’est presque impossible : il faut avoir un bon salaire et mieux vaut être déclaré. Il y a trois ans, il a acheté un terrain de 3 200 m2 dans la zone urbaine de Repatriación, à quelques kilomètres de la ferme de ses parents.
32Miguel, qui est aussi, mais uniquement, pilotero, semble plus satisfait par son travail. Originaire de Capiatá, ville située dans le département Central (Paraguay), à une vingtaine de kilomètres de la capitale Asunción, il est le cadet d’une famille de sept enfants. En 1991, il rejoint son frère installé à São Paulo depuis 1986. À l’époque, trois des enfants de la fratrie sont en Argentine, deux au Brésil et deux à Capiatá. Miguel n’a alors aucune idée de la possibilité même de trouver un travail dans la confection. C’est donc sans aucune expérience qu’il entre dans un atelier de confection comme aide/repasseur (ayudante), au service d’un Coréen. Les journées de travail sont très longues. Pendant les pauses (folgas), il apprend le maniement de l’overloque (surjeteuse), qui selon lui est la plus accessible au débutant. La première chose à apprendre, c’est la maîtrise de la main (« hay que aprender a manejar la mano »). Passé cinq mois, Miguel repart au Paraguay pour les vacances de fin d’année. À son retour, en janvier de l’année suivante (1992), il débute comme couturier sur une overloque. Quelques mois plus tard, prêt à travailler sur une reta (piqueuse à plat), il est autonome. L’offre de travail pour les couturiers ne manquant pas, il quitte l’atelier de ses débuts où il se sent exploité. Après avoir connu plusieurs ateliers appartenant le plus souvent à des Coréens, et parce qu’il a obtenu un titre de séjour grâce à la loi de régularisation de la fin des années 1990, il entre dans une usine de confection brésilienne située dans le Brás. Il n’y reste que six mois. En 2002, il obtient son premier emploi de pilotero dans l’atelier d’un Coréen. Miguel a changé plusieurs fois d’atelier depuis cette époque, mais le travail comme pilotero n’a jamais manqué, car, selon lui, les piloteros sont rares, en nombre insuffisant pour répondre à la forte demande. Pourtant, le métier est selon lui assez mal payé, même s’il a réussi à négocier un salaire correct et de bonnes conditions de travail. Il travaille dans le Brás, rue Miller, pour une marque de vêtements féminins appartenant à un Coréen. Son salaire est de 1 200 réaux (environ 540 euros). Il n’est pas logé mais ses frais de transport sont pris en charge par l’employeur. Il apprécie son travail, les horaires lui semblent raisonnables, les journées commencent à 8 heures et se terminent à 17 h 45. Il apprécie pouvoir travailler plusieurs heures sur un même modèle et ne plus être contraint aux cadences folles du travail à la tâche des ouvriers sur piqueuse à plat. La production de vêtements dans une marque indépendante (loja) se fait au fil de l’eau, les nouveaux modèles arrivent chaque jour, en nombre limité. Ce mode de production des marques indépendantes se distingue des magasins des marques franchisées et des grands magasins (magazines en portugais, ou department stores en anglais) pour lesquels les productions sont groupées, c’est-à-dire les modèles présentés en une seule fois.
33L’organisation du bâtiment où travaille Miguel, rue Miller, est caractéristique du quartier de la confection qui s’étend sur le Brás, le Bom Retiro et le Pari (voir chapitre vi). En façade, le showroom à l’ample vitrine assure la vente en gros. Dans le local situé à l’arrière de la boutique, des ouvriers procèdent aux dernières touches de la préparation des vêtements, par la pose des boutons, les finitions et le repassage final. À l’étage se trouve l’atelier de coupe, où travaillent également les piloteros (ils sont deux), les stylistes et les modélistes. Tout l’assemblage des vêtements se fait dans des ateliers distants.
34Il y a quelque temps, Miguel a compris qu’il resterait à São Paulo ; il connaît bien cette ville, et l’apprécie. Il a aussi abandonné le projet de retourner s’installer au Paraguay, il continuera à y passer ses vacances.
Monter un atelier, devenir patron
35Bon nombre de migrants qui font carrière dans la confection se lancent, à un moment ou à un autre, dans l’organisation d’un atelier. L’entrepreneuriat est un projet d’autonomie qui se concrétise, suivant des voies multiples allant de l’improvisation à l’engagement longuement mûri, dans des ateliers dont les formes et la longévité varient. Devenir patron d’un atelier procède bien sûr d’un cheminement individuel et très souvent d’une trajectoire migratoire familiale. Mais on ne peut comprendre ces projets professionnels sans considérer qu’ils sont ancrés dans un contexte économique, et déterminés par l’histoire migratoire de la société d’accueil, celle de la ville de São Paulo en l’occurrence. Au préalable, il est nécessaire de définir l’atelier notamment par rapport au travail à domicile, avec lequel il se confond.
L’entrepreneuriat et l’atelier versus travail à domicile
36La confection est réalisée soit en usine, soit dans un atelier, soit à domicile. Ces trois modalités de production, qui coexistent, quels que soient l’époque et le lieu auxquels on s’intéresse, sont des catégories d’analyse de l’organisation industrielle du secteur. Bien souvent, l’atelier, dont on suppose qu’il s’établit sur un projet entrepreneurial, n’est que du travail à domicile dissimulé, ce qui bat en brèche l’idée de l’autonomie des migrants et de l’importance de l’entrepreneuriat parmi eux.
37La première difficulté tient au fait que la catégorisation de ces deux modalités de travail, en atelier ou à domicile, complémentaires par bien des aspects, repose sur un présupposé dichotomique. Opposer termes à termes les principes de l’activité en atelier et de l’activité à domicile revient à distinguer strictement ces deux formes de production, alors qu’il existe une continuité entre l’une et l’autre qui, dans certaines situations, aboutit à des formes d’organisation hybrides de production et de travail qu’il est difficile de qualifier comme relevant du travail à domicile ou de l’atelier. La seconde difficulté découle du fait que l’un et l’autre types de modalité n’ont pas d’existence juridique précise, si bien que leur définition comme l’usage qui en est fait entretiennent la confusion. Pourtant, bien qu’insuffisamment défini et encadré, le travail à domicile correspond à une forme de travail particulière qui ne couvre pas l’ensemble des situations de travail à demeure. Il est ainsi très souvent fait un usage abusif de la catégorie de travailleur à domicile pour désigner un travailleur autonome ou une activité familiale exercée dans un cadre domestique.
38La trajectoire professionnelle de Manuel et de sa femme, décrite ci-après, nous montrera combien, si l’atelier et le travail à domicile sont essentiels dans le dispositif de la confection, leur usage en tant que catégories pose problème.
39Manuel et sa femme ont toujours travaillé chez eux, mais leur situation a beaucoup évolué depuis leur arrivée à São Paulo ; ils sont sortis peu à peu de leur condition de travailleurs isolés pour devenir patrons d’atelier. Dans cette progression, où commence et où s’arrête le travail à domicile ?
40Le droit du travail brésilien considère le travailleur à domicile comme un salarié [Lavinas, Sorj, Barsted, Jorge, 2000] disposant des mêmes droits et des mêmes obligations vis-à-vis de l’entreprise9 qui l’emploie que les autres salariés. Le Code du travail français propose, lui, une définition du travail à domicile et, même si ce cadre ne s’applique pas aux ateliers de São Paulo, il permet de réfléchir à cette catégorie d’emploi et à l’usage qui en est fait dans l’industrie de la confection. Selon le Code du travail français, un travailleur à domicile exerce une activité sur la base d’un tarif et d’un temps d’exécution, activité qu’il réalise chez lui pour une ou plusieurs entreprises10. Par ailleurs, le travailleur à domicile peut exercer seul ou avec l’aide des membres de sa famille appartenant au ménage, ou même d’une personne extérieure. Selon cette définition, le travail à domicile n’est pas nécessairement l’activité d’une personne isolée et peut tout à fait impliquer un petit groupe de personnes, sur la base d’une relation familiale et domestique.
41Manuel et sa femme ont donc le statut de travailleurs à domicile jusqu’au moment où ils commencent à produire pour eux-mêmes ; car ils ne sont plus considérés comme travailleurs à domicile dès lors qu’ils cessent d’exécuter des commandes pour le compte d’un donneur d’ordre. Mais le couple, qui travaillait auparavant pour un patron coréen, ne s’est pas débarrassé du jour au lendemain des commandes de ce patron et a continué à exercer cette première activité à mesure qu’il développait une production autonome. Durant cette période transitoire, les deux statuts coexistent donc et peuvent qualifier la situation du couple.
42Cependant, un autre article du Code du travail français permet d’affiner la différenciation entre travail à domicile et travail en atelier. Pour parler d’atelier, trois éléments doivent être associés : les travailleurs doivent être plusieurs, se trouver dans un même local et effectuer des tâches complémentaires11 ; cela à l’exception d’un groupe constitué de travailleurs issus de l’unité domestique, tel que le conjoint et les enfants, lequel ne constitue pas un atelier même si les travailleurs produisent en un même lieu et que leurs activités sont complémentaires. Par conséquent, à partir du moment où Manuel et son épouse emploient des ouvriers extérieurs à la cellule familiale, leur unité de production devient un atelier.
43La frontière entre travail à domicile et travail en atelier est donc floue, elle n’est fixée ni par le statut ni par la localisation du lieu de production (domicile ou extérieur), elle ne s’établit pas non plus en fonction d’un seuil d’employés dont le nombre serait limité ; elle relève essentiellement de l’existence ou non d’un lien de parenté entre les ouvriers.
44Par ailleurs, d’un point de vue contractuel, le travail à demeure que nous observons dans la confection est organisé suivant des modalités qui ne correspondent pas à la stricte définition de travail à domicile. Car certaines obligations contractuelles dans le droit français, comme la prise en charge des frais d’atelier et d’accessoires (loyer, électricité) par le donneur d’ouvrage, mais aussi la définition des tâches de l’exécutant suivant des directives précises – le respect des avantages salariaux (dans le cas brésilien, le 13e mois notamment) – ne sont pas prévues dans les formes de négociation usuelles qui ont cours dans le milieu, les parties ne signant pas de contrat et s’entendant oralement sur un forfait fixé en fonction de volumes et de temps de production. Le temps et les conditions de travail sont établis par le producteur sans être discutés avec le donneur d’ouvrage ; celui-ci intervient très peu, voire pas du tout, dans la définition des critères de production, qui relèvent de la compétence de l’exécutant. De plus, la gestion de la main-d’œuvre, fonction qui, dans le travail à domicile légal, revient aux donneurs d’ordre, est volontairement transférée ici aux exécutants, qui puisent dans les ressources familiales, domestiques, voire migratoires. Enfin, ces ateliers tel celui de Manuel et sa femme achètent leur matériel de production, comme les machines, ce qui limite encore le rôle des donneurs d’ordre dans la production12.
45Un principe de dissociation entre le donneur d’ouvrage et ses exécutants semble donc prévaloir dans le modèle d’organisation du travail à demeure, qui renforce non seulement l’autonomie, mais aussi la responsabilité de ces travailleurs. Cette dissociation et cette autonomisation sont entretenues, voire organisées, par l’informalité des relations contractuelles. Cette logique ne fait-elle pas basculer l’activité du statut de travail à domicile vers celui de travail indépendant ? Car, même si le travailleur indépendant œuvre pour son propre compte et que, en toute rigueur, ce n’est pas le cas des ateliers familiaux sous-traitants, nous venons de voir que de nombreux fabricants donneurs d’ouvrage, en particulier parmi les dirigeants de marque coréens, souhaitent se tenir à distance de la production et tendent à considérer les exécutants comme des entrepreneurs autonomes.
46L’indétermination des contrats, la pluralité des statuts au sein d’un même atelier, l’autonomisation des exécutants propre aux logiques de la sous-traitance, tous ces principes organisationnels font qu’il est bien difficile, en somme, de déterminer ce qui relève du travail à domicile et du travail en atelier. La qualité d’entrepreneur recouvre dès lors des réalités bien différentes, notamment en termes d’autonomie pour ce qui concerne la diversification des activités, la gestion de la main-d’œuvre ou même la création.
