Introduction générale. L’atelier et la métropole
p. 15-46
Texte intégral
1À São Paulo, pas un mois ne passe sans que les grands journaux quotidiens fassent état de la situation des ateliers de confection présents dans la ville, le plus souvent pour dénoncer les conditions de vie d’une main-d’œuvre exploitée et captive. Depuis quelques années en effet, les services du ministère du Travail livrent, tant bien que mal, une guerre au travail dit esclave, en ciblant dans la métropole les ateliers clandestins qui fleurissent dans le secteur de la confection. Le récit de ces libérations met en scène presque systématiquement des familles de travailleurs pauvres émigrées de Bolivie ou du Paraguay, des bâtisses vétustes de quartiers populaires méconnus, un dispositif d’intermédiaires économiques et de sous-traitants orchestré par de grandes marques internationales, comme Zara ou C&A, qui, à distance, déploient une kyrielle d’ateliers dans les interstices de la plus grande métropole du pays. La récurrence de ces images où se mêlent pauvreté, relégation et vulnérabilité entretient un imaginaire puissant autour de l’atelier de confection, qui désigne presque à lui seul de larges pans de la société urbaine contemporaine, entre réalité, stigmatisation et malentendus.
2L’idée de cette étude est née dans la seconde moitié des années 2000, alors que le Brésil connaissait un regain d’immigration historique. À partir de l’examen du changement migratoire, le constat que les nouvelles populations immigrées étaient liées au secteur de la confection à São Paulo s’est imposé, comme celui que les ateliers occupaient une place centrale dans cette évolution. Or les ateliers sont des lieux où l’on accède certes au travail, mais aussi, souvent, à un logement, et où se nouent des relations qui orientent bien des aspects de la vie en ville. L’atelier, en somme, est un environnement social riche qui constitue une porte d’entrée dans la métropole ; il a aussi une place particulière, à la fois historique et symbolique, dans le cours des mutations économiques de la ville industrielle.
3Explorer l’univers des ateliers a donc été le moyen d’aborder la question migratoire et d’ancrer l’étude dans divers aspects de la dynamique urbaine du tournant du xxe siècle. Cependant, un halo de mystères et de fantasmes entoure ces lieux, et le dissiper n’est pas une tâche aisée, car on sait bien peu de choses à leur égard. Méconnus, ils sont une source de représentations nourrissant les malentendus propices à toutes sortes d’idées reçues, conduisant, entre autres, à la stigmatisation des populations émigrées de la Bolivie et du Paraguay.
4Les représentations de l’atelier de confection, qu’elles concernent la présence de la migration internationale, la crise et les sursauts de l’industrie urbaine ou les conditions de vie dans les quartiers populaires, raccrochent São Paulo à l’histoire urbaine internationale, car l’atelier de confection fait partie de l’imaginaire urbain de la ville industrielle depuis plus d’un siècle et demi, en Europe comme dans les Amériques. De Manchester au début du xixe siècle au Bangladesh des années 2010, en passant par le Sentier parisien des années 1990, l’atelier, dont la longévité et l’adaptabilité surprennent, est, dans les études qui lui sont consacrées, traité comme un fait social. Il est perçu comme une totalité au regard de son emprise sur les vies en apparence sans attaches de ceux qui le peuplent et de son importance dans les sociétés urbaines où il prend place. Dans les sciences sociales, l’atelier a été abordé sous l’angle des transformations du capitalisme et des bouleversements économiques, démographiques et sociaux du monde contemporain. À la croisée de l’histoire, de la sociologie et de la géographie économiques, il est également bien ancré dans le champ des études migratoires, car, pour l’essentiel, les populations liées à cet univers social sont originaires de l’intérieur du pays ou de l’étranger.
5La ville, quoiqu’essentielle tout au long de l’histoire de l’atelier, n’est dans la majorité des cas traitée que comme un élément de contexte. Pourtant, si l’atelier fait partie intégrante de l’industrialisation, de ses prémices à sa phase avancée dans la globalisation, c’est qu’il entretient un lien étroit avec la ville, qu’elle soit préindustrielle, fordiste ou postfordiste. Ainsi, ce qui se noue entre l’atelier et l’urbain fonde la démarche de ce livre, dans lequel nous nous proposons de reprendre l’analyse croisée de l’industrialisation et de l’urbanisation à partir de l’atelier lui-même. Sans abandonner l’idée qu’il est un objet social, il s’agit d’en faire un objet métropolitain.
6Premier point, un atelier de confection est une unité de production intégrée à une filière économique ; c’est donc une modalité de production industrielle parmi d’autres, attachée à une organisation économique, qu’il nous faut d’abord explorer. La production en atelier apparaît dans l’industrie dès le xixe siècle [Green, 1998], dans le secteur textile, avant de se développer dans la confection. Tout au long du xxe siècle, l’industrie en général se recompose selon deux tendances : d’un côté la diminution de la part de la production en ateliers au profit de grosses unités de type usines et, de l’autre, l’expulsion de l’activité industrielle des métropoles en développement. Mais, dans la confection et contrairement au textile, les ateliers résistent à cette dynamique. Épargnés par les mutations urbaines, les sursauts de l’économie, la concurrence internationale et les délocalisations, ils restent présents dans les grandes métropoles, voire s’y développent avec l’expansion de la société de consommation au cours de la seconde moitié du xxe siècle.
7Cette résistance est liée à la définition de l’atelier : une situation propre dans un environnement économique et une filière productive spécifiques. Selon la terminologie usuelle, la fabrication du vêtement fait intervenir des fabricants et des entrepreneurs1 ; seuls ces derniers ont à leur charge les ateliers. Car, « contrairement à ce que leur nom indique, les fabricants ne fabriquent rien. Leur rôle se limite à l’achat du tissu, la création des modèles et, parfois, la découpe des vêtements dont ils confient le montage à un industriel ou à un artisan – dit entrepreneur » [Montagné-Villette, 1990, p. 36]. Les entrepreneurs, situés en bout de chaîne, sont des preneurs d’ordre qui assemblent en atelier les découpes, le plus souvent payées à la pièce, adressées par le fabricant. Mais il arrive que les patrons d’atelier ne soient pas des sous-traitants et qu’ils réunissent les deux activités traditionnellement réparties entre le fabricant et l’entrepreneur, en y associant souvent tout ou partie de la commercialisation. Il s’agit dans ce cas, très souvent, de petites entreprises familiales. Ces deux formes d’insertion dans la filière définissent par conséquent deux modèles d’atelier : l’atelier sous-traitant et l’atelier fabricant2.
8Ce sont ces deux types d’atelier, d’apparence semblable, qui ont retenu notre attention, à São Paulo. Il s’agit d’unités de production de petite ou moyenne taille (de quelques ouvriers à une vingtaine), où les immigrants, patrons ou ouvriers, sont majoritaires et où l’informalité prédomine. Ces ateliers, qui se concentrent probablement exclusivement dans la confection, sont soit des unités sous-traitantes, c’est-à-dire au service d’un tiers donneur d’ordre qui peut être créateur et/ou commerçant et/ou fabricant, soit des unités de production directe, ce qui signifie que le patron produit pour son propre compte, le plus souvent des vêtements de sa conception, qu’il commercialise. Ces configurations du second type correspondent aux immigrant small businesses de la confection urbaine aux États-Unis, décrits par le sociologue Roger Waldinger à la fin des années 1980 [Waldinger, 1989b].
9Au Brésil comme ailleurs, la confection résiste à la désindustrialisation tout en conservant une importante implantation métropolitaine. Au début des années 2010, le Brésil, avec 2,8 % de la production mondiale, est le quatrième producteur de vêtements, juste derrière le Pakistan et devant la Turquie, mais bien loin de la Chine, premier producteur, qui assure 46,4 % de l’offre globale [IEMI cité par Abit, 2013]. L’essentiel de la production brésilienne est écoulé sur le marché national, car le Brésil exporte peu de vêtements, ses principaux clients extérieurs étant l’Argentine, les États-Unis, le Paraguay et le Venezuela. En revanche, le pays importe énormément, de Chine, d’Inde ou d’Indonésie, et de manière croissante depuis une vingtaine d’années, puisque, entre 1993 et 2015, la valeur des importations de vêtements a bondi de 53 millions à 2 707 millions de dollars américains3. L’augmentation exceptionnelle des importations de vêtements ne doit cependant pas occulter le fait que la production nationale s’est maintenue à un niveau important. Comme l’indique le recensement de la population de 2010 [Ibge, 2012a], à cette date, 1,9 % des actifs, soit 1,6 million de Brésiliens, travaillent dans la confection. La métropole de São Paulo (région métropolitaine de São Paulo – RMSP) en compte alors 183 000. En 2014, la confection de vêtements4 représente 1,4 % de la valeur totale de la production industrielle brésilienne. Et, dans un contexte de désindustrialisation précoce, le secteur résiste plutôt bien, son poids progressant de moitié depuis 2005.
