Chapitre ii. Les sciences sociales et la guerre dans les Andes
p. 59-119
Texte intégral
1Comment les sciences sociales, et l’anthropologie en particulier, ont-elles abordé la question du conflit armé et de ses acteurs, les causes de la violence et ses conséquences sur la vie, l’organisation socio-économique, culturelle et politique des paysans quechuaphones, qui se sont trouvés au cœur de l’affrontement entre le Sentier lumineux et l’État péruvien ? Telle est la question que je me propose d’examiner dans ce chapitre. J’entends ainsi cerner la façon dont se sont modifiés les théories et outils conceptuels mobilisés ainsi que le choix des objets qui ont été privilégiés, depuis le début de la guerre jusqu’à aujourd’hui, dans le contexte du retour à la paix. Ce chapitre ne prétend pas épuiser l’ensemble de la production en sciences sociales ni même dresser un inventaire exhaustif des travaux anthropologiques sur le Pérou andin en guerre. Toutefois, il souhaite dégager les tendances et paradigmes dominants qui ont marqué les études sur ces questions pour comprendre le développement de la discipline.
2Le conflit armé interne a en effet constitué un tournant capital pour l’anthropologie au Pérou — pour la recherche universitaire nationale aussi bien qu’internationale (étasunienne principalement mais aussi européenne). Face à ce nouvel objet de recherche « imposé », les paradigmes structuralistes et culturalistes appliqués à l’étude du « monde andin », focalisés sur le religieux et plus spécifiquement sur la quête d’un millénarisme andin, s’avérèrent limités, voire incapables d’analyser les changements sociaux accélérés que vivait alors l’ensemble de la société nationale. Je reviendrai ainsi sur les premières interprétations culturalistes de la violence centrées sur l’idée de l’isolement culturel et du millénarisme andin. Ayant révélé leur impuissance à rendre compte du conflit armé péruvien, ces modèles théoriques ont été la cible de critiques virulentes dès les années 1980. Puis, c’est autour de chercheurs nord-américains, dans le cadre influent du « déconstructionnisme » postmoderne alors en vogue, qu’au début des années 1990 surgit la critique de l’« andinisme » (andinism) anthropologique. Ce sera l’occasion de débats enflammés au sein de la communauté académique des « Pérouanistes » (peruanistas) sur lesquels je m’attarderai. Finalement, à la fin des années 1990 et au cours des années 2000, le retour aux méthodes éprouvées de l’ethnographie redevient possible. Ce tournant a indéniablement induit de nouvelles approches et offert des perspectives intéressantes pour le renouvellement des thématiques et la démarche réflexive de l’anthropologie centrée sur le conflit armé.
3Au Pérou, la question ancienne du « problème indigène » — au centre des inquiétudes sur la construction de l’identité nationale depuis la fin du xixe siècle —, resurgissait à propos de la guerre alors même qu’un certain regard anthropologique sur l’opposition culturelle séparant l’« Occident » et les « Andes » devenait de plus en plus intenable. Ainsi, le rôle assigné à l’anthropologie comme discipline chargée d’étudier les dimensions « traditionnelles » de la « culture andine » s’est-il largement modifié, au terme d’un long et difficile processus. Il a fallu procéder à une profonde « révision des lunettes interprétatives sur les peuples indigènes1 ».
4Forte de la multiplication des enquêtes de terrain approfondies, l’anthropologie andiniste du nouveau millénaire offre une production variée dans le domaine de l’étude de la guerre, débarrassée de l’essentialisme d’une andinité magnifiée et du poids d’un postmodernisme — initialement salutaire mais parfois dogmatique et « castrateur » — qui propose somme toute peu d’alternatives concrètes. Un survol des réflexions, débats et polémiques qui ont animé la discipline sur ces questions complexes vise à dresser les grandes lignes de la recherche menée au cours des quarante dernières années et à esquisser les nouveaux horizons qui s’offrent à l’anthropologie aujourd’hui.
5Durant les premières années du conflit armé, l’absence d’études basées sur des données empiriques était liée à l’impossibilité de mener des enquêtes de terrain et d’obtenir des informations fiables. Cette situation a parfois abouti à des erreurs d’interprétation, voire à des spéculations qui paraissent aujourd’hui surprenantes sur l’origine et le mode de fonctionnement du Sentier lumineux et sur la violence déployée. Certes, la critique a posteriori est plutôt confortable et ces explications d’alors doivent être recontextualisées à l’aune de la surprise générale que suscita le déclenchement de la guerre, non seulement pour l’État péruvien mais aussi pour les sciences sociales travaillant sur ce pays. C’est ce qu’a souligné à juste titre Carlos Iván Degregori, avec le recul temporel et la prise de distance réflexive et (auto)critique vis-à-vis de certaines analyses proposées initialement, y compris les siennes. Cet anthropologue, qui a côtoyé personnellement A. Guzman lorsqu’ils enseignaient tous deux à l’Université d’Ayacucho dans les années 1970, et qu’ils étaient rivaux sur le plan politique2, affirme que :
« Personne, au sein de la profession, n’était préparé à faire face à l’explosion de violence brutale qui secoua les Andes et entraîna dans sa spirale ces mêmes peuples indigènes idéalisés, les dévoilant dans leur crue condition d’êtres humains en situation limite3. »
6Pour comprendre cette affirmation, il nous faut faire un détour par les années 1970 et revenir sur le thème du messianisme andin qui a inspiré nombre d’anthropologues et (ethno)historiens avant le déclenchement de la guerre. Les recherches issues de ce courant ont joué une influence notable sur les premières (sur)interprétations erronées qui, dans les années 1980, ont tenté d’éclairer le phénomène de la violence politique et l’émergence du Sentier lumineux dans les villages des Andes quechuaphones. Ces dernières ne peuvent être pleinement comprises sans cette mise en perspective préalable.
La fascination pour l’idéologie messianique et l’utopie andine
« Par définition, l’utopie n’a lieu ni dans l’espace ni dans le temps. Mais dans les Andes, l’imaginaire collectif a fini par situer la société idéale — paradigme de toute société possible et alternative pour le futur — à l’étape antérieure à l’arrivée des Européens. […] Une histoire de millénaires a été identifiée avec celle d’un empire, et un monde où existaient des inégalités profondes s’est transformé en société homogène et juste. Les Incas ont cessé d’être une dynastie pour incarner quelque chose d’unique : le symbole d’un ordre dans lequel le pays appartiendrait à ses véritables et anciens propriétaires. Le retour de l’Inca est apparu comme une proposition chargée d’arguments messianiques et millénaristes. »
Alberto Flores Galindo4
7Focalisés sur l’étude du fait religieux, certains travaux menés dès la fin des années 1960 et dans les années 1970 et 1980 sur les communautés paysannes indigènes5, se sont particulièrement intéressés au millénarisme, à la conception du temps, à la pensée mythique et à l’utopie andines6. La communauté est envisagée comme « un système cohérent et stable de complémentarité écologique, réciprocité et redistribution de “longue durée” »7. Ce courant de l’anthropologie s’inscrit dans la lignée de l’indigénisme de la première moitié du xxe siècle8. Il a ensuite été fortement marqué par le culturalisme nord-américain puis influencé par le structuralisme introduit par les anthropologues et historiens Tom Zuidema et Nathan Wachtel. C’est en particulier à travers l’étude de la pensée mythique andine que le structuralisme investit l’anthropologie au Pérou. Un rapport étonnant scelle alors l’alliance entre anthropologie et histoire. L’histoire est mobilisée, mais une histoire en quelque sorte statique, limitée par le postulat de la permanence des structures profondes de la pensée andine. C’est l’essor de l’ethnohistoire andine. À travers certaines manifestations folkloriques, rituelles ou religieuses, et surtout à travers le recueil de mythes d’origine ou de récits sur les représentations du passé préhispanique, ces études cherchent à mettre au jour la persistance d’anciennes structures mentales et postulent l’idée qu’une même pensée symbolique imprègne la « cosmovisión » (vision du monde) de l’homme des Andes, de l’époque précolombienne à nos jours, contribuant à le singulariser des autres Péruviens « occidentalisés ».
8La célèbre anthologie Idéologie messianique du monde andin9, dirigée par l’anthropologue péruvien Juan Ossio, renvoie au thème de la restauration de l’ordre symbolique, certes mis à mal par l’invasion espagnole, mais qui perdurerait au centre des préoccupations des populations andines des années 1970. Ce livre est probablement l’un des plus représentatifs sur la question et il regroupe d’ailleurs la plupart des spécialistes qui ont traité ce sujet10. Il propose en effet de dégager les catégories de la pensée andine, de montrer leur cohérence et leur continuité dans le temps et dans l’espace, depuis l’époque préhispanique, en postulant l’existence d’une idéologie messianique. Celle-ci serait en fait décelable dans les mythes andins, comme celui d’Inkarri (terme issu des mots « Inka » et « rey », le roi inca), interprété comme une forme de résistance culturelle à la Conquête. Cette narration évoque l’Inca assassiné et démembré par les Espagnols, dont certaines versions précisent qu’il reviendra parmi les hommes lorsque son corps aura fini de se reconstituer sous terre à partir de ses membres épars, répartis entre le Pérou et l’Espagne.
9Pourtant, certains travaux historiographiques plus récents ont remis en cause ce type d’interprétations sur la base d’une critique des sources coloniales, ou prétendues telles, qui ont été utilisées un peu rapidement par ces chercheurs. Juan Carlos Estenssoro a ainsi trouvé une origine probable du récit d’Inkarri dans les sermons coloniaux du curé et « extirpateur d’idolâtries » Francisco de Avila (1646-1648). Selon lui, le retour du Christ comme messie rédempteur lors du Jugement dernier présage de la résurrection des Incas. Pour persuader son public de l’universalité de la résurrection, Ávila cherche des exemples tirés de l’expérience indigène et indique notamment la destinée posthume des rois de la dynastie inca. Il assure que ces personnages emblématiques ressusciteront également à la fin des temps. Si leurs membres ont été séparés, ils se reconstitueront. Ceux qui n’ont pas commis de péchés apparaîtront même resplendissants comme le soleil. L’importance cruciale de ce texte tient au fait qu’il permettait de résoudre le problème encore irrésolu du statut des ancêtres païens, jusque-là voués aux feux éternels de l’enfer par l’Église catholique. La possibilité d’une rédemption des aïeuls des indigènes était enfin esquissée. Elle visait à s’assurer une légitimité supplémentaire et à créer une empathie plus grande chez ceux qui seraient encore réticents face au message chrétien11.
10La coïncidence du retour de l’Inca avec le cadre eschatologique chrétien, qui figure pourtant souvent dans les versions orales recueillies, est totalement évacuée des interprétations données au mythe d’Inkarri. Ce mythe aurait été « découvert » par des anthropologues dans les années 1950, notamment José María Arguedas dans la région d’Ayacucho et Oscar Núñez del Prado dans celle de Cuzco. Or, tout porte à croire que la tradition orale contemporaine sur Inkarri recèle plus certainement les traces du processus d’évangélisation colonial que la marque d’une résistance culturelle autochtone centrée sur la restauration de l’Empire Inca12.
11Anthropologues et historiens se sont d’ailleurs servis de ce mythe pour affirmer que la pensée andine reposait sur une vision cyclique du temps, figurée par le concept de pachacuti, cataclysme qui produit un renversement absolu du monde et de l’ordre cosmique, détruit le monde de l’ère précédente pour laisser la place à une nouvelle ère. Ce qui était souterrain apparaît à la surface terrestre tandis que ce qui était sur terre disparaît dans ses entrailles13. Le monde actuel se caractériserait par le chaos. Le retour de l’Inca annoncerait donc un nouveau pachacuti qui rétablirait l’ordre, rompu depuis près de cinq siècles, car le « concept d’Inca » signifierait un « principe d’ordre ».
12Certains auteurs se sont également appuyés sur la célèbre chronique coloniale dessinée de Guaman Poma de Ayala, et sa périodisation de l’histoire préhispanique en cinq âges, pour soutenir la thèse d’une conception cyclique du temps dans les Andes. Or, Pierre Duviols a démontré par la suite que l’histoire, selon ce chroniqueur, était linéaire et non circulaire, qui plus est basée sur un modèle chrétien14. Il semble donc un peu court d’interpréter l’évocation du retour de l’Inca dans la tradition orale comme l’expression d’une aspiration messianique. C’est en effet prendre les mythes au pied de la lettre, ce que même les informateurs des anthropologues se gardent bien de faire. C’est ainsi que, dans les dialogues retranscrits en annexe de l’ouvrage Idéologie messianique du monde andin15, figure l’échange entre le traducteur de Juan Ossio qui a recueilli le récit quechua sur Inkarri et le narrateur. On y trouve une « précieuse leçon sur les méthodes employées pour recueillir des mythes16 », révélatrice des difficultés à faire « avouer » au conteur que le corps de l’Inca se recompose effectivement sous terre pour ressusciter dans le futur. Ce dernier affirme initialement que non, réitère qu’il n’en sait rien et que c’est ce que lui racontait son grand-père. Face à l’insistance de l’anthropologue, il finit par abonder dans son sens et confirme que l’Inca pourrait ressusciter car c’est en son pouvoir17.
13Autre ouvrage emblématique de ces années : La Vision des vaincus18 de Nathan Wachtel, dont le succès a été tel en France qu’il a fait l’objet de plusieurs éditions en livre de poche et continue à être lu et même enseigné dans certaines universités. Ce livre passionnant a aussi marqué sans conteste les études andinistes, en France et dans les pays andins. Il aborde l’impact et les diverses conséquences du choc culturel qu’a représenté, pour les indigènes, la rencontre violente entre le monde américain (Mexique et Pérou) et le monde ibérique à l’arrivée des conquistadors au xvie siècle. Wachtel y entreprend son premier « essai d’histoire régressive ». La partie sans doute la moins convaincante de cet ouvrage concerne son analyse de certaines « manifestations folkloriques » contemporaines : les représentations théâtrales qui mettent en scène la mort de l’Inca Atahuallpa — assassiné par les Espagnols en 1532 — et sont jouées lors de fêtes patronales villageoises de la cordillère du Pérou et de la Bolivie. L’analyse qui en est faite nous intéresse pourtant au premier chef dans la mesure où elle englobe les populations andines actuelles, perçues comme les dépositaires du traumatisme de la Conquête. En s’appuyant sur les chroniques coloniales relatives à cette thématique, Wachtel se propose de faire de ces pièces une analyse structurale, car pour cet auteur, le folklore représente une création collective et anonyme de la société au même titre que les mythes. Ces tragédies populaires modernes sont ainsi envisagées comme « une source pour l’étude des permanences inscrites dans la psychologie collective »19 puisque, nous dit cet auteur :
« Le traumatisme de la Conquête étend ses effets jusqu’aux Indiens du xxe siècle, profondément inscrit dans leurs structures mentales, véritable empreinte du passé sur le présent. Cette persistance, dans la mémoire collective, d’un choc vieux de quatre cents ans est attestée dans le folklore indigène actuel20. »
14Certaines de ces pièces de théâtre s’achèvent par la résurrection de l’Inca, ce qui permet à Wachtel de conclure que « le message de la tragédie d’Atahuallpa comporte un prolongement messianique : le retour de l’Inca est effectivement attendu ; une victoire indienne est projetée dans l’avenir, comme une possibilité réelle »21. La puissance de la pensée mythique andine expliquerait la prégnance d’une idéologie messianique, transmise de génération en génération depuis l’arrivée des Espagnols au Pérou, qui viserait à rendre au monde andin son harmonie perdue. Voilà ce qu’évoquerait en substance ce drame moderne22. L’ambition explicite de Wachtel est de renverser la perspective traditionnelle et d’offrir enfin une histoire des vaincus : celle des Indiens. Ce projet justifie, sans conteste, la nécessité de cette étude. Pour autant, le portrait qui est dressé de ces descendants des victimes de la colonisation européenne pose question. La réalisation de cette commémoration rituelle qui célèbre la mémoire de l’Inca offrirait aux Indiens une sorte de consolation à la blessure qui a frappé leurs ancêtres, il y a plus de quatre siècles, et dont ils pâtiraient encore de nos jours. Cette représentation théâtrale, perçue comme la marque d’une résistance culturelle des vaincus, est somme toute désignée comme illusoire, car limitée à la sphère de l’imaginaire :
« Résistance passive, certes, par force d’inertie, mais force voulue et cultivée, inertie farouchement défendue. C’est la tradition qui constitue ici le moyen du refus : un refus silencieux, obstiné, à chaque génération renouvelé. Et dans la mesure où des débris de l’ancienne civilisation inca ont traversé les siècles jusqu’à nos jours, on peut dire que même ce type de révolte, cette praxis impossible, a d’une certaine manière triomphé. Les vaincus remportent ainsi dans leur défaite une émouvante victoire23. »
15Cette conclusion est problématique à maints égards. Tout d’abord, plusieurs études historiques et philologiques ultérieures ont remis en cause la fiabilité des sources utilisées dans l’analyse des représentations sur la mort de l’Inca, ce qui suffit à interroger, sur le plan méthodologique, les interprétations auxquelles a donné lieu la « vision des vaincus ». Ces analyses très argumentées demeurent malheureusement trop peu diffusées. Ainsi, Pierre Duviols a démontré que les plus anciennes représentations théâtrales mettant en scène la mort d’Atahuallpa sont en réalité des créations ecclésiastiques coloniales24. Parallèlement, César Itier a découvert que la Tragédie de la mort d’Atahuallpa, œuvre dramatique quechua publiée par l’écrivain bolivien Jesús Lara en 1957, est une fausse tragédie incaïque. Elle n’a pas été composée par un indigène au xvie siècle, ce qu’affirmait Lara, et ce qu’ont cru certains chercheurs après lui. Ce texte a en fait été rédigé par cet écrivain pour prouver que les Incas avaient développé une grande littérature, dont l’héritage subsistait en Bolivie25. Par ailleurs, assurer sur la base d’une pièce de théâtre populaire que les acteurs et le public demeurent tourmentés par la mort de l’Inca et l’espoir de son retour revient à les considérer comme prisonniers d’une pensée traumatique, liée à la rupture coloniale, au même titre que leurs ancêtres du xvie siècle. Nul entretien ne vient étayer ces hypothèses d’autant plus surprenantes que les mouvements millénaristes sont rarement silencieux sur le message apocalyptique qu’ils véhiculent.