47Il nous semble important cependant de prendre sérieusement en compte le fait que le travail à demeure soit largement développé dans le secteur de la confection, et cela même s’il n’entre pas dans la catégorie du travail à domicile, que l’on se réfère à la définition minimaliste du droit brésilien, qui l’identifie à un salarié isolé, ou à d’autres plus précises dont le droit fournit un exemple. En effet, la variété des configurations de l’organisation du travail et de la production dans ces unités démontre que le travail à demeure est une modalité du dispositif de l’atelier. En définitive, l’atelier est l’exacerbation du travail à domicile, au-delà de sa forme stricte et dans ses différentes dimensions, et en dehors de toute référence à un cadre juridique. Au sens strict, le travail à domicile instaure trois principes : une séparation physique entre le donneur d’ouvrage et le producteur ; l’intégration de la main-d’œuvre de l’unité familiale nucléaire ; la transformation du lieu de résidence principal en lieu de production. Mais dans les ateliers, la séparation entre le donneur d’ouvrage et l’exécutant va bien au-delà de la simple séparation physique ; elle s’accompagne d’une autonomisation des exécutants, autonomie fortement contrainte puisque ces derniers prennent en charge de nombreuses responsabilités relevant en principe du donneur d’ouvrage. Quant au travail familial, il dépasse le cadre de la famille nucléaire et gagne la famille élargie grâce notamment à la mise en place de filières migratoires. Enfin, l’atelier devient la résidence principale des ouvriers ; c’est donc à la fois un renversement et un élargissement de la logique de la relation entre le domicile et le lieu de travail dans l’organisation du travail à domicile : l’atelier s’installe au domicile des patrons, puis il devient le domicile des ouvriers.
48L’analyse du système de l’atelier ne peut donc se faire en considérant le travail à domicile comme une modalité de production rigoureusement distincte. S’il existe bien une forme de continuité entre l’un et l’autre, l’atelier tend à s’imposer tout en empruntant plusieurs caractéristiques de son organisation au travail à domicile. Par conséquent, nous incluons dans les ateliers les unités de production familiales, dans lesquelles plusieurs membres du ménage exercent des activités complémentaires que ce soit pour leur compte propre ou pour celui d’un donneur d’ouvrage. Et réservons la catégorie du travail à domicile au cas du travailleur isolé employé par un donneur d’ouvrage.
L’importance (révolue) d’une expérience dans le commerce
49Depuis les années 1960 et le développement de la confection à São Paulo, plusieurs populations de migrants se sont succédé dans les ateliers. Parallèlement, les modalités d’accession au statut d’entrepreneur ont évolué en fonction de changements intervenus dans la filière textile-confection.
50Dans les premières décennies de la confection, le commerce est souvent au point de départ d’un projet d’atelier ; il constitue une étape préalable à l’établissement d’une activité de production. Peu à peu cependant, ce lien fort disparaît alors que le textile et la confection s’autonomisent, d’une part, et que la sous-traitance (contracting system) se développe et segmente les activités, d’autre part. Les travaux sur l’immigration coréenne à São Paulo ou à Los Angeles [S. Buechler, 2004 ; Choi, 1991 ; Light, 2002 ; Min, 1990] signalent ainsi qu’aux premiers temps de l’immigration, être vendeur de vêtements et de tissus facilite l’insertion dans l’économie urbaine. Puis, peu à peu, certains commerçants se lancent dans la production en montant des ateliers textiles ou de confection. Dans l’après-guerre déjà, à São Paulo, les migrants syro-libanais de la rue 25 de Abril, dans le centre-ville, forment une communauté établie de commerçants en gros et de producteurs de tissus qui, dans les années 1950-1960, lancera la confection dans sa dimension industrielle [Kontic, 2007, p. 47] (voir chapitre i). Des migrants venus du Nord-Est suivront cette voie, en débutant dans le commerce de tissus avant de se spécialiser dans le vêtement très bon marché (carregação) destiné aux consommateurs de leur région d’origine [Gomes, 2002]. À partir des années 1990, pour répondre à la concurrence accrue des pays asiatiques et des producteurs nationaux, des commerçants réduisent leurs coûts en intégrant la production de leurs articles à leurs activités. Dans ce cas, le passage à la production s’effectue en fonction des contraintes du marché et non pour élargir le périmètre de la clientèle et diversifier les activités.
51Quoi qu’il en soit, pendant plusieurs décennies, il y a bien une continuité entre le commerce et la production de vêtements13 ; elle s’observe non seulement dans les trajectoires professionnelles, mais aussi dans la proximité spatiale des activités, qui se confondent en un même lieu14. Le commerce de tissus ou de vêtements est une porte d’entrée dans l’industrie textile ou de la confection, car c’est une activité accessible. Il est en effet possible de débuter avec très peu d’investissement initial, bien moins que dans l’industrie. Il en est de même des compétences requises, moins spécifiques dans le commerce que dans l’industrie. La possibilité d’adapter les stocks aux variations de son activité permet également de limiter le risque économique. Car le commerce peut aussi bien être exercé au titre de l’activité principale qu’en complément de celle-ci, en appoint régulier ou épisodique. Ainsi, Choi [1991, p. 95] relève que le commerce à la valise de produits textiles (tissus et habits) se développe dès les premières vagues d’immigration coréenne, souvent organisé par des femmes vendant en porte-à-porte dans le quartier d’installation : le commerce est alors une activité de secours dans la phase d’isolement de l’installation en ville. Il facilite certes l’entrée en activité, notamment des populations exclues du marché du travail, mais il entretient aussi la précarité dans le travail de ces mêmes populations, pour qui le commerce est une activité subalterne et informelle.
52Le passage du commerce à l’industrie s’explique par l’expérience que le fabricant tire de l’exercice de son activité antérieure dans le commerce. Jour après jour, au contact de la clientèle qu’il apprend à connaître, à reconnaître, le commerçant se fait une idée précise de la demande, de ses contours et de son évolution. À l’heure de se lancer dans la production, il est aussi familiarisé avec l’environnement urbain et ses ressources, il identifie les circuits commerciaux, jauge les marchandises et les pratiques des fournisseurs, calcule les coûts avec précision ; dans les quartiers de concentration de l’immigration, il peut recruter ses ouvriers parmi les migrants récemment arrivés. Ainsi, dans la trajectoire de l’entrepreneur fabricant, le commerce est non seulement une étape d’accumulation de capital, mais aussi une expérience urbaine importante dans la maturation du projet industriel.
La maîtrise des circuits de recrutement
53Aujourd’hui, en conséquence à la fois de la dissociation des filières du textile et de la confection, et du développement du contracting system, le principe de continuité entre le commerce et la production semble avoir disparu. Bien peu de patrons d’ateliers sous-traitants, les contracting shops, ont exercé auparavant dans le commerce de tissus ou de vêtements : désormais, le commerce n’est ni un préalable ni un complément pour le patron d’atelier. Les activités de commerce et de production sont séparées, tout au moins dans les ateliers sous-traitants ; car, dans les unités hors du putting out system, c’est-à-dire produisant leurs propres vêtements – souvent des ateliers de création familiaux (cf. type II, modalités 2, 4 et 6 de la typologie des ateliers), le commerce demeure une activité incontournable. Le plus souvent, les ateliers ont à leur tête des entrepreneurs disposant de peu de capitaux, qui débutent avec une entreprise modeste, de type familial. N’ayant pas de circuits de distribution, ils se chargent eux-mêmes de commercialiser la production sur les marchés locaux. Bien entendu, si l’entreprise est amenée à croître, on peut supposer que l’entrepreneur sera tenté de sous-traiter une partie de ses activités, et notamment la production, pour ne conserver que les activités créatives et commerciales. C’est la trajectoire empruntée par de nombreux Coréens dans le secteur.
54Chez les uns comme chez les autres, la maîtrise des circuits de recrutement est, outre la connaissance du processus de production, ce qui prime. Ainsi, à partir des années 1990, les Coréens se débarrassent progressivement de leurs ateliers, qu’ils transfèrent, selon les modalités – décrites précédemment, à des migrants issus de vagues migratoires plus récentes, c’est-à-dire des Boliviens et des Paraguayens. Ces derniers n’ont en général pas d’antécédents dans le commerce. Ils connaissent dans le détail l’atelier, y ont gravi les échelons, d’aide à couturier, et ont l’avantage de maîtriser les filières de recrutement de la main-d’œuvre, capacité qui garantit une part importante de la réussite économique d’un atelier – car il faut à la fois contrôler les effectifs d’ouvriers afin de les adapter à la demande productive, et pouvoir imposer des conditions de travail relevant très souvent de l’exploitation. Le patron construit alors des formes d’autorité spécifiques, dans le cadre de relations paternalistes mettant en jeu la loyauté personnelle des ouvriers à son égard. Roger Waldinger, au tout début des années 1980, a observé et décrit le fonctionnement des filières de recrutement (hiring network) dans la confection à New York [Waldinger, 1984], et les mêmes ressorts sont aujourd’hui à l’œuvre à São Paulo. Ainsi, après une phase de déclin, le secteur de la confection new-yorkais amorce à cette époque une reprise basée sur le développement de petits et moyens ateliers où les patrons comme la main-d’œuvre sont immigrés, originaires pour la plupart de Saint-Domingue, de Colombie et d’Équateur. Selon Waldinger, si les immigrés s’aventurent dans la création d’ateliers, c’est non seulement parce qu’une brèche s’est ouverte dans le dispositif industriel en crise, mais aussi parce qu’ils s’appuient sur des réseaux migratoires pour constituer une force de travail stable. Car il s’agit à la fois de recruter et d’éviter les départs qui, nous l’avons vu, sont fréquents parmi les couturiers tout juste formés ou plus expérimentés. En privilégiant par exemple l’embauche de proches des derniers arrivés, le recrutement se fonde sur des relations interpersonnelles dont l’entretien crée un sentiment d’obligation de l’ouvrier à l’égard du patron ou vis-à-vis de l’un de ses collègues [Waldinger, 1984, p. 67]. Par la suite, les patrons agissent en intermédiaires pour aider les migrants à résoudre les difficultés auxquelles ils sont confrontés dans la société d’accueil, lorsqu’ils engagent des démarches administratives notamment. Ces relations paternalistes renforcent l’autorité du patron et fidélisent la main-d’œuvre. Bonacich et Appelbaum [2000, p. 137] y voient l’exercice d’une domination dissimulée dès lors que l’ethnicité partagée entre le patron et ses ouvriers « permet le développement des relations paternalistes qui occultent et atténuent en partie l’exploitation [de ces derniers]15 ».
Complémentarité des vagues migratoires : le rôle de l’immigration coréenne dans l’émergence de l’entrepreneuriat bolivien et paraguayen
55Les analyses qui précèdent permettent de mieux comprendre comment, dans le cas de São Paulo, s’est amorcé le retrait des Coréens de la production en atelier, d’une part, et l’accroissement en nombre des immigrations bolivienne et paraguayenne, d’autre part. Dans les années 1970-1980, l’essor des activités de confection à São Paulo repose sur le développement de l’immigration coréenne. Les migrants ancrent alors le modèle entrepreneurial de l’atelier sur des filières migratoires existant entre la Corée du Sud et le Brésil qui facilitent la circulation de la main-d’œuvre. Les entrepreneurs coréens recrutent des ouvriers coréens, de sorte que la spécialisation économique et la dynamique migratoire s’entretiennent l’une l’autre et soutiennent la croissance du secteur de la confection. Mais, à partir des années 1980, le recrutement de la main-d’œuvre en Corée du Sud devient plus difficile, en raison du décollage économique de ce pays, qui renchérit le coût de la main-d’œuvre. Les immigrations bolivienne et paraguayenne se développent en prenant progressivement le relais. Cependant, la différence d’origine à l’intérieur des ateliers qui s’institue alors, où les patrons sont coréens et la main-d’œuvre sud-américaine, crée un hiatus dans le modèle entrepreneurial. Celui-ci se réglera avec l’ascension progressive d’une classe d’entrepreneurs parmi les migrants boliviens et paraguayens, qui assiéront des filières de recrutement dans leurs propres réseaux migratoires et relanceront ainsi le principe de spécialisation économique et migratoire.