L’atelier à l’aune des mutations du capitalisme, enjeu de l’histoire et de la sociologie du travail
10L’intérêt pour l’atelier, ou tout au moins ce qui s’y apparente sans en porter encore le nom, naît dès le milieu du xixe siècle, alors que les mutations du monde du travail à l’ère industrielle interrogent. À cette époque, Frédéric Le Play [Le Play, 1855] identifie et décrit, pour la première fois avec une telle précision, les formes sociales de l’organisation du travail qui se met en place dans l’industrie manufacturière. Il observe et insiste sur le fait que le fractionnement de la production s’assortit d’une segmentation spatiale des activités. Les patrons des manufactures organisent la fabrication en distribuant le travail à des ouvriers réunis dans de petites unités de production qui, de fait, sont des ateliers autonomes ou installés dans des foyers domestiques, mais que Le Play dépeint sous le nom de « fabriques collectives ». Le Play, en observant les mutations productives dans la manufacture et leurs conséquences dans le monde ouvrier en formation, décrit ainsi l’atelier, sans le nommer. Il perçoit que la production industrielle est un système sociospatial centralisé où des ateliers dispersés géographiquement se partagent la réalisation d’une production donnée. Il est aussi le premier à considérer le travail à domicile dans la dynamique manufacturière, et donc à traiter le foyer domestique comme un atelier productif. Or la continuité entre la sphère productive et la sphère domestique est sans doute le fondement de la vitalité de l’atelier. Elle est une dimension essentielle de son ancrage urbain, notamment par le fait que les populations migrantes trouvent dans l’atelier un dispositif social où se combinent la ressource du travail et celle du logement.
11Dans un premier temps, lors de la phase préindustrielle, les ateliers dispersés dans les campagnes sont coordonnés par des donneurs d’ouvrage urbains ; mais progressivement, les ateliers autonomes ou domestiques s’implantent en ville [Lallement, 1990 ; Morokvasic, 1988], à mesure que la mécanisation permet d’importants gains de productivité tout en imposant aussi la concentration de la main-d’œuvre en ville. La division sociospatiale du travail demeure cependant complexe. Les tâches sont distribuées entre la fabrique (l’usine) et les ateliers, suivant des critères techniques et en fonction de distinctions opérées à l’intérieur de la main-d’œuvre, entre les hommes d’un côté, les femmes et les enfants de l’autre. L’ensemble de l’activité productive est coordonné au sein d’un vaste système d’intermédiations dont le nom diffère selon les pays : c’est le marchandage, le putting out system ou le contracting system [Green, 1996 ; Lallement, 1990 ; Littlefield et Reynolds, 1990 ; Rantisi, 2004].
12Le travail à domicile demeure une modalité importante de la production industrielle, qui ne se distingue pas strictement de l’atelier autonome, car, en définitive, les deux systèmes sont non seulement complémentaires mais aussi assez semblables dans leur fonctionnement. De nombreux ateliers sont installés à domicile, dont beaucoup mettent à profit des dépendances pour héberger des ouvriers – nous verrons en quoi ce service, qui permet de fixer la main-d’œuvre immigrée, est pour les ateliers un avantage compétitif. Le travail à domicile n’est donc pas une modalité de production archaïque, disparue avec l’industrialisation et réminiscente en période de crise : il est un caractère inhérent à l’atelier et au dispositif urbain de la production industrielle. Et c’est précisément dans la confection que, à partir du milieu du xixe siècle, le travail à domicile se diffuse et tend à se rapprocher davantage encore du travail en usine, grâce à la mécanisation de l’activité à demeure. La diffusion de la machine à coudre va en effet permettre de délocaliser le travail des usines vers le foyer des ouvriers, ce qui aura pour effet d’assurer une plus grande flexibilité à la production et, pour conséquence, de développer le travail féminin [Green, 1996].
13À la centralité de l’atelier dans le dispositif économique s’ajoutent, hier comme aujourd’hui, deux autres centralités, l’une d’ordre social, l’autre d’ordre géographique. L’atelier, en raison de son implantation dans la sphère domestique, s’immisce au plus profond de l’espace social. Dans l’intimité familiale, il rythme la vie du foyer, incorporant le travail de tous, hommes, femmes et enfants ; il bouleverse en somme les rapports familiaux en leur substituant la relation hiérarchique du travail. Dans cet univers social aux frontières internes floues, les régulations sont difficiles à établir et les abus deviennent possibles : le travail perd sa dimension contractuelle, son cadre réglementaire s’estompe, il envahit le foyer et sature les relations sociales. Les bas revenus, les journées de travail sans fin exécutées dans des logements misérables sont facilement imposés par un système d’intermédiations diluant les responsabilités et reportant le risque économique sur le travail et les ouvriers. L’atelier est donc l’espace de concentration des excès du système économique. Le terme sweatshop5, qui s’est rapidement imposé pour le désigner, en est à la fois la représentation métaphorique et la dénonciation : celle d’un système économique et d’une condition sociale. Synonyme d’exploitation des ouvriers, l’atelier-sweatshop est un modèle économique qui s’empare de l’existence des familles ouvrières urbaines et dégrade leurs conditions de vie. L’usage du terme souligne la réalité des rapports de domination et d’exploitation sur le marché du travail urbain, comme les conditions de vie misérables des classes populaires urbaines soumises au sweating system [Barraud De Lagerie, 2012 ; Bender et Greenwald, 2003b].
14Le sweatshop est ainsi devenu un objet de la sociologie économique et de l’histoire sociale, qui s’en sont emparées pour étudier la condition ouvrière et migrante à l’aune des mutations économiques du capitalisme globalisé et de sa nouvelle division internationale du travail [Soyer, 2005]. Associé à l’industrialisation primitive et combattu dans la première moitié du xxe siècle, il semblait n’avoir pas survécu à l’après-guerre. Pourtant, il ressurgit, ou paraît ressurgir, aux États-Unis et en Europe dans le dernier quart du xxe siècle, la sociologie s’interrogeant alors sur ses liens avec la crise du capitalisme [Piore, 1997 ; Soyer, 2005] et avec l’économie informelle [Waldinger et Lapp, 1993], l’inscrivant dans un système d’exploitation des populations les plus démunies – souvent des populations migrantes, et parmi elles de nombreuses femmes [Green, 1996, 1998 ; Light, 2002 ; Morokvasic, 1987]. On pensait le sweatshop l’apanage des économies en développement ou en transition ; mais il est présent dans les économies avancées [Light et Ojeda, 2002 ; Rath, 2002], où il survit à la ville fordiste et résiste aux progrès de la métropolisation. Il est par conséquent une manifestation exacerbée de l’industrialisation qui prospère dans la dynamique de la mondialisation et génère, dans les grandes villes globales et nationales, des enclaves de misère. Des beaux quartiers du West End londonien au milieu du xixe siècle au comté d’Orange à Los Angeles dans les années 1990 [Barraud De Lagerie, 2012 ; Bonacich et Applebaum, 2000] où de misérables ateliers produisent des vêtements à bas coût, un lien solide s’est ainsi formé entre la ville et l’atelier de confection.
Longévité des ateliers : une question d’organisation du travail
15Si les ateliers de confection ont survécu aux crises et aux mutations du capitalisme tout en conservant leur ancrage dans des environnements urbains reconfigurés, c’est davantage en raison de leurs caractères hybrides qu’à la suite de mutations majeures intervenues dans leur organisation. Car ils semblent avoir peu évolué depuis la fin du xixe siècle, ce qui entretient le sentiment d’archaïsme voire d’indignation qu’ils suscitent. Depuis cette époque, les ateliers combinent les principes du taylorisme et ceux de l’organisation flexible, dont ils tirent une exceptionnelle longévité. Du taylorisme, l’atelier adopte les méthodes d’organisation verticale et horizontale de la production, soit à la fois la séparation des activités et la parcellisation des tâches. Ces principes sont appliqués à son organisation interne, où les postes de travail sont regroupés autour d’activités strictement définies et hiérarchisées, comme à l’échelle de la chaîne de production. Car seule une partie des tâches relatives à la confection d’un vêtement est réalisée dans l’atelier. La conception, la découpe des tissus ou certaines finitions sont effectuées en dehors de l’atelier, qui n’assure que l’assemblage. Cette base tayloriste est complétée par les principes de la flexibilité, qui donnent à l’atelier la souplesse de fonctionnement indispensable au secteur de la mode. Les ateliers de confection se distinguent ainsi des usines, grandes unités de production qui, privées de cette adaptabilité, ne peuvent répondre à l’ensemble de la demande du marché.