16Qui plus est, la mise en scène de la mort et résurrection de l’Inca n’est pas le seul événement historique à être joué dans les représentations théâtrales populaires des Andes contemporaines. Par exemple, durant la semaine sainte, la Passion du Christ (via crucis, crucifixion, Résurrection) est aussi très couramment mise en scène dans les Andes, à l’instar des commémorations de la mort de l’Inca. Mais ces pièces de théâtre ne sont jamais, quant à elles, envisagées sous l’angle du millénarisme ni n’ont retenu autant l’attention des chercheurs. On n’attribue aucun traumatisme collectif aux interprètes et spectateurs alors même que les cris du public face au spectacle du Christ flagellé puis mis en croix donnent à voir l’empathie douloureuse avec les souffrances infligées à Jésus. Le peu d’intérêt suscité par ce motif, d’origine plus directement européenne, dont regorge ce théâtre andin, serait-il lié au fait que ces représentations semblent « trop » chrétiennes et ne se réfèrent pas aux temps précolombiens ? Ces représentations de la Passion du Christ semblent en effet ne refléter « que » l’intériorisation d’un épisode clé de l’histoire du christianisme, transmis oralement depuis l’évangélisation coloniale au xvie siècle. Et pourtant, Duviols a montré qu’au moins jusqu’aux années 1940 la pièce « la Mort d’Atahuallpa » constituait un élément d’un ensemble de représentations organisées par l’Église ; certaines de ses variantes semblant même avoir relevé du registre de l’auto-sacramental26.
17Finalement, la « pensée mythique andine » et l’idée de la persistance des traditions religieuses et culturelles précoloniales, mises en exergue par Wachtel et par bien d’autres anthropologues, revêtent surtout le signe positif d’une « résistance culturelle » à la domination subie depuis le début de la colonisation. Mais ce type d’interprétation donnée aux « danses de la Conquête » mises en scène au xxe siècle dénie paradoxalement aux indigènes toute capacité d’initiative et d’action, les réduisant à un état d’inertie, qui paraît indépassable. L’idée implicite d’une continuité quasi inaltérée de la pensée andine préhispanique, associée à un temps « zéro » de la Conquête qui aurait figé les choses pour toujours, aboutit in fine à une archaïsation fictive du monde actuel dans lequel vivent ces populations. Il s’agit là d’une critique récurrente adressée à ce qui a été parfois qualifié de romantisme andiniste nostalgique.
18Par ailleurs, l’évocation de cette résistance, teintée de psychologisme, est déconnectée, de manière surprenante, du contexte politique des années 1960 et 1970. L’ébullition sociale des campagnes andines et la forte mobilisation des secteurs indigènes paraissent bien éloignées de la passivité. Cette époque a en effet constitué le climax des mouvements paysans dans leur lutte pour l’accès à la terre, contre le système de tenure foncière et l’exploitation des grandes propriétés (haciendas)27. Or, la plupart des travaux centrés sur le millénarisme andin s’attachent quasi exclusivement à dégager la spécificité de cette « mentalité » andine, sans jamais établir de lien avec les autres dimensions concrètes de la vie quotidienne et de la réalité sociale et politique. Mark Thurner estime ainsi que le corollaire contestable de ce discours sur « l’authenticité dans la continuité » est que les peuples andins ne peuvent avoir une histoire postérieure à la Conquête qui soit véritablement significative, puisqu’ils se situeraient dans la négation de cette histoire ou dans la « résistance » à celle-ci, « l’Andin » étant caractérisé par ce qui serait resté immuable28.
19Comme l’a souligné Thomas Abercrombie, il est nécessaire que les ethnographes différencient leur désir de réalité de la réalité effectivement trouvée sur le terrain. L’euphorie anthropologique suscitée par la découverte de formes culturelles complexes qui auraient survécu dans les communautés andines a certes permis de comprendre certaines représentations et pratiques symboliques bien spécifiques de la région. Pour autant, l’attraction et la quête des traces d’une résistance culturelle, l’obsession du revêtement hispanisé des pratiques rituelles perçues comme simple vernis d’une survivance clandestine toujours active, et l’idée d’une cosmologie authentiquement andine, ont conduit certains chercheurs à des excès évidents et à des extrapolations fâcheuses29. Ou pour reprendre la célèbre phrase de Johannes Fabian : « le déni de cotemporalité, c’est l’allochronisme de l’anthropologie30 ».
20Ce « grand partage », s’il a eu pour effet de faire entrer de force les individus dans des catégories binaires et abusivement homogénéisatrices, avait comme objectif de revaloriser la « rationalité » et la « culture » des paysans andins. La singularisation de cette « idéologie messianique » visait à la mettre sur le même plan que la pensée dominante de la « culture nationale », dans un pays où le poids des relations ethnico-raciales hiérarchisées et le racisme à l’encontre des indigènes structurent en profondeur l’organisation de la société. En effet, certains secteurs conservateurs ont (et continuent de) considéré(r) que le sous-développement du pays est, au moins en partie, lié à la césure entre deux pans de la communauté nationale : les « indigènes » et les descendants des Européens. Dans cette optique, la culture andine dénigrée est désignée comme archaïque et comme un frein au progrès, arrêtant le Pérou aux portes de la modernité31.
21Les années 1970 et 1980 voient aussi s’imposer la notion de lo andino (« l’andinité ») proposée par John Murra à partir du modèle préhispanique de l’« archipel vertical » andin. Exploitant des documents administratifs du xvie siècle, Murra avait mis au jour des stratégies économiques très particulières, fondées sur l’usage et la complémentarité des différents étages écologiques andins32. Antoinette Molinié estime que, une fois reprise par l’anthropologie et adaptée au contexte contemporain des communautés paysannes :
« La notion de lo andino suggère d’une part, une certaine homogénéité des cultures des hautes terres andines, d’autre part, une continuité entre la culture préhispanique et les cultures contemporaines, la première étant induite par la seconde. […] La notion de lo andino appelle en effet une réhabilitation des Andins ensauvagés en indios par la culture nationale. Elle induit ainsi une généralisation hâtive des données ethnographiques sous le couvert d’une andinité plus rêvée que démontrée.33 »
22Comme le rappelle Molinié, cette notion a tendance à minimiser l’ouverture des sociétés locales à la culture occidentale, même si l’usage de lo andino est marqué par une volonté d’élever la culture andine au rang de ce qu’il est convenu d’appeler une « haute civilisation »34. C’est d’ailleurs ainsi qu’Alberto Flores Galindo s’y réfère dans l’introduction à son ouvrage Buscando un Inca: Identidad y utopía en los Andes :
« Qu’est-ce que l’andinité (lo andino) ? Avant tout, une ancienne culture qui devrait être pensée en termes similaires à ceux qu’on utilise pour les Grecs, les Égyptiens ou les Chinois. Mais pour cela il faut que ce concept se défasse de toute mystification35. »
23On sait qu’en Europe la « tentation ethnologique » du « grand partage » a longtemps caractérisé l’anthropologie qui s’est développée et légitimée à travers l’étude et la production de l’Autre, sur la base de l’opposition entre la métropole et ses colonies36. Dans le cas des anthropologues péruviens, l’Autre, et notamment l’Autre homo religiosus, se trouve sur le même territoire national et il est, lui aussi, un Péruvien. Selon Carlos Iván Degregori37, les recherches menées par les intellectuels urbains de classe moyenne, qui se sont concentrées sur le milieu rural andin, ont parfois reproduit le même fossé à l’égard des populations quechuaphones que celles menées par les anthropologues européens vis-à-vis de leurs informateurs des colonies. Au Pérou, cet « exotique de l’intérieur » a été particulièrement essentialisé dans son rapport au temps, au sacré et au symbolique. Pour reprendre les propos, toujours mesurés, d’Henri Favre, certaines versions de ce relativisme radical semblent même « postuler un fixisme prélamarckien des différences culturelles » qui a décrit l’homme des Andes comme l’habitant d’une autre « planète culturelle »38.
24L’attention portée au millénarisme andin a parfois eu pour corollaire d’exclure les populations quechuaphones de l’Histoire, du moins l’histoire « occidentale » et en mouvement, et contribué à entériner l’idée d’une altérité radicale incarnée par un monde indigène idéalisé mais figé, en rupture avec la population de la côte hispanophone. Le recours à l’andinité a pu perpétuer le stéréotype essentialiste d’un noyau culturel resté immuable dans le temps, insensible à tout changement et en marge de la société nationale, et ce en dépit des bouleversements politiques et socioéconomiques majeurs que traversait le Pérou dans son ensemble, dès les années 1960. Le problème induit par ce paradigme est devenu d’autant plus criant lorsqu’il s’est agi de comprendre la guerre déclenchée par le Sentier lumineux qui impliquait au premier chef cette même population indigène.
25Toujours est-il que la question de l’« utopie andine » en sciences sociales s’est poursuivie tout au long des années 1980 au Pérou. Q’ero el último ayllu inka39, paru en 1984, est probablement une des dernières publications anthropologiques autant marquées par l’obsession de la persistance de la civilisation préhispanique au sein des communautés paysannes actuelles. Mais chez certains auteurs, l’utopie andine s’articule plus précisément avec le politique. On la retrouve notamment chez Alberto Flores Galindo mais de façon beaucoup plus complexe et nuancée. Pour cet auteur, cette idéologie concerne dorénavant tous les secteurs de la société — non seulement les indigènes et les paysans, mais aussi les urbains, les métis et les créoles. Cette utopie andine se trouve en prise directe avec le présent et le futur. Elle doit œuvrer à l’élaboration d’un projet nationaliste valorisant l’andinité : celui-ci doit placer au cœur de ses préoccupations la formulation d’une identité nationale, en souffrance depuis la Conquête, et offrir ainsi l’idée d’un pacte citoyen plus inclusif :
« Écrire sur l’utopie ne signifie pas que l’on considère que celle-ci est nécessairement valide ou que l’on veuille la postuler comme alternative au présent […] La thèse de ce livre n’est pas que nous continuions à chercher un Inca. Nous avons besoin d’une utopie qui, tout en s’appuyant sur le passé soit ouverte sur le futur, afin de pouvoir repenser le socialisme au Pérou40. »
26Dans un tel contexte intellectuel, il n’était pas illogique qu’au début des années 1980, les quelques anthropologues qui ont tâché d’analyser l’avènement de la guerre et le déploiement de la violence, aient vu dans l’argument millénariste une des clés d’interprétation possibles. Dans certains cas, comme nous allons le voir, le recours abusif à l’andinité semble relever avant tout de la « fiction indigéniste » évoquée par Molinié41. Mais la fiction a fini par être rattrapée par la brutale réalité de la violence politique.
Sentier lumineux : une guérilla indigéniste ? Errements initiaux
« On peut dire en résumé que l’établissement de la “Nouvelle Démocratie” du Sentier lumineux a pour objectif d’expulser l’homme blanc et ses alliés sang-mêlé du Pérou. Il s’agit de rétablir une société agraire primitive, autarcique et paternaliste, telle qu’elle existait à l’époque des Incas. »
James Anderson42.
27Avant que le caractère anti-indigéniste du Sentier lumineux ne soit largement établi, tant par ses écrits que par ses actions, nombre d’auteurs ont initialement cru à la dimension indigéniste, voire au caractère millénariste de cette guérilla qui ne cessait de croître depuis le début de sa « guerre populaire prolongée » lancée contre l’État péruvien en 1980. Le Sentier lumineux semblait bénéficier d’un certain appui populaire, spécialement au sein de la paysannerie andine, milieu rural privilégié pour la lutte armée maoïste. Certains se sont donc demandé s’il ne pouvait pas s’agir d’une rébellion indienne de plus, parmi celles qui avaient secoué l’histoire des Andes péruviennes depuis la Conquête. Après Manco Inca au xvie siècle, Juan Santos Atahuallpa au milieu du xviiie siècle, ou la très emblématique révolte de Tupac Amaru II contre la Couronne espagnole dans les années 1780, le Sentier lumineux représentait-il une guérilla de libération indigène ? Après tout, certains mouvements révolutionnaires latino-américains ont inclus dans leur agenda politique la dimension ethnique voire la défense de la cause et de la culture indigènes43.
28Un des premiers articles à paraître sur la dimension proprement andine du Sentier lumineux et son identification millénariste est, à ma connaissance, celui de l’anthropologue Juan Ansión, paru en juin 1982, deux ans après le début du conflit armé44. Cet article, court et concentré, cherche à éclairer les modes d’action et l’idéologie du Sentier lumineux à travers la pensée mythique andine45. Avec le recul, il est tout à fait exemplaire de l’attraction des sirènes de la surinterprétation en anthropologie46. Mais Degregori a raison de préciser qu’il s’agit là d’une brève incursion d’Ansión sur les chemins aventureux de l’explication millénariste de la violence, avec laquelle cet auteur prendra ensuite ses distances47. Pour autant, ce texte mérite qu’on s’y attarde un instant ; d’abord parce qu’il dévoile l’incompréhension et les difficultés majeures affrontées par les anthropologues, au début des années 1980, pour donner du sens à la guerre qui a débuté dans les Andes rurales ; et aussi parce qu’il a eu un certain écho même s’il reste moins connu que d’autres textes sur l’interprétation millénariste du Sentier lumineux. Ansión se propose donc d’éclairer la nature et les actions armées du Sentier lumineux. Malgré sa phraséologie marxiste, nous dit cet auteur, un lien quasi ombilical unirait son idéologie à cette pensée andine ancestrale, bien que le parti n’en ait pas forcément conscience. En effet, poursuit cet auteur, les caractéristiques andines du Sentier lumineux peuvent séduire, car même de façon souterraine, l’andinité (lo andino) continue à vivre dans chaque Péruvien. L’auteur ne s’explique pas sur ce point, tant la notion de « lo andino » semble aller de soi dans le contexte de l’époque.
29S’appuyant sur le chroniqueur colonial Guaman Poma de Ayala (cf. supra), Ansión évoque la conception andine du temps cyclique et sa division en cinq périodes distinctes. L’époque actuelle correspondrait à la quatrième période à laquelle devrait succéder, par le biais d’un pachacuti, une cinquième ère. Sentier lumineux incarnerait une forme moderne de millénarisme andin et sa Révolution, l’avènement d’un pachacuti. Ansión émet même l’hypothèse suivante sur les militants du Sentier lumineux :
« Peut-être s’identifient-ils inconsciemment aux “soldats rouges” qui servent le Wamani — esprit de la montagne — durant la nuit48 ? »
30L’autre aspect mis en avant est l’identification des sentiéristes à la cause indigène puisqu’ils partagent cette même extraction andine que les paysans. La guérilla est envisagée comme une lutte indigéniste contre l’exploitation du Blanc qui vise à inverser les rapports de domination ethnico-raciale et socio-économique caractéristiques de la société péruvienne. Le Sentier lumineux se considérerait comme le représentant d’un monde qui a été dépouillé de l’usage de la parole. C’est la raison pour laquelle son mode d’expression privilégié serait l’action, en l’occurrence l’élimination des symboles d’une modernité occidentale rejetée. Ainsi, Ansión interprète les actes de sabotage, tels le dynamitage des pylônes électriques ou la destruction des réseaux de télécommunications (radio et téléphone), non pas tant comme une des techniques de la « guerre de guérilla » en cours mais comme des actes de vengeance contre la technologie du monde occidental oppresseur et la modernité des Blancs. Le but serait d’ôter à ces derniers la lumière et la parole, jusque-là concentrées entre leurs mains et enlevées aux indigènes depuis la Conquête. Un relativisme culturel maximal imprègne ce texte dans lequel ces deux mondes, séparés et antithétiques, semblent voués à une éternelle disjonction depuis la colonisation ibérique. La clé d’interprétation mythologique apparaît séduisante, mais son intérêt heuristique est finalement bien maigre au moment d’expliquer le phénomène politique qui s’est engagé dans les Andes. Les éléments basés sur l’ethnographie sont totalement décontextualisés et l’interprétation globale fait avant tout « violence aux données »49. Et ce, d’autant plus que l’auteur réussit, en se référant à un inconscient collectif, à faire dire aux sentiéristes ce qu’eux-mêmes nient catégoriquement.
31Ansión n’est pas le seul à avoir exploré cette voie millénariste. Le sociologue Lewis Taylor, dans un article de 1983, décrit le Sentier lumineux comme une guérilla indigéniste dont le « messianisme andin » imprègne l’idéologie. Cela expliquerait son rejet des éléments venus de l’étranger, perçus comme un signe de dépendance et d’aliénation, et la volonté d’expulser les Blancs. Ainsi, la destruction de la ferme expérimentale d’amélioration du bétail d’Allpachaka — projet agronomique pilote, financé par des fonds internationaux d’aide universitaire pour Ayacucho et dont les paysans devaient être les bénéficiaires finaux — serait le signe du millénarisme sentiériste. Cette synthèse de maoïsme et de millénarisme se retrouverait dans l’indigénisme du Sentier lumineux, son idéalisation des valeurs communautaires andines et dans leur fanatisme de type religieux50. Mais aucune source n’est citée et aucun élément empirique ne vient étayer cette affirmation51.
32Quelques années plus tard, Billie Jean Isbell ne se départit pas non plus de cette problématique lorsqu’elle cherche, à l’occasion d’un bref retour au Pérou, à expliquer les causes de la réception puis du rejet du Sentier lumineux dans la communauté andine de Chuschi52. Professeure d’anthropologie à l’université de Cornell, Isbell est devenue célèbre pour sa monographie, publiée en 1978, sur Chuschi, au sud d’Ayacucho53 ; livre devenu un « classique » des études d’anthropologie culturelle andiniste, sur lequel nous reviendrons. C’est dans ce village de la province de Cangallo qu’elle a réalisé ses enquêtes de terrain, de 1967 à 1975. Or, dans le cadre du conflit armé, ce lieu est devenu emblématique puisque le Sentier lumineux y a boycotté les élections de mai 1980 en brûlant publiquement les urnes. Cet événement, dans le calendrier hagiographique sentiériste, scelle le début de sa lutte armée contre l’État péruvien. En 1986, Isbell ne peut plus retourner dans ce village, situé au cœur de la zone d’état d’urgence, et réalise des entretiens avec des migrants chuschinos à Lima. Certains aspects de son analyse sur la vie du village au début de la guerre sont à relever. Elle revient sur les facteurs qui peuvent expliquer l’acceptation initiale du Sentier lumineux : problèmes fonciers, échec des coopératives étatiques issues de l’application de la réforme agraire ou enrichissement de certains commerçants au détriment de la population locale. Par ailleurs, Isbell estime que les raisons de l’appui des paysans d’Ayacucho au Sentier lumineux sont à rechercher du côté d’une tradition ancestrale andine de révoltes54.