56L’émergence de l’entrepreneuriat au sein des immigrations bolivienne et paraguayenne est ainsi liée à l’évolution globale de la migration à São Paulo. Elle dépend dans un premier temps d’une brèche ouverte sur un marché du travail métropolitain très fermé, où le tarissement du flux de main-d’œuvre coréenne est une opportunité pour les migrants sud-américains. Puis, dans un second temps, les migrants boliviens et paraguayens accèdent aux fonctions d’encadrement, avec le soutien, dans bien des cas, d’immigrés coréens établis souhaitant passer le relais. Aujourd’hui, les patrons d’atelier où sont employés des étrangers sont en majorité des migrants boliviens et paraguayens. Les migrants coréens et leurs descendants, s’ils conservent un fort ancrage dans la confection, sont de plus en plus en retrait de la production.
57La confection, ou tout au moins une partie croissante de son activité métropolitaine, fonctionne donc grâce à des ateliers d’immigrés organisés sur les principes de l’entrepreneuriat ethnique. Au sens large, ce dernier se définit comme « l’activité pratiquée par des personnes qui utilisent et s’appuient sur des réseaux de solidarité ethnique sur le plan du financement, mais aussi sur le plan de l’approvisionnement, sur celui du recrutement du personnel et parfois même sur celui de l’achalandage lorsque ce commerce vise en premier lieu comme clientèle la communauté dont est issu le commerçant » [Ma Mung, 1999, p. 90]. En l’occurrence, ce sont fondamentalement les ressources migratoires liées au recrutement qui sont mobilisées, au point de créer un « marché ethnique du travail », selon l’expression utilisée par Emmanuel Ma Mung [Ma Mung, 1991], soit un marché du travail où la rencontre des employeurs et de la main-d’œuvre s’organise suivant des critères ethniques, en lien notamment à des origines migratoires communes. Le marché ethnique du travail est à la fois une ressource et une compétence de l’entrepreneur ethnique : ressource, car il sait que les effectifs migratoires sur place dans le pays d’accueil sont une réserve de main-d’œuvre dans laquelle il peut puiser ; compétence, car il doit aussi animer des réseaux migratoires pour alimenter ses propres circuits de recrutement, entre le pays d’origine et la société de destination.
La « vocation » entrepreneuriale des migrants internationaux
58Les entrepreneurs sont une catégorie surreprésentée dans l’immigration métropolitaine, aux États-Unis, en Europe comme à São Paulo. C’est particulièrement net concernant l’immigration coréenne (tableaux 27, p. 215 et 28, p. 216) et, si cela n’apparaît pas dans le cas des immigrations bolivienne et paraguayenne, c’est probablement parce que le phénomène est sous-estimé, même s’il est sans doute moins généralisé qu’au sein de l’immigration coréenne. Quoi qu’il en soit, les nombreuses études consacrées aux entreprises ethniques depuis les années 1970, spécialement aux États-Unis [Bonacich, 1973 ; Light, 2002 ; Waldinger, 1990] abordent l’entrepreneuriat comme une réponse individuelle à des situations de marginalisation. Certains auteurs considèrent que l’entreprise ethnique est un lieu d’ascension sociale, quand d’autres n’y voient en définitive qu’un moyen d’accentuer et de perpétuer les discriminations. Aux deux extrêmes, l’entrepreneur prend les traits soit d’un promoteur de l’ascension sociale des migrants, soit de leur exploitation.
59Tenus en marge du marché du travail par leur situation administrative et confinés dans le secteur de la confection, de nombreux migrants voient dans l’entrepreneuriat l’unique issue à leur projet d’ascension sociale, même s’ils connaissent les conditions de travail qu’ils imposeront à leurs ouvriers. Monter un atelier est à la fois un projet économique et un projet d’autonomie, pour se libérer du double carcan du marché du travail fermé et de l’atelier dont le travail routinier épuise en peu d’années. Il est possible de débuter avec peu de capital, mais se maintenir dans la course est sans doute difficile. Il est impossible de chiffrer les échecs, d’en prendre la mesure, mais il est important de distinguer deux types d’entrepreneurs, en fonction du degré de maturation de leur projet. Les patrons et leurs ateliers se distinguent d’une part suivant la taille de l’investissement, que l’on évaluera au nombre initial de postes de travail et au statut d’occupation du local de production, et d’autre part selon le temps d’expérience cumulé du patron dans le secteur ; ces deux critères étant corrélés. Ainsi, il existe un entrepreneuriat presque spontané, composé de couturiers dépourvus d’une longue expérience, et sans capital conséquent. Avec deux machines d’occasion et un espace confiné dans un appartement, ou tout autre lieu à bas coût de location, l’ouvrier se lance dans la production, sans grand risque au demeurant. Les commandes se trouvent et la main-d’œuvre ne manque pas. C’est le cas de Juan (voir sa biographie, p. 142), qui vient de débuter. L’activité d’une micro entreprise de ce genre est dérisoire. Mais ces micro-entreprises sont très nombreuses et pèsent sur le secteur, non pas tant pour leur chiffre d’affaires ou leurs volumes de production, que dans la définition de normes de production ; car ce sont des lieux d’expérimentation de la précarité, où les conditions de travail sont fixées sans considération des contraintes réglementaires.
60À l’opposé de ces ateliers que l’on qualifierait presque de spontanés, il existe des unités qui sont l’aboutissement de projets de long terme, où le capital investi n’est pas nécessairement important, mais résulte d’une lente accumulation et d’une longue expérience dans le secteur. Ces ateliers sont le produit d’un processus d’ascension sociale et s’inscrivent très souvent dans une trajectoire résidentielle construite. Projets familiaux ou individuels, ils signalent la construction de liens profonds et étendus dans la société métropolitaine. Claire Zalc, dans un ouvrage sur les commerçants étrangers en France à la fin du xixe et au début du xxe siècle [Zalc, 2010], s’intéresse au profil des entrepreneurs étrangers et distingue, d’après leurs trajectoires migratoires individuelles et le temps long du flux migratoire, les entrepreneurs « pionniers » et les entrepreneurs « établis » [Zalc, 2010, p. 77-82]. Les premiers sont primo arrivants et inscrivent leur initiative dans une démarche de survie. Plus jeunes, ils privilégient notamment la confection, car l’investissement y est limité et le cadre organisationnel très souple. Ils passent outre les barrières administratives et légales (résidence et travail) pour gagner leur vie, trouver dans l’urgence une place sur le marché du travail et dans la société où ils s’installent. Les « établis » font partie d’une migration plus ancienne et consolidée. Ils sont plus âgés et leur projet s’ancre souvent dans une dynamique familiale. Pour Claire Zalc, le statut d’entrepreneur « marque une consécration sociale, il signe l’aboutissement d’une trajectoire sociale ascendante et couronne une réussite économique » [Zalc, 2010, p. 81]. L’auteur signale enfin la spécialisation des établis dans des activités à forte insertion sociale et spatiale, comme la restauration et l’hôtellerie.
61Près d’un siècle plus tard, on retrouve dans la confection à São Paulo les grands traits des caractéristiques des « pionniers » et des « établis » du commerce en France du début du xxe siècle. L’immigration coréenne compte sans doute une très forte proportion d’entrepreneurs « établis », parce qu’elle est présente depuis longtemps dans le pays d’installation et dans la confection, d’une part, et qu’elle connaît un faible taux de renouvellement dans la période récente, d’autre part. C’est en somme une population stabilisée et hyperspécialisée, comme le montrent les données du recensement de la population en 2010 [Ibge, 2012a]. Sur l’ensemble des actifs nés en Corée du Sud vivant dans la métropole de São Paulo, 19,7 % sont dans l’industrie de la confection et 46 % dans le commerce16. Le domaine d’activité des actifs du commerce n’est connu que pour la moitié d’entre eux. Néanmoins, parmi ceux qui précisent leur secteur commercial, 64,0 % déclarent travailler dans le « commerce de vêtements, compléments, chaussures et articles de voyage »17 et 11,2 % dans le commerce de tissus. À cette forte spécialisation sectorielle s’ajoute une incontestable concentration géographique. Nous ne connaissons pas le lieu de travail de ces actifs, mais leur lieu de résidence suffit à démontrer un solide ancrage dans la zone de la confection puisque, en 2010, 42,4 % d’entre eux habitent dans le Bom Retiro18. Enfin, seuls 15,9 % des actifs sont des migrants récents, de moins de cinq ans. À titre de comparaison, respectivement 36,0 % et 50,7 % des actifs boliviens et paraguayens sont des migrants récents.
62Les immigrations bolivienne et paraguayenne ne comptent néanmoins pas seulement des entrepreneurs pionniers ; une part non négligeable de ces flux migratoires, relativement anciens, est spécialisée dans la confection depuis plusieurs décennies. Au fil du temps, une classe d’entrepreneurs établis s’est constituée parmi ces migrants sud-américains. Elle est sans doute plus nombreuse et mieux structurée chez les Boliviens. Le patron d’atelier est d’ailleurs devenu l’une des figures incontournables du notable au sein de cette immigration. Notabilité qu’il cultive par le mécénat et la promotion des activités collectives qui animent la vie sociale des Boliviens à São Paulo, lors des fêtes religieuses et folkloriques annuelles en honneur à la Vierge de Copacabana et d’Urkupiña [Maenhout, 2014]19, ou à l’occasion des rendez-vous dominicaux à la place Kantuta, dans le Pari.
63Depuis plusieurs décennies, le système dynamique de l’atelier s’alimente de l’immigration sud-américaine. Tout au long de cette période, le profil des arrivants évolue à peine. Parmi ceux qui entrent dans la confection, quelques-uns ont une expérience dans l’activité, la plupart n’en ont pas, et tous ou presque sont pauvres et dépourvus d’une formation professionnelle ou scolaire qui leur permettrait d’accéder à des emplois qualifiés. Certains pourtant, au terme de trajectoires variées, deviennent patrons d’atelier. L’émergence d’une classe d’entrepreneurs se produit donc sur un socle migratoire homogène et stable dans le temps20, si bien que l’accession au statut d’entrepreneur passe par une phase d’accumulation et d’autonomisation dans le milieu de la confection. Celle-ci signifie l’acquisition d’un savoir-faire professionnel, la maîtrise des ressources urbaines, la formation d’un capital économique initial et, enfin, la connaissance des réseaux migratoires à des fins de constitution d’un gisement de main-d’œuvre. En somme, le projet entrepreneurial se construit parallèlement à une expérience individuelle de l’environnement métropolitain.