16La flexibilité des ateliers, c’est-à-dire leur adaptabilité à la « raison » du marché, s’inscrit dans la perpétuation d’une double logique d’exploitation de la main-d’œuvre et d’organisation selon une chaîne d’intermédiations multipliant les sous-traitants. L’impératif de flexibilité découle de la caractéristique essentielle de l’industrie du vêtement, à savoir la grande variabilité saisonnière de la demande, qu’il lui faut accompagner en ajustant la capacité de production pour proposer sans cesse de nouveaux modèles en quantités fluctuantes. Si donc les ateliers sont particulièrement importants dans ce secteur industriel, c’est qu’ils lui procurent une souplesse indispensable. L’atelier n’est pas un modèle réduit de l’usine, il en est le complément. La chaîne de production de vêtements s’établit sur un édifice complexe d’intermédiaires, organisés horizontalement et verticalement, qui font intervenir un ou plusieurs ateliers, parfois en complément d’une production en usine, dans le cas des grandes marques. Ainsi, l’atelier est donc en général le maillon d’une chaîne de sous-traitance plus ou moins étoffée et dispersée géographiquement. Lors de l’étiage de la demande, le maillage se réduit ; quand la demande reprend, il s’étend. Dans le cas d’une petite chaîne de production, le fait de ne pouvoir mettre à contribution d’autres ateliers entraîne une surcharge de travail dans l’atelier impliqué.
17Le modèle de la sous-traitance facilite donc la distribution des activités entre différents ateliers, mais il ajoute une caractéristique essentielle à ce point : le report de la responsabilité de la production, et donc d’une partie du risque économique, sur ceux-ci, dès lors qu’ils sont autonomes par rapport au fabricant, devenu donneur d’ordre. Cette précision est importante, car elle permet de cerner les enjeux qui traversent l’atelier, dispositif où la pression économique de la concurrence se traduit par d’importants ajustements sur le travail. En somme, la flexibilité des ateliers pèse presque uniquement sur la main-d’œuvre, selon un éventail de modalités limité : la variation des effectifs et les conditions de travail. C’est pourquoi les ateliers de confection ont tant recours aux populations les plus démunies ou isolées, et parmi elles les migrants récents ou les mères seules ; pourquoi ils fleurissent dans un environnement social de détresse et comment les pires conditions de travail s’imposent aux ouvriers, sans opposition marquée de leur part. Car les mauvaises conditions de travail – manquements à la sécurité, exposition à de multiples risques, bas salaires, charges de travail excessives – sont dans l’atelier davantage la règle que l’exception. En théorie, la flexibilité n’implique pas nécessairement la dégradation des conditions de travail ; dans les faits, elle est systématique.
18Ces conditions concernent non seulement les ateliers sous-traitants mais aussi les ateliers de fabricants indépendants qui sont souvent des entrepreneurs récents à la tête d’une affaire d’envergure modeste. Si le modèle entrepreneurial diffère quelque peu dans ces unités, nous verrons que le modèle économique et l’organisation du travail y sont identiques, à la croisée du modèle fordiste et de la spécialisation flexible.
19L’atelier est précurseur de la flexibilité qui s’est diffusée dans la seconde moitié du xxe siècle. Cela explique pourquoi son adaptation, dans les années 1980, aux évolutions économiques des pays anciennement industrialisés s’effectue sans peine, au contraire du modèle industriel fordiste qui, pour le dire rapidement, immobilise beaucoup de capitaux et protège mieux ses ouvriers, nombreux et organisés en syndicats. Mais la recrudescence des ateliers à New York, Paris, Los Angeles ou São Paulo n’est pas seulement le résultat d’une adaptation à une période de crise du modèle fordiste. Car, à cette époque, l’atelier s’installe durablement aux marges de l’économie formelle, à la faveur de la libéralisation économique et tandis que tombent de nombreux cadres réglementaires dans le domaine du travail. Le Brésil ne fait pas exception. Dans les années 1980, la crise économique frappe durement l’industrie ; le chômage et le travail informel augmentent rapidement à São Paulo et, parallèlement, l’activité en atelier et à domicile se développe parmi les classes populaires [S. J. Buechler, 2014]. Mais l’atelier ne disparaît pas de la scène métropolitaine avec le retour de la croissance. Il reste bien présent, preuve qu’il est, indépendamment des périodes de crise, un mode de production se pérennisant dans l’économie actuelle.
Le lien à la ville
20L’adéquation du modèle de l’atelier à l’évolution du capitalisme explique en partie sa survie à la fin du xxe siècle et au début du xxie siècle. Mais par ailleurs, la vitalité de la confection est due à son insertion dans l’environnement métropolitain, tropisme à la fois essentiel et singulier. S’interrogeant sur la présence aux États-Unis de cette activité à forte concentration de main-d’œuvre au cœur de l’économie globalisée, dans les métropoles du Nord comme du Sud, où les coûts de production sont très élevés, Appelbaum et Christerson [1997, p. 205] observent qu’« entre la moitié et les trois cinquièmes du total des vêtements consommés aux États-Unis sont produits dans le pays », ajoutant que « le regain actuel de la production de vêtements concerne les métropoles du cœur économique des États-Unis », et tout particulièrement Los Angeles. Pour expliquer la concentration géographique de la production de vêtements dans les hauts lieux de l’économie globalisée, ces auteurs énumèrent cinq arguments qui tous ou presque ont trait au principe de centralité de la métropole. Il s’agit, pour des raisons de compétitivité : de se situer au plus près de la demande finale dans un secteur où elle est volatile ; de s’assurer du bénéfice de l’image de modernité de la métropole ; de tirer parti de la proximité de la vaste panoplie de services et de fournisseurs que concentre le quartier de la confection (garment district) ; d’avoir accès à une main-d’œuvre de migrants bon marché ; enfin d’articuler des formes d’organisation sociale propres à la logique migratoire et facilitant la formation d’une économie informelle. Dans tous les cas, il est question de proximité géographique et des effets de concentration et de diversification qui en découlent, c’est-à-dire de logiques d’agglomération et de centralité urbaine : la présence des ateliers dans les grandes villes relève des caractéristiques de ces environnements urbains, de leur économie, de leur sociologie, de leur organisation territoriale ; loin d’être une anomalie, un anachronisme à l’ère des métropoles, elle est au contraire en phase avec leur mode d’organisation.
21L’atelier de confection fruit de la séquence géo-historique de l’urbanisation qui a accompagné la formation et l’évolution de la ville fordiste du Nord au Sud, entretient un double lien à la ville. Car il est tout à la fois le produit de l’urbanisation et l’un des piliers de la métropolisation. C’est particulièrement le cas à São Paulo où le développement de la confection est historiquement et sociologiquement lié à l’urbanisation de la seconde moitié du xxe siècle, processus qui permet l’avènement de la société de consommation et fait du vêtement un produit de consommation courante. Cette mutation est à la fois qualitative et quantitative. Dans la ville fordiste, le statut du vêtement dans la société évolue, il devient un élément de la mode, un attribut distinctif et caractéristique de l’urbanité [Simmel, 1957]. Parallèlement, la croissance de São Paulo et son rayonnement sur l’ensemble du pays se confondent avec l’essor de son industrie et de son commerce du vêtement ; la métropole en pleine effervescence devient le centre national de la mode et du secteur de l’habillement. En inondant le pays, les vêtements de São Paulo diffusent l’image de modernité de la métropole.
Les spécificités de São Paulo, ville du Sud en fin de transition démographique
22L’étude des ateliers de confection nous plonge par conséquent au cœur de la société urbaine. Or la trajectoire récente de la ville de São Paulo s’inscrit dans une phase historique majeure de l’évolution de la société brésilienne, celle d’une double transition, à la fois démographique et urbaine. Il s’agit d’un phénomène que tous les pays d’Amérique latine connaissent dans la seconde moitié du xxe siècle, qui touche non seulement la taille, le rythme de croissance, la structure et la composition de la population des villes, mais aussi leur organisation sociale et leur dynamique économique. Appréhender cette période d’urbanisation accélérée et généralisée, la considérer comme une période historique déterminante dont les effets se répercutent sur l’ensemble de la dynamique de la ville de São Paulo enrichissent l’analyse systémique de l’atelier de confection. Au cours des soixante dernières années le Brésil s’est massivement urbanisé. Et sur fond de changements démographiques et de croissance économique, surgissent des aspirations égalitaires dans toutes les catégories sociales et classes d’âges. L’environnement urbain, et spécialement les métropoles, devient le cadre et l’expression des évolutions que la société expérimente. En toile de fond de cette étude, l’urbanisation est avant tout perçue comme l’espace où se concrétise le mouvement de démocratisation de la société brésilienne, grâce auquel les aspirations égalitaires s’affirment et prennent la forme de positionnements individuels ou collectifs dans la formation et l’accès aux ressources, et leurs usages : un ensemble de droits et de pratiques, spécialement dans l’éducation et sur le marché du travail, mais aussi dans les habitudes de consommation révèle de nouvelles régulations des hiérarchies sociales, bouleversant des équilibres anciens, sociaux et spatiaux, qui impliquent directement l’organisation sociale, les équilibres migratoires et la territorialisation des ateliers des ateliers de confection.