33À ce constat posé, Deborah Poole et Gérardo Rénique répondent qu’Isbell reproduit en réalité la vulgate des politistes Palmer et Mac Clintock, inspirés par Samuel Huntington, tout en remplaçant l’idée d’« irrationalité » politique par la notion intégrée de « culture », issue de l’anthropologie culturaliste nord-américaine55. Et ce, d’autant que l’affirmation d’une affinité des paysans avec le Sentier lumineux, attribuée à une culture ancestrale belliciste partagée par l’ensemble de la paysannerie des Andes du Sud, n’est jamais vraiment explicitée56. De plus, Isbell postule que le projet sentiériste de « Nouvelle démocratie » résulte « d’une combinaison romantique entre le passé inca et les leçons de la Révolution chinoise »57. Poursuivant dans cette voie, la violence « cataclysmique » des années 1980 annoncerait la fin de l’époque actuelle et l’imminence d’un pachacuti, où le retournement du monde laissera la place à un ordre nouveau. Isbell pointe la modification du rapport au temps et du sens donné au futur que l’irruption du Sentier lumineux aurait définitivement bouleversé, poursuivant le travail entrepris par les Églises protestantes, en expansion depuis les années 1970, qui annonçaient la venue de l’Apocalypse. Jusque-là, une conception cyclique du temps aurait prévalu dans les Andes, focalisée sur le passé. Les habitants attendaient que le passé ressurgisse par-devant tandis que le futur restait à l’arrière, caché. Dans le nouveau cadre initié par les conversions massives et renforcé par la guerre, la « vision du monde » andine se serait soudainement reformulée, dans une perspective orientée vers le futur. Cela concernerait non seulement les convertis au protestantisme ou ceux qui ont émigré, mais aussi ceux qui reviennent de la ville et se réinstallent dans la communauté. Bien qu’avec des modes d’action et des objectifs distincts, les Églises protestantes et le Sentier lumineux auraient tous deux favorisé l’apparition d’une voie linéaire vers l’utopie58 — ce qui semble toutefois contradictoire avec l’annonce d’un pachacuti. Mais on retrouve clairement l’influence et la fascination exercée par le millénarisme andin. Une de ses dernières illustrations, peut-être la plus emblématique, se trouve dans l’ouvrage de Flores Galindo mentionné au chapitre précédent, Buscando un inca.
34Cette dernière référence mérite d’être évoquée. Dans les derniers chapitres de son ouvrage phare, Flores Galindo revient sur l’insurrection et la violence du Sentier lumineux, qu’il inscrit dans la continuité d’une longue histoire d’exploitation d’origine coloniale et des utopies qui ont cherché à la subvertir. Pour étayer son propos il s’appuie notamment, quoique de façon plus nuancée, sur les interprétations d’Ansión évoquées plus haut. Flores Galindo évoque la reprise orthodoxe du discours maoïste chinois du Sentier lumineux perceptible à l’annonce de l’embrasement des Andes — sur le modèle de la république clandestine de Mao dans le Yénan. Toutefois, selon cet auteur, une autre lecture peut être faite de ce présage. L’engagement dans la lutte armée dont les sentiéristes se proclament les initiateurs s’inscrit aussi dans une tradition de rébellions indigènes pour l’émancipation de la domination occidentale qui secoue régulièrement les Andes depuis l’époque coloniale59. De par son caractère autoritaire, dogmatique et sanguinaire le Sentier lumineux a pourtant fini par incarner une vision cauchemardesque de l’utopie andine et par dévoyer son potentiel révolutionnaire. Les réticences de certains à ces réflexions finales n’ont pas entaché le succès global de ce livre et les débats qu’elles auraient pu susciter ont finalement été limités en raison du décès prématuré de l’auteur. L’influence intellectuelle de ce brillant historien est alors majeure et s’étend au-delà des circuits strictement académiques. Érudit et extrêmement stimulant, cet essai très suggestif ne propose pas seulement une relecture originale de l’histoire du Pérou à travers le prisme de l’utopie andine. Il s’attache aussi à poser les bases d’une alternative sociétale et politique pour ce pays en guerre.
35Degregori a écrit une des critiques les plus virulentes sur cet essai. Dans son texte qui n’a pas été publié à l’époque, en raison de la maladie de Flores Galindo qui décédera en 199060, Degregori déplore l’insistance sur la division artificielle qui oppose côte et sierra, monde occidental et monde andin, tradition et modernité. Ainsi, cette utopie andine — reflet du traumatisme de la Conquête —, reste aveugle aux transformations socioculturelles massives de l’ensemble du pays, en particulier dans la seconde moitié du xxe siècle. Pour Degregori, cette version de l’utopie andine est même qualifiée de locus romantique par excellence. Surtout, son erreur fondamentale, et « extrêmement dangereuse », consiste à définir le Sentier lumineux comme un authentique produit du monde andin61. En considérant le Sentier lumineux comme l’une des manifestations actuelles de l’utopie andine, même cauchemardesque, le risque est de justifier implicitement la violence sentiériste, et pas seulement de l’expliquer. Dans l’évocation optimiste de Degregori l’intense mobilisation paysanne pour l’accès à la terre des années 1960 et 1970 serait la véritable source de l’utopie andine contemporaine, orientée avant tout par le mythe du progrès. Il estime que Flores Galindo préfère ignorer cet aspect de l’andinité, trop occidentale à son goût, pour la réduire à l’héritage préhispanique et colonial de l’histoire du Pérou. Enfin, le dernier reproche concerne le projet politique d’utopie andine. L’idée même de fusion entre la « passion andine » et la « raison marxiste » semble dénier au monde andin toute forme de rationalité politique puisqu’il serait avant tout imprégné par la mystique millénariste.
36Du côté des sciences politiques, les politologues nord-américains n’ont pas été en reste sur les interprétations indigénistes et millénaristes du Sentier lumineux. C’est ce qu’ont souligné les anthropologues Deborah Poole et Gerardo Rénique dans un article sévère sur ces spécialistes étasuniens qui ont fait carrière, dans le contexte de la guerre froide, comme « Senderologists », nouvelle branche des sciences politiques aux États-Unis, centrée sur l’étude du Sentier lumineux62 — on trouve l’équivalent péruvien (senderólogos) pour les analyses de journalistes et de chercheurs en sciences sociales qui s’attachent à l’étude du Sentier lumineux, on y reviendra. Cynthia Mac Clintock a ainsi assuré que le Sentier lumineux partageait le même univers symbolique que la paysannerie andine et qu’il « a incorporé des symboles de la tradition insurrectionnelle inca dans son attitude »63. Cette prétendue filiation militaire du Sentier lumineux avec les Incas rebelles au pouvoir colonial n’est étayée ni sur des éléments factuels ni sur des références précises à la propagande sentiériste. De plus, Mac Clintock avance l’idée que le Sentier lumineux a pour projet la formation d’un nouveau gouvernement composé par et pour les Indiens. Elle affirme même que le renversement du gouvernement péruvien ne serait qu’une première étape vers une Révolution latino-américaine qui unirait la Nation quechua au sein d’un nouvel État supranational socialiste64. Ces données ne figurent pourtant dans aucun document du Sentier lumineux. Quant à David Palmer, il considère que le Sentier lumineux évoque « les aspirations millénaristes et les concepts indigènes du communisme primitif 65 ».
37Selon ces politistes, les premiers à s’intéresser à la violence déployée dans les Andes, il existerait donc une continuité culturelle et idéologique entre les paysans andins et le maoïsme du Sentier lumineux qui serait lié à un certain héritage commun d’origine préhispanique. La culture politique des paysans y est considérée comme irrationnelle, « prémoderne » voire précolombienne en raison de leur isolement supposé par rapport au discours politique national. Cette idée renvoie en réalité, précisent Poole et Rénique, à la vulgate politiste influencée par Huntington sur l’irrationalité politique des pays issus de la « périphérie » eu égard à la Politique élaborée dans les pays du « centre »66. Poole et Rénique les ont ainsi qualifiés de « nouveaux chroniqueurs du Pérou » en raison de l’analyse, fantasque et politiquement orientée, qu’ils ont donnée de la réalité péruvienne.
38Des portraits parfois caricaturaux sur la nature et les buts du Sentier lumineux, basés sur des stéréotypes exotisants, ont continué à être publiés alors même que le fonctionnement du Sentier lumineux commençait à être mieux connu. C’est le cas de la citation en exergue de ce chapitre dans laquelle James Anderson offre un portrait radical et une « analyse » synthétique, publiée en 1987 dans un institut britannique de recherche sur le terrorisme : En 1992 encore, le journaliste anglais Simon Strong n’hésite pas à recourir à des élucubrations éculées et racistes sur le soulèvement des maoïstes péruviens, qu’il décrit comme le produit du « monde magique » des Indiens, de la « cruauté et de la férocité de la mentalité indigène ». Ainsi que l’indique Orin Starn, ces propos reposent tant sur l’ignorance de la réalité sociale du pays que sur les clichés les plus galvaudés sur l’étrangeté menaçante d’une guérilla issue du Tiers-monde67. Il est vrai qu’au sein même du Pérou, les horreurs de la guerre ont fait (re)surgir l’idée que ce pays était profondément et structurellement violent68 ; une violence qui serait, qui plus est, culturellement conditionnée. Ces études qui mobilisent les apports de l’anthropologie et de l’histoire, voire font appel à la psychanalyse, n’ont pas échappé à un certain essentialisme. Le recours à un registre fataliste, loin de l’idéalisation de l’utopie andine, s’est aussi développé pour expliquer le déploiement de la violence socio-politique qui frappait le pays et semblait sans fin ni limite.
39Quelques interprétations extrêmes ont même vu le jour. Certains ont cherché à déterminer l’existence des racines structurelles et culturelles d’une violence proprement « nationale », parfois qualifiée de « rabia andina » (rage andine). Pablo Macera, excellent historien par ailleurs, est ainsi revenu sur l’histoire particulièrement cruelle du Pérou depuis l’époque préhispanique. La généalogie de la violence contemporaine serait à rechercher du côté des sacrifices humains incas (capacocha) voire dans les vagins dentés de l’iconographie de Chavin de Huantar, il y a plus de 10 000 ans. Il établit ainsi une histoire continue de la violence, au demeurant spécialement incarnée par les femmes, qui traverserait les millénaires. Sont ainsi associées dans un même mouvement Mama Huaco69, Micaela Bastidas70 et Édith Lagos71, sortes d’héroïnes andines réputées pour leur usage de la violence et de la cruauté72.
40Ce type d’interprétations sur la violence structurelle du Pérou, surtout parce qu’elles émanent des sciences sociales, semblent aujourd’hui ahurissantes. Mais cela n’est pas sans lien avec les débats qui ont surgi autour de l’assassinat de huit journalistes dans la communauté andine d’Uchuraccay en 1983 et du célèbre rapport « Vargas Llosa » qui lui a fait suite. Cet événement a littéralement imposé l’anthropologie dans la sphère publique nationale en raison de la valeur d’expertise attribuée à ses analyses sur la violence dans les Andes. On verra qu’il a également provoqué une fracture dans le monde de l’anthropologie andiniste, scellé son incapacité à appréhender le phénomène de la guerre, et finalement dévoilé l’échec des lectures culturalistes et structuralistes mobilisées, ce dont la discipline mettra du temps à se remettre.
Mort des journalistes à Uchuraccay et rapport « Vargas Llosa »
« Il ne fait aucun doute que les gens d’Uchuraccay ne sont pas des sauvages violents. Il s’agit d’une communauté ordonnée. Bien que régie par ses propres coutumes immémoriales, elle est respectueuse de la vie et de la propriété d’autrui et peu encline à des actions collectives arbitraires. Il est aussi évident que l’arrivée des huit journalistes dans ce village a eu lieu dans des circonstances de mobilisation générale et d’affrontements entre paysans et sentiéristes qui commençaient à s’étendre à toute la zone ; les Uchuraccainos craignaient justement les incursions de représailles des terroristes. Cette mobilisation ne pouvait être vue par ces paysans — à l’horizon politique limité — que comme une guerre généralisée. Par ailleurs, il est manifeste que l’idéologie et les croyances locales ne leur permettaient pas de définir l’“ennemi” uniquement en termes politiques et conduisaient inévitablement à son identification aux forces du mal. Il est aussi flagrant que la notion de “journaliste” ne faisait pas partie de l’expérience culturelle immédiate de ces paysans. Quelle qu’ait été la tentative des visiteurs pour justifier leur apparition en ces termes, cela a dû conduire à de profonds malentendus, aggravés par la difficulté de traduction espagnol-quechua. […] La mort des huit journalistes sur les territoires [de l’ethnie des] iquichanos, que le pays déplore aujourd’hui, est la preuve indiscutable qu’après quatre cents ans de contacts entre la culture européenne et la culture andine, la mise en place d’un véritable dialogue n’a toujours pas été rendue possible. »
Juan Ossio et Fernando Fuenzalida,
anthropologues de la commission « Vargas Llosa »73
« Le rapport de la commission présente une justification, en apparence logique et cohérente, des événements d’Uchuraccay sur la base de l’anthropologie andine. Des paysans qui vivent dans un autre monde, avec une autre morale, une autre sensibilité face à la douleur. […] Cela pourrait constituer une vérité ethnographique mais c’est une sottise si on observe les choses avec une optique différente. Par ailleurs, les anthropologues de la commission basent leur rapport sur les quatre heures — avec un traducteur — qu’ils ont passées à Uchuraccay. Aucun ethnographe sérieux ne pourrait écrire un rapport scientifique avec une visite de quatre heures chez des paysans d’un “autre monde” ; B. Malinowski aurait ri bruyamment face à un tel rapport d’enquête. »
Manuel Burga,
« Uchuraccay, la antropología como justificación »74
41Le 26 janvier 1983, huit journalistes travaillant pour des journaux de Lima et d’Ayacucho cherchent à rejoindre la communauté de Huaychao, située dans les hauteurs de Huanta, au nord de la ville d’Ayacucho. Ils sont accompagnés d’un guide quechuaphone originaire de la zone qui doit aussi leur servir de traducteur. Sur le chemin, ils traversent la communauté d’Uchuraccay. La rencontre avec les paysans tourne mal et tout bascule très vite. Les journalistes sont massacrés à coups de hache, de pierres et de bâtons. Ils sont rapidement enterrés, visage contre terre, dans des fosses creusées à l’extérieur du cimetière, loin du centre de la communauté.
42Ces journalistes étaient partis enquêter sur l’assassinat de plusieurs militants sentiéristes, perpétré quelques jours plus tôt par les paysans de la communauté de Huaychao. L’annonce de ces exécutions avait été applaudie par le gouvernement. Le président Belaúnde lui-même, dans des déclarations à la presse, n’avait pas hésité à féliciter ce geste décrit comme un exemple du patriotisme des paysans andins face à « l’immondice idéologique » (basura ideológica) du Sentier lumineux75. Pourtant, tout le monde ne partage pas cet enthousiasme. Certains secteurs de la gauche péruvienne sont persuadés que ces assassinats ne peuvent être que le produit des forces antisubversives des Sinchis ou de l’armée qui vient de s’installer dans la région. À l’époque, les exécutions de paysans par les maoïstes semblent exceptionnelles et ciblées. De plus, les liens qui unissent la paysannerie et le Sentier lumineux sont encore mal connus. La guérilla est toujours perçue, dans les circuits intellectuels urbains, comme un mouvement régional dont les bases d’appui sont dans le monde rural. Il paraît improbable que les paysans aient pu tuer leurs alliés naturels, censés représenter leurs intérêts. C’est la raison du déplacement des journalistes partis enquêter dans cette zone rurale andine.
43L’annonce publique du décès des journalistes le 29 janvier connaît un retentissement médiatique immédiat et provoque la stupéfaction et l’indignation. À l’étranger, les journalistes se font l’écho épouvanté de la mort mystérieuse de leurs collègues. À l’émotion générale succède l’exigence de justice et le souhait que la lumière soit pleinement faite sur cet événement. C’est le premier massacre aussi médiatisé. Il annonce la guerre féroce à venir, même si personne n’ose encore dire son nom. La violence politique s’est déployée depuis presque trois ans et a déjà fait plusieurs centaines de victimes. Mais le massacre des journalistes à Uchuraccay crée une onde de choc beaucoup plus grande dans l’opinion publique76. Avec cet événement, la guerre fait irruption dans la vie nationale avec un visage plus « concret » et suscite une empathie visiblement plus importante que l’annonce de la mort, pourtant si fréquente, d’indigènes andins anonymes. Jusque-là, la réalité brutale vécue dans la cordillère ne semblait pas émouvoir outre mesure la population à Lima, tant elle semblait lointaine. Divers secteurs de l’intelligentsia péruvienne se positionnent alors sur les événements d’Uchuraccay qui donnaient à voir dans sa nudité la plus crue la barbarie de la guerre qui enflammait certaines régions du pays et que nul ne pouvait plus ignorer. Les opinions se sont polarisées en deux camps opposés. Pour les secteurs conservateurs et proches du gouvernement, ces assassinats étaient bien le fait des comuneros d’Uchuraccay. C’était aussi la preuve incontestable de la sauvagerie et de l’arriération des paysans andins. Dans les secteurs de l’opposition de gauche, on ne croyait tout simplement pas à la version du massacre perpétré par les paysans. On soupçonnait une manipulation politique pour occulter le massacre commis par les militaires. Au sein de la corporation des anthropologues, un clivage similaire s’est produit, même si tous ont rejeté publiquement l’idée de la sauvagerie de l’Indien des Andes.