Trajectoires migratoires et opportunités
64Parmi les patrons d’atelier, rares sont ceux qui sont arrivés à São Paulo avec l’idée de monter, à plus ou moins brève échéance, un atelier de confection. Manuel est l’un d’eux. En 1993, sa femme et lui s’installent une première fois à São Paulo21. Ils sont déjà propriétaires d’une machine à coudre. Manuel raconte qu’il espérait monter peu à peu un atelier de confection. Mais la destitution du président Collor (à la fin de l’année 1992) et l’instabilité monétaire accentuent la crise que traverse le Brésil. Le couple repart en Bolivie. En août 1994, ils reviennent à São Paulo avec la même idée en tête. La situation monétaire est stabilisée depuis le plan Real de février 1994 et l’économie repart. Le couple loue une maison dans le quartier de Penha (dans l’est de la ville). Installés à leur compte, Manuel et sa femme travaillent pour une marque du Brás appartenant à des Coréens. La marque dessine les modèles, découpe les tissus, assure les finitions (pose des boutons et des étiquettes, repassage, emballage) ; l’atelier de Manuel prend en charge l’assemblage des vêtements. Rapidement, Manuel embauche des employés, qui seront en moyenne deux ou trois, leur nombre n’excédant jamais six. Tous Boliviens, ces employés sont recrutés grâce au réseau d’amis du couple et parmi les inconnus qui frappent parfois à la porte. Ils sont hébergés dans la maison familiale. Pendant quinze ans, l’atelier fonctionne sur ce modèle. Puis, à partir de 2006, tout en continuant leur production pour la marque du Brás, Manuel et sa femme engagent une réorientation de leur activité et commencent à produire et à vendre leurs propres modèles (« comenzamos a salir a vender »). Ils ont accumulé un capital, car, pour produire ses propres modèles, il faut un stock de tissus22. Depuis leurs débuts à São Paulo, Manuel est attentif à l’évolution de la demande comme de l’offre, il a des idées et pense pouvoir trouver une place sur le marché. Enfin, c’est un couturier expérimenté et compétent, il sait notamment décliner les tailles d’un modèle de vêtement. Comme la plupart de leurs collègues boliviens, le couple se lance dans la mode féminine de vêtements bon marché pour une clientèle populaire (modinha feminina), car c’est le secteur le plus dynamique (« que más gira »). Toutefois, leur atelier est spécialisé dans un segment précis de la mode féminine populaire : la mode évangélique23, religion dont ni sa femme ni lui ne sont adeptes. Les modèles sont produits dans l’atelier installé dans la maison familiale, située à Cangaíba, district de la zone est de la commune de São Paulo, en bordure de la voie Ayrton Senna. Inscrite au registre du commerce et de l’industrie (CNPJ), la structure emploie deux ouvriers qui assurent la production et vivent sur place. La confection des commandes volumineuses ou exceptionnelles est assurée par des ateliers sous-traitants. Les vêtements sont vendus au détail et en gros, dans un box24 du Shopping da Juta (rue da Juta, dans le Brás), centre commercial couvert spécialisé dans la mode. Les clients sont des commerçants de la métropole et des États proches (Paraná, Minas Gerais, Santa Catarina). En 2011, le couple ajoute une corde à son arc : il s’investit dans la formation d’une coopérative d’entrepreneurs boliviens de la confection qui a pour projet d’implanter une zone d’activité commerciale à Guarulhos.
65La trajectoire de ce couple d’entrepreneurs est remarquable à plusieurs égards. Son ascension sociale et professionnelle repose sur l’articulation de deux types d’ateliers, le premier étant un palier, un point d’appui vers le second qui semble être l’aboutissement (pour un temps au moins) d’un projet professionnel dans la confection. Ainsi, dans un premier temps, après une courte période de travail à domicile, Manuel et sa femme montent un premier atelier. Il s’agit d’une structure du type 3 (voir typologie du chapitre précédent), c’est-à-dire d’un atelier familial sous-traitant, installé au domicile des patrons, qui emploie une main-d’œuvre non familiale, mais logée sur place. Cette première unité leur permet d’accumuler le capital nécessaire à l’évolution de leur projet. Car, une fois le capital constitué, ils changent progressivement de mode de production et de statut : tout en conservant le modèle d’organisation de l’atelier dans le domicile avec une main-d’œuvre extérieure et logée, ils deviennent fabricants (type 4). De patrons sous-traitants, ils ont évolué vers le statut de patrons à la fois producteurs et donneurs d’ordre, puisque les vêtements qu’ils créent sont produits sur place et dans des ateliers sous-traitants. Enfin, ils sont aussi devenus commerçants, au détail et en gros, de leurs propres créations et productions. Entre 1993 et la fin des années 2000, soit environ quinze années, l’insertion professionnelle et l’ascension sociale du couple reposent sur la concentration et la diversification progressives de leurs activités à partir du point de départ de la sous-traitance.
66Par ailleurs, il est important d’observer que l’ascension sociale de ce couple n’implique pas une montée en gamme de la production, destinée par exemple à une clientèle aisée. Ce couple d’entrepreneurs se cantonne à une mode populaire et à ses produits bon marché. C’est sans doute une différence de taille avec la trajectoire d’ascension sociale des migrants coréens, que l’on associe très souvent à une mode féminine plus recherchée, mais néanmoins accessible aux classes moyennes, telle qu’elle s’expose dans les vitrines des principales rues du Bom Retiro. Il faudrait, pour développer l’analyse de cette observation, savoir si les fabricants coréens, à un moment de leur trajectoire, se sont spécialisés dans la modinha. Nous n’avons pas cette information ; mais, même si l’on constatait que les uns et les autres ont des trajectoires professionnelles différentes, il serait délicat d’en conclure que les migrants coréens et boliviens élaborent des stratégies économiques individuelles différentes dans la confection, au risque de commettre un anachronisme. En effet, la profonde évolution du marché métropolitain dans les dernières décennies et, en particulier, l’augmentation du niveau de vie des classes populaires, à partir du début des années 2000, a sans aucun doute marqué l’évolution du marché de la confection. En résumé, le poids de la demande populaire sur le marché de la confection s’est sensiblement accru depuis une quinzaine d’années, ouvrant de nouvelles pistes de production aux fabricants, dont les trajectoires sont davantage le reflet d’une adaptation au marché qu’une caractéristique migratoire. D’ailleurs, Manuel et sa femme, en misant sur la mode évangélique, s’adaptent aux évolutions socio-économiques et culturelles et aux mutations du marché qui en résultent25.
Expérience professionnelle et promotion sociale
67Nous avons signalé plus haut qu’en 1993, lorsqu’ils migrent au Brésil, Manuel et sa femme ont le projet d’être autonomes et de monter un atelier de confection. Manuel précise qu’il a acheté une machine à coudre avant d’arriver à São Paulo, où il compte entamer une carrière dans la confection. Son projet d’atelier fait semble-t-il parti de son projet migratoire26 : l’entrée en migration a donc pour origine le projet entrepreneurial. Cependant, l’itinéraire migratoire détaillé de Manuel démontre que ni la confection ni l’idée d’entreprise économique ne sont des objectifs quand celui-ci quitte la Bolivie pour la première fois. En 1991, Manuel quitte seul la Bolivie pour Buenos Aires où il rencontre sa femme, migrante elle aussi. Il migre pour des raisons de santé, et sachant qu’à Buenos Aires il aura la possibilité de se soigner tandis que ses cousins pourront l’aider. Alors que le traitement se prolonge, il doit gagner sa vie. Manuel vient d’une famille où les hommes sont couturiers ; son grand-père et son père l’ont été et il a appris dans sa famille d’artisans couturiers les rudiments du travail sur machine. Il débute alors comme ouvrier dans un atelier tenu par un Coréen où sa future femme est ouvrière. Manuel, comme de nombreux patrons, est parti du bas de l’échelle, comme simple ouvrier payé à la pièce dans un atelier de confection. C’est à partir de cette première expérience et dans le contexte migratoire que le projet entrepreneurial naît et suit son chemin jusqu’à son aboutissement à São Paulo.
68José (voir chapitre iii) a lui aussi débuté comme ouvrier, sans avoir aucune expérience dans la confection. Mais, avec l’appui d’un patron coréen, M. Hyun, il est devenu patron de l’atelier où il travaillait et dirige aujourd’hui un atelier sous-traitant au cœur du Bom Retiro. Sa trajectoire professionnelle et son ascension sociale sont particulières, car, tout au long de ces années, il a bénéficié du soutien de ce migrant coréen. José n’a pas monté son premier atelier, étape après étape, comme c’est souvent le cas parmi les entrepreneurs. Il lui a été cédé par M. Hyun avec qui, des années plus tard, il restait lié. Tout au long de ces années, l’entreprise de José s’est donc construite grâce à une relation de confiance avec son ancien patron. Pour le reste, cet atelier ressemble aux autres, puisque José travaille avec sa femme et son frère aîné, qui est le plus expérimenté des couturiers. Les employés, quant à eux, sont pour la plupart originaires de la campagne d’un district de la région orientale du Paraguay.
69Isabel et son mari ont aussi démarré au bas de l’échelle et, au terme d’une trajectoire ancrée dans la ville de São Paulo, ils dirigent une entreprise de confection assurant la création, la fabrication et la commercialisation de leurs productions. Arrivés au Brésil, à São Paulo, en 1998, Isabel et Hector se sont rencontrés à La Paz, d’où l’un et l’autre sont originaires. Les premiers temps, Isabel est employée comme femme de ménage au domicile de la famille du patron de l’atelier où son mari est ouvrier. Hector était déjà couturier avant de s’installer au Brésil, il en avait fait son métier en Bolivie. Quant à Isabel, elle ne connaissait pas la couture en 1998. Elle a appris depuis, mais elle n’a jamais travaillé ailleurs que dans l’atelier familial. Quelques années plus tard, le couple s’installe à son compte. Isabel et Hector louent une petite maison dans le Brás et fabriquent des pantalons de costume (calça social) pour des fabricants coréens du quartier. Ils ont alors quatre machines de trois types et travaillent à deux. Trois années plus tard, en 2003, ils déménagent pour se fixer dans la résidence qu’ils occupaient encore fin 2009. Là, ils montent un nouvel atelier avec cette fois six machines. Trois des quatre ouvriers, tous Boliviens, sont de la famille d’Hector : son frère et sa femme, une cousine. Hector, Isabel, leurs quatre enfants ainsi que les quatre ouvriers vivent dans le logement de six pièces loué par le couple. C’est une maison de plain-pied avec une cour, typique de ce quartier résidentiel, dont le loyer mensuel s’élève à 1 500 réaux (600 euros). Le couple crée ses propres modèles et les vend chaque nuit, entre 3 h 30 et 5 h 30, à des commerçants de la Feirinha do Oriente27, qui les proposeront dans leurs stands. L’atelier d’Isabel et Hector est enregistré au registre du commerce et de l’industrie (CNPJ). Isabel ne souhaite pas accroître l’entreprise, en raison dit-elle, des difficultés que pose la gestion du personnel.
L’entreprise familiale
70Mieux vaut, semble-t-il, ne pas se lancer seul dans la création d’un atelier. S’il s’agit d’une entreprise que l’on présente habituellement comme accessible, nécessitant un capital initial peu important, et pour laquelle des compétences sont vite acquises, rares sont pourtant les entrepreneurs vraiment solitaires dans le secteur. Ces derniers se lancent en couple, avec l’aide d’un ancien patron ou en s’associant à deux ou trois. C’est le cas de Carmen, Antonio et Alcides. Carmen et Antonio forment un couple, ils ont un enfant. Nés tous les deux en 1985, ils se sont connus à 17 ans, dans leur commune d’origine, Repatriación, située dans le département de Caaguazú, au Paraguay oriental. Antonio a huit frères et sœurs, dont deux vivent à São Paulo. Carmen est l’aînée d’une fratrie de cinq enfants, dont quatre vivent à São Paulo. Les parents d’Antonio comme ceux de Carmen sont agriculteurs, ils exploitent les uns et les autres une petite propriété qui ne suffit pas à faire vivre toute la famille. À la suite d’une conversation avec une cousine émigrée, Carmen est la première à avoir l’idée de partir à São Paulo, en 2006. Elle débute dans un atelier dirigé par un Bolivien, partageant son temps entre la cuisine et les activités d’apprenti-commis. Antonio travaille alors dans un autre atelier situé dans le même bâtiment de la rue José Paulino, dans le Bom Retiro. Dès 2008, Antonio et Carmen ont l’idée de monter un atelier. Ils se font prêter de l’argent par le petit ami brésilien de la sœur de Carmen, déjà patron d’un atelier. Les 5 000 réaux empruntés, qui servent à l’achat de quatre machines, sont remboursés en six mois. Le premier lieu de production de l’atelier d’Antonio et Carmen se trouve dans la rue Piracicaba, toujours dans le Bom Retiro. Leur atelier est désormais installé à quelques rues de là, dans une maison qu’ils partagent avec Alcides, lui-même patron d’atelier. La pièce centrale de la maison est occupée par les deux ateliers, celui du couple et celui d’Alcides. Alcides est également paraguayen. Né en 1986, il est originaire d’Horqueta, dans le département de Concepción. Il est arrivé à São Paulo en 2003. Il apprend la couture avec un patron bolivien qui le prend sous son aile et l’initie à l’utilisation des principales machines nécessaires en atelier. Lorsque le patron décide de partir s’installer dans l’intérieur de l’État, Alcides reste à São Paulo. Il travaille un temps dans l’atelier d’une Brésilienne. Puis, à la fin 2009, il rencontre Carmen et Antonio qui l’invitent à monter son affaire dans la maison qu’ils louent 2 500 réaux (1 100 euros) (photographie 8). Alcides accepte. Après avoir commencé seul avec son frère, il installe cinq machines et quatre ouvriers. Deux ateliers cohabitent donc dans cette maison. Au total, dix-huit ouvriers sont au travail et vingt personnes vivent sous ce toit. Car l’atelier de Carmen et Antonio a pris de l’ampleur, les affaires vont bien. Aucun de ces deux ateliers sous-traitants n’est déclaré, tous les ouvriers travaillent illégalement, les donneurs d’ouvrage sont coréens.