23Le contexte global de notre étude est déterminé par une séquence bien identifiée de la transition démographique, lorsque le net ralentissement de la migration interne et de la croissance urbaine des très grandes villes se combine à l’installation durable d’une fécondité à un niveau bas historiquement inédit. Cette dynamique globale de la population se répercute de façons variées dans la stratification du marché du travail, les ressorts de la migration ou les dynamiques du peuplement. L’organisation sociale et spatiale de la métropole est ainsi fortement marquée par ce moment démographique. Car, la baisse rapide de la fécondité à São Paulo, quels que soient les milieux sociaux, n’est pas sans lien avec les évolutions majeures du marché du travail. Parmi elles, il faut souligner l’accroissement historique du taux d’activité des femmes, par exemple, passé de 44 % à 58 % entre 1990 et 2009 [Dureau, Lulle, Souchaud, Contreras, 2014, p. 21]6, ou l’élévation générale de leur niveau de qualification, tous deux inscrits dans les changements démographiques structurels que sont la diminution du nombre d’enfants par femme et l’amélioration notable du niveau de scolarisation. Ces tendances ont contribué à améliorer l’insertion professionnelle des classes populaires, issues notamment des migrations internes, qui se détournent alors des secteurs traditionnels du service domestique7 ou de la confection, secteur recrutant désormais des migrants internationaux. C’est dans cette séquence historique qu’interviennent à la fois la reprise de la migration internationale et le développement de la confection à São Paulo, et que s’actualise, grâce au renouvellement de la main-d’œuvre (« queueing theory » [Waldinger, 1987]), la segmentation du marché du travail et la formation de niches économiques dites « ethniques ».
24São Paulo, après avoir connu une très forte croissance démographique, croît aujourd’hui à un rythme moins soutenu, proche de 1 % par an8 [Dureau et al., 2014].
25En 2010, la confection demeure un secteur d’activité important à São Paulo, métropole de vingt millions d’habitants dans laquelle 183 000 actifs travaillent dans la confection, des femmes pour l’essentiel (76 %) et pour une large part des migrantes internes (36 %)9. Au tournant du xxie siècle, cependant, la donne change : la part de la migration interne dans le secteur s’est considérablement réduite, non seulement parce que la dynamique migratoire s’est tarie, mais aussi parce que les jeunes générations issues de la migration intérieure n’ont pas les mêmes attentes que leurs aînés et se tournent en priorité vers le secteur tertiaire. Face à ce changement, et alors que la demande dans le secteur de la confection reste soutenue, de nouveaux courants migratoires, certes bien moins nombreux, en grande partie originaires de Bolivie et du Paraguay, font leur apparition dans l’industrie du vêtement. Actuellement, les migrants internationaux, boliviens et paraguayens, sont environ 50 000 dans le secteur de la confection à São Paulo10. Cette population migrante qui fait irruption dans la confection marque une reprise dans la dynamique de la migration internationale brésilienne. En somme, le regain de l’immigration internationale au Brésil relève directement de la redistribution de la main-d’œuvre brésilienne sur marché du travail métropolitain et d’une brèche ouverte dans le secteur spécifique de la confection11. Ce contexte donne aux ateliers de São Paulo leur singularité. Le dispositif que nous avons étudié se développe à une période où se mêlent dans la société urbaine migration interne et migration internationale, mais suivant des tendances contraires : les premières sont en recul alors que les secondes émergent12. Par conséquent, la société brésilienne, par le biais de la confection, tout en renouant avec l’immigration internationale, découvre l’altérité des populations de pays voisins qui forment les nouveaux contingents de la migration de travail.
26Ainsi le dispositif de l’atelier est-il beaucoup plus riche que la question migratoire par laquelle nous l’avons abordé. Il permet d’étayer l’analyse urbaine, son étude introduisant l’analyse des ressorts démographiques et sociaux de la formation et de l’évolution de la ville, et nécessitant de multiplier les lieux d’observation, des districts centraux aux quartiers. L’atelier est un trait d’union entre la géographie des migrations et la géographie urbaine ; c’est un révélateur du creuset métropolitain, matrice de la société brésilienne contemporaine.
L’enquête de terrain
27Le projet d’enquête sur les ateliers de confection est né par étapes, au début d’un séjour de plusieurs années à São Paulo. En 2007, après avoir conclu une étude sur l’immigration bolivienne à Corumbá13, ville de l’État du Mato Grosso do Sul située à la frontière de la Bolivie, notre attention s’est portée sur l’immigration bolivienne à São Paulo, selon l’hypothèse que le flux métropolitain, sans lien avec l’immigration frontalière, s’inscrivait dans le cadre des recompositions au sein de l’espace migratoire régional qui inclut la Bolivie, le Paraguay, l’Argentine et le Brésil. C’est donc autour de questionnements sur les ressorts de la migration régionale entre la Bolivie et le Brésil que nous avons fait nos premiers pas à São Paulo.
28Très vite, le constat s’est imposé que l’immigration bolivienne récente était confinée dans un secteur d’activité, celui de la confection, ce qui n’était plus une nouveauté depuis les travaux de Sidney Silva [1997]. Mais il apparaissait également que la confection n’était pas l’affaire des seuls Boliviens, et qu’il s’y trouvait d’autres migrants internationaux, notamment coréens et paraguayens. Les Coréens étaient identifiés dans l’activité, et le statut auquel ils étaient associés les mettait à distance, socialement, économiquement et même historiquement, de la migration bolivienne, ce que confirmaient quelques travaux universitaires [S. Buechler, 2004 ; Choi, 1991]. Il en allait tout autrement de la migration paraguayenne, totalement ignorée : en définitive, l’idée s’était imposée que les Boliviens étaient les seuls étrangers exerçant une activité ouvrière dans la confection. Il importait donc de documenter la présence migratoire dans toute sa variété et de réfuter un certain nombre d’idées reçues sur l’immigration hispanique dans la confection à São Paulo.
29Lors de la phase exploratoire à l’étude, il est également apparu que les immigrations bolivienne et paraguayenne entretenaient des liens étroits et peut-être exclusifs avec les ateliers de confection. Ces lieux de production, aux attributs et aux fonctions multiples, où les migrants construisaient des trajectoires urbaines denses, nourrissaient la curiosité. Les interrogations quant à leur fonctionnement étaient amplifiées par le contraste entre l’aspect sommaire et précaire de l’installation physique, d’une part, et l’efficacité de l’atelier comme dispositif économique et lieu d’interactions sociales, d’autre part. Comment de telles organisations s’inséraient-elles dans l’environnement métropolitain ? Et pourquoi prioritairement l’environnement urbain ?
30L’enquête s’est donc organisée autour de ces deux axes, migratoire et urbain. Elle s’est déroulée sous deux formes, par observations et relevés de terrain (croquis, photos) d’une part, à travers des entretiens d’autre part. Cet ensemble était associé à l’analyse d’informations statistiques, principalement les données individuelles des recensements de la population de 2000 et 2010.
31Les travaux de terrain ont débuté en 2007, mais l’enquête s’est concentrée de septembre 2009 à août 2010. Les entretiens enregistrés, conduits en espagnol avec vingt-six migrants boliviens et paraguayens, ont été réalisés sur leur lieu de travail ou d’hébergement, parfois aussi lors de rendez-vous fixés dans des lieux publics. Ces données ont été complétées par des entretiens informels, notamment dans la phase de préparation de l’enquête, mais aussi lors d’observations dans les lieux de commerce de vêtements tels que les shoppings spécialisés dans la mode, ou au cours de visites au marché nocturne du Brás, Feira da madrugada, où il était possible de s’entretenir avec des petits fabricants commerçants.