44Les huit journalistes assassinés ont été élevés en « martyrs » du conflit armé. Leur mort est devenue, et demeure encore, une des références les plus emblématiques de la violence politique qui a dévasté le pays à la fin du xxe siècle. Le massacre des journalistes d’Uchuraccay constitue donc un événement clé de cette guerre, et ce à plusieurs titres. Événement clé de l’histoire de la guerre d’abord. Il marque en effet le début de ce qu’Henri Favre (1991) a qualifié de « spirale de la violence » entre les différents acteurs du conflit. C’est le prélude aux multiples massacres commis entre 1983 et 1984 — années climax en nombre de morts et de disparus77. C’est le début de ce que la CVR a qualifié de « militarisation du conflit ». Événement clé aussi parce qu’il permet d’analyser les images véhiculées sur le paysan andin : les discours et opinions sur les représentations de l’Indien, officielles ou populaires, et souvent imprégnées de préjugés racistes, se sont affichés sans complexe. C’est finalement un événement clé pour l’anthropologie qui a occupé le devant de la scène publique et médiatique dans les débats, souvent acharnés, qui ont eu lieu dans les mois ultérieurs sur la participation des paysans indigènes à ce drame. La place centrale et l’autorité des anthropologues sont apparues dans toute leur ampleur lorsque certains d’entre eux ont été sollicités comme experts « ès culture » pour aider à la compréhension de ce crime.
45Dès le 2 février 1983, cherchant à calmer les esprits face au tollé national et international qui suit l’annonce du massacre des journalistes, le Président Belaúnde met en place une commission d’enquête chargée de faire la lumière sur ce drame. Il nomme à sa tête l’écrivain de renommée mondiale Mario Vargas Llosa. Cette « commission chargée de l’investigation des événements d’Uchuraccay », souvent juste qualifiée du nom du futur prix Nobel de littérature, est composée d’un comité de chercheurs en sciences sociales reconnus. On dénombre notamment des anthropologues78, des linguistes79, des juristes80 et un psychanalyste. On ne peut que souligner le caractère singulier et ambigu des véritables attributions de cette commission d’investigation qui a été confiée, curieusement, à des universitaires et à un écrivain81. Elle n’a en effet pas pour vocation de se substituer à l’enquête policière et judiciaire qui, elle, devait prendre beaucoup plus de temps pour élucider les causes et les responsabilités précises de la mort des journalistes. La création de cette commission « Vargas Llosa » a surtout cherché à apaiser l’opinion publique en donnant des gages de la bonne volonté du gouvernement à faire avancer les investigations.
46Le 12 février, les membres de la commission sont arrivés par hélicoptère dans la communauté d’Uchuraccay — escortés par des militaires puisque la zone était décrétée en état d’urgence — et ont convoqué une assemblée pour écouter le témoignage des comuneros sur la tragédie récente. L’organisation pratique de cette réunion fut laissée au soin des anthropologues qui arrivèrent avec des provisions de feuilles de coca qui furent distribuées aux personnes présentes. Afin de respecter les traditions culturelles de la zone et de faciliter le dialogue avec les habitants d’Uchuraccay, avant que ne débutent les discussions, un petit rituel d’offrandes de feuilles de coca a été réalisé par les anthropologues à l’intention des wamani, divinités tutélaires de la montagne, dans l’idée d’obtenir leur accord tacite à la tenue de l’assemblée du jour. Le séjour et l’enquête menée sur place auront finalement duré une demi-journée. Moins de trois semaines plus tard, un rapport était remis au Président de la République. Dans ses conclusions, les membres de la commission affirment qu’ils sont arrivés à un certain nombre de certitudes sur le drame :
Les paysans d’Uchuraccay ont bien tué les journalistes car ils les ont confondus avec une patrouille sentiériste.
Ils pensaient en effet qu’il s’agissait de membres du Sentier lumineux venus les punir en représailles à l’assassinat de deux sentiéristes quelques jours plus tôt.
Différentes communautés de la région ont décidé en Assemblée de se débarrasser des militants du Sentier lumineux, exaspérés par leurs exactions et le meurtre récent de deux paysans d’Uchuraccay. Cette décision leur a paru légitimée par le discours des Sinchis qui les ont incités à éliminer les terroristes.
Ce massacre a été perpétré sans la présence des forces de la police ou de l’armée.
47Selon le rapport final de la commission, la mort des journalistes est le fruit d’une série de « malentendus culturels ». Si les paysans sont bien reconnus coupables de ces meurtres, ils ne sont pas pleinement responsables de leurs actes et ne devraient donc pas être jugés par la justice au même titre que les autres Péruviens. Ce positionnement n’est pas sans ambiguïté mais il se justifie par le relativisme culturel radical qui est assumé : les paysans sont coupables mais pas tout à fait car ce meurtre doit être compris à l’aune du singulier contexte socioculturel local — on y reviendra en détail. L’abîme qui sépare cette population du reste du pays explique, pour partie, ces assassinats. Il s’agit d’une triste illustration de l’opposition entre le « Pérou profond » (incarné par les Andes) et le « Pérou officiel » (incarné par la capitale côtière, Lima). Les causes de ce massacre seraient donc à rechercher dans l’histoire du relatif isolement de ces communautés. Ces conclusions se fondent presque exclusivement sur l’éclairage apporté par l’expertise anthropologique, signée de Juan Ossio et Fernando Fuenzalida ; de loin le chapitre le plus long, avec près de quarante pages. Le contexte politique de l’époque y est pratiquement absent. D’autres membres de la commission ont aussi eu recours à des arguments (prétendument) anthropologiques — c’est-à-dire faisant référence à la « culture andine » — pour donner plus de force à leurs propos, tel le juriste Fernando de Trazegnies. Il est donc logique que les critiques les plus virulentes à l’égard du rapport se soient précisément focalisées sur l’analyse anthropologique, qui retiendra maintenant notre attention82.
Les travers essentialistes de l’expertise anthropologique
48Ossio et Fuenzalida assument la mission de mettre au jour les singularités socioculturelles de la communauté d’Uchuraccay, sur la base des éléments historiques et ethnographiques qu’ils ont pu rassembler pour éclairer ce qui a pu conditionner l’événement funeste. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’exposer ailleurs, il semble aller de soi qu’il n’y a pas à convoquer d’anthropologues si un meurtre est commis dans un quartier de la bourgeoisie de Lima. Le style de vie y est qualifié d’« occidental » et le meurtrier soumis « naturellement » à la loi péruvienne et directement remis à la Justice en cas d’arrestation. Le coupable est jugé pour le délit perpétré sans que la référence à sa « culture » ne soit, a priori, une nécessité pour établir la nature du délit ou sa culpabilité83. L’envoi à Uchuraccay d’une commission d’enquête composée de chercheurs en sciences sociales s’inscrit en réalité dans la continuité de la vision raciste caractéristique des débats sur la « criminalité indigène » qui, au début du xxe siècle, supposait que les Indiens étaient biologiquement différents des Blancs. Les indigènes devaient se voir appliquer une législation adaptée à leur situation pour permettre leur insertion progressive dans la civilisation84. Depuis, et spécialement après la seconde Guerre mondiale, le discours raciste a fait l’objet d’un travail d’euphémisation qui s’est traduit par le glissement progressif vers un double processus, que Marisol de la Cadena a qualifié de « racialisation de la culture » et de « culturalisation de la race »85. Certes, il ne s’agit pas de nier l’existence, dans certaines régions, de normes juridiques coutumières distinctes du cadre législatif national. Mais il faut rappeler qu’au sein des communautés paysannes andines, quel que soit leur degré d’isolement géographique par rapport aux centres urbains et la subordination à des normes juridiques locales spécifiques, tout le monde sait que tuer quelqu’un est interdit par la loi, passible d’une inculpation qui mène à l’incarcération. Je souhaite donc simplement souligner que rien ne justifie de devoir prendre, a priori, la culture comme le facteur explicatif essentiel, voire exclusif, de la cause de ces morts. Or c’est précisément ce que font Ossio et Fuenzalida quand on lit leur interprétation du meurtre des journalistes, cantonnée à la « culture andine » des assassins, et qui élude les autres facteurs complexes liés au contexte du conflit armé.
49Le rapport commence par spécifier qu’Uchuraccay fait partie du « groupe ethnique iquichano86 », descendant du vieux royaume des Pokras [Huari] qui résista à l’expansion des Incas, jusqu’à leur défaite au xive siècle et leur incorporation forcée à l’empire. Héritière des « structures ethniques préhispaniques qui survivent dans le Pérou rural », Uchuraccay affiche ainsi la « persistance d’une identité ethnique tribale ». Les Iquichanos s’étant illustrés par leurs luttes contre les étrangers depuis l’époque préhispanique, coloniale et le début de la République, la tradition guerrière serait l’une des caractéristiques de l’ethnicité iquichana. Cet élément identitaire mis en exergue offre une première explication à la violence déployée contre les journalistes. Surtout, l’enracinement de cette ethnicité dans les temps précoloniaux appuie l’idée d’une continuité entre le mode de vie de ces hommes d’aujourd’hui et celui de leurs ancêtres. Cette mention est importante car elle participe du projet relativiste qui vise à souligner le caractère traditionnel de la communauté d’Uchuraccay et le fossé qui la sépare du reste de la société nationale, ancrée dans le présent et la modernité.
50Mais la recherche des racines structurelles de la violence et du caractère belliqueux des habitants de cette région se base en réalité sur les représentations d’un peuple guerrier que les intellectuels locaux avaient élaboré à la fin du xixe siècle, dans le cadre des soulèvements paysans contre les nouveaux impôts mis en place par l’État péruvien87. De fait, Cecilia Méndez a montré que la première mention d’un groupe iquichano remontait à la fin des années 182088. Elle retrace l’origine de cette ethnogenèse, fruit d’un processus d’hétérodésignation négative des populations des hauteurs de Huanta restées fidèles aux troupes royalistes, qui remonte au contexte des guerres d’Indépendance. Cette identification iquichana s’est finalement cristallisée à la fin du xixe siècle dans le cadre des révoltes paysannes contre les impôts sur le sel dans cette zone. Ainsi, l’argument avancé dans le rapport Vargas Llosa sur le maintien supposé d’une ethnie d’origine préhispanique s’écroule.
51Le rapport se centre ensuite sur « l’idéologie traditionnelle » et se focalise sur la cosmovision andine et les mythes d’origine. La religion y est déterminée par un rapport fusionnel entre la nature et les êtres humains ; deux sphères indissociables « entourées de sacralité »89. Suit un inventaire des divinités du panthéon animiste d’origine préhispanique (terre-mère, esprits tutélaires des montagnes, etc.) qui précède celui des saints locaux dont la présentation évoquerait plutôt une forme d’adaptation polythéiste car « le Catholicisme traditionnel n’a jamais réussi à pénétrer » Uchuraccay. En revanche, il est précisé que les évangélistes récemment implantés ont pu imposer l’idée de l’imminence du jugement dernier. Cette donnée sert en effet à indiquer que les étrangers sont perçus comme un danger et associés aux forces démoniaques car « dans la mentalité de l’homme andin il existe un lien étroit entre l’étranger et la malfaisance ». Et le démon est d’ailleurs souvent représenté comme « un homme blanc, riche et puissant90 ». L’influence récente du discours apocalyptique des pasteurs aurait renforcé une vision dichotomique des représentations du monde et des choix à opérer entre les « bons » et les « mauvais ». Les journalistes auraient ainsi été associés aux « forces magiques du mal », par une erreur d’identification. Le point qui retient l’attention des anthropologues est l’enterrement des journalistes face contre terre, qui évoque celui des personnes incestueuses, supposées se transformer en damnés après le décès. Ce traitement funéraire, affirment-ils, est réservé aux personnes coupables de certains délits graves et a pour but d’empêcher l’âme de ces morts de revenir hanter le monde des vivants. L’association équivoque des journalistes aux forces du mal expliquerait donc les modalités de leur ensevelissement, à l’encontre des normes rituelles classiques.
52Toutefois, le rapport ne précise jamais que les descriptions de l’enterrement spécifique de personnes destinées à la damnation posthume ne sont pas issues d’observations ethnographiques de rites funéraires mais relèvent du registre narratif propre à la tradition orale sur les damnés (condenados). Cette précision n’est pas un détail car les rapports complexes entre fiction et réalité qui caractérisent ces récits ne peuvent être sous-estimés au moment d’expliquer un meurtre. Nul anthropologue ne peut attester, à ma connaissance, la matérialité de ces pratiques mortuaires car ces narrations sur les damnés doivent avant tout être envisagées comme des contes moraux, à l’instar des exempla médiévaux — ces récits chrétiens à visée exemplaire — qui les ont inspirés. C’est pourquoi l’évocation des façons singulières d’enterrer les personnes au comportement déviant doit être recontextualisée à l’aune des fictions archétypiques sur la malemort dont les récits de damnés sont parmi les plus courants de la littérature orale quechua91. En fait, ce détour par l’allusion aux damnés permet à Ossio et Fuenzalida d’affirmer que la mort des journalistes ne constitue pas un acte de sauvagerie collective irrationnel. Il s’agirait d’une réponse, certes terrible mais somme toute culturellement cohérente, des habitants d’Uchuraccay pris dans les tourments d’une guerre incompréhensible qui s’est abattue sur eux.
53Globalement, la mise en avant de ces éléments culturels doit aider à la compréhension du meurtre des journalistes. Mais force est de constater que le lecteur du rapport, ou le profane qui ne connaît pas les Andes, se voit plutôt immergé dans un monde foncièrement « autre », difficilement accessible et véritablement exotique. Les interprétations fournies n’aident pas à mieux saisir ni le contexte ni les causes du drame à Uchuraccay. Elles contribuent plutôt à approfondir la faille qui nous sépare de ces indigènes. Or, pour reprendre l’idée de Jean Bazin92, le savoir anthropologique ne doit-il pas avoir pour effet de réduire l’altérité, plutôt que de la promouvoir ? Le problème n’est pas que tous les éléments culturels mentionnés soient forcément erronés ou sans intérêt. Mais c’est le manque de mise en rapport avec la situation politique du moment et l’impact de la guerre sur l’ensemble de la vie quotidienne à Uchuraccay qui pose souci. Les formes de réélaboration et d’adaptation au contexte de la violence politique n’apparaissent pas. Seul le portrait des éléments culturels traditionnels, dans un contexte de vie ordinaire est exposé. L’impact de la guerre est absent sauf pour dire que les paysans n’y comprennent rien. Et pas un mot dans tout le rapport sur l’articulation au marché, les migrations constantes ou encore les échanges socioéconomiques d’Uchuraccay avec le reste de la société nationale.
54De fait, la décontextualisation de l’ensemble de cette « ethnographie express » aboutit à un tableau assez réussi sur l’altérisation radicale et la fossilisation de cette communauté qui semble incarner un isolat perdu au sein du Pérou, resté en marge des turbulences historiques. Le déterminisme culturel absolu qui en découle souligne que les habitants d’Uchuraccay n’étaient pas en mesure de jauger la situation politique du moment. Les paysans apparaissent comme les prisonniers de « croyances magico-religieuses » qui les empêchent de comprendre le conflit armé en termes politiques car celui-ci ne relève pas d’un horizon culturel connu ni de leur expérience immédiate. Les anthropologues concluent que les paysans d’Uchuraccay étaient donc dans l’impossibilité absolue, sur le plan psychologique, social et culturel, de discerner ce qui était en train de se passer. Dépassés et terrifiés par l’ampleur des événements qui s’imposaient à eux, ils ont réagi dans la logique de l’environnement socioculturel qui était à leur portée pour interpréter l’arrivée des journalistes. Si les paysans les ont bien tués, en les prenant pour des sentiéristes, ce meurtre doit avant tout être envisagé comme la conséquence de malentendus culturels93. C’est ainsi qu’Ossio et Fuenzalida finissent par un étrange plaidoyer, assez ambigu au vu du contexte de leur intervention, pour que le Pérou assume enfin la pluralité culturelle de la Nation, seule solution à leurs yeux pour éviter que cette tragédie ne se reproduise à l’avenir.
55C’est comme historien du droit versé en anthropologie juridique, que le juriste Fernando de Trazegnies intervient dans la commission, non comme spécialiste de droit pénal94. Enrique Mayer rappelle qu’une des questions rhétoriques que se pose la Commission est de savoir si les habitants d’Uchuraccay savaient qu’ils agissaient mal en tuant les journalistes95. Trazegnies y répond par la négative dans la mesure où « l’affrontement entre le gouvernement et Sentier lumineux a acquis les caractéristiques d’une lutte mythique entre forces étrangères96 »… Par ailleurs, il revient sur l’existence du droit coutumier andin différent de celui de la Nation, qui prévoit le lynchage des voleurs de bétail. Or les paysans ayant parlé de « terroristes voleurs » (suwa terroristas), la mort des journalistes pourrait en être une application en quelque sorte décalée.
56Finalement, dans l’exposé synthétique du rapport, co-rédigé par Vargas Llosa, est reprise l’idée du conflit qui oppose le système juridique occidental et officiel, censé réguler la vie de la Nation, et le système juridique « archaïque » qui régule celle des habitants des communautés de Huaychao et Uchuraccay97. Les différences qui séparent ces paysans indigènes du reste du pays semblent infranchissables. On retrouve chez cet homme de Lettres cette préoccupation lancinante, dans ses articles d’analyse politique publiés dans la presse ainsi que dans certains de ses romans, sur la place de ces Indiens dans le Pérou contemporain. Perçus comme les reliquats de temps anciens et révolus, ils représentent pourtant une source d’autochtonie et incarnent les racines nationales du Pérou. Mais, parallèlement, cette filiation avec l’ère précolombienne semble précisément les vouer à une exclusion quasi inéluctable de la Nation et de la modernité avec laquelle ils cohabitent plus ou moins, et plutôt moins que plus au bout du compte. Ainsi, Vargas Llosa se positionne on ne peut plus clairement sur sa vision des communautés andines de Huaychao et Uchuraccay :
« Les hommes qui ont tué [les journalistes] ne sont pas une communauté exceptionnelle de la sierra du Pérou. Ils font partie de cette “nation assiégée”, comme l’a nommée [l’écrivain et anthropologue] José María Arguedas, composée de centaines de milliers — voire de millions — de compatriotes qui parlent une autre langue, ont d’autres coutumes, et qui dans des conditions parfois si hostiles et solitaires comme celles des Iquichanos ont réussi à préserver une culture — peut-être archaïque mais riche, profonde, et qui est apparentée à tout notre passé préhispanique — que le Pérou officiel a dépréciée. Dans ce contexte, la brutalité de la tuerie des huit hommes de presse n’en est pas moins atroce mais elle devient, c’est sûr, plus intelligible98. »
57Une interview ultérieure de Vargas Llosa, donnée dans le contexte de sa candidature aux élections présidentielles de 1990, explicite mieux encore son point de vue sur le véritable problème du Pérou, ce pays composé « d’hommes qui appartiennent au xxe siècle et d’hommes, comme ceux de la communauté d’Uchuraccay et de toutes les communautés iquichanas, qui vivent au xixe siècle pour ne pas dire au xviiie siècle »99. Vargas Llosa s’inspire de la lecture d’anthropologues, que ce soit dans la création littéraire ou dans ses réflexions plus politiques sur la société péruvienne. Mais il n’est pas inutile de rappeler que la plupart de ses connaissances sur le monde andin, de même que sa perspective extrêmement essentialiste des communautés paysannes, proviennent du savoir anthropologique issu de ce courant de la discipline et présenté en début de chapitre, et dont Juan Ossio100 a précisément été l’un des plus éminents représentants.