71Parmi les quatre ateliers présentés précédemment, deux sont sous-traitants (type 3, voir typologie), deux sont fabricants (type 4). Les ateliers fabricants sont passés par l’étape de la sous-traitance et ils sont sans doute un aboutissement supplémentaire dans la trajectoire entrepreneuriale des migrants qui en sont à l’origine. Pourtant, tous les ateliers sous-traitants ne se transforment pas en ateliers de fabricant, ces deux projets étant assez différents. Si les uns et les autres sont à l’évidence préoccupés par la réussite économique de leur entreprise, parmi les patrons sous-traitants, l’objectif du profit est un objectif central projeté à plus court terme ; si bien que l’atelier sous-traitant s’apparente le plus souvent à une démarche rapide et non risquée pour engranger des profits. Tous ne peuvent cependant pas accéder au statut d’atelier fabricant. Cela nécessite non seulement de disposer d’un capital conséquent, pour constituer un stock de tissus et supporter la période de transition pendant laquelle une clientèle est identifiée, mais aussi, et c’est peut-être d’ailleurs l’essentiel, d’avoir des compétences avancées dans la couture. À ce titre, il est important de remarquer que les patrons d’atelier fabricant, Manuel et Hector, avaient acquis, en famille et au pays, des connaissances dans la couture, avant d’intégrer l’univers de l’atelier métropolitain. L’acquisition d’un savoir-faire antérieur à l’immigration est un élément que l’on retrouve chez Pablo, l’un des deux piloteros dont nous avons exposé les trajectoires.
72On ne peut cependant tirer de ces observations des conclusions trop fermées. Notons simplement que, si nombre d’ouvriers immigrés dans la confection à São Paulo n’ont aucune qualification à leur arrivée, l’expérience est cependant un critère pertinent dans le secteur ; car les trajectoires professionnelles, spécialement parmi les patrons, révèlent bien à la fois l’importance et les variations des niveaux de compétences et des savoir-faire qui, de l’environnement familial à l’univers de l’atelier métropolitain, s’acquièrent dans la durée.
73De l’ouvrier à l’entrepreneur, tous les échelons de l’activité des ateliers de confection reposent sur un socle migratoire constitué d’une population souvent pauvre, jeune et sans expérience professionnelle dans le secteur. À partir d’un premier apprentissage de la vie en atelier, les migrants entament leur trajectoire professionnelle et sociale. La majorité de ceux qui restent sont ouvriers, certains deviennent piloteros, une part non négligeable accède au statut de patrons d’atelier. Tous ont une histoire ponctuée et orientée par les opportunités et les contraintes d’un environnement à la fois protecteur et fragilisant. Car, en effet, l’atelier règle certains des aspects les plus difficiles de la vie sociale et matérielle de migrants dont les ressources sont limitées ; en leur donnant le statut de travailleur, en leur assurant une autonomie économique, en leur proposant un hébergement et en préservant en partie de leurs sociabilités antérieures à la migration. Mais l’atelier est aussi l’univers de l’insécurité généralisée, d’une vulnérabilité de chaque instant, générée et entretenue par l’informalité qui, au quotidien, encadre la vie dans les ateliers, où les relations interpersonnelles et le paternalisme s’imposent aux dépens des relations contractuelles établies dans le respect des règles du droit : insécurité de l’emploi, insécurité du logement parce que, justement, rattaché à l’emploi, insécurité face aux risques sanitaires et physiques.
Ateliers, sweatshops et « travail esclave »
74La vitalité du système des ateliers de confection, en raison même des nombreux problèmes d’ordre social, sanitaire et économique qu’ils posent, soulève des questions sur la société métropolitaine, ses contradictions, au Brésil ou ailleurs. Elle offre par ailleurs l’occasion d’interroger les représentations que la société brésilienne produit sur elle-même s’agissant, notamment, de la question incontournable de la qualification des conditions de travail et d’existence dans ces lieux. D’usage fréquent lorsqu’il est question d’ateliers de confection, l’expression « travail esclave » est au Brésil largement utilisée, contrairement au terme sweatshop, de diffusion internationale, mais très peu repris au Brésil. L’un et l’autre termes qualifient cependant un système d’exploitation, mais à partir d’approches légèrement différentes. Le « travail esclave » cible le travailleur et le régime de son activité, le sweatshop décrit un lieu de vie structuré autour d’une forme d’activité. Ces notions, historiquement constituées dans des contextes économiques et politiques différents, sont largement reprises actuellement, à São Paulo ou ailleurs. Il n’est donc pas inutile de s’interroger sur la continuité descriptive et la validité analytique de ces termes, comme sur les raisons pour lesquelles, à São Paulo et au Brésil, le mot sweatshop est peu utilisé, contrairement à la notion de « travail esclave » à laquelle recourent les dispositifs publics de lutte contre l’exploitation de la main-d’œuvre et vulgarisée par les médias. Ce questionnement nous renseigne sur les représentations sociales de l’immigration et du travail peu qualifié au sein de la société brésilienne.
Le sweatshop : une notion sur mesure pour l’atelier de couture28
75Commençons par le terme sweatshop, car il s’applique plus précisément à l’univers de la confection que celui de « travail esclave ». Le sweatshop, parfois traduit par l’expression « atelier de la misère », désigne depuis plusieurs siècles l’atelier textile, où toutes sortes d’abus ont cours, et le qualifient comme un lieu clandestin organisant l’exploitation systématique de la main-d’œuvre. Pour de maigres salaires, des ouvriers, dont parfois des enfants, effectuent un travail éprouvant et dangereux, y compris sous la contrainte. Certaines de ces caractéristiques, qui s’appliquent pour la plupart aux ateliers de São Paulo, font écho aux descriptions du travail dans les ateliers du textile en Europe au xixe siècle, qui sont à l’origine du terme. Ainsi, à la fin du xixe siècle, selon l’économiste Frank Tracy Carlton [Carlton, 1913], « les caractères distinctifs de la sweating industry sont les bas salaires, les longues journées de travail, les ateliers insalubres et les cadences folles des ouvriers29 ». Entre ces deux contextes que sont l’Angleterre de la fin du xixe siècle et la ville de São Paulo au début du xxie siècle, les sweatshops ont sans doute évolué ; mais les différences relèvent de changements d’intensité et non de nature des phénomènes observables.
76La métaphore de la sueur qualifiant ces ateliers, construite par l’association de « sweating » (transpirant) à un substantif afin de désigner un travail pénible, harassant, daterait du xve siècle [Barraud De Lagerie, 2012, p. 47]. Au milieu du xixe siècle, le sweating system qualifie un modèle industriel reposant sur l’exploitation d’une population travaillant dans de misérables ateliers urbains. Ainsi, en 1850, Charles Kingsley emploie pour la première fois le terme, dans un roman au titre évocateur, Cheap Clothes and Nasty, où il décrit l’univers des ateliers textiles du West End à Londres [Barraud De Lagerie, 2012]. Le terme passe alors en France et aux États-Unis. Quant au substantif sweatshop, il apparaît en 1890 [Bender et Greenwald, 2003a].
77Entre ces trois termes, sweating, sweating system et sweatshop, se produit un glissement sémantique qui signale l’évolution majeure de l’organisation du travail dans le cadre de la révolution industrielle. Dans un premier temps, la manifestation de l’effort physique (sweating) qualifie une activité laborieuse. Puis l’expression sweating system pointe le principe d’une généralisation de l’exploitation physique des travailleurs dans un système productif. Enfin, par le dernier terme, sweatshop, l’atelier est désigné comme le lieu emblématique d’un système de travail reposant sur l’exploitation physique des ouvriers. Il évoque des unités de petite et moyenne taille, urbaines, où la production repose sur une main-d’œuvre nombreuse (labour intensive). Taille, localisation et composition sont trois critères essentiels à l’identification d’un sweatshop, outre les conditions de travail.
78Lorsque l’usage du terme sweatshop se répand, la critique du mode de production devient implicite, puisqu’il y est fait référence non seulement au lieu de travail, l’atelier, mais surtout aux conditions de travail dans ces lieux. Quant à la diffusion du système dans les grandes villes industrielles, elle résulterait de l’âpre concurrence régnant dans le textile et la confection. Or, les coûts étant dans ces secteurs concentrés sur la main-d’œuvre, les gains de productivité se font sur le travail (salaires, cadences, temps de travail) et les installations (locaux et équipements vétustes, non-respect des normes d’installation et d’entretien). À la fin du xixe siècle en Angleterre, aux États-Unis ou en France ; dans les années 1970, dans quelques grandes villes des États-Unis comme New York, Los Angeles ou Miami, ou en Europe, à Londres et à Paris, les salaires de misère et les situations à risques sont la norme dans la confection. Les témoignages et les descriptions ne manquent pas ; ils font état d’une pression sur le travail qui semble être une constante dans cette activité, depuis ses origines et quel que soit le lieu. Celle-ci est la conséquence des profonds changements, pas seulement organisationnels, que porte l’industrialisation. Si cette dernière a certes introduit la division du travail et fait bondir la production, elle instaure, surtout, le principe d’accumulation et la valeur de la richesse, qui justifie une concurrence livrée au prix de l’exploitation du plus grand nombre [Tocqueville, 1865, p. 370-373]30.
79Les ateliers du xixe siècle poussent à l’extrême l’exploitation des travailleurs. Car l’urbanisation et l’industrialisation consolident le salariat dans l’économie, et les niveaux de salaire sont maintenus au plus bas, ce qui implique de mobiliser toute la force de travail de l’unité domestique. Le travail industriel salarié s’étend à tous les membres, enfants inclus, de la famille des ouvrières et ouvriers, sous-payés. Dans la confection, les activités s’établissent dans les domiciles, les ateliers se multiplient ; hommes, femmes et enfants travaillent à toute heure pour subvenir aux besoins d’une existence pourtant misérable. Installées dans des logements surpeuplés et vétustes, sous-alimentées et affaiblies par d’épuisantes journées de travail, les familles ouvrières connaissent des taux de morbidité et de mortalité élevés.
80Les entreprises (firms) elles-mêmes, en imposant très tôt la sous-traitance dans l’économie de la confection, poussent au développement du travail à domicile et à la généralisation des sweatshops. En effet, par souci de limiter les coûts fixes de production, qu’il s’agisse des capitaux ou de la main-d’œuvre, les entreprises externalisent tout ou partie de la couture et par conséquent transfèrent la charge de ces coûts fixes à leurs intermédiaires. Sous la pression des entreprises, les intermédiaires sont alors les promoteurs des sweatshops. À New York, dès le xixe siècle, l’externalisation se diffuse dans la confection dans le cadre d’un « putting out system » [Soyer, 2005, p. 7], système suivant lequel les entreprises confient une partie de la production à des intermédiaires (contractors) se chargeant de distribuer les ballots de tissus découpés par l’entreprise à des couturières, irlandaises ou allemandes, qui les assemblent chez elles. Un peu plus tard, des tailleurs masculins allemands mettent au travail toute la famille qui, à demeure, coud des pièces de tissus découpées et distribuées par des entreprises plus grandes. Vers 1880-1890, les contractors montent de petits ateliers, souvent dans leur propre logement, où travaillent leur famille et leurs compatriotes. Les intermédiaires font donc la synthèse des différentes modalités de production, en associant le travail à domicile, le recours à la main-d’œuvre familiale et migratoire et la division spatiale des tâches productives. Daniel Soyer considère ces ateliers comme l’archétype du sweatshop, en raison de leur organisation et de leurs conditions de travail, qui mêlent pénibilité, dangerosité et misère humaine. On note en somme peu de différences entre ce tableau de la ville New York à la fin du xixe siècle et ce que nous avons décrit concernant São Paulo à la fin des années 2000.