32Au printemps (austral) 2008, le contact avait été pris avec plusieurs centres de santé (Unidade Básica de Saúde – UBS) des districts de Guaianazes et Tiradentes, à l’extrême est de la commune de São Paulo, et quelques sorties de terrain14 avaient été effectuées avec les agents de santé du « programme de santé de la famille » (Programa de sáude da família – PSF15). Les agents communautaires de ces programmes avaient une fine connaissance des ménages installés dans les quartiers dont ils avaient la responsabilité. Les médecins, infirmiers et infirmières (dont certains étaient boliviens) et agents de santé nous ont renseigné sur la présence d’immigrés dans leurs quartiers. Selon eux, les immigrantes boliviennes avaient souvent recours aux services de santé, pour le suivi des grossesses et dans des cas de tuberculose. En compagnie de femmes agents de santé de l’UBS/PSF Bandeirante (district de Lajeado), quelques entretiens au domicile d’immigrants boliviens ont été réalisés, rue Pachêco-Aranha et alentours, où se trouvaient des ateliers de confection.
33Les premiers migrants sollicités dans le centre-ville ont été rencontrés lors de parcours dans le quartier, d’une part, et grâce à des contacts établis à la paroisse de l’église Nossa Senhora da Paz de la Pastoral do Migrante, d’autre part. À la fin de l’année 2009, en effet, la congrégation des missionnaires scalabriniens tenait des antennes d’assistance et d’accompagnement dans la procédure de régularisation des migrants sans papiers16. Le consulat paraguayen avait donc ouvert un accueil dans les locaux de la paroisse, dans le centre de São Paulo, rue Glicério (dans le quartier de Liberdade) Dans la file d’attente, je rencontrai des immigrants paraguayens qui allaient me mettre en contact avec des collègues à eux. C’est aussi dans les locaux de la Pastoral do Migrante, au service d’assistance juridique, que j’ai pris contact avec des migrants boliviens. D’autres liens ont été noués au Centre d’appui au migrant (Cami – Centro de apoio ao migrante), situé dans le Pari, et dirigé alors par Paulo Illes. Par ailleurs, le père Oswaldo, missionnaire salésien, curé de la paroisse Nossa Senhora Auxiliadora, rue Três Rios, dans le Bom Retiro, m’a ouvert les portes de la communauté paraguayenne de la confection, dans le Bom Retiro et à Guarulhos. Je l’ai souvent rencontré à cette époque, et l’accompagnais lors de ses visites dans les ateliers ou au domicile des ouvriers du quartier ; je fus également présent à quelques messes ou cérémonies de baptême organisées pour la communauté paraguayenne17 à l’église de sa paroisse.
34À partir de ces entrées et profitant de contacts initiaux pour en susciter d’autres, les portes des ateliers se sont ouvertes, c’est-à-dire les lieux de travail et les dépendances réservées à l’hébergement. Les entretiens ont pu débuter. Ils se faisaient en espagnol, parfois en portugais. Je m’étais fixé pour objectif d’explorer l’univers des ateliers comme lieux de travail et espaces de socialisation et d’insertion dans la ville de São Paulo. Je souhaitais multiplier les lieux d’enquête pour avoir un éventail d’ateliers et diversifier les profils enquêtés. L’échantillon, non représentatif, se compose donc, dans des proportions semblables, d’immigrés paraguayens et boliviens, hommes et femmes. Sans doute moins nombreux que les migrants boliviens à São Paulo, les migrants paraguayens y sont donc surreprésentés. J’ai également souhaité interroger des migrants récents et de plus anciens et, surtout, j’ai voulu recueillir les récits de vie des ouvriers et des apprentis, et pas seulement des patrons d’atelier, la multiplication des recherches sur l’entrepreneuriat dans les études migratoires ayant eu tendance à occulter les ouvriers.
35La population coréenne ou issue de la migration coréenne est absente de l’enquête, bien qu’elle soit centrale dans l’histoire de la confection à São Paulo, de la structuration des ateliers à l’animation de la filière du vêtement, où elle joue encore un rôle crucial. Ainsi, dans le Bom Retiro, la communauté coréenne est très présente démographiquement et fortement impliquée dans le secteur de la mode vestimentaire et dans diverses activités commerciales et services dits ethniques. J’ai tenté à plusieurs reprises de prendre contact avec des patrons d’atelier ou des fabricants coréens, sans succès.
36Les récits de vie rassemblés lors des entretiens m’ont permis de détailler les trajectoires migratoires et urbaines des populations dont l’existence est liée à l’univers des ateliers. À partir de l’hypothèse que ces derniers sont le produit des interactions d’un groupe social subissant de fortes contraintes avec son environnement urbain, perçu tant dans sa dimension sociale que proprement urbanistique, je me suis intéressé à la façon dont les trajectoires urbaines et les carrières professionnelles s’organisent en fonction de l’usage de ressources dites migratoires et urbaines. Ces ressources désignent, par exemple, des liens de proximité familiale ou territoriale qui sont mis à profit pour entrer dans la confection, ou les opportunités liées à l’existence d’un quartier de la confection (garment district18) au cœur de São Paulo. C’est la raison pour laquelle nous avons été attentif à l’organisation fonctionnelle des ateliers, à la fois comme lieux de production et comme lieux de résidence, à leur insertion dans la structure physique des quartiers concernés, aux modalités de leur localisation et de la circulation d’un environnement à l’autre, du centre-ville à la banlieue. Ces observations ont été associées aux contextes sociaux d’éléments marquants des biographies individuelles des migrants. Car si les ateliers sont certes des lieux de l’autonomie migratoire, ils n’en sont pas moins inscrits dans un univers social où les rapports de domination sont présents dans les moindres aspects du quotidien des individus.
37Une dizaine d’ateliers, dans le Bom Retiro, le Brás, le Pari, à Lajeado et à Guarulhos (Vila Any), m’ont ouvert leurs portes pour réaliser des entretiens et faire quelques observations. Le gérant paraguayen de l’un d’eux, situé rue José Paulino, dans le Bom Retiro, m’a autorisé à y passer la journée pour mieux en comprendre le fonctionnement, des installations aux cadences de travail en passant par les routines des moments de pause.
38En marge des entretiens formels dans les ateliers et au domicile des ouvriers, des lieux du quartier de la confection où les migrants avaient leurs habitudes ont été arpentés. Le marché dominical de la place Kantuta, dit « marché des Boliviens », dans le Pari, et la rue Coimbra, dans le Brás, sont les plus connus. S’y sont ajoutés quelques bars, un restaurant paraguayen clandestin et les abords des terrains de sport situés près de la Marginal Tietê, lieux où il était également facile, le dimanche, de rencontrer des migrants paraguayens et boliviens.
39L’ensemble de ces observations a été enrichi en élargissant la perspective à d’autres contextes, notamment par des lectures sur Buenos Aires [Bastia, 2007 ; Benencia, 2004 ; Cortes, 2001 ; Mera, 2012] et grâce à l’exploration d’autres terrains. Un court séjour à La Paz – El Alto, en décembre 2008 a été l’occasion de recueillir des informations sur l’émigration croissante des habitants d’El Alto à São Paulo, phénomène notable depuis la crise argentine du tournant des années 2000. En 2010 et 2012, deux missions dans la région de l’Agreste de l’État du Pernambouc, dans le Nord-Est brésilien, m’ont permis de réaliser des entretiens et des visites d’ateliers à Toritama [photographie 2119, p. 348], à Santa Cruz do Capibaribe20, à Taquaratinga do Norte et Vertentes [photographies 22 et 23, p. 349]. Ces petites villes, situées à quelques kilomètres les unes des autres, sont spécialisées dans la confection de vêtements bon marché, activité répartie dans d’innombrables petits et moyens ateliers installés à domicile. Elles forment un des principaux districts industriels spécialisés dans la confection au Brésil. Une mission d’un mois au Paraguay, en avril 2014, a été l’occasion, d’une part, de mener des entretiens dans le secteur de la confection, à Asunción, pour préciser notamment le rôle de l’immigration coréenne dans le secteur et, d’autre part, de parcourir quelques zones rurales de la région orientale, dans le département de Caaguazú d’où sont originaires de nombreux migrants installés à São Paulo.
40Enfin, pour obtenir des informations générales sur le secteur de la confection et aborder des questions particulières d’ordre économique ou juridique, j’ai réalisé des entretiens avec des personnes-ressources telles que des responsables syndicaux, des économistes, des chefs de projet ou des fonctionnaires de l’administration de l’État de São Paulo21.
