Épilogue
p. 245-248
Texte intégral
2 octobre 2017, l’ordinateur m’indique que j’ai reçu un nouveau message sur F. :
« Hola comadre, te comento que mis padres fueron desenterrados por comisionados que vinieron de Ayacucho y vuelven a enterrarlos el domingo 8 de octubre. La entrega de los cajones será el viernes 6 en la ciudad de Ayacucho. Irán mi esposa y si es posible mi hijo Saúl, con demás familiares. La gente de Jacaspampa lo van hacer los cuatro nichos ».
Bonjour comadre. Je voulais te dire que mes parents ont été exhumés par des experts mandatés d’Ayacucho et seront à nouveau enterrés ce dimanche 8 octobre. La remise des cercueils aura lieu le vendredi 6 octobre dans la ville d’Ayacucho [à l’Institut médico-légal]. Mon épouse s’y rendra et, s’ils le peuvent, mon fils Saúl et d’autres membres de la famille aussi. Les habitants [du hameau] de Jacaspampa vont construire les quatre niches funéraires [pour le grand-père, le père, la mère et la tante d’Antenor assassinés en 1984 par le Sentier lumineux].
Quelques jours plus tard, un autre message complète le précédent :
« El entierro se llevó a cabo todo bien, comadre. Primero llegaron a Ocros. Hicieron una pequeña reunión en la municipalidad luego velaron en mi casa de Ocros un par de horas después se lo llevaron a Jacaspampa donde hubo velorio toda la noche del viernes. El sábado los enterraron con la participación de la población y familiares. Estuvieron mis hijos y mi esposa ».
L’enterrement s’est bien passé comadre. D’abord, ils sont arrivés à Ocros et se sont réunis dans la mairie. Puis, ils ont veillé [mes parents, mon grand-père et ma tante] dans ma maison de Ocros pendant deux heures, avant de les transférer à Jacaspampa où s’est tenue la veillée funèbre toute la nuit du vendredi. Et samedi ils les ont enterrés en présence de tous les habitants du hameau et de la famille. Mes enfants et mon épouse aussi étaient présents.
1C’est donc par la messagerie du réseau social en ligne qui me relie régulièrement à mon compadre Antenor Morales, depuis qu’il a quitté Ocros pour s’exiler à Madrid comme travailleur immigré, que j’apprends la nouvelle tant attendue par lui et ses frères et sœurs depuis l’assassinat de leurs parents Victor Morales et Catalina Limaco, de leur tante Lucila et de leur grand-père Claudio. L’État péruvien a fini par exhumer leurs corps ensevelis dans l’urgence en janvier 1984, sans veillée funéraire ni tombe digne de ce nom. En septembre 2017, après leur identification, le personnel de l’Institut médico-légal de la ville d’Ayacucho a remis officiellement les cercueils à la famille pour leurs obsèques finales. Accompagnés par des proches, les restes des Morales ont été ramenés dans le district de Ocros où ils ont été veillés toute la nuit, comme il se doit, en présence de nombreux habitants réunis pour l’occasion. L’ensemble de la communauté de Jacaspampa, d’où étaient originaires les Morales, a souhaité construire des niches funéraires (nichos) pour accueillir leurs restes et honorer publiquement ses autorités, assassinées par le Sentier lumineux — Claudio et Victor avaient assumé des charges politiques au niveau local à de nombreuses reprises. Les quatre corps reposent dorénavant dans le hameau de Jacaspampa. Lors de nos échanges épistolaires, Antenor me dit sa profonde tristesse de n’avoir pu assister à cet événement tout en m’exprimant son sincère soulagement de savoir ses parents enfin inhumés avec respect, évoquant avec émotion l’implication de la communauté de Jacaspampa dans l’enterrement de sa famille. Cet apaisement d’Antenor est certainement à replacer dans le cadre des processus intimes du deuil de cet homme qui vit ses parents égorgés sous ses yeux lorsqu’il avait à peine douze ans. Mais c’est aussi la question cruciale de la reconnaissance communautaire et étatique, relative au soin et à la prise en charge du sort de ses citoyens abandonnés jusque-là à leur sort, qui se joue ici et rend saillant cet épisode de l’inhumation de la famille Morales, trente-trois ans après leur terrible assassinat.