81À partir des années 1960, les progrès de la protection sociale des travailleurs, notamment en Europe occidentale, atténuent une part de la pression exercée sur le travail. Dans la confection cependant, l’évolution est à peine perceptible, car la concurrence s’accentue dans le prêt-à-porter alors en pleine expansion ; des formes de flexibilité plus sophistiquées s’imposent et se généralisent, en matière notamment de sous-traitance. L’externalisation permet toujours aux fabricants de réduire leurs coûts fixes, de limiter l’immobilisation de la main-d’œuvre, de contourner les contraintes réglementaires en dispersant et en fractionnant la production, et de réduire les délais de production31. Ces évolutions impliquent de conséquentes dégradations des conditions de travail et de nombreuses violations des droits des travailleurs, qui tendent à annuler le mouvement de fond de la réforme sociale. Les sweatshops ne disparaissent pas, ils s’adaptent à l’environnement économique et à la contrainte politique. Dans la seconde moitié du xxe siècle, les patrons d’ateliers sous-traitants continuent à vivre à la sueur des ouvriers. Les échelles de la flexibilité évoluent cependant, comme le note Nancy Green, pour qui il existe une continuité historique dans les formes d’organisation du travail au sein de la confection, qui s’adapte aux contraintes du marché par une « flexibilité de l’espace et du temps de production32 » [Green, 2003, p. 39] ou par la délocalisation des ateliers en Asie ou en Amérique latine. L’atelier est la production d’un système économique. Les mauvaises conditions de travail et la misère en sont le principe.
82L’ambivalence qui aujourd’hui encore caractérise la confection se définit alors et se cristallise dans l’image du sweatshop. Car la confection, de la perspective qu’en donnent les ateliers, est à la fois un secteur en pointe, du fait de l’adoption précoce de modèles d’organisation flexibles, et l’emblème de l’archaïsme social et des abus de toutes sortes dans le monde du travail.
83La ville de São Paulo n’est pas en reste et la confection y connaît les évolutions globales du secteur. À partir des années 1990, lorsque la demande intérieure brésilienne, portée par la croissance démographique puis la réduction des inégalités, stimule l’activité, celle-ci est très vite confrontée à une rude concurrence étrangère, principalement asiatique ; la sous-traitance et la production en ateliers, dans les conditions que nous avons exposées plus haut, se diffusent alors, soutenues par une dynamique migratoire internationale recomposée.
84À la même époque, aux États-Unis, malgré une conséquente redistribution spatiale de l’appareil productif, le modèle de l’atelier semble avoir bien peu évolué depuis la fin du siècle précédent. Dans la dernière moitié des années 1980, la ville de New York n’est plus le pôle de la confection qu’elle avait été, même si le nombre de sweatshops y est estimé, en 1987, à quelque 5 000 à 7 000 unités employant environ 105 000 personnes [Us General Accounting Office (Usgao), 1989, p. 12]. La confection s’est installée en Californie et en Floride. Grenier et Stepick [2002] estiment qu’à cette période, à Miami, le modèle d’organisation et la forme du travail sont identiques à ce qu’elles sont et ont été dans tous les États-Unis33. Attirés par la présence d’une importante main-d’œuvre de migrants latino-américains non syndiqués – initialement, dès les années 1960, des femmes cubaines –, les entrepreneurs du nord-est du pays ont afflué pour investir dans la confection. Dans les années 1960 et 1970, le secteur se porte bien ; pourtant, les conditions de travail sont dures et, dans les années 1980, elles se dégradent encore en raison d’une tendance au resserrement des coûts de main-d’œuvre pour faire face à la concurrence internationale34.
85Light et Ojeda montrent comment, à Los Angeles, dans le dernier quart du xxe siècle, un système productif où les bas salaires et les mauvaises conditions de production sont la norme (« subtandard industrial conditions ») s’est installé grâce à la complicité des pouvoirs publics [Light et Ojeda, 2002, p. 164]. Afin de réduire les coûts et de rester compétitif face à la concurrence mexicaine, les infractions en matière de salaires, de santé et de sécurité se multiplient. Ces ateliers hors-la-loi essaiment, bénéficiant de la bienveillance des autorités politiques locales et de la protection de la police.
86Les ateliers d’aujourd’hui, à São Paulo tout au moins, ne présentent pas globalement le même tableau qu’au début du xxe siècle. Les abus sont dans l’absolu moins importants. Car, en effet, le travail infantile qui était autrefois la règle est aujourd’hui l’exception ; les journées de travail sont moins longues ; et les salaires permettent aux migrants d’envoyer des compléments monétaires à leur famille (sommes qui, même peu importantes et à condition qu’elles soient assez régulières, permettent à ceux qui les reçoivent se sortir de l’extrême pauvreté) ; les conditions de logement comme les conditions de travail sont variables, mais bien, globalement, très précaires. Ces abus persistants ne sont pas les vestiges d’un modèle en voie de disparition ; car ils se perpétuent, au Brésil, en Amérique du Nord ou en Europe, dans le cadre de sociétés dotées de dispositifs réglementaires en matière de droit du travail ou de protection sociale. De telles entorses, nombreuses et connues au sein des métropoles d’États modernes et démocratiques, en sont d’autant plus marquantes. Par effet de contraste, la violence de l’injustice y est tout aussi saisissante qu’à la fin du xixe siècle. De ce point de vue, les sweatshops n’ont pas disparu, et entre les sweatshops anglo-saxons de la fin du xixe siècle et ceux d’aujourd’hui, il y a bel et bien une continuité, malgré d’importantes évolutions globales quant aux systèmes de travail.
87Dès lors, si le terme de sweatshop a en partie cessé d’être utilisé, ce n’est pas parce que le phénomène s’est éteint, mais peut-être parce qu’il est sorti de l’actualité, comme le suggèrent Lapp et Waldinger [Barraud De Lagerie, 2012 ; Waldinger et Lapp, 1993].
88La désuétude du sweatshop ou au contraire son actualité font écho à la construction sociale de la question, et nous renvoient à deux autres caractères de la représentation de l’univers des sweatshops, qui ont trait à sa composition ethnique et à sa spatialité.
89Les sweatshops sont d’ordinaire associés à l’environnement urbain et à ces espaces spécifiques de la ville que sont le centre et les quartiers populaires. Nous avons vu qu’ils ne se situaient pas seulement dans les quartiers centraux, puisqu’on les trouve en périphérie métropolitaine, ou encore dans des communes peu urbanisées, par exemple dans les communes de Tacuari, Toritama [Duarte et Fusco, 2008] et Santa Cruz do Capibaribe, dans l’Agreste du Pernambouc. Néanmoins, leur présence en centre-ville est un élément récurrent du paysage des très grandes agglomérations du monde entier. Leur survivance est singulière, car ils ont résisté au mouvement de désindustrialisation du centre des grandes citées35. Les lieux de concentration des ateliers sont pour la plupart des quartiers populaires auxquels s’attache une image négative. Ayant conservé une structure urbanistique relativement ancienne36, ces quartiers présentent les attributs de la dégradation de l’espace urbain : fortes densités, habitats vétustes, présence importante de populations sans logement, concentration dans la rue d’activités commerciales illégales et de consommateurs de drogues illicites. Ils nourrissent les fantasmes d’une situation incontrôlée en plein cœur de la ville37. Les sweatshops sont donc historiquement associés à la ville occulte, interlope, à l’envers de la ville, à ses espaces illégaux et fantasmés. Ils sont à la fois le produit et le creuset d’une ville décadente, corrompue. Il n’est dès lors pas surprenant que les ateliers aient surgi au cœur des débats qui ont nourri les réformes urbaines hygiénistes ; car éradiquer les ateliers répond à un même objectif d’assainissement des quartiers et de lutte contre la promiscuité et ses maux.
90La double image de la misère et de la corruption de l’atelier affecte ceux qui sont au cœur du système, c’est-à-dire les migrants, présentés à la fois comme les victimes et les vecteurs de ces maux, par dépréciation ethnique. Car, du point de vue des observateurs de l’époque, les sweatshops sont un problème de la ville et de l’immigration [Bender, 2003, p. 22-23] ; ils prospèrent dans les grandes villes où d’importants contingents de migrants pauvres s’installent par vagues successives, et contribuent à la dégénérescence sociale et économique des villes. Dans un rapport du début du xxe siècle, Carlton [Carlton, 1911]38, reprenant les idées ayant cours à l’époque, décrit l’usine (american factory) comme un point d’aboutissement de la civilisation. Il lui oppose le sweatshop, lieu de la dégénérescence de la race, qu’il qualifie d’industrie « parasite ». En 1898, les inspecteurs de l’Industrial Commission on Immigration lient les problèmes des sweatshops aux « caractéristiques raciales des Juifs », trop « individualistes » pour se plier à « la discipline de l’usine », qui préfèrent « le travail à la pièce », « les longues journées de labeur » parce qu’ils « sont désireux d’avoir de bons salaires journaliers, quel qu’en soit le prix »39 (rapport cité par Bender, 2003, p. 23). Les migrants sont donc tenus pour responsables non seulement de la formation des sweatshops mais aussi de la pérennité du système. En dépit de l’évolution générale de l’industrialisation, le phénomène s’ancre dans les villes à la faveur du renouvellement de populations pauvres dans une succession de vagues migratoires. Les Irlandais et les Allemands ont ainsi succédé aux Anglais et aux Écossais dans les ateliers new-yorkais ; ils seront remplacés par les Juifs russes, puis par les Italiens [Soyer, 2005, p. 8] : rotation des populations, mais stabilité des contingents de la misère urbaine.
91Ces arguments n’ont plus cours aujourd’hui. Néanmoins, les ateliers de confection montrés du doigt40 dans la presse régionale et nationale sont systématiquement ceux dont la main-d’œuvre est immigrée, ces unités de production étant davantage stigmatisées que celles où sont employés les autochtones. Car le paradoxe est qu’il existe bien des ateliers qui emploient de la main-d’œuvre brésilienne. S’ils semblent rares dans la métropole de São Paulo, ils ne le sont pas dans l’intérieur de l’État ou dans d’autres régions, comme l’arrière-pays du Pernambouc (Agreste) ou la banlieue de Fortaleza, où ils sont nombreux, anciens et très bien intégrés dans la filière nationale de la confection. Pourtant, lorsqu’est dénoncée l’inhumanité des conditions d’existence des ouvriers en atelier, il n’est jamais question d’unités où la main-d’œuvre est autochtone. Invariablement, ce sont les ateliers de São Paulo et leurs ouvriers étrangers qui sont désignés, alors que ces ateliers métropolitains n’ont rien à envier à ceux du Nord-Est en termes de conditions de travail et de niveaux des salaires (photographies 21 et 22).
92Associer sans cesse l’atelier de la misère à l’immigration urbaine nourrit donc l’idée que l’atelier est une conséquence de l’immigration, qu’en somme celle-ci, par ses caractéristiques, rend possible de tels ateliers, et qu’ils n’ont pas d’existence en dehors d’elle. Cette représentation marque l’immigration comme un stigmate : les immigrants citadins sont nécessairement des ouvriers déshumanisés des ateliers clandestins. Cette approche renforce sans doute à son tour l’idée que les migrants constituent une population incontrôlée, une underclass [Waldinger et Lapp, 1993] vivant à la marge de la société.