Les anthropologues, entre caution politique et écueil interprétatif
58Le recours aux arguments anthropologiques — en l’occurrence les tentatives d’explications apportées par la focalisation sur la « culture » andine — a été très important dans le débat autour de cette affaire sordide. Même si l’ensemble des anthropologues de la commission ne partageait pas intégralement les idées de Vargas Llosa, leur présence a sans conteste apporté une légitimation scientifique aux conclusions générales du rapport final sur ce meurtre nécessairement singulier puisqu’il impliquait des « indigènes » comme assassins et des journalistes « non indigènes » comme victimes.
59De même, la critique du rapport a grandement été relayée par d’autres anthropologues et confiée à leur autorité. La principale figure qui s’est illustrée dans cette polémique est un anthropologue marxiste, lui aussi renommé : Rodrigo Montoya. Cet auteur a rejeté vigoureusement l’image véhiculée par la presse sur la barbarie des Indiens et a cherché à démontrer qu’un tel carnage n’avait pas pu être réalisé par les paysans andins. Il persévère dans cette voie en dénonçant les conclusions du rapport Vargas Llosa qui admet la culpabilité des habitants d’Uchuraccay et dissimule le rôle des militaires dans ce massacre. Montoya rejette aussi l’idée de l’isolement supposé des communautés paysannes et le fait que seule leur organisation interne ait retenu l’attention des anthropologues de la Commission. De plus, ces derniers ont totalement négligé les relations socioéconomiques capitalistes qui expliquent pourtant le lien profond qui relie les populations de la cordillère au reste du pays. Montoya considère que l’image dualiste du pays proposée dans le rapport ne permet pas d’envisager le Pérou dans toute son unité véritable. Par ailleurs, il réfute sur trois points le caractère « traditionnel » attribué à l’enterrement des journalistes. Nulle part dans les Andes il n’existe de tombes collectives. Quel que soit le statut attribué au mort, les corps ne sont jamais enterrés dénudés. Enfin, la tombe doit être profonde. Or, les journalistes ont été enterrés dans des tombes superficielles, nus et deux par deux. Ces éléments culturels constituent pour Montoya des arguments supplémentaires pour conclure que les paysans ne peuvent pas être les coupables de ce meurtre puisqu’ils n’ont pas pu enterrer de la sorte les journalistes.
60Mais il est peut-être vain de chercher des arguments dans les procédures funéraires et les représentations sur l’imaginaire de la mort et de l’au-delà dans ces communautés paysannes andines, que ce soit pour démontrer ou pour infirmer que les paysans ont tué et enterré — ou pas — les journalistes assassinés. La suite des événements a montré que la guerre ne permet pas toujours de procéder à des enterrements dans les normes rituelles telles qu’elles ont habituellement lieu en contexte de paix, lorsque la prise en charge de la « fabrication » idéale de la « bonne mort » est possible101. Or, le caractère proprement « extra »-ordinaire de la guerre et des priorités qu’elle impose ont souvent donné lieu à des adaptations inédites et forcées de la façon d’enterrer les morts, sans qu’il ne faille y chercher une motivation qui soit fondée « culturellement ». Lors de massacres qui ont eu lieu dans les Andes au cours des années d’intense violence qui ont suivi, les cadavres ont parfois été enfouis en urgence dans des fosses communes, parfois les corps ont même été laissés aux intempéries car les ensevelir aurait mis en danger les survivants qui ne pouvaient s’attarder sur place. Ce type de pratiques est pourtant inconcevable en temps ordinaire.
61Dans le cadre d’enquêtes de terrain réalisées dès les années 1990 à Uchuraccay, Ponciano del Pino a apporté un nouvel éclairage sur ce massacre en recueillant le témoignage de nombreux habitants — qui ont reconnu avoir assassiné les journalistes102. Lorsque le président de la communauté a été assassiné en décembre 1982, une assemblée générale a décidé qu’Uchuraccay devait s’organiser contre le Sentier lumineux. La confusion des journalistes avec des sentiéristes en janvier n’est pas le fruit d’un manque de discernement lié à l’ignorance indigène sur les événements politiques du moment. Elle tient au fait que la communauté craignait les représailles du Sentier lumineux car les paysans avaient éliminé deux de ses militants quelques jours auparavant, comme dans la communauté voisine de Huaychao. De plus, la présence du guide des journalistes qu’ils connaissaient éveilla leurs soupçons car ses liens avec la guérilla étaient avérés. Enfin, la seule personne d’Uchuraccay à prendre leur défense au cours de la tragique rencontre était lui-même connu pour être proche des maoïstes.
62Dans la situation de tension extrême de l’époque, face au doute sur l’identité des journalistes, les habitants ont décidé de ne pas prendre le risque de les laisser partir. Outre les journalistes, les deux autres personnes mentionnées ci-dessus ont été assassinées. De plus, si la nouvelle du massacre a été rendue publique le 29 janvier 1983, c’est précisément parce que les autorités politiques d’Uchuraccay se sont rendues auprès du chef d’état-major d’Ayacucho pour annoncer qu’ils avaient éliminé des individus suspectés d’appartenir au Sentier lumineux afin que l’armée vienne récupérer les corps. Quant à la façon d’enterrer les journalistes nus, face contre terre et deux par deux, c’était un moyen rapide de faire disparaître temporairement les corps pour éviter que la guérilla ne découvre leur forfait et lance de nouvelles représailles. L’enfouissement superficiel des corps était aussi lié à l’idée de pouvoir remettre rapidement les corps à l’armée, ce qu’ils avaient déjà fait auparavant avec les sentiéristes tués, sans que cela ait alors posé problème.
63Les forces de l’ordre avaient en effet encouragé les paysans des hauteurs éloignées du village de Huanta à se défendre et à ne laisser passer personne sur leur territoire : « quiconque arrive à pied doit être éliminé ». Même les plus importantes autorités politiques leur avaient donné carte blanche, comme on l’a vu lorsque le Président Belaúnde a applaudi l’élimination par les paysans de plusieurs sentiéristes à Huaychao. Que les représentants de l’État aient délégué tacitement aux paysans la possibilité de prendre en charge, à leur niveau, la gestion des affaires qui relèvent de la sécurité nationale impliquait un délitement du monopole de la violence légitime. Toujours est-il que lorsque les habitants d’Uchuraccay tuent les journalistes, c’est certainement moins le signe de leur isolement culturel que la preuve d’un comportement qui fait écho aux consignes des autorités nationales. Les paysans d’Uchuraccay incarnaient le bouc émissaire idéal pour assumer seuls la barbarie de la guerre — que s’apprêtait à poursuivre le commandement politico-militaire au nom de la défense de la démocratie — et occulter l’incompétence de l’État péruvien à assumer ses fonctions régaliennes. L’incitation à la « liberté de tuer » de la part des pouvoirs publics ne peut être éludée au moment de comprendre dans toute sa complexité le meurtre des journalistes. À ce titre, les anthropologues de la commission Vargas Llosa n’ont pas su voir la responsabilité morale qui leur incombait au moment de sous-estimer l’articulation avec la société nationale de la communauté d’Uchuraccay et de valoriser sa singulière culture traditionnelle.
64Finalement, ce meurtre est bien moins exotique qu’on a bien voulu le présenter. Il demeure tout aussi sordide et dévoile les faiblesses d’un État qui a incité ses citoyens à l’auto-défense tout en les laissant à l’abandon. Rappelons qu’entre 1983 et 1984, cent trente-cinq paysans d’Uchuraccay ont été assassinés, aux mains de l’armée et du Sentier lumineux. Les survivants ont fini par émigrer et la communauté a été abandonnée près de dix ans. Il a fallu attendre la remise du rapport final de la CVR pour que ce nombre impressionnant de morts soit dévoilé au grand public. Ponciano del Pino a souligné que le méta récit largement fictionnel sur Uchuraccay — ces explications totalisantes pour expliquer l’intégralité de la culture des communautés andines — élaboré dans le contexte du meurtre des journalistes n’a pas été le seul fait des anthropologues de la commission Vargas Llosa103. Selon lui, Montoya n’a pas non plus toujours échappé à un certain essentialisme. L’image de l’Indien reste en réalité presque identique.
65Quelques jours après le meurtre des journalistes, Montoya s’était insurgé contre les titres racistes parus dans la presse en publiant un article intitulé « Los indios no son salvajes ». Il y indique que le monde andin nie l’agressivité car cette culture exalte la vie et fonde sa philosophie sur la base de la réciprocité. Face à ce portrait d’harmonie sociale et culturelle, à l’opposé de la vision de Vargas Llosa, les militaires sont nécessairement les auteurs de ce massacre. Même s’il s’agit d’un reflet inversé des thèses présentées dans le rapport Vargas Llosa, ce sont bien les deux faces de la même monnaie : l’une positive, l’autre négative. Resurgit à nouveau l’idée des « deux Pérou », alors même que Montoya cherchait à s’émanciper de cette vision dichotomique du pays. Cet anthropologue refuse d’admettre jusqu’à maintenant que ces habitants d’Uchuraccay aient pu tuer des journalistes innocents, et ce bien que les paysans aient assumé ce meurtre. Montoya n’échappe donc pas au « paradigme indigéniste » évoqué par Ansión104. Comme l’a justement souligné Degregori, ce paradigme — finalement devenu plus une référence de sens commun qu’une posture théorique claire — a continué à exercer son influence sur l’anthropologie jusque dans les années 1980, toutes tendances confondues. Même la théorie de la dépendance et le marxisme, qui se développent dans les années 1970, n’ont pas réussi à rompre avec ce paradigme105.
66Enrique Mayer procède, quant à lui, à une critique de la théorie des « deux Pérou », exclusifs l’un de l’autre, avancée dans le rapport Vargas Llosa : le « Pérou profond » versus le « Pérou officiel », un Pérou andin d’origine préhispanique, traditionnel, quechuaphone et attardé versus un Pérou occidental, hispanophone, civilisé et moderne. Cette image dichotomique utilisée par Vargas Llosa — au-delà du mauvais usage de l’expression « Pérou profond » empruntée à l’historien Jorge Basadre — est jugée inappropriée pour aborder le monde social en général et le phénomène de la violence en particulier. Mayer revient sur le caractère nocif de l’usage abusif des métaphores en sciences sociales lorsqu’elles reposent, comme ici, sur des catégories dualistes qui finissent par perdre toute valeur explicative106. Selon lui, les conclusions de ce rapport relèvent d’une double tromperie basée sur l’idée que la mort des journalistes serait la conséquence de malentendus culturels et que la violence intrinsèque du monde andin pourrait expliquer les atrocités perpétrées. La première illusion est liée au refus d’admettre que des actes de violence irrationnels puissent s’expliquer par les circonstances de la guerre, tout en refusant de condamner ces actes. La seconde est l’explication donnée aux actes de cruauté perpétrés contre les journalistes, sur la base de soi-disant preuves historiques et idéologiques, une supposée « nature violente » et des traits psychologiques qui seraient caractéristiques de l’Indien des Andes.
67Par ailleurs, Mayer souligne un élément frappant dans cette histoire : l’absence de la voix des habitants d’Uchuraccay et de leurs déclarations. Pas une seule fois on ne les entend s’exprimer. Il y a toujours un intermédiaire pour parler en leur nom, que ce soit un traducteur ou un expert. Malgré l’enregistrement de nombreux témoignages, ceux-ci ne figurent nulle part dans le rapport où les Uchuraccainos n’existent finalement qu’à la troisième personne. Sur ce point, et pour expliquer son entrée dans la Commission « Vargas Llosa », Fuenzalida a mis en avant l’engagement et l’éthique des anthropologues afin d’« essayer d’être un petit peu la voix de ces paysans sans voix »107. Peut-être eut-il été judicieux de les laisser effectivement parler car les Uchuraccainos, bien qu’affublés de tous les qualificatifs, n’ont jamais été considérés comme muets, même si les anthropologues ont dû passer par des traducteurs pour communiquer brièvement avec eux.
Autorité anthropologique et malaise dans la profession
68La révision critique des lectures culturalistes et symbolistes du conflit armé a débuté au sein de la communauté des anthropologues dès les années 1980, particulièrement au Pérou après la publication du rapport Vargas Llosa. Mais au début des années 1990, des critiques d’une autre ampleur émergent, dans le contexte intellectuel d’expansion du postmodernisme et de la perspective « déconstructionniste » qui s’impose dans la discipline outre-Atlantique, dans le sillon de James Clifford et de Georges Marcus. De virulentes polémiques, principalement entre chercheurs de l’académie étasunienne, enflamment alors les débats sur les études anthropologiques menées au Pérou108. Il ne s’agit plus seulement de critiquer la façon dont le thème de la guerre a été (mal) abordé par les anthropologues mais aussi, chez certains, de procéder à une (auto)réflexivité plus importante sur les fondements épistémologiques de la production anthropologique andiniste, de ses méthodes d’enquête et de certains thèmes de recherche privilégiés. Les controverses qui s’ensuivent tournent parfois au pugilat et les propos incisifs frôlent l’insulte.
69Ainsi, la même année, en 1991, paraissent aux États-Unis dans des revues de sciences sociales trois articles de chercheurs qui, bien qu’ayant des postures distinctes, reviennent sur le rôle joué par l’anthropologie dans la compréhension du conflit armé au Pérou. Deux de ces articles sont publiés dans Cultural Anthropology, la revue récemment fondée par Georges Marcus. Le premier est d’Orin Starn, jeune docteur en anthropologie et ancien étudiant de Marcu. Le second, d’Enrique Mayer, anthropologue péruvien enseignant à l’université de Yale, centre son analyse sur le rapport Vargas Llosa à propos des événements d’Uchuraccay. Le troisième sort dans le Journal of Latin American Research, coécrit par les anthropologues Deborah Poole et Gerardo Rénique109 qui dénoncent la vulgate des analyses sur le Sentier lumineux des politistes nord-américains et son influence sur l’analyse de certains anthropologues110.
70Avant de faire état de ces débats, rappelons au préalable qu’au cours des années 1980, les articles sur la violence politique se sont multipliés en sciences sociales, donnant naissance à ce que certains appellent dans la presse, non sans ironie, l’expertise en senderología. Mais ces textes, pour importants qu’ils soient dans la compréhension initiale du conflit armé et de la guérilla, sont avant tout des essais et articles de journaux qui se basent surtout sur des données de terrain de seconde main ou sur des entretiens réalisés avec des migrants andins qui ont fui la violence pour se réfugier en ville. Ils restent souvent très généraux et n’abordent pratiquement pas la dimension locale du conflit. Ils se situent avant tout dans une démarche globale, plutôt ancrée dans la tradition des sciences politiques et de la sociologie politique. Les enquêtes dans les régions touchées par la violence ont en effet cessé depuis 1983. Au-delà du danger de mener des investigations ethnographiques dans un tel contexte, aux nombreux « effets collatéraux », il faut rappeler qu’après janvier 1983, l’accès au terrain dans les zones déclarées en état d’urgence est tout simplement impossible car il a été interdit par les autorités militaires. Ces régions ont dû être abandonnées par les anthropologues, hormis quelques rares exceptions de Péruviens qui exercent en province, comme à Ayacucho, et ont mené des enquêtes ponctuelles.
71Un des premiers et rares articles basés sur une enquête proprement ethnographique dans les Andes en guerre, sur le thème de la violence politique, est celui de Ronald Berg. Dans le cadre de son doctorat à l’Université du Michigan sur l’impact de la réforme agraire dans les campagnes andines, il a réalisé sa mission ethnographique dans le village de Pacucha (Andahuaylas, Apurimac) entre août 1981 et octobre 1982. La présence du Sentier lumineux commençait à s’y faire sentir mais le premier « procès populaire » n’a lieu qu’en novembre 1982 après le départ de Berg. Ce dernier revient en 1985 un mois à Pacucha — sans spécifier comment il a obtenu le permis d’accéder alors à cette zone déclarée en état d’urgence. L’intérêt de cet article concis111 est notamment de souligner la dimension complexe de l’accueil du Sentier lumineux dans cette province, proche d’Ayacucho. Berg y montre que l’acceptation locale du Sentier lumineux est loin d’être homogène. Elle varie selon les individus, de la simple « sympathie » à l’égard de ce mouvement qui dénonce les injustices vécues par les paysans, au « soutien passif » de la guérilla dont la présence est tolérée et les militants assurés de ne pas être dénoncés à la police, voire au « soutien actif » de ceux qui prennent plus directement part aux actions menées par le parti. Mais les limites inhérentes à son court séjour sur le terrain ne lui permettent pas de pousser plus loin l’analyse.