2En revanche, pour les enfants de Honorata Oré et Julio Arotoma, victimes de disparition forcée en avril 1991, les chemins du deuil devront emprunter d’autres voies. La localisation et la récupération des corps de leurs parents n’a pu avoir lieu, de même que l’espoir de leur offrir une tombe sur laquelle se recueillir. « C’est lui, c’est bien le Centaure ! » clame Raúl Arotoma Oré, l’un des fils du couple, en septembre 2016. Lorsque le juge de la Cour pénale nationale le somme d’identifier le lieutenant José Luis Israel Chávez Velásquez, alias « le Centaure », parmi les sept hommes qui se trouvent face à lui dans la salle du Tribunal, Raúl n’a pas hésité un instant à reconnaître celui qu’il a vu, du haut de ses dix ans, pousser ses parents dans la base militaire de Huancapi. L’arrestation et le procès de ce soldat — le seul incarcéré parmi les cinq inculpés — apportent une modeste consolation à ces orphelins qui le recherchaient depuis vingt-cinq ans. Le ministère de la Défense a toujours refusé de le livrer aux autorités judiciaires, prétextant ignorer sa situation. Pourtant, il avait été promu sous-officier après son passage funeste à Huancapi. « Centaure, assassin ! Dis-nous où tu as enterré nos parents ! » (« ¡Centauro, asesino! Dinos dónde has enterrado a nuestros padres »), sont les mots lancés à l’ex-lieutenant par les enfants du couple Arotoma Oré lors de l’inspection oculaire dans l’ancienne base de Huancapi. Contrairement au couple Morales Limaco de Ocros, leurs corps n’ont jamais été retrouvés. Ils ont peut-être été incinérés, comme la rumeur évoquée plus haut le prétend, ou jetés dans un lieu tenu secret que le Centaure n’est pas près de dévoiler puisque le substitut du procureur n’exige finalement que quinze ans de prison, le « corps du délit » faisant précisément défaut. Le 15 août 2017, la Salle pénale nationale d’Ayacucho a archivé le « cas Huancapi ». Si les familles des disparus ont décidé de faire appel, elles n’ont guère espoir d’obtenir une confession du Centaure.
3On estime à ce jour le nombre de personnes disparues au cours du conflit armé péruvien à environ 20 000 — chiffre qui ne cesse de croître depuis les estimations de la CVR. D’un côté, les batailles pour la justice peinent à progresser de façon significative. Certes, des procès ont permis de condamner certains responsables de massacres, à des peines plus ou moins lourdes. Mais le manque de réelle volonté politique freine, malgré tout, les poursuites judiciaires contre les forces armées impliquées dans les exécutions extrajudiciaires au cours de la « lutte antisubversive ». Et nombreux sont les parents de disparus qui décèdent sans savoir si leurs enfants ont effectivement été assassinés, où, quand, comment, et sans avoir pu les enterrer.
4Angélica Mendoza, surnommée avec affection « Mamá Angélica », figure emblématique fondatrice d’Anfasep, l’association des mères de disparus d’Ayacucho, s’est éteinte le 28 août 2017, à l’âge de 88 ans. Elle venait d’apprendre dix jours plus tôt la condamnation d’un responsable de la base militaire « Los Cabitos », reconnu comme l’auteur médiat de la disparition de son fils Arquímedes Ascarza. Malgré les trente-quatre ans qu’elle a consacrés à sa recherche, elle n’aura jamais pu retrouver ses restes pour l’inhumer. Au terme de ce procès qui aura duré douze ans pour juger les responsables de la disparition forcée de cinquante-trois personnes, seuls deux militaires ont été condamnés, dont l’un par contumace.
5D’un autre côté, les batailles pour la mémoire des victimes se concrétisent dans le déploiement des campagnes d’exhumations de charniers. La quête des disparus a en effet gagné depuis quelques années une légitimité dans l’espace public, au nom du droit à un « enterrement digne »1. Le 22 juin 2016, le Président de la République a ainsi promulgué la « Loi de recherche des personnes disparues durant la période de violence 1980-2000 », dont le projet venait d’être adopté à la quasi-unanimité par le Congrès. La mise en œuvre de cette loi « à caractère humanitaire » a abouti, en 2017, à la création d’une « Direction de recherche des disparus » au sein du ministère de la Justice, actuellement chargée de procéder à son exécution concrète. Pour beaucoup de familles qui continuent à rechercher les leurs, un nouvel espoir renaît.
Notes de bas de page
1 Sur l’impact des exhumations au Pérou et dans le monde hispanophone, voir Losonczy et Robin Azevedo, op. cit., 2016 ; Koc-Menard Nathalie, « Notes from the Field : Exhuming the Past after Peruvian Internal Conflict », International Journal of Transitional Justice, vol. 8, no 2, 2014, p. 277-288 ; Isaías Rojas-Perez, Mourning Remains. State Atrocity, Exhumations, and Governing the Disappeared in Peru’s Postwar Andes, Stanford, Stanford University Press, 2017.
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