93Cependant, la stigmatisation du migrant-ouvrier-en-atelier ne concerne pas l’ensemble des étrangers de la confection. Comme nous l’avons vu, les migrants boliviens, bien qu’ils soient les plus nombreux, ne sont assurément pas les seuls dans le secteur, où l’on compte une importante présence de migrants coréens et paraguayens41. Ces derniers partagent de nombreuses caractéristiques, en termes d’emploi, avec les Boliviens ; pourtant, à la différence de ceux-ci, et jusqu’au début des années 2010, ils ne sont pas inclus dans la représentation des ateliers la presse et les études universitaires ignorant leur présence et leurs conditions d’existence pendant plusieurs décennies. En 2013, les sciences sociales brésiliennes s’intéressent enfin, grâce à Tiago Rangel Côrtes [2013] à l’immigration paraguayenne à São Paulo42. Pourquoi, alors qu’elle est présente dans la métropole et dans la confection depuis longtemps, selon des modalités historiques très semblables à ce qui a par ailleurs été observé et commenté au sujet de l’immigration bolivienne, l’immigration paraguayenne a-t-elle été si longtemps ignorée, l’atelier, le sweatshop, étant représenté sous les traits du migrant bolivien, celui-ci occultant le migrant paraguayen ? Il est vrai que les Paraguayens de la migration passent inaperçus dans l’environnement métropolitain : ruraux et guaranophones pour la plupart, ils se distinguent cependant peu par leur apparence de l’idéal phénotypique des habitants de São Paulo, construit sur un imaginaire des origines européennes ; cela contrairement aux migrants boliviens, très majoritairement aymaras et quechuas, catégorisés comme Indiens des Andes par les habitants de São Paulo qui les identifient facilement – et les ethnicisent radicalement. Cette distinction place ces deux populations en situation d’altérité bien différente. Car, à São Paulo, comme l’écrit Dominique Vidal [2012b, p. 83], « le fait est que ceux dont la physionomie exprime une ascendance autre qu’européenne se voient sans cesse altérisés ». L’altérisation des migrants boliviens et l’extranéité radicale qui en découle se conjuguent alors facilement avec la stigmatisation des ateliers. Car, sur le principe d’une double mise à distance voire d’une marginalisation des ateliers comme des migrants, que ce soit au sein de l’économie métropolitaine, sur le marché du travail, dans l’espace urbain ou dans l’imaginaire de la population se construit l’idée d’une trajectoire convergente et exclusive de l’atelier et de l’immigration bolivienne à São Paulo.
La notion de « travail esclave » et son usage à propos des ateliers de São Paulo
94À São Paulo, bien qu’il corresponde à la réalité locale, le mot sweatshop est peu utilisé ; pour désigner les conditions et l’environnement de travail dans les ateliers, il est fait usage de la notion de « travail esclave ». La métaphore s’applique à l’évidence à des situations qui n’ont rien à voir avec ce que fut l’esclavage. Elle désigne des conditions de travail spécifiques et prend part à une symbolique particulière au Brésil43 en général, à São Paulo en particulier.
95Le travail esclave fait avant tout référence à des situations de contraintes physiques ou psychologiques visant à l’exercice forcé d’une activité. Ces contraintes revêtent différentes formes allant de l’enfermement, ou l’éloignement, à la tromperie en passant par l’intimidation. Elles établissent généralement une situation de soumission plus ou moins consciente pour l’individu qui en est victime. À partir de cette définition qui ancre le travail esclave dans la relation interpersonnelle entre le travailleur contraint et l’exploiteur qui le contraint, Edna Bonacich et Richard Appelbaum, qui ont étudié les ateliers de confection états-uniens dans les années 1980-1990, insistent sur le cadre institutionnel et social à l’intérieur duquel la soumission systémique des travailleurs immigrés nourrit le travail esclave [Bonacich et Appelbaum, 2000, p. 296]. Ils établissent un parallèle entre l’époque actuelle et le système esclavagiste du Sud des États-Unis au xixe siècle, car, selon eux, le travail esclave dans les ateliers révèle l’existence d’un ordre social racialisé qui par bien des égards équivaut à celui de l’ancien système esclavagiste44. Ainsi, les politiques migratoires, « imprégnées de préjugés raciaux », sont globalement hostiles à l’immigration, notamment lorsqu’elle est mexicaine, et privent les migrants non seulement du droit de vote, mais aussi de la possibilité d’organiser toute forme de protestation.
96Les cas de séquestrations d’ouvriers de la confection à São Paulo ne sont pas rares. Formes extrêmes d’exploitation de la vulnérabilité des migrants, ils se produisent dans le cadre d’un dispositif où l’atelier intègre dans un même environnement l’espace résidentiel et le lieu d’activité. L’enjeu est toujours celui du contrôle de la main-d’œuvre. Dans ces situations d’enfermement et de travail contraint, de jeunes migrants sans expérience dans la confection, récemment arrivés, sont recrutés directement par l’employeur dans le lieu d’origine pour venir s’installer et travailler dans des ateliers isolés, hors du centre. D’un côté, des ateliers, en marge du quartier de la confection situé dans le centre-ville de São Paulo (voir chapitre vi), ont difficilement accès à la main-d’œuvre ; de l’autre, des migrants, sans expérience professionnelle, méconnaissent l’environnement urbain. L’exploitation de la vulnérabilité humaine, qui fait donc partie de l’économie de la confection, est probablement la première cause de situations donnant lieu à la qualification de « travail esclave ». Cependant, tous les ateliers de la périphérie ne fonctionnent pas sur ce modèle, et nous avons vu que les réseaux familiaux ou villageois sont très importants pour recruter et stabiliser en partie les effectifs de main-d’œuvre.
97Il n’est pas impossible non plus de trouver des cas de séquestration d’ouvriers dans des ateliers du centre-ville. Ils sont néanmoins plus rares, car la main-d’œuvre, en raison de la forte concentration de migrants et de l’intense circulation des ressources migratoires dans ce secteur, y est globalement plus expérimentée, mieux informée, moins vulnérable et moins exposée. Les ateliers des périphéries, contrairement aux ateliers du centre, rassemblent des populations plus homogènes, issues de filières migratoires ou de circuits de recrutement moins diversifiés. Ce caractère facilite, le cas échéant, les abus de patrons qui « piègent » de jeunes migrants démunis, profitant de leur inexpérience d’une société dont ils ignorent les règles. La peur s’avère alors une ressource utile et efficace entretenant une fiction angoissante de l’environnement urbain où les contrôles policiers seraient nombreux et les risques d’expulsion sérieux. Quand la peur ne suffit plus, les migrants sont retenus dans l’atelier au prétexte qu’ils doivent rembourser les frais engagés par le patron, pour le voyage, l’hébergement, la formation. Cette dette arbitraire, dont l’existence, le périmètre et le recouvrement sont imposés par la seule volonté du patron, ouvre la voie à d’autres abus, notamment à la contrainte physique – car il arrive que les patrons confisquent les passeports des ouvriers retenus de force dans les ateliers et contraints au travail.
98Au Brésil, la législation et les sanctions juridiques fixées pour lutter contre le travail esclave ne sont pas apparues en réponse au développement des sweatshops45. En effet, le travail esclave concernait et concerne encore majoritairement des travailleurs ruraux, qui actuellement sont pour une bonne part originaires des États occidentaux de la région Nord-Est [Théry, Théry, Girardi, Hato, 2011]. Les victimes sont exploitées dans les grandes propriétés agricoles ou d’élevage des fronts pionniers des marges amazoniennes de la région Centre-Ouest ou, dans de moindres proportions, dans les petites exploitations minières de charbon végétal, les plantations de canne à sucre de l’intérieur de la région de São Paulo46. L’esclavage urbain est dénoncé depuis une période plus récente et concerne en premier lieu la confection et la métropole de São Paulo elle-même. Cependant, les dénonciations se multiplient aussi dans le secteur du bâtiment.
99Mais si l’usage de la notion de travail esclave prévaut au Brésil sur celle du sweatshop pour qualifier les abus exercés dans les ateliers à l’encontre de la main-d’œuvre, c’est que, en dépit des ambiguïtés et des limites que charrie la métaphore de l’esclavage [Morice, 2005] lorsqu’elle est appliquée à des situations actuelles de sujétion, celle-ci résonne de manière particulière au Brésil, et précisément à São Paulo où le mouvement abolitionniste fut puissant. En effet, dès le milieu du xixe siècle, la province de São Paulo47, avec à sa tête l’oligarchie des planteurs, cherche un modèle d’approvisionnement en main-d’œuvre et une transition au modèle d’organisation du travail [Costa, 2010 [1966]]. Les propriétaires anticipent sur l’abolition de l’esclavage qui s’annonce (elle sera officielle en 1888). Débute alors la vague historique d’immigrations européennes qui, à partir de la fin du xixe siècle, va relancer le peuplement de l’État, lancer la croissance de la capitale et amorcer la généralisation du salariat dans le cadre de l’industrialisation et de l’urbanisation. De sorte qu’à cette époque, comme le souligne Dominique Vidal [Vidal, 1998 ; 2012b, p. 77], la citoyenneté se construit dans le rapport au travail, et précisément en contrepoint de l’esclavage. Ce lent mouvement d’élaboration d’une citoyenneté s’accélère à partir des années 1930, avec les réformes sociales adoptées par le régime autoritaire de Getúlio Vargas, qui établissent notamment un salaire minimum, une assurance maladie, une réglementation de la durée du travail et des régimes de retraite [Souchaud, 2018]. Grâce à ces réformes, l’insertion dans le travail réglementé fixe le cadre de l’existence et de l’exercice de la citoyenneté. Et, au contraire, « deviennent ainsi pré-citoyens tous ceux dont l’activité professionnelle n’est pas reconnue par la loi » ([Santos, 1987 (1979)], cité par [Vidal, 2012b]). L’imaginaire social des couches populaires brésiliennes se définit sur un rapport au travail réglementé et en opposition à l’esclavage. On comprend dès lors la force de la métaphore de l’esclavage dans la société métropolitaine et, au-delà, pour dénoncer une situation d’exploitation et l’exclusion de la condition de citoyen qu’elle engendre ; car « la comparaison de la vie que mènent les migrants boliviens dans les ateliers de couture avec l’esclavage fait précisément écho, dans l’imaginaire social brésilien, à la subordination dans laquelle se trouve le travailleur que le droit social ne protège pas » [Vidal, 2012a, p. 68].
100Pourquoi, dans la métropole de São Paulo, seuls les travailleurs boliviens sont-ils désignés comme soumis à un travail esclave ? Alors qu’il existe des ateliers qui, dans des conditions analogues, emploient des Brésiliens ; et d’autres secteurs d’activité, notamment le service domestique, où la sujétion des travailleurs brésiliens est ancienne, sans qu’elle ait été dénoncée comme travail esclave. On peut formuler l’hypothèse que, si la référence au travail esclave dans la métropole est exclusivement et vigoureusement appliquée aux Boliviens, c’est suivant une double logique de racisation du travailleur esclave et d’altérisation des migrants boliviens, à la fois pour dénoncer et mettre à distance ce phénomène fortement ancré dans la société métropolitaine. Car, selon Dominique Vidal, la condition de travailleur esclave « historiquement attachée à une peau de couleur noire, reste un état peu enviable duquel il faut se détacher discursivement48. La saillance de la “race” dans le social réside ici dans le refus de se voir assigné à l’identité noire réifiée que symbolise la métaphore de l’esclave » [Vidal, 2012a, p. 69-70]. Confiner les Boliviens dans le travail esclave et limiter la question du travail esclave dans la confection à l’immigration bolivienne permettrait d’isoler cette réalité au sein de la société brésilienne tout en la dénonçant avec force.
***
101Ce chapitre nous a permis d’observer le travail dans les ateliers, de décrire les différentes fonctions qui structurent son organisation. Nous avons envisagé le travail dans sa routine quotidienne et selon une perspective de plus long terme, en analysant les trajectoires migratoires et les carrières de celles et ceux, apprentis, ouvriers ou patrons qui y travaillent. Il en ressort que l’atelier est solidement ancré dans l’existence des individus qui lui donnent vie. Les trajectoires migratoires complexes des ouvriers et des patrons se dessinent grâce à des liens étroits entretenus avec les communautés d’origine, familiales et villageoises, sur place à São Paulo, qui relativisent l’autonomie des migrants, tributaires d’individus exerçant une forte influence sur leur quotidien, dans le travail, l’accès au logement, les relations sociales.
102Le travail harassant des ateliers justifie que des termes forgés au xixe siècle qualifient aujourd’hui encore cet environnement. L’atelier est bien un environnement ; il est un tout, à la fois assigné, exclusif et envahissant. Il occupe ou interfère avec plusieurs dimensions de l’existence des ouvriers comme des patrons, et de membres de leur famille, qui y travaillent, y résident et y construisent une part conséquente de leur vie sociale. Il borne les ambitions souvent déçues et les carrières fragiles de migrants exclus du marché du travail et du logement. Les carrières sont certes rapides, mais limitées et étroitement encadrées par un ensemble de normes imposées : la réussite oblige à reproduire un système d’exploitation. L’entrepreneuriat est également souvent un leurre, compte tenu de l’autonomie très limitée des patrons, conséquence de capacités d’investissement limitées et d’une dépendance forte vis-à-vis des donneurs d’ordre. Pour tous ces aspects, l’atelier apparaît comme un environnement social refermé sur lui-même ; il n’en est pas moins un dispositif parfaitement ancré dans son milieu métropolitain.