41Le deuxième volet du travail d’enquête a porté sur le quartier de la confection, vaste espace du centre-ville de São Paulo organisé autour du vêtement – sa conception, sa production et sa commercialisation. Pour en comprendre les ressorts, j’ai organisé des parcours d’observation22. À partir de prises de notes, de photos, et en faisant des croquis, j’ai pu identifier et classer des types d’activité, d’après une lecture simple du paysage urbain, sous ses aspects principalement visuels : relevés des activités en façade, interprétation des caractéristiques formelles du bâti pour en préciser les usages fonctionnels, prise en compte sur vingt-quatre heures et les sept jours d’une semaine des flux animant les rues. Ces activités ont été classées selon qu’elles faisaient directement intervenir le vêtement ou qu’elles étaient en lien avec celui-ci mais sans impliquer sa transformation ou son usage. Une fois les activités repérées, identifiées et classées, j’ai pu délimiter par zonage le quartier de la confection, en fixant le centre à l’endroit où se combinent les deux paramètres que sont la présence dans le paysage d’une ou de plusieurs activités où le vêtement intervient directement dans lesdites activités et la densité de celles-ci. L’intensité maximale de ces deux paramètres a défini l’épicentre du quartier de la confection, lieu à partir duquel, et toujours en fonction des mêmes paramètres, sont définies des zones concentriques au profil distinct, mais toutes intégrées au quartier de la confection. Dans un second temps, j’ai détaillé des sous-secteurs en précisant les activités et leur insertion dans la dynamique générale du quartier. Ces repérages m’ont servi à décrire le quartier de la confection ; ils m’ont aussi permis d’identifier et de me familiariser avec les espaces de vie de la migration, et de localiser des ateliers.
42Le quartier de la confection, tel que je le définis et décris dans le chapitre vi, a deux centres, l’un dans le Bom Retiro, rue José Paulino, l’autre dans le Brás, quelque part au croisement de la rue Miller et de la rue do Oriente ; il s’étend sur une grande partie du Bom Retiro, du Brás et du Pari, et déborde sur l’extrême ouest du Belém. Autour des deux points centraux se concentrent les commerces de vêtements. Au-delà de l’hypercentre se déploient deux secteurs où l’on trouve les activités en lien avec la confection du vêtement : le commerce de tissus, la vente et la réparation de machines à coudre, la vente d’accessoires, les services logistiques, etc. Les migrants de la confection résident dans l’ensemble du quartier et y ont des activités de travail bien sûr, mais aussi de loisirs.
43Les observations se sont déroulées de jour comme de nuit puisque le commerce du vêtement est une activité également nocturne, surtout dans le Brás. Jusqu’en 2010 existait le marché de rue nocturne Feira da madrugada dont nous avons déjà parlé, où étaient présents de très nombreux petits producteurs immigrés, notamment boliviens. Depuis cette date, le commerce nocturne de vêtements n’a pas cessé, mais il a été déplacé dans des marchés couverts et des centres commerciaux spécialisés.
Les données statistiques
44L’essentiel des données statistiques utilisées pour les tableaux et la cartographie traitant de la population immigrée est issu du recensement de la population de 2010 et, dans une moindre mesure, de 2000. Pour le recensement de la population brésilienne, l’Institut brésilien de géographie et de statistique (Instituto brasileiro de geografia e estatística – Ibge) procède en deux démarches simultanées. Un premier questionnaire, le questionnaire de base (questionário básico), dresse un état du ménage et du domicile : il identifie sommairement les habitants de chaque logement et localise et décrit l’habitat et les équipements. Dans près de 11 % des domiciles choisis par tirage au sort pour constituer un échantillon représentatif, un second questionnaire plus complet est appliqué, le « questionnaire de l’échantillon » (questionário da amostra). Ce dernier explore, pour chaque individu de chaque ménage, les parcours migratoires, l’éducation et l’emploi. À l’issue du traitement des deux questionnaires, chaque personne est décrite par près de 140 variables. Ces données individuelles (microdados) représentatives de l’ensemble de la population brésilienne sont disponibles gratuitement sous la forme d’une base de données, soit une matrice d’environ vingt millions de lignes (les individus de l’échantillon) et 140 colonnes (les variables)23. Ces données sont le matériau principal des traitements statistiques présentés dans ce travail, réalisés grâce au logiciel StataMP. Alors que les géographes font une utilisation des données statistiques le plus souvent par agrégats spatiaux (les unités de base du recensement), j’ai adopté l’approche des démographes en travaillant à partir des fichiers individuels pour constituer des croisements de deux ou plusieurs variables démographiques – en intégrant bien souvent une variable spatiale, en général le district.
45Ainsi, j’ai d’abord extrait la population de la région métropolitaine de São Paulo (Região metropolitana de São Paulo – RMSP) de la base totale du recensement, soit une matrice de 1 216 611 individus (doté chacun de près de 140 variables). J’ai ensuite appliqué des filtres pour isoler des populations (par exemple, les individus nés en Bolivie résidant à São Paulo – RMSP – en 2010) et les décrire grâce à d’autres variables (le district de résidence, l’emploi occupé, l’âge, le temps de parcours entre le domicile et le lieu de travail, etc.). Une grande quantité de traitements offre alors la possibilité de décrire très finement les populations étudiées. Il n’est évidemment pas question de détailler chacune des variables sélectionnées pour ce travail, mais il est important de signaler comment le recensement aborde la migration, comment il identifie la confection et selon quels découpages spatiaux il opère.
46Plusieurs variables permettent de repérer les migrants, d’identifier et de décrire dans le temps et l’espace certaines de leurs étapes migratoires. Le lieu de naissance est la principale variable. Quand celui-ci est au Brésil, il est associé à l’État24 de naissance, mais pas à la commune25 ; quand il est à l’étranger, il n’est assorti d’aucune précision géographique autre que le pays. Deux autres variables sont importantes. La première est celle dite de la « date fixe » (data fixa) ; elle renseigne le lieu de résidence de chaque individu : État et commune au Brésil, pays seulement hors du Brésil, cinq ans jour pour jour avant la date officielle du recensement, arbitrairement fixée alors au 31 juillet 2010. La seconde est appelée « dernière étape » (última etapa) ; elle précise le dernier lieu de résidence dans les dix dernières années, suivant les mêmes critères géographiques. Par ailleurs, le recensement précise en quelle année les personnes nées à l’étranger se sont installées au Brésil, mais aussi depuis combien de temps chaque individu habite dans sa commune et son État de résidence actuelle26.
47Ainsi, selon le recensement de la population, en 2010, 192 631 personnes nées à l’étranger sont installées à São Paulo (RMSP), soit près du quart du total de l’immigration internationale au Brésil. Parmi elles, 25 879 individus sont nés en Bolivie et 4 146 au Paraguay. Même si ces chiffres placent l’immigration bolivienne en troisième position par son importance numérique à São Paulo (RMSP), derrière les immigrations portugaise et japonaise, elle est sans doute très sous-évaluée, tout comme l’immigration paraguayenne. Selon les estimations les plus hautes, ces populations atteindraient respectivement près de 100 000 et 50 000 personnes. Aucune étude sérieuse ne permet de disposer d’une évaluation fiable de l’importance numérique de l’immigration hispanique à São Paulo. Et en effet, le recensement de 2010 pourrait avoir également sous-évalué leur présence ; pour autant, celle-ci n’atteint sans doute pas le niveau des estimations les plus hautes.
48À partir de ce constat partagé, la question de la pertinence de l’usage des données du recensement concernant les immigrations bolivienne et paraguayenne est posée. De nombreux chercheurs, peut-être la majorité, rejettent l’ensemble des données censitaires concernant ces populations ; partant du constat initial d’une sous-évaluation de la population totale, ils invalident l’ensemble des données. Au contraire, il me semble important de ne pas se priver des données du recensement. La principale raison est que, si le recensement échoue à quantifier la population qui nous intéresse, il en livre cependant une très bonne description. Les données sur la migration sont, nous l’avons vu, recueillies auprès d’un échantillon représentatif de la population, qui implique de multiplier les résultats par un coefficient d’extrapolation (fator de expansão [Ibge, 2012b]) pour connaître les valeurs correspondantes dans la population totale. Or, dans le cas de populations dites rares ou inégalement réparties sur le territoire national, comme l’immigration métropolitaine récente, les marges d’erreur statistique augmentent et le risque de sous-enregistrement est fortement accru. Cet élément technique doit être pris en considération, notamment pour relativiser l’argument largement répandu selon lequel la sous-estimation des immigrations bolivienne et paraguayenne résulterait des déficiences du travail d’enregistrement des agents recenseurs confrontés aux difficultés d’approcher une population vivant dans la quasi-clandestinité. Sans doute abusive, l’image de secret construite autour de ces populations est en partie entretenue par l’interprétation des limites du recensement de la population. La précarité des conditions d’existence des immigrés de la confection n’implique pas qu’ils vivent dans la clandestinité, d’une part, et les déficiences du recensement sont en parties techniques (et connues) et ne doivent pas entretenir un imaginaire social stigmatisant, d’autre part. Si le recensement échoue à quantifier la présence des immigrés boliviens et paraguayens, il en donne néanmoins une bonne image des caractéristiques démographiques, des trajectoires migratoires, de l’insertion sur le marché du travail et des choix résidentiels, comme j’ai pu le vérifier lors de l’enquête et à l’occasion de séminaires où étaient présents des acteurs sociaux accompagnant ces populations depuis plusieurs décennies27. C’est par conséquent un outil précieux, car aucune étude n’associe autant d’éléments descriptifs, de l’éducation à l’activité en passant par le logement, sur l’ensemble de la population et à intervalles réguliers. L’analyse exploratoire de ces données, notamment par la cartographie thématique, permet de formuler ou de vérifier de nombreuses hypothèses de l’enquête d’observation.