72En 1991, une décennie s’est écoulée depuis le début de la guerre et le terrain demeure toujours fermé aux anthropologues qui ne peuvent mener d’enquêtes dans les régions touchées par la violence. C’est dans ce contexte qu’Orin Starn publie un article assez véhément sur le mal qu’il qualifie d’« andinisme » (andeanism) dont souffrirait l’anthropologie sur le Pérou112. Ce texte va être à l’origine d’une importante polémique sur les raisons de l’(in)capacité des anthropologues à percevoir les changements politiques et identitaires à l’œuvre dans les communautés rurales andines qui ont finalement abouti à la participation paysanne dans la guerre déclenchée par le Sentier lumineux. Starn entend par « andinisme » l’ensemble des représentations qui envisagent les populations indigènes en dehors de l’histoire contemporaine et véhiculent les images d’un monde andin fantasmé, resté quasiment inchangé depuis la Conquête espagnole. Il s’inspire du concept de l’orientalisme développé par le critique littéraire Edward Saïd — sur la base de la lecture qu’en donne James Clifford — pour l’adapter au contexte des Andes. Il se focalise particulièrement sur la tendance qu’a eue l’anthropologie à essentialiser l’« Autre » andin et à accentuer la dichotomie entre le monde indigène et le monde occidental.
73Aveuglés par leur vision romantique du monde andin, les anthropologues n’auraient pas su voir le potentiel révolutionnaire des habitants de la cordillère et ignoré qu’une révolution était sur le point de surgir (« Missing the Revolution »). Même s’il précise qu’il serait injuste d’accuser les anthropologues de ne pas avoir prédit le surgissement de la rébellion, c’est malgré tout leur procès à ce titre qu’entame Starn. Or, par-delà les choix théoriques et épistémologiques qui peuvent opposer les anthropologues, il faut quand même rappeler que l’anthropologie n’est pas une science prospective et que les anthropologues ne font pas, et n’ont pas à faire, des prédictions sur le futur des sociétés. Ainsi Starn affirme-t-il que la difficulté des anthropologues à anticiper l’insurrection révèle à quel point ces derniers étaient insuffisamment attentifs aux conditions rendant possible le surgissement du Sentier lumineux. Il considère que l’influence des modèles théoriques qui dominaient alors la discipline aurait induit une préoccupation centrée uniquement sur les questions d’adaptation écologique, rituelle et symbolique. Le recours à ces modèles aurait conduit à l’aveuglement de la dimension politique et du potentiel révolutionnaire des campagnes andines. Cette approche, décrite comme réductrice et pleine de préjugés, expliquerait donc pourquoi les anthropologues travaillant sur les Andes auraient, dans leur grande majorité, ignoré le profond mécontentement rural à l’origine de l’essor du Sentier lumineux. La guerre leur serait passée sous le nez en raison de leurs œillères théoriques.
74Pour étayer son analyse, Starn aurait pu s’appuyer sur les errements avérés des anthropologues dans leur compréhension initiale du conflit armé évoqués plus haut. Il n’en a rien été. Même si d’autres auteurs sont dénoncés pour leur « andinisme », c’est en réalité l’anthropologue Billie Jean Isbell qui a été plus spécifiquement la cible des attaques de Starn. Toutefois, ce dernier ne se focalise pas sur l’article qui met en avant les éléments messianiques du Sentier lumineux113. Il se centre sur son livre To Defend Ourselves, paru en 1977 — ce qui laisse songeur, car l’enquête d’Isbell dans le village de Chuschi débute en 1967, soit bien avant la création du Sentier lumineux, et s’achève en 1975, alors que ce jeune parti, entré dans la clandestinité pour se préparer à la lutte armée, ne mène pas de propagande ouverte, contrairement aux autres groupes révolutionnaires de l’époque. Mais ce procédé s’inscrit parfaitement dans le processus de « cannibalisation des classiques » à l’œuvre chez certains auteurs postmodernes. Starn considère que la mise au jour des modèles écologiques et symboliques qui intéressent cette anthropologue de Cornell a fini par dresser un portrait des Andes composé de hameaux isolés aux traditions éternelles qui cherchent à préserver leur identité culturelle. L’adaptation exceptionnelle à l’environnement de haute montagne et la capacité autorégulatrice caractéristiques de l’écologie andine — influencée par le modèle de « la verticalité écologique » élaboré par John Murra — soulignaient la stabilité d’une tradition andine pluriséculaire. Cette orientation théorique aurait empêché Isbell de déceler l’activité politique qui régnait dans les campagnes andines. Se centrant avant tout sur le conservatisme et le traditionalisme des Chuschinos, elle aurait eu tendance à minimiser la pauvreté, la souffrance économique et la volonté de changement de ces villageois.
75La monographie d’Isbell, dont on a souligné le succès au sein de la communauté anthropologique étasunienne et des études andinistes en général, est ainsi comparée au livre beaucoup moins connu du Péruvien Antonio Díaz Martínez, Ayacucho: hambre y esperanza [Ayacucho : faim et espoir]114. Si cet essai, basé sur les impressions et notes prises par cet auteur lors d’un voyage de plusieurs semaines dans la sierra d’Ayacucho, n’échappe pas à une certaine dose d’andinisme, il n’en reste pas moins que Starn y voit une référence plus fiable sur le monde andin que le travail d’Isbell, puisque la pauvreté et le potentiel subversif des habitants de la cordillère y sont mis en avant. Il faut cependant préciser que cet intellectuel, qui n’est pas anthropologue mais agronome, deviendra dans les années 1970 un des cadres importants du Sentier lumineux — avant d’être exécuté en 1986 par l’armée au cours de la mutinerie de la prison de Lurigancho où il était incarcéré. L’attention du marxiste Díaz Martínez à la dimension politique des campagnes et son décryptage du ferment révolutionnaire des habitants tiennent avant tout à sa propre orientation de militant politique et au projet de lutte armée qui oriente sa lecture de la réalité andine. L’intérêt que trouve Starn à Díaz Martínez est sa dénonciation de la situation vécue par ces paysans à la différence des anthropologues andinistes qui se seraient contentés de célébrer la singularité culturelle des Indiens. Cette vision « andiniste » se retrouverait aussi, de façon extrême et caricaturale, dans les clichés véhiculés par les guides de tourisme sur cette région. Ainsi, pour dénoncer la vision fantasmée de l’Autre andin, Starn utilise des sources très différentes (monographies anthropologiques, écrits politiques, essais littéraires, films de cinéma, guides de tourisme), mais qui sont mises sur le même plan. La démarche de cet auteur pose question. Sa dénonciation de l’andinisme qui dominerait l’imaginaire des anthropologues s’appuie sur la publicité sur le Pérou, effectivement très exotisante et largement imaginaire d’Indiens restés en dehors de l’histoire, que diffusent les agences de tourisme nord-américaines.
76La réaction des autres anthropologues à cet article ne se fait pas attendre et prend la forme d’une contre-attaque, à la hauteur des accusations et de la virulence déployée par Starn. De nombreux articles vont lui répondre, dans des publications aux États-Unis et au Pérou, faisant perdurer la polémique au moins jusqu’en 1994. Sa mise en accusation souvent injustifiée et ses arguments parfois très discutables sur le travail d’Isbell ressortent de toutes les répliques à Starn. Il est à son tour accusé de mauvaise foi, notamment parce qu’il extrait, de façon partielle et partiale, les passages du livre d’Isbell qui conviennent à sa démonstration. Il omet ainsi de mentionner son étude de la migration des Chuschinos et de l’impact de la Réforme agraire. Starn a d’ailleurs procédé de façon similaire avec d’autres auteurs et sa sélection des ouvrages d’anthropologie andiniste est considérée comme incomplète et arbitraire. Les auteurs qui ne pouvaient être accusés d’andinisme, tels ceux qui avaient souligné la complexité des identités ethniques chère à Starn (centré sur la question de l’« hybridité culturelle »), ont été systématiquement oubliés de la recension bibliographique de Starn.
77Parmi ces répliques, celle de Poole et Rénique115 est l’une des plus percutantes et la seule que nous évoquerons ici116. Elle commence par resituer la critique de l’andinisme de Starn dans le courant réflexif des anthropologues étasuniens à l’œuvre depuis les années 1980. Dans certains cas, ce virage, dans la mouvance postmoderniste inspirée des études littéraires et de la critique « déconstructionniste », s’est accompagné d’une critique de certains ouvrages emblématiques de l’anthropologie faisant de la discipline elle-même le nouvel objet d’étude des anthropologues. Poole et Rénique vont jusqu’à affirmer que l’analyse que fait Starn de l’ethnicité, de la politique et de la culture au Pérou est conditionnée par la « yupification » de l’intelligentsia postmoderne d’Europe et des États-Unis :
« Au sein de ce nouveau champ d’auto-étude disciplinaire, “le politique” résiderait dans la simple identification des erreurs présentes dans les textes d’autres auteurs et dans leur condamnation. Comme dans d’autres avant-gardismes, qui basent leur autorité sur une affirmation répétée de leur supériorité, l’anthropologie postmoderne a aussi mis à la mode un style dénonciateur et un autoritarisme dogmatique et moralisateur. […] Starn est plus intéressé par la dénonciation des collègues “incorrects” de son propre pays que par la compréhension des complexités discursives et historiques à l’œuvre dans les pratiques ethniques et culturelles, politiquement situées, de la société péruvienne. […]117 ».
78Parmi les principaux défauts relevés, Poole et Rénique évoquent la simplification outrancière d’un champ discursif complexe que Starn qualifie à l’emporte-pièce d’« andinisme ». Son échec à situer historiquement ces images fantasmées sur les Andes est souligné dans la mesure où ces clichés doivent aussi être envisagés comme le produit des relations de pouvoir et de domination internes à la société péruvienne, qui n’ont pas été « créées » par l’andinisme anthropologique mais lui préexistent.
79La remise en question par Starn des générations d’anthropologues qui l’ont précédé est décrite comme symptomatique de l’autoritarisme moralisateur du postmodernisme. Il est vrai que Starn ne mentionne jamais les articles de collègues qui ont effectué des lectures critiques sur l’essentialisme de la discipline avant lui, telle Deborah Poole pour ne citer qu’elle118. La méthodologie employée dans cet exercice de juxtaposition des ouvrages d’Isbell et de Díaz Martínez apparaît exemplaire, selon Poole et Rénique, de la stratégie critique des anthropologues postmodernes qui comparent les ethnographies « classiques » à des travaux peu connus et qui ne sont pas, au sens strict du terme, « anthropologiques ». L’objectif étant de suggérer la supériorité des autres genres littéraires sur les écrits ethnographiques comme support de la description de « l’Autre », le livre de Díaz Martínez, sorte de journal intime, constitue un « collage littéraire » adapté au goût des postmodernes. Pour sa défense, Starn dénonce à son tour la lecture malhonnête de son article par Poole et Rénique dont la : « condamnation condescendante est basée sur des distorsions éhontées […] et le ton assuré et arrogant est démenti par la combinaison de demi-vérités et de mensonges avérés119 » ! La violence des propos échangés est à la hauteur des orgueils blessés de ces universitaires.
80Certains aspects réducteurs, voire excessifs et discutables, de la critique émise par Starn sur l’andinisme des anthropologues ont été amplement soulignés par maints auteurs. Mais on doit reconnaître que la polémique suscitée a rendu nécessaire la clarification des méthodes et des objectifs de la discipline. Même si cet auteur s’est certainement trompé de cible en se focalisant sur B. J. Isbell, il n’en reste pas moins que les débats autour de Starn ont mis au jour la crise de l’anthropologie andiniste au Pérou du début des années 1990. Coupés du terrain, outil méthodologique de référence même s’il est l’objet de la remise en cause postmoderne de « l’autorité ethnographique », nombre d’anthropologues intéressés par le phénomène de la violence politique se centrent seulement sur ce qui reste disponible comme source et objet d’étude : la production bibliographique en anthropologie. Il faut en effet attendre la seconde moitié des années 1990 pour que de nouvelles enquêtes ethnographiques de longue durée soient à nouveau possibles ; bien après que Guzmán et les dirigeants historiques du Sentier lumineux incarcérés appellent à l’arrêt de la lutte armée en octobre 1993.
Renouveau de l’anthropologie de la guerre et essor des études mémorielles
Retour sur le terrain post-conflit au tournant du nouveau millénaire
81Le réinvestissement du « terrain » dans les Andes meurtries par la guerre se déploie à partir de 1995. Les pionniers sur le chemin du retour à l’ethnographie en milieu rural sont pour la plupart de jeunes chercheurs en anthropologie. Le contexte plus apaisé, avec la progressive disparition de la présence du Sentier lumineux et la démilitarisation progressive de la cordillère, offre un espace plus propice à la réalisation d’investigations ethnographiques de longue durée — ce qui ne signifie pas pour autant que ces enquêtes aient été menées aisément. Les publications basées sur ces enquêtes se multiplient à partir des années 2000. Les recherches qui abordent le phénomène de la violence politique sont, dans leur majorité, issues d’universités des États-Unis, qu’elles soient menées par des Nord-américains ou des Péruviens partis s’y former. L’influence académique des États-Unis, majeure au Pérou, et les échanges avec ce pays noués par nombre d’intellectuels péruviens se retrouvent, sans grande surprise, dans l’étude des séquelles de la guerre. La présence et le dialogue avec des universitaires d’autres aires géographiques, notamment d’Europe, restent encore mineurs au regard de l’ascendant écrasant des États-Unis.
82Les premiers objets de recherche privilégiés dans ce cadre relèvent surtout du domaine des mouvements sociaux. Les nouveaux acteurs que constituent les milices paysannes armées (rondas campesinas puis Comité d’auto-défense, CAD) ont fait l’objet d’une attention spécifique120. Pour certains anthropologues, dans la veine postmoderne, ces milices incarnent l’hybridité culturelle par excellence. Leur étude sert alors à alimenter l’accusation sur le fantasme anthropologique de l’authenticité et de la stagnation culturelle propre à l’« andinisme ». Le rôle joué par les ronderos durant le conflit armé soulignerait, au contraire, à quel point ces derniers sont inscrits dans la modernité et pris dans les dynamiques de la globalisation. Surtout, les miliciens révéleraient l’empowerment du paysan qui ne peut plus être cantonné à l’imagerie « andiniste » de l’indigène resté en dehors de l’histoire121.
83Un autre objet de recherche important concerne l’anthropologie médicale et particulièrement les questions relatives à la santé mentale. Certains se sont intéressés aux séquelles de la guerre et ont proposé une « phénoménologie des violences » pour déchiffrer le langage corporel de la souffrance et de la peine. La santé et le traumatisme ne pourraient être abordés par le prisme de catégories somatiques supposément universelles, tel le syndrome de stress post-traumatique (PTSD)122. C’est aussi une interrogation sur le caractère fratricide de ce conflit ainsi que les modalités de micro-réconciliation mises en œuvre localement par la population civile qui voit le jour. À ce titre, les conversions aux nouvelles Églises protestantes, massives dans les régions les plus affectées par la guerre, et en particulier dans les localités qui se sont constituées en milices paysannes, ont fait l’objet d’investigations. Ces conversions ont parfois été analysées comme des formes locales de réconciliation en raison des rituels de pardon public visant à réintégrer au sein de la communauté les anciens membres du Sentier lumineux123. La conversion de ces born again christians est envisagée comme une nouvelle forme d’ordre moral et de solidarité sociale124. Dans certains cas, la nouvelle identité religieuse des acteurs va de pair avec le développement d’un discours apocalyptique dans lequel les miliciens paysans présentent la lutte menée dans les termes d’une guerre sainte contre le Mal incarné par les sentiéristes125.
84Par ailleurs, l’articulation entre expressions artistiques et mémoire a pris une large place dans la réflexion sur les productions mémorielles de la guerre, dont on évoquera juste quelques exemples. Ainsi, le rôle clé attribué à la musique du carnaval dans le travail de mémoire et l’activisme politique126, les représentations de la guerre peintes sur les tablas (planches de bois peintes) de Sarhua127 ou dans des retablos128, emblématiques de l’artisanat régional. Enfin, des pièces de théâtre sur des événements saillants du conflit armé — massacres ou soulèvements contre les subversifs — ont commencé à se multiplier129. C’est aussi le cas à Ocros où une performance chantée et mimée, mettant en scène le massacre perpétré par le Sentier lumineux, a été jouée à l’occasion du concours de carnaval régional. J’y reviendrai dans le chapitre suivant.
85Les historiens du contemporain, intéressés par les liens entre histoire et mémoire, ont mêlé recherches en archives et entretiens ethnographiques afin de porter leur attention sur les conflits locaux antérieurs à la guerre avec le Sentier lumineux pour éclairer les multiples facteurs à l’origine de la violence dans les campagnes andines. Envisager la guerre dans la continuité d’une histoire foncière de longue durée, réinscrite dans le cadre des rivalités intra et intercommunautaires, ou avec les haciendas voisines, a permis de poser un regard renouvelé sur la participation paysanne durant la guerre et une meilleure compréhension historicisée de la violence. Les silences et secrets au cœur des témoignages actuels sur la guerre peuvent alors être envisagés autrement130. Nous y reviendrons aussi dans le chapitre suivant.
L’impact paradoxal de la CVR dans l’étude des mémoires de guerre
86Parmi les nouveaux objets qui se sont imposés au tournant des années 2000, en sciences sociales et en anthropologie, celui de la mémoire, déclinée sous différentes formes (narrations, productions artistiques, performances rituelles, commémorations et monumentalité publique, etc.), est certainement le plus important. Plusieurs facteurs expliquent l’intérêt à l’égard de cette question au Pérou. Agit certes, au niveau mondial, l’existence d’un « boom » indéniable des études mémorielles dès les années 1980, lequel s’est renforcé au tournant du millénaire131. Dans ce cadre, à partir de 1998, l’anthropologue Carlos Iván Degregori et d’autres chercheurs péruviens travaillant sur la violence politique, se rapprochent du programme de recherche international du Social Science Research Council (SSRC) d’étude de la mémoire dans le Cône sud, dirigé par la sociologue Elisabeth Jelin, spécialiste argentine des thématiques mémorielles132. Dès l’an 2000, la SSRC finance des projets de recherche sur les mémoires du conflit armé au Pérou. Cette collaboration très active a ainsi donné lieu à douze publications entre 2002 et 2006, dans la nouvelle série Memorias de la represión créée pour l’occasion chez l’éditeur Siglo xxi, qui compte plusieurs contributions sur le Pérou, aussi bien par des auteurs de sciences sociales que des littéraires133.