Notes de bas de page
1 Les conversations se sont déroulées en espagnol et nous reprenons les termes employés, le plus souvent en espagnol.
2 Les marques sont désignées par le terme « loja », magasin.
3 Ils sont désignés comme tels, c’est-à-dire qu’ils sont coréens ou d’origine coréenne.
4 « Nous, on travaille énormément. »
5 Le pied commande l’accélération de la courroie. Le genou soulève le pied-presseur.
6 Selon la définition de l’INSEE. Nous traduisons les catégories du statut d’occupation du recensement brésilien d’après les termes de la nomenclature de l’INSEE, chacun des termes français correspondant à un terme brésilien. Ainsi, selon l’institut français, les non-salariés se distribuent en trois catégories : les indépendants non salariés, les employeurs et les aides familiaux. Nous retiendrons les deux premières catégories, qui correspondent à la nomenclature du recensement brésilien de la population. Concernant les salariés, le recensement brésilien distingue, contrairement à l’INSEE, travailleurs déclarés et non déclarés (« empregado com ou sem carteira de trabalho assinada »), distinction que, bien entendu, nous conservons.
7 L’argument selon lequel le caractère récent du développement des ateliers métropolitains comme de l’immigration qui lui est associée expliquerait la jeunesse de cette population peut difficilement être opposé à cette démonstration ; car, en 2010, l’immigration et le développement des ateliers ne sont plus des phénomènes nouveaux.
8 Selon Miguel, le minimum syndical (piso salarial) pour un pilotero est fixé à 850 réaux.
9 Le Brésil s’est très peu saisi de la question du travail à domicile. Le pays n’a par exemple pas ratifié la Convention 177 de l’Organisation internationale du travail (OIT) de 1996 sur le travail à domicile (convention entrée en vigueur en 2000).
10 Code du travail, livre VII, 1re partie, titre II, chapitre ier, articles L. 721-1 et suivants. En particulier, selon l’article L. 721-1 : « Sont considérés comme travailleurs à domicile ceux qui satisfont aux conditions suivantes : 1° Exécuter, moyennant une rémunération forfaitaire, pour le compte d’un ou plusieurs établissements industriels, artisanaux ou non, commerciaux ou agricoles, […] un travail qui leur est confié soit directement, soit par un intermédiaire ; 2° Travailler soit seuls, soit avec leur conjoint ou avec leurs enfants à charge au sens fixé par les articles L. 313-3 et R. 313-12 du nouveau Code de la Sécurité sociale, ou avec un auxiliaire. »
11 Cf., dans le Code du travail français, l’article L. 721-3 précisant : « Sauf dans le cas prévu au paragraphe 2° de l’article L. 721-1, la réunion des travailleurs à domicile dans un même local, pour exécuter des tâches complémentaires les unes des autres, confère à ces travailleurs la qualité d’ouvriers en atelier. »
12 Le fait de posséder ou non son outil de travail, qui appartient soit à l’entreprise industrielle donneuse d’ordre, soit au travailleur, peut être un critère déterminant de la définition du travail à domicile.
13 De même qu’il y eut continuité entre le textile et la confection (dont la fin intervient à partir des années 1990).
14 Nous étudierons plus loin la concentration géographique des activités de la confection.
15 « Shared ethnicity permits paternalistic relationships to develop that partly mute or mask exploitation. »
16 Selon la formulation du recensement, 49,6 % ont des « activités de commerce non spécifiées ».
17 « Comércio de artigos de vestuário, complementos, calçados e artigos de viagem », selon l’Ibge.
18 Ils sont en revanche presque absents du Brás : à peine 1,5 % y sont installés.
19 Ces festivités, qui ont lieu chaque année pendant un week-end du mois d’août, se déroulent sur la vaste esplanade du Memorial da América latina, à Barra Funda, dans le centre de São Paulo.
20 Stabilité qui qualifie le profil général de la migration et non la dynamique de la circulation des migrants entre les régions de départ et la métropole, car les retours, les va-et-vient et les circulations sont sans doute très nombreux, mouvements dont l’intensité reflète la vulnérabilité sociale de cette migration.
21 Dans son récit, Manuel n’est pas clair quant à la place de sa femme dans le projet familial. Il en est question au début, lorsqu’ils décident de partir au Brésil, notamment parce qu’elle est celle qui a les contacts à São Paulo où elle avait déjà vécu quelque temps, bien avant leur rencontre. Puis, Miguel ne la mentionne presque plus à mesure qu’il évoque la consolidation de l’atelier. Au milieu de l’entretien, alors qu’il est question des activités actuelles de l’entreprise, il précise que sa femme s’occupe des ventes. Malgré l’occultation partielle de l’activité de sa compagne, l’atelier, depuis ses débuts, est bien une entreprise familiale dans laquelle l’un et l’autre se sont investis.
22 Lors d’un entretien, près d’un an et demi plus tôt (en juillet 2010), un patron estimait qu’il fallait un stock de tissus d’une valeur minimum de 10 000 réaux (soit, à l’époque, environ 4 500 euros) pour commencer à créer et produire ses modèles.
23 Manuel définit esthétiquement la mode évangélique par le code vestimentaire qu’adoptent les femmes évangéliques : « Son señoras que más o menos no tratan de mostrar, digamos, mayor parte del cuerpo, siempre lo llevan mayor parte cubierta. »
24 Ce shopping est un lieu central de commerce de modinha feminina. Le box, d’une surface de 6 m2, est loué 1 000 réaux, soit 400 euros par mois, auxquels il faut ajouter 15 000 réaux (6 000 euros) de droit de bail, non déclaré (« luva ») tous les trois ans.
25 À São Paulo comme dans le reste du Brésil, il existe plusieurs dizaines d’églises évangéliques. Selon les recensements de la population de l’Ibge, entre 2000 et 2010, à São Paulo (RMSP), le nombre de croyants de celle qui compte le plus d’adeptes, l’Église évangélique de l’Assemblée de Dieu, est passé de 759 394 à 1 043 725.
26 Nous faisons référence ici à la « phase de définition » du projet migratoire qui, selon C. De Gourcy [2013, p. 47], est une « phase de durée variable au cours de laquelle le candidat – l’aspirant au départ – inscrit la migration dans un projet révélateur d’un désir porté par un imaginaire de l’ailleurs ».
27 Marché couvert de la rue Oriente, dans le Brás, spécialisé dans le commerce de vêtements bon marché.
28 En portugais, un atelier de couture est une « oficina de costura » ; c’est un « taller de costura » en espagnol.
29 « The distinguishing characteristics usually found in a sweated industry are low wages, a long working day, insanitary workshops, and speeded-up workers », Carlton (1913) cité par Bender [2003, p. 22].
30 Lors d’un séjour à Liverpool, en juillet 1835, Alexis de Tocqueville fait l’analyse que la noblesse anglaise, en cédant la première, en Europe, une part croissante de son pouvoir à la classe moyenne, a créé les conditions d’une suprématie progressive du pouvoir de la richesse face au pouvoir de la naissance : « À partir de cette époque, la naissance n’est plus qu’un ornement ou tout au plus une aide de l’argent. L’argent est la vraie puissance » [p. 371]. Tocqueville considère par ailleurs que « les manufactures et le commerce sont les moyens les plus sûrs de devenir riches » [p. 372].
31 Voir la description de circuits courts dans le Sentier parisien dans l’ouvrage de Solange Montagné-Villette [1990].
32 « Flexibility of production time and space ».
33 Dans son étude sur la confection à New York, Zhou [2002, p. 124] fait la même observation : « Yet most analysts agree that garment workers earn very low wages and survive in conditions not better than at the turn of the century, with rampant violation of labour and health standards. »
34 Les auteurs mentionnent que les conditions de production sont moins déplorables dans le secteur formel, sans pour autant être en conformité avec la législation. L’informalité n’est donc pas restreinte au périmètre des ateliers.
35 Notons au passage que la présence au centre est un effet de la croissance et de l’étalement urbains : car les quartiers actuellement centraux où se trouvent des ateliers étaient initialement des quartiers périphériques et même marginaux, pourrait-on dire.
36 L’ancienneté du Bom Retiro ou du Brás doit être considérée à l’aune de l’histoire de São Paulo.
37 Qui peut avoir ses références historiques. Voir à ce sujet la description de la Cour des miracles par Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris, espace situé en plein cœur de Paris, dans le quartier du Sentier.
38 Cité par Daniel E. Bender, p. 21-22 [Bender, 2003].
39 « Because the Jewish people are peculiarly eager to earn big day’s wages, no matter at what sacrifice. »
40 Notamment lors de la couverture par la presse des opérations de contrôle organisées à São Paulo par le ministère du Travail, souvent suite à des dénonciations, qui visent à démanteler les ateliers où le travail esclave a été identifié.
41 Et plus récemment Haïtiens.
42 L’immigration paraguayenne dans la confection à São Paulo a été étudiée par Tiago Rangel Côrtes dans un remarquable mémoire universitaire [Côrtes, 2013]. L’année suivante, en 2014, Tiago Rangel Côrtes et Carlos Freire da Silva ont coordonné un numéro de la revue Travessia (n° 74) consacré à l’immigration paraguayenne [Côrtes et Silva, 2014]. En 2011, nous avons présenté une première analyse de l’invisibilité de l’immigration paraguayenne au Brésil dans un article de la revue Contexto internacional [Souchaud, 2011].
43 L’abolition de l’esclavage au Brésil intervient tardivement, en 1888. De l’ensemble des pays esclavagistes d’Amérique, le Brésil est celui qui a importé le plus grand nombre d’esclaves d’Afrique : environ 3,5 millions d’individus, soit 37,6 % du total des Amériques [Emory University, 2009 ; Souchaud, 2015].
44 « Le système actuel d’emploi des ouvriers du vêtement partage certaines caractéristiques de l’ancien système de l’esclavage des États-Unis du Sud. Dans les deux cas, les travailleurs sont soumis à un ordre social racialisé qui les prive de leur droit de vote et les empêche de protester. […] Certains pourraient soutenir que la race n’a rien à voir avec cela, mais nous affirmons que les politiques et les sentiments anti-immigrés sont chargés de connotations raciales, en particulier vis-à-vis des Mexicains » (« The current system of employment for garment workers shares some features with the old sytem of slavery in the United States South. In bouth cases, workers suffer from a racialized social order that disenfranchises them and makes it very difficult for them to rise up in protest. […] Some might argue that race has nothing to do with it, but we contend that antiimmigrant policies and sentiments are laden with racial overtones, especially in regard to Mexicans. »)
45 L’article 49 du Code pénal brésilien, datant de 1940 et révisé en 2003, prévoit des peines de deux à huit ans de prison pour ceux qui ont recours au travail esclave. Le travail esclave est décrit comme relevant de quatre conditions : soumission à un travail forcé, conditions de travail dégradantes, journées épuisantes, privation de liberté de déplacement pour dette. Les peines sont augmentées de moitié lorsque le crime est commis contre un enfant ou un adolescent ou pour motif de préjugé de race, couleur, ethnie, religion ou origine (http://www.jusbrasil.com.br/topicos/10621211/artigo-149-do-decreto-lei-n-2848-de-07-de-dezembro-de-1940).
46 Sur ce sujet, consulter les rapports annuels de la Comissão pastoral da terra (CPT) http://www.cptnacional.org.br/. Concernant une critique de la notion de travail esclave, on pourra consulter l’article de Eduardo Paiva [Paiva, 2005].
47 Qui deviendra l’État de São Paulo en 1989.
48 À cet égard, Alain Morice rappelle que les études classiques consacrées à l’esclavage ont souvent relevé que « la figure de l’esclave se confond avec celle de l’étranger » [Morice, 2005, p. 1019].
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