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49Les micro-données du recensement découpent l’espace métropolitain et localisent les individus de manière relativement fine. L’ensemble géographique qui nous intéresse, la métropole de São Paulo (RMSP), est divisé en trente-neuf communes, regroupant 19 685 490 habitants en 2010. La commune centrale, São Paulo, en compte 11 253 622. Les données sont souvent présentées au niveau des districts, au nombre de 158 dans la région métropolitaine (RSMP) en 2010. Ce n’est pas l’unité la plus fine ; il existe notamment des aires de pondération et des secteurs censitaires. Mais le fond de carte des premières n’a pas été publié en 2010 et les secteurs censitaires ne sont pas utilisables avec les variables du questionnaire de l’échantillon. Quoi qu’il en soit, l’usage des districts est plutôt heureux, car ces unités correspondent à des quartiers bien identifiés par les habitants ; ils ont donc une réalité urbaine, et pas seulement administrative et statistique.
50Le centre est également une notion discutée ; mais nous reprenons à notre compte l’analyse que propose Sarah Feldman [2004] à partir de laquelle elle identifie et définit une aire centrale métropolitaine formée par un ensemble de dix districts (tableau 1, p. 41). Selon l’auteure, la centralité métropolitaine caractéristique de cet ensemble géographique résulte de processus historiques et géographiques intervenus dans cette portion de l’espace urbain au cours du xxe siècle. Ainsi, « le délitement du territoire des classes supérieures, le développement du commerce et des services destinés à d’autres classes sociales, une croissance horizontale et verticale à grande échelle, un changement qualitatif de la dynamique immobilière et le développement des fonctions centrales et extra-locales28 » ont peu à peu contribué à la formation d’une centralité métropolitaine inscrite dans le périmètre de ces dix districts. À l’intérieur de cet ensemble, les districts centraux, Sé et República, correspondent à l’hypercentre. Notre zone d’étude, principalement le Brás et le Bom Retiro, est située au nord-est de l’hypercentre. Par certains aspects, ces districts, aujourd’hui considérés comme appartenant au centre de la ville, ont des points communs avec le péricentre parisien des xiiie et xixe arrondissements. À l’origine, c’est-à-dire à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, ils forment un péricentre dynamique, marqué par l’immigration internationale puis intérieure, et les activités industrielles. Ces caractères sont nettement moins affirmés dans la seconde moitié du xxe siècle, lorsque la population résidente et les activités industrielles désertent les lieux. La période mettant fin au cycle de dépeuplement, qui débute dans le courant des années 1990, est le point de départ de cet ouvrage.
Tableau 1. Les districts du centre de São Paulo en chiffres, selon le recensement de 2010
Population | Superficie en ha | Densité | % pop RMSP | |
Bela Vista | 69 460 | 276 | 251 | 0,4 |
Bom Retiro | 33 892 | 422 | 80 | 0,2 |
Brás | 29 265 | 365 | 80 | 0,1 |
Cambuci | 36 948 | 392 | 94 | 0,2 |
Consolação | 57 365 | 384 | 149 | 0,3 |
Liberdade | 69 092 | 363 | 190 | 0,4 |
Pari | 17 299 | 271 | 64 | 0,1 |
República | 56 981 | 234 | 244 | 0,3 |
Santa Cecília | 83 717 | 372 | 225 | 0,4 |
Sé | 23 651 | 219 | 108 | 0,1 |
Centre | 477 670 | 3 298 | 145 | 2,4 |
MSP (Commune de São Paulo) | 11 253 622 | 152 641 | 74 | 57,2 |
RMSP (Métropole de São Paulo) | 19 685 490 | 796 331 | 25 | 100,0 |
Source : Ibge, recensement de la population 2010 [Ibge 2012a].
Tableau 2. Population active dans la confection et population active totale au Brésil, dans l’État de São Paulo et la ville de São Paulo (RMSP), selon le recensement de 2010
Population active de la confection | Population active totale | |||||
Hommes | Femmes | Total | Hommes | Femmes | Total | |
Brésil | 306 738 | 1 301 353 | 1 608 091 | 49 822 193 | 36 529 491 | 86 351 684 |
État de São Paulo | 71 844 | 288 647 | 360 491 | 11 284 833 | 8 718 012 | 20 002 845 |
São Paulo (RMSP) | 42 608 | 140 506 | 183 114 | 5 191 632 | 4 288 480 | 9 480 112 |
Source : Ibge, recensement de la population 2010 [Ibge 2012a].
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51Pour décrire l’activité de la confection, j’ai principalement utilisé le recensement de 2010 et la catégorie statistique de la « confection d’articles d’habillement et d’accessoires » (confecção de artigos de vestuário e acessórios). Celle-ci regroupe une multitude de professions, mais la principale, celle des couturiers, est désignée par le titre d’« opérateurs de machines à coudre » (operadores de máquinas de costura). En 2010, la RMSP compte 183 114 actifs employés dans la confection, et 112 340 couturiers. Ces données ont été complétées par les informations de l’enquête nationale annuelle par échantillon de ménages (Pesquisa nacional por amostra de domicílios – Pnad). Le recours à ces données n’a cependant été qu’occasionnel en raison de l’impossibilité de désagréger les données à l’échelle intra-urbaine. Quant aux données des enquêtes sur les entreprises, elles sont issues de l’enquête industrielle annuelle de l’Ibge. (Pesquisa industrial anual) et ne m’ont servi qu’à établir des cadrages généraux, puisqu’elles ne prennent en considération que les entreprises formelles (inscrites au registre du commerce et de l’industrie – CNPJ) de plus de cinq employés – de sorte que l’essentiel des ateliers de confection échappent à ces études. Pour les mêmes raisons, les données du rapport annuel des informations sociales du ministère du Travail (Relação anual de informações sociais – Rais), qui ne concernent que le travail déclaré (carteira assinada), n’ont pas été utilisées.
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52Les deux premiers chapitres forment le cadre historique de l’étude ; ils associent les composantes démographiques et économiques de l’évolution de la structuration de l’espace urbain, en procédant, d’un chapitre à l’autre, au resserrement de l’échelle d’observation. L’objectif est de montrer comment, sur le temps long, la confection, comme activité économique et comme lieu de concentration de la main-d’œuvre, est un principe de l’organisation de la ville industrielle, dont São Paulo est une illustration.
53Le chapitre i débute avec une description des ressorts démographiques et économiques de la croissance urbaine et du démarrage industriel de São Paulo. Il s’intéresse ensuite au développement de la confection en tant qu’activité industrielle indissociable de la formation d’une demande urbaine. Un dernier point est consacré à la description de la population active de la confection dans la ville de São Paulo.
54Le chapitre ii entre au cœur de la métropole ; il décrit la formation des quartiers centraux du Brás, du Bom Retiro et de Pari, et revient sur les différentes dimensions de la présence de la confection dans cet espace. Ainsi, depuis quelques décennies, grâce à l’augmentation du nombre d’ateliers, les quartiers nord et est du centre-ville, qui ont connu un lent déclin depuis le milieu du xxe siècle, retrouvent une activité productive et connaissent une augmentation de la population résidente, au point d’inverser la tendance historique du dépeuplement.
55Le chapitre iii analyse l’évolution de la migration internationale et interne au Brésil dans le but de l’ancrer à la fois dans la dynamique de la ville de São Paulo (RMSP) et dans les changements intervenus dans le secteur de la confection. Il apparaît ainsi que la confection métropolitaine concentre une très large part de l’immigration internationale avec laquelle le Brésil renoue.
56Les chapitres suivants entrent dans l’atelier de confection lui-même et analysent les relations qu’il articule. Car les ateliers de confection sont des dispositifs mixtes, où des usages à la fois économiques et résidentiels de l’espace urbain déterminent des choix de localisation, des formes d’occupation et des modèles de mobilité originaux. Ils dénotent dans l’univers somme toute contraint et uniforme des spatialités métropolitaines, où la concentration et la distance entre espaces résidentiels et zones d’activité accentuent la marginalisation des classes populaires [Kain, 1992]. Ainsi, dans le centre comme en banlieue, dans le cadre des ateliers de confection s’instaurent des formes d’usage du bâti, des choix résidentiels et des mobilités spatiales spécifiques, qui certes relèvent de situations sociales et économiques où pèsent de fortes contraintes, mais n’en sont pas moins propres au contexte urbain et à ses ressources.