87Le département d’Ayacucho, le plus touché par la violence, avec 40 % du total des victimes recensées par la CVR, concentre la majorité des cérémonies commémoratives et la plupart des investigations menées sur les mémoires de guerre, même si de nouvelles recherches ont cherché à décentrer le regard de cette région134. De plus, sur le plan national, le travail mené par la CVR à partir de 2001 a sans conteste renforcé l’intérêt renouvelé des sciences sociales pour la guerre et ses conséquences dans le vécu des habitants de la cordillère. Il faut préciser que les enquêtes de terrain réalisées par les équipes de la CVR ont été dirigées par des chercheurs confirmés (anthropologues, historiens, sociologues, psychologues, etc.). Ainsi, Degregori, l’un des plus importants spécialistes du Sentier lumineux135, est devenu l’un des treize mandataires de la CVR, chargé d’organiser le travail de recueil des données pour la Commission, de présider les audiences publiques de témoignages des victimes et de leurs familles et de superviser la rédaction du rapport final.
88Les liens profonds qui unissent au Pérou les acteurs du mouvement de défense des Droits de l’Homme et les intellectuels expliquent que la CVR ait fait appel aux experts connus pour leurs enquêtes sur les questions de violence et la qualité de leur travail universitaire. Par ailleurs, comme l’a souligné Wendy Coxshall, la participation des chercheurs en sciences sociales au sein de la CVR relevait aussi d’une posture éthique. Refuser de collaborer avec la CVR aurait en effet été perçu comme un acte immoral, marque d’un désintérêt pour les victimes et leurs souffrances136. Nombre de chercheurs ont donc coopéré activement avec la CVR. Ainsi l’anthropologue Ludwig Huber est-il devenu le coordinateur de l’aire des études de cas approfondies. Pour ne nommer que certains des autres chercheurs impliqués : Ponciano del Pino, Nelson Manrique, Ricardo Caro, Pablo Sandoval ou la Nord-Américaine Kimberley Theidon participent de cette entreprise de la CVR qui cherche à reconstruire les histoires locales du conflit et ambitionne de dépasser les dichotomies souvent manichéennes à partir desquelles le conflit a été abordé jusqu’alors. L’implication de ces chercheurs dans l’« aire d’investigation » de la CVR explique la qualité globale de l’analyse et des recontextualisations fournies dans le rapport final — et ce malgré des limites évidentes dues au manque de temps et au caractère normatif de l’idée de vérité qui préside au fonctionnement de ce type de commissions.
89Parallèlement à l’engagement militant de leur participation à la CVR, presque tous centrent alors leurs recherches personnelles sur les mémoires de la guerre, depuis leur spécialité disciplinaire. Cependant, le revers de ce type de collaboration est le risque de brouillage des frontières entre militantisme et recherche. Et l’on perçoit parfois, chez certains, un tiraillement à se départir de la vision normative de la mémoire du conflit que souhaite impulser la CVR dans l’agenda politique national. Son rapport final se présente comme un outil de revendication politique assumé137 via lequel la CVR, en tant qu’acteur social et politique, cherche à stimuler un « devoir de mémoire » centré sur les victimes138. Ce rapport final de la CVR deviendra à son tour le support d’une mémoire référentielle de la guerre. Il ne s’agit pas de blâmer le militantisme des chercheurs ou de considérer qu’ils doivent rester neutres face aux implications sociales, économiques et politiques que sous-tendent les enjeux mémoriels liés à cette guerre récente — les illusions sur la supposée neutralité axiologique des chercheurs ont depuis longtemps été déconstruites. Toutefois, l’étude des mémoires du conflit implique au préalable une conscience pleine et entière de la place et du rôle occupé par chacun. De plus, comme nous l’avions déjà relevé dans l’introduction, une distinction méthodologique cruciale doit être opérée entre les formes d’appropriation sociale de la notion de mémoire et la mémoire objet de recherche des sciences sociales. Comme l’a clairement exposé Marie-Claire Lavabre :
« La question dite de la mémoire revêt ainsi un double aspect. La “mémoire” est un concept des sciences sociales ou plus précisément une notion — largement polysémique et, en tant que telle, objet de controverses — mobilisée par des observateurs et analystes. Elle constitue également un phénomène social, nommé comme tel par des acteurs sociaux et/ou politiques. Là réside une première difficulté. De fait, le vocabulaire de la mémoire circule maintenant entre des sphères de nature différente, scientifique, politique, sociale, médiatique. S’il n’est sans doute pas pertinent de vitupérer la prolifération du mémoriel, il convient en revanche de prêter attention à la confusion qui résulterait de l’acceptation d’un vocabulaire commun aux observateurs, historiens, anthropologues et autres sociologues d’une part, et aux acteurs ou entrepreneurs de mémoire d’autre part139. »
90Le « devoir de mémoire » qui ressort des recommandations finales de la CVR, et qu’elle appelle de ses vœux au nom du « plus jamais ça » (¡Nunca más!), surgit dans un contexte où la guerre est à peine achevée, les blessures encore fraîches et nombre d’acteurs y ayant participé toujours vivants. Ainsi, le rapport final de la CVR, au-delà d’un simple bilan qui se veut objectif sur le conflit armé, s’inscrit incontestablement dans cette « préoccupation proprement politique de la réconciliation » qui aspire à constituer « une “mémoire commune” qui témoigne de l’apaisement des conflits passés [alors qu’elle] s’exprime le plus souvent dans des contextes où les souvenirs sont suffisamment vifs pour résister à toute tentative de conciliation des interprétations du passé »140.
91Pour l’anthropologue qui travaille en contexte CVR ou post-CVR, la gageure réside dans la nécessité de se distancier du langage et des prérogatives des commissions de vérité, comme « entrepreneur de mémoire », afin de dépasser la vision, souvent manichéenne, du discours « droit-de-l’hommiste » sur les acteurs du conflit catalogués soit comme victimes innocentes soit comme assassins sans salut. L’objectif est de pouvoir accéder aux strates complexes et aux « niveaux de gris » qui caractérisent cette guerre et les productions mémorielles qui lui sont liées. Il s’agit de ne pas se limiter à la reproduction des témoignages recueillis, au risque d’empêcher de cerner les usages sociaux et politiques de la « condition de victime »141. À ce titre, au terme de la CVR et de son influence sur le discours de victimisation, on pourrait compléter le titre du livre de Fumerton From victims to Heroes par… and back to Victims. On y reviendra dans le chapitre suivant sur le district d’Ocros.
92Les relations entre organismes de défense des Droits de l’Homme et chercheurs en sciences sociales se caractérisent donc à la fois par une proximité évidente qui tient au sujet commun et au regard porté sur le phénomène de la violence, souvent marquée par une empathie mutuelle, mais aussi par une tension plus ou moins implicite dans la mesure où le travail sur la mémoire, réalisé par ces deux communautés, diffère selon leurs objectifs et agendas respectifs. Ainsi, le recueil des mémoires de guerre impulsé par la CVR, poursuivi ensuite par des ONG et organismes de défense des droits de l’Homme, a constitué, à mon sens, autant un accélérateur qu’un frein pour la recherche en sciences sociales sur les mémoires du conflit armé. Cela dans la mesure où la restitution des résultats du travail de recherche peut parfois être la source de déceptions ou ne pas s’avérer à la hauteur des expectatives des acteurs sociaux qui en attendent des retombées concrètes.
93Par ailleurs, certaines productions mémorielles sur la guerre, trop éloignées de l’usage judiciaire et politique qui pouvait en être fait, ont souvent été négligées par les personnels envoyés pour recueillir des témoignages pour la CVR. Les narrations réinterprétant le passé en termes culturels locaux ont peiné à se faire entendre. Ces mémoires, « originales » au vu de la réaction que leur évocation a pu susciter, n’ont pas pu accéder à une visibilité et obtenir la même reconnaissance que les témoignages jugés plus « véridiques » sur les événements du passé. Ce constat n’est pas une critique dans la mesure où l’intérêt pour ce type de mémoires n’entre effectivement pas dans le cadre des attributions de la CVR. Mais il a fallu attendre la seconde moitié des années 2000 pour que certaines mémoires du conflit, jugées suspectes voire farfelues dans la perspective des défenseurs des droits humains, soient considérées comme des productions de valeur permettant de comprendre autrement la façon dont les populations andines se penchent sur leur passé et réussissent à le réinscrire dans une expérience qui fait sens pour eux.
94Par exemple, le beau travail d’Arianna Cecconi sur la dimension onirique des mémoires du conflit armé a mis en exergue l’investissement de la catégorie du rêve comme modalité culturelle de gestion du deuil, dans le contexte andin où le rêve, les visions et leurs interprétations constituent traditionnellement une activité sociale importante et valorisée, ce qu’attestent nombre de travaux historiographiques et anthropologiques142. Dans ce travail, qui puise une partie de ses données dans les témoignages recueillis par la CVR, Cecconi analyse les narrations que de nombreux habitants font de leur expérience nocturne. Certains continuent de souffrir de la guerre et sont hantés ou « reçoivent la visite » onirique des âmes des acteurs armés. Mais le rêve constitue aussi un support qui permet de mettre à distance ces dernières et de les « domestiquer »143. Pour ma part, je me suis intéressée à l’existence de mémoires de la guerre qui se sont, pour partie, élaborées sur la base des narrations sur les apparitions miraculeuses et le rôle héroïque attribués au saint patron du village de Huancapi — où se trouvait l’une des bases antisubversives les plus importantes du Sud d’Ayacucho. J’y reviendrai dans le chapitre iv consacré à saint Louis Roi de France, présenté par ses dévots comme le protecteur des habitants du village durant la guerre.
***
95Au terme de ce chapitre sur les paradigmes qui ont dominé l’anthropologie sur le Pérou en guerre, du début du conflit armé à nos jours, quelques brèves remarques finales peuvent être faites. Tout d’abord, je fais mienne la critique de l’interprétation culturaliste du monde andin — catégorie elle-même problématique en ce qu’elle postule que les sociétés andines constituent un « monde » unifié et singulier — et les postures ultra-relativistes — telle qu’elles ressortent par exemple du rapport Vargas Llosa. Cela a eu pour conséquence d’essentialiser la population aux prises avec la guerre sans réussir à rendre compte des bouleversements vécus et des transformations profondes que cela impliquait au quotidien pour les habitants des Andes. Pour autant, la « déconstruction » postmoderne pose d’autres problèmes. Si elle a eu le mérite de poursuivre une démarche réflexive sur la pratique de l’anthropologue, elle a été malmenée. Son autoritarisme moralisateur peut agacer. Il risque surtout d’avoir des effets paralysants pour les futures enquêtes, ne proposant guère d’alternatives concrètes. Il faut, à mon sens, repartir des études de terrain localisées, maintenant que les enquêtes ethnographiques sont à nouveau possibles. Il s’agit donc de ne pas verser dans une approche qui accorderait une valeur surdimensionnée à la « culture andine » ni tomber dans l’excès inverse qui nierait toute spécificité culturelle en délaissant les représentations, savoirs et pratiques sociales et religieuses caractéristiques de cette région.
Notes de bas de page
1 Pablo Sandoval, op. cit., 2012, p. 116.
2 Carlos Iván Degregori, anthropologue devenu l’un des meilleurs spécialistes du Sentier lumineux, était militant du MIR (« Mouvement de la gauche révolutionnaire »). Créé par Luis de la Puente Uceda en 1962, ce parti marxiste, né d’une scission de l’Apra, a été fortement influencé par la Révolution cubaine. Le MIR entreprit une guerre de guérilla, basée sur la théorie des « focos » (foyers), qui a été violemment matée par l’État en 1965 et s’est soldée par la mort de son leader. Après cet échec militaire, les militants du MIR maintiennent leur projet révolutionnaire mais sous le drapeau maoïste. À la différence des autres partis maoïstes dont les cadres voyagent en Chine, la conversion au maoïsme du MIR se fait au contact des intellectuels français ; plusieurs d’entre eux séjournent à Paris pour leurs études quand éclate mai 1968. À partir de 1979, prémices du retour à la démocratie parlementaire, le MIR abandonne l’idée de la lutte armée et décide de participer aux élections, au sein de la coalition des partis de gauche (UDP) d’abord, puis de la Gauche unie (IU) dans les années 1980.
3 Carlos Iván Degregori, op. cit., 2010, p. 35.
4 Alberto Flores Galindo, Buscando un Inca: Identidad y utopía en los Andes. Obras Completas III (1), Casa de Estudios del Socialismo Sur, Lima, [1987] 2005, p. 369.
5 Pour une réflexion sur la communauté paysanne et une revue des catégories « indiens », « indigène », « paysan », « quechua », voir Valérie Robin, op. cit., 2004.
6 L’ensemble des travaux d’anthropologie réalisé à cette époque est loin de s’être limité à ces questions. Certains chercheurs s’intéressent au changement social lié à l’exode rural qui se massifie, aux migrations urbaines et à leurs effets sur la prolétarisation des migrants, aux processus de métissage induits (cholificación), etc. Pour l’anthropologie marxiste, l’étude des rapports économiques et de pouvoir prime. Ils abordent l’impact de la Réforme agraire (1969) dans la structuration de la société de classe des campagnes et la question indigène ou de l’andinité ne les concerne guère. Ils se centrent sur les conflits de classe, interrogent les moyens de dépasser la situation du Pérou précapitaliste, les possibilités de passage à une économie de type capitaliste, etc.
7 Pablo Sandoval, op. cit., 2012, p. 104.
8 L’indigénisme du début du xxe siècle constitue un mouvement culturel crucial, qui eut aussi son versant politique dans les années 1920, mais assez hétérogène. Sa préoccupation essentielle portait sur le sort des communautés andines contemporaines, perçues comme les descendants directs de la civilisation préhispanique et les représentants emblématiques de la Nation. Son ambition était en effet de déceler les traces d’une filiation avec l’époque incaïque qui prouverait les racines autochtones de la Nation péruvienne, antérieures à la colonisation (versus l’« hispanisme » dominant des élites de la côte). Au Pérou, l’anthropologie, héritière directe de l’indigénisme, s’est concentrée sur l’étude de la paysannerie andine dès 1946 et son institutionnalisation comme discipline universitaire. La première chaire d’anthropologie a d’ailleurs été occupée par Luis Valcarcel, une des plus grandes figures intellectuelles de l’indigénisme national. Voir plus loin le « paradigme indigéniste ».
9 Juan M. Ossio Acuña (dir.), Ideología mesiánica del mundo andino, Ignacio Prado Pastor, coll. « Biblioteca de antropologíca », Lima, 1973.
10 Cette compilation inclut des articles de chercheurs renommés, nationaux (José-María Arguedas, Luis Millones, Waldemar Espinosa, Oscar Núñez del Prado, Franklin Pease, Alejandro Ortiz et Josafat Roel, pour les plus célèbres d’entre eux) et étrangers (John Earls, Stefano Varese, Nathan Wachtel et Tom Zuidema).
11 Juan Carlos Estenssoro Fuchs, Del paganismo a la santidad, PUCP-Ifea, Lima, 2003. Pour plus de détails sur cette question, voir plus spécifiquement la partie intitulée « La resurrección de la carne o el retorno de Inkarri », p. 349-370.
12 Ce récit ayant souvent été considéré comme l’exemple paradigmatique de « l’idéologie messianique du monde andin », Estenssoro a critiqué la manière dont les sciences sociales travaillant sur la figure de l’Inca ont usé et abusé du mythe d’Inkarri pour produire un discours où se confondent histoire et volonté de fonder une identité nationale basée sur l’existence de l’« utopie andine », quitte à extrapoler sur l’origine de ces éléments supposément préhispaniques.
13 Le terme pachacuti, mentionné dans les textes coloniaux, n’est plus utilisé de nos jours dans les Andes, hormis chez nombre d’universitaires qui continuent de s’y référer pour expliquer la conception d’une histoire circulaire propre aux Andes.
14 Pierre Duviols, « Periodización y política: la historia prehispánica del Perú », in P. Duviols, R. Adorno et M. Lopez-Baralt (dir.), Sobre Waman Puma de Ayala, La Paz, Hisbol, 1987, p. 171-195.
15 Juan Ossio Acuña, op. cit., 1973.
16 Juan Carlos Estenssoro Fuchs, op. cit., 2003, p. 355.
17 Juan Ossio Acuña, op. cit., 1973, p. 469-470.
18 Nathan Wachtel, La Vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole 1532-1570, Paris, Gallimard, 1971.
19 Ibid., p. 66.
20 Ibid., p. 65.
21 Ibid., p. 94.
22 Cette représentation de la mort de l’Inca entre parfois en résonance avec le mythe d’Inkarri dans la mesure où la transmission de la tradition orale a souvent télescopé deux événements historiques liés à la Conquête espagnole : la mort d’Atahuallpa, étranglé à Cajamarca sur ordre de Francisco Pizarro en 1532, et celle du dernier Inca, réfugié à Vilcabamba, Tupac Amaru Ier, qui fut arrêté puis décapité à Cuzco et dont la tête fut exhibée pendant plusieurs semaines sur la place de la ville impériale.
23 Ibid., p. 314.
24 Pierre Duviols, « Las representaciones andinas de “La muerte de Atahuallpa”. Sus orígenes culturales y sus fuentes », in K. Kohut et S.V. Rose (dir.), La formación de la cultura virreinal, Francfort-Madrid, Vervuert-Iberoamericana, 2000, p. 213-248.
25 César Itier, « ¿Visión de los vencidos o falsificación? Datación y autoría de La tragedia de la muerte de Atahuallpa », Bifea, année XV, vol. 30, no 1, 2001, p. 103-121.
26 Pierre Duviols, La estela de Jesús Lara. «La danza de la conquista», inédit.
27 À titre d’illustration, il suffit de mentionner les occupations de terres (tomas de tierras), l’impact des guérillas d’Hugo Blanco, du MIR et de l’ELN, l’intense politisation des syndicats paysans et enfin l’application de la réforme agraire entreprise par le gouvernement militaire du général Velasco Alvarado à partir de 1969.
28 Mark Thurner, Republicanos andinos, Lima, IEP-CBC, 2006, p. 50.
29 Thomas Abercrombie, Pathways of Memory and Power. Ethnography and History among an Andean people, Madison, The University of Wisconsin, 1998.
30 Johannes Fabian, Le Temps et les autres : comment l’anthropologie construit son objet, Toulouse, Anacharsis, 1983, p. 73.