57Le chapitre iv explore l’atelier, pour le définir et en décrire l’organisation comme lieu de travail et lieu de vie.
58Le chapitre v scrute les activités au sein de l’atelier et examine sous différents angles les carrières et les conditions de travail en son sein, en interrogeant la signification du qualificatif de « travail esclave ». L’analyse porte également sur les déterminants des carrières professionnelles des migrants dans la confection, celles des patrons comme des ouvriers.
59Pour finir, le chapitre vi replace l’atelier de confection dans ses interactions avec l’environnement métropolitain, l’atelier étant perçu comme principe et analyseur de l’économie – au sens de système général – de l’espace urbain. Nous proposons ainsi une géographie du quartier de l’atelier articulant les différents espaces de la migration – à fois les lieux du travail, les espaces résidentiels, les lieux des interactions sociales – et la logique urbaine du district de la confection au cœur d’une métropole typique de la dernière phase de la globalisation.
Notes de bas de page
1 En anglais, manufacturer et contractor sont les termes qui désignent le fabricant et l’entrepreneur.
2 Que nous nommerons aussi atelier autonome.
3 WTO Statistical data sets – Metadata,
4 Selon l’enquête industrielle annuelle de l’Instituto brasileiro de geografia e estatística (Ibge) : Pesquisa Industrial Anual – Produto, Tabela 5806 – Produção e vendas dos produtos e/ou serviços industriais, segundo as classes de atividades e os produtos – Prodlist Indústria 2013 (http://www.sidra.ibge.gov.br/bda/pesquisas/piaprod/default.asp). Les données concernent uniquement les entreprises de cinq employés et plus déclarées au registre du commerce (CNPJ). On peut donc supposer que la majorité des ateliers n’entre pas dans ces statistiques.
5 Le terme anglais pour l’atelier est workshop. La traduction littérale de sweatshop serait « atelier de la sueur » (sweat signifiant la sueur ou toute activité physique éreintante) [Dureau et Lévy, 2007 ; Haumont, 1993].
6 Alors que, dans le même temps, celui des hommes baissait de 84 % à 80 %.
7 Au Brésil, l’emploi domestique est un secteur d’activité employant de très nombreuses femmes. À São Paulo, comme dans d’autres métropoles, ce sont pour beaucoup des femmes originaires de la région Nord-Est [Vidal, 2007b].
8 Il atteignait 4,3 % par an dans les années 1970 après avoir culminé à 6,2 % dans les années 1950.
9 La migration interne désigne ici la migration inter-États fédéraux, soit la population née dans un État brésilien autre que celui de São Paulo. Par ailleurs, la proportion de femmes dans la migration interne atteint 86 %.
10 Il sera question plus loin des données statistiques relatives à l’immigration récente.
11 À São Paulo, si l’on exclut du décompte la confection, l’immigration forme une population âgée, européenne (Portugais, Italiens) et asiatique (Japon), qui s’est fondue dans la société métropolitaine. L’immigration internationale était donc atone jusqu’au renouveau des années 1990, qui a pour spécificités de concerner les populations régionales (Bolivie et Paraguay en tête) et de se concentrer géographiquement et sectoriellement, c’est-à-dire à São Paulo et dans la confection.
12 Cette situation correspondrait à la phase trois de « la transition de la mobilité », selon Zelinsky [1971].
13 Étude conduite avec mon collègue démographe Wilson Fusco, de la Fondation Joaquim Nabuco (Fundaj).
14 Quelques-unes de ces sorties ont été effectuées avec le sociodémographe Iara Rolnik Xavier.
15 Par exemple, l’équipe de l’UBS de Jardim Fanganiello, à Lajeado (visite réalisée le 23 septembre 2008 avec Iara Rolnik Xavier), compte un médecin, une infirmière, cinq auxiliaires et cinq agents de santé. Elle est chargée d’accompagner les habitants du quartier, divisé en cinq micro-secteurs de 200 familles chacun. Outre l’accueil dans le centre de soins, les familles sont visitées à leur domicile, une fois par mois, par les agents communautaires.
16 Conséquence de l’application de la loi d’amnistie migratoire (Lei da anistia migratória) de 2007 (projet de loi 1664-D).
17 Dans ses interactions avec les immigrés, le père Oswaldo utilisait souvent le guarani, langue officielle au Paraguay au même titre que l’espagnol. La population paraguayenne est globalement bilingue, surtout en dehors de la capitale (à Asunción, l’espagnol domine au sein des classes moyennes supérieures et a tendance à s’imposer). Les migrants rencontrés à São Paulo étaient originaires de l’intérieur du pays, de la région orientale. S’ils avaient un usage plus systématique du guarani, ils pratiquaient sans peine l’espagnol (et parfois le portugais), et il m’était donc possible d’échanger avec eux sans difficulté. Cependant, dans leurs conversations ordinaires, ces populations bilingues passaient de l’une à l’autre langue et émaillaient souvent la discussion en espagnol d’expressions guaranis. J’ai donc souvent regretté de ne pas connaître cette langue.
18 Le terme anglais « district », que nous traduisons par quartier, désigne, dans ce contexte, une spécialisation fonctionnelle et économique.
19 Le lecteur trouvera l’ensemble des photographies auxquelles l’auteur fait référence dans la partie Annexes de l’ouvrage, en pages 337-360 [NdÉ].
20 L’une des spécialités de Santa Cruz de Capibaribe est son vaste marché de sulancas, des vêtements bon marché confectionnés avec les chutes de tissus de l’industrie de la confection importées de São Paulo, collectées et conditionnées notamment dans le Brás. Il sera question de cette activité dans le chapitre vii.
21 Entretiens ayant fait l’objet d’un enregistrement, par ordre chronologique : Haroldo Silva, économiste à l’association brésilienne de l’industrie textile et de la confection (Associação brasileira da indústria têxtil e de confecção – ABIT), Higienópolis (São Paulo), le 16 décembre 2009 ; Laudemiro Ferreira Júnior, gestionnaire du projet de développement local de la confection dans l’Agreste du Pernambuco à la délégation du Service brésilien d’appui aux micro et petites entreprises (Serviço brasileiro de apoio às micro e pequenas empresas – Sebrae), Cauaru (Pernambuco), le 30 mars 2010. Marco Sodré, responsable administratif du pôle commercial de Caruaru (Caruaru, Pernambuco), le 25 mai 2010. Maria Susicleia Assis, cadre au Syndicat des couturières de São Paulo et Osasco (Sindicato das costureiras de São Paulo e Osasco), São Paulo, le 25 mai 2010. Renato Bignami, inspecteur du travail, responsable de l’inspection du travail auprès de l’antenne régionale du ministère du Travail (Auditor Fiscal do Trabalho, Chefe da Seção de Fiscalização do Trabalho Substituto Superintendência Regional – Ministério do Trabalho e Emprego em São Paulo – MTE), le 5 juillet 2010.
22 Les premiers parcours, repérés sur Google Maps, m’ont permis de sillonner l’espace, du nord au sud et d’est en ouest. Ils duraient de quatre à cinq heures, s’étendaient sur six ou sept kilomètres et couvraient une zone allant de l’ouest du Bom Retiro (Barra Funda) à Belenzinho et de Mooca, aux abords de la Marginal Tietê, dans le Pari. Par la suite, j’organisai des trajets plus ciblés et thématiques.
23 Le passage de l’échantillon représentatif à la population totale est effectué grâce à l’application d’un coefficient d’extrapolation, variable disponible dans la base de données du recensement.
24 Le Brésil compte vingt-six États fédérés et un district fédéral, Brásilia.
25 Le terme désigne le município brésilien, soit l’unité politique et administrative de base, équivalent de la commune française. Le Brésil en compte actuellement 5 570.
26 Le dernier recensement, de 2010, intègre pour la première fois un module sur l’émigration.
27 J’ai fait cette expérience pour la première fois en octobre 2007 alors que je débutai sur le sujet. Dans le but précis de tester la validité des données du recensement, j’avais présenté à l’Institut Polis de São Paulo (http://polis.org.br/) un ensemble de cartes thématiques sur la population bolivienne à São Paulo. J’y explorai notamment les dynamiques résidentielles, l’activité, la migration, en différenciant les groupes de migrants selon la durée de leur installation à São Paulo. Le croisement et l’analyse systématique des données à l’échelle de la métropole avaient retenu l’attention du public.
28 « Exaustão do território das elites, ampliação do comércio e serviços para outras camadas de renda, expansão horizontal e vertical em grande escala, mudança qualitativa dos empreendimentos imobiliários e ampliação das funções centrais e extralocais » [Feldman, 2004, p. 41].
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