31 L’examen critique de ces travaux sur le messianisme andin ne vise pas à poser un regard anachronique sur cette production ni à sous-estimer leur importance dans le contexte intellectuel de l’époque. Cependant, on ne peut se dispenser de relever les problèmes épistémologiques qu’ils soulèvent, et ce, d’autant plus s’ils continuent à être cités comme des références inévitables de la recherche andiniste.
32 John Murra, Formaciones económicas y políticas del mundo andino, Lima, IEP, 1975.
33 Antoinette Molinié, « Andes », in Martine Segalen (dir.), Ethnologie. Concepts et aires culturelles, Paris, Armand Colin, 2001, p. 218-228. Souligné par l’auteure.
34 Antoinette Molinié, ibid., Pour une approche critique de la notion de « lo andino », voir aussi son livre Les Néo-Indiens. Une religion du III e millénaire (en collaboration avec J. Galinier), Paris, Odile Jacob, 2006.
35 Alberto Flores Galindo, op. cit., p. 16.
36 Voir par exemple Gérard Lenclud « Le grand partage ou la tentation ethnologique », in G. Althabe, D. Fabre et G. Lenclud (dir.), Vers une ethnologie du présent, Paris, Mission du patrimoine ethnologique ⁄ Éditions de la maison des sciences de l’Homme, p. 9-37 ; et Jean-Loup Amselle, Logiques métisses : anthropologie de l’Afrique et ailleurs, Paris, Payot [1990, 2e éd. augmentée, Payot & Rivages], 1999.
37 Carlos Iván Degregori, « Panorama de la antropología en el Perú: del estudio del otro a la construcción de un nosotros diverso », in C. I. Degregori (dir.), No hay país más diverso. Compendio de antropología peruana, Lima, IEP-PUCP, 2000, p. 20-73.
38 Henri Favre, « Los antropólogos y la nave de Teseo », in Encuentro internacional de peruanistas. Estado de los estudios histórico-sociales sobre el Perú a fines del siglo xx, Lima, Unesco-Universidad de Lima-Fondo de cultura económica, 1998, p. 16-17.
39 Jorge Flores Ochoa et Juan-Victor Núñez del Prado (dir.), Q’ero, el último ayllu inka: homenaje a Óscar Núñez del Prado y a la expedición científica de la UNSAAC a la nación Q’ero en 1955, Cuzco, Centro de Estudios andinos, 1983.
40 Alberto Flores Galindo, op. cit., p. 367.
41 Antoinette Molinié, op. cit., 2001.
42 James Anderson, Terrorism in Peru. Sendero luminoso, A New Revolutionary Model?, Londres, Institute for the Study of Terrorism, 1987, p. 60, cité par Enrique Mayer, « Peru in deep trouble: Mario Vargas Llosa’s “Inquest in the Andes” Reexaminated », Cultural Anthropology 6, no 4, 1991, p. 481.
43 Pour citer un exemple proche, en Bolivie, l’armée guérillera Tupac Katari (EGTK), fondée dans les années 1970 et démantelée dans les années 1990, est emblématique de ce point de vue. L’EGTK se réclame de l’indianisme et du maoïsme. Parmi ses membres les plus connus, on trouve Felipe Quispe, alias le Mallku, devenu l’un des dirigeants les plus intransigeants de l’indianisme radical bolivien, et le sociologue Alvaro Garcia Linera, Vice-président du gouvernement d’Evo Morales.
44 Cette précision est importante car les massacres massifs commis par le Sentier lumineux contre les paysans se sont produits après l’arrivée des Forces armées dans la région d’Ayacucho où l’état d’urgence est décrété le 21 décembre 1982 — les militaires s’y installant dès le 28 décembre. Avant cette date, « seules » des exécutions ciblées sont réalisées : voleurs de bétails (abigeos), autorités politiques, etc.
45 Juan Ansión, « ¿Es luminoso el camino de Sendero? », Caballo Rojo, no 108, Lima, 6 de junio 1982, p. 4-5.
46 Sur les figures de surinterprétation des données en anthropologie, voir J.-P. Olivier de Sardan, « La violence faite aux données. De quelques figures de la surinterprétation en anthropologie », Enquête, « Interpréter, sur-interpréter », nº 3, 1996, p. 31-59.
47 Carlos Iván Degregori, op. cit., 2010, p. 53.
48 Juan Ansión, op. cit., junio 1982, p. 4-5.
49 Jean-Pierre Olivier de Sardan, op. cit., 1996, p. 31-59.
50 Lewis Taylor, Maoism in the Andes: Sendero Luminoso and the contemporary guerrilla movement in Peru, Working Paper 2, Centre for Latin American Studies, University of Liverpool, 1983, 43 p.
51 Bien plus tard, Taylor a réalisé un travail historique de référence sur l’implantation du Sentier lumineux dans les Andes du nord du Pérou, sans rapport avec ses analyses initiales : Shining Path: Guerrilla War in Peru’s Northern Highlands, Liverpool University Press – Liverpool Latin American Studies, 2006.
52 Billie Jean Isbell, « The emerging patterns of peasants’ responses to Sendero Luminoso », in David Palmer (dir.), Shining Path of Peru, New York, St Martin Press, 1994.
53 Billie Jean Isbell, To Defend Ourselves. Ecology and Ritual in an Andean Village, Austin, University of Texas Press, 1978.
54 Billie Jean Isbell, op. cit., 1994, p. 80.
55 Deborah Poole et Gerardo Rénique, op. cit., 1991, p. 133-191.
56 Ibid., p. 168.
57 Billie Jean Isbell, 1994, op. cit., p. 90.
58 « Both encourage a linear path to utopia » Isbell, Ibid., p. 96.
59 Flores Galindo, ibid., p. 341.
60 « Del mito maratieguista a la utopía andina », 1989, non publié, 40 p.
61 Carlos iván Degregori, op. cit., 2010.
62 Deborah Poole et Gerardo Rénique, op. cit., 1991.
63 Cynthia McClintock, « Why peasant Rebel. The case of Perú’s Sendero Luminoso », World Politics, vol. 37, no 1, 1984, p. 51.
64 Deborah Poole et Gerardo Rénique, op. cit., 1991, p 162 ; 172.
65 David Palmer, « History, Politics, and Shining Path in Peru », in Palmer David (dir.), Shining Path of Peru, New York, St Martin Press, [1992] 1994, p. 152. Ce politiste tire en partie sa légitimité de son expérience à l’université d’Ayacucho où il a vécu dans les années 1960 et a connu personnellement Abimael Guzman.
66 Deborah Poole et Gerardo Rénique, op. cit., 1991, p. 141
67 Simon Strong, Shining Path: Terror and Revolution in Peru, New York, Time Books, 1992. Livre cité par Orin Starn, op. cit., 1996.
68 Carlos Iván Degregori, 2010, op. cit.
69 Guerrière et fondatrice mythique de l’empire des Incas, avec son frère et époux Manco Capac.
70 Épouse de Tupac Amaru II, leader de la révolte contre la Couronne espagnole à la fin du xviiie.
71 Jeune dirigeante sentiériste tuée dans une embuscade par la police en 1982. Edith Lagos a bénéficié d’un capital sympathie important à Ayacucho, lorsque le Sentier lumineux y possédait encore un soutien populaire non négligeable. Jusqu’à nos jours son image fascine et sa tombe du cimetière d’Ayacucho est régulièrement fleurie. Voir Ricardo Caro Cárdenas, op. cit., 2006, p. 125-156.
72 Pablo Macera, « Sendero y Mama Huaco ». Fragmento de intervención en simposio sobre Mitología andina realizado en la Universidad Católica en 1984, Cambio, no 20, 28 de agosto de 1986, p. 9. Article cité par Degregori, 2010, op. cit., p. 39.
73 Mario Vargas Llosa (dir.), Informe de la comisión investigadora sobre los sucesos de Uchuraccay, Lima, 1983, p. 76-77.
74 El diario (Caballo Rojo), s/f, in Cristobal, op. cit., p. 254-256.
75 « Días antes del linchamiento Belaúnde alentó orgía de sangre », El diario, 1/02/1983, in Cristobal, op. cit., p. 38.
76 Par opinion publique, et avec les précautions liées à la critique adressée par Pierre Bourdieu à cette expression, j’entends ici les opinions versées dans la presse écrite, radiophonique, audiovisuelle, celles qui sont perceptibles par les manifestations organisées, les pétitions qui circulent et en général les mobilisations collectives et publiques qui visent à sensibiliser sur ces questions.
77 Henri Favre « Sentier Lumineux et la spirale péruvienne de la violence », Études, 1-2, vol. 375, 1991, p. 5-18.
78 En réalité, seuls trois anthropologues sont vraiment concernés : Juan Ossio et Fernando Fuenzalida, auteurs du chapitre d’expertise anthropologique, qui nous intéresse particulièrement, et Luis Millones, auteur d’un court chapitre sur l’implantation du Sentier lumineux. Ricardo Valderrama, anthropologue de Cuzco, seul locuteur de quechua, a été chargé de recueillir certains témoignages et de les traduire. Mais il ne signe aucun texte du rapport.
79 Il s’agit des quechuistes Rodolfo Cerrón-Palomino, qui rédigera le chapitre de la commission des linguistes, et Clodoaldo Soto Ruiz. Leur rôle est de réaliser la traduction simultanée des échanges qui ont lieu durant l’assemblée entre les paysans qui ne parlent pas espagnol et les autres commissionnaires de Lima qui ne parlent pas quechua. Ils doivent également procéder à la transcription et traduction ultérieure des entretiens enregistrés des paysans.
80 L’un est spécialiste de droit pénal, Abraham Guzman Figueroa. L’autre, qui nous intéressera ici, est Fernando de Trazegnies, chargé d’analyser la dimension coutumière du lynchage des journalistes.
81 Fernando Fuenzalida est revenu sur le caractère inhabituel de cette commission et le rôle flou attribué à ses membres, tant leur mission oscillait entre enquête policière, judiciaire et journalistique, au risque de concurrencer les autorités compétentes à assurer la véritable prise en charge de l’enquête. Notons que si la commission Vargas Llosa a pu se rendre à Uchuraccay, ce ne fut pas le cas du juge d’instruction qui n’a jamais obtenu l’autorisation des militaires pour se rendre à Uchuraccay, au cours des mois suivants.
82 Les sources primaires utilisées sont le rapport lui-même [Vargas Llosa (dir.), op. cit.] et le livre de Cristobal Juan (Uchuraccay o el rostro de la barbarie, San Marcos editorial, Lima, 2003), compilation de nombreux articles de presse, publiés entre 1983 et 1984, sur les débats et interviews dans lesquels intellectuels et chercheurs en sciences sociales s’affrontent au sujet des événements d’Uchuraccay. Par ailleurs, je me suis beaucoup appuyée sur les excellentes analyses de Mayer Enrique (« Peru in deep trouble: Mario Vargas Llosa’s “Inquest in the Andes” Reexaminated », Cultural Anthropology 6, no 4, 1991, p. 466-504) — qui s’intéresse particulièrement au discours anthropologique du rapport final de la commission Vargas Llosa — et de Ponciano del Pino (« Uchuraccay: memoria y representación de la violencia política en los Andes », in Degregori Carlos Iván (dir.), Jamás tan lejos arremetió lo lejos. Memoria y violencia política en el Perú, Lima, IEP, 2003, p. 49-94) — qui a recueilli les témoignages sur la mort des journalistes auprès d’habitants d’Ucuraccay près de vingt ans après les événements. Finalement, un chapitre volumineux a été consacré à la mort des journalistes à Uchuraccay dans le rapport final de la CVR — d’ailleurs principalement rédigé par Ponciano del Pino.
83 Valérie Robin Azevedo, « Linchamientos y legislación penal sobre la diferencia cultural. Reflexiones a partir de un juicio por homicidio contra unos comuneros del Cuzco », in Robin Azevedo V. et Salazar Soler C. (dir.), El regreso de lo indígena, Ifea-CBC, Lima, 2009, p. 178-201.
84 Pour plus de détails sur ces questions, voir Deborah Poole, « Ciencia, peligrosidad y represión en la criminología indigenista peruana », in Carlos Aguirre et Charles Walter (dir.), Bandoleros, abigeos y montoneros. Criminalidad y violencia en el Perú, siglos xviii-xx, Lima, Instituto de Apoyo Agrario, 1991, p. 335-367 et Robin Azevedo, 2009, op. cit.
85 Marisol de la Cadena, Mestizos indígenas. Raza y cultura en Cusco, IEP, Lima, 2004 [éd. orig., Indigenous Mestizos. The Politics of Race and Culture in Cuzco, Perú, Duke University, Durham & Londres, 2000].
86 Les Iquichanos relèvent de plusieurs communautés des hauteurs de Huanta, autour du village d’Iquicha.
87 Ponciano del Pino, op. cit., 2003 p. 68-69.
88 Cecilia Méndez-Gastelumendi, “The Power of Naming, or the Construction of Ethnic and National Identities in Peru: Myth, History and the Iquichanos”, Past & Present, vol. 171, no 1, mai 2001, p. 127-160.
89 Mario Vargas Llosa (dir.), op. cit., p. 58.
90 Ibid., p. 70. Pour autant, il n’est pas inutile de rappeler que cette association avec « l’homme blanc » se retrouve aussi avec des entités du panthéon local considérées comme les plus emblématiques de la « religion traditionnelle » andine, tels les esprits tutélaires des montagnes, régulièrement représentés dans la tradition orale sous les traits d’un cavalier blanc ou misti. La présence de divinités dépeintes sous les traits d’« étrangers » dans les mythes d’origine est assez fréquente. Elle n’est ni exclusive du démon chrétien ni nécessairement source de danger. L’altérité comme source d’autochtonie se retrouve d’ailleurs fréquemment dans ce type de récits de la tradition orale.
91 Voir notamment le chapitre V « La malemort, entre récits de revenants et deuil suspendu », in Valérie Robin Azevedo, Miroirs de l’Autre vie. Pratiques rituelles et discours sur les morts dans les Andes de Cuzco (Pérou), Société d’ethnologie, Nanterre, 2008.
92 Jean Bazin, Des clous dans la Joconde, Anacharsis, Toulouse, Essais, 2008, p. 418-419.
93 Cette question n’est pas sans rappeler l’évocation par Marshall Sahlins de la « rationalité » des Hawaïens face au décès du Capitaine Cook et la polémique qui suivit entre cet anthropologue et Gananath Obeyesekere. Pour une synthèse des arguments en jeu et de la polémique, voir Francis Zimmermann, « Sahlins, Obeyesekere et la mort du capitaine Cook », L’Homme, 1998, t. 38, no 146. p. 91-205.
94 Ce juriste s’est déjà intéressé aux questions liées au droit coutumier et à la justice paysanne andine. Il s’est notamment illustré par ses réflexions sur le fameux cas Huayanay ; un lynchage qui eut lieu dans une ex-hacienda des Andes de Huancavelica, au début des années 1970.
95 Enrique Mayer, op. cit., 1991.
96 Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 145.
97 Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 32, cité par Mayer, op. cit., 1991, p. 152.
98 Ibid., p. 36-37
99 Ibid., p. 166.
100 Juan Ossio est un ami fidèle et de longue date de Vargas Llosa, « assesseur » pour le monde andin de l’écrivain et du politicien qu’il accompagna durant sa campagne électorale de 1990.
101 Voir Valérie Robin Azevedo, op. cit., 2008.
102 Ponciano del Pino, op. cit., 2003.
103 Ponciano Del Pino, op. cit., 2003, p. 69.
104 Juan Ansión cité par Carlos Iván Degregori, op. cit., 2010, p. 33.
Le « paradigme indigéniste » s’inscrit dans le sillage de l’indigénisme qui émergea avec force au Pérou dans la première moitié du xxe siècle. Il offre une vision souvent réifiée et essentialiste des populations indigènes, basée sur l’idée qu’un profond abîme socioculturel sépare Créoles et Indiens, monde occidental côtier et monde andin. Il implique aussi dans une large mesure la représentation d’un monde andin idéalisé, resté en marge du cours de l’Histoire, avec un grand H, et de ses heurts.
105 Carlos Iván Degregori, 2010, op. cit., p. 34.
106 Il se propose pourtant, non sans une pointe d’ironie initiale, de reprendre, malgré tout, la vision dichotomique des deux Pérou pour signifier qu’en ce cas un autre jeu d’opposition doit être pris en considération s’il veut être opérant. Pour cela, il faut modifier le contenu attribué à l’idée de Pérou profond et l’opposer à un Pérou qui serait superficiel. Le « Pérou profond » incarnerait ce qui, dans la société nationale, est profondément enraciné et difficile à éradiquer : la violence perpétrée par les paysans d’Uchuraccay à laquelle doit se rajouter celle des militaires, des policiers et du Sentier lumineux contre les paysans ; ou encore le système judiciaire inopérant. À l’opposé, le « Pérou superficiel » renvoie aux aspects les plus faibles de la société nationale : l’idéal d’équité ou encore le plein exercice de la loi quand on est pauvre et paysan andin ; l’incorporation de la culture andine et hispanique au sein d’une Culture péruvienne inclusive, qui reconnaîtrait et assumerait les différents apports qui la composent.
107 Juan Cristobal, op. cit., p. 263
108 À cette époque, face aux difficultés croissantes d’accès au terrain dans la cordillère des Andes, de nombreux anthropologues européens et français ont quitté le Pérou pour réorienter leurs recherches vers la Bolivie ou l’Équateur, plus accessibles. Cela fut notamment le cas après la mort de deux coopérants français en décembre 1988, assassinés par le Sentier lumineux à Haquira (Cotabambas, Apurimac).
109 Deborah Poole et Gerardo Rénique sont, respectivement, étasunienne et péruvien.
110 Deborah Poole et Gerardo Rénique, op. cit., 1991.
111 Ronald Berg, « Peasants responses to Shining Path in Andahuaylas », in Palmer David (dir.), Shining Path of Peru, New York, St Martin Press, 1994, p. 101-122.
112 Orin Starn, « Missing the Revolution: Anthropologists and the War in Peru », Cultural Anthropology, vol. 6, no 1, 1991.
113 Billie Jean Isbell, op. cit., 1988.
114 Antonio Díaz Martínez, Ayacucho: hambre y esperanza, Ayacucho, Waman Puma ediciones, 1969.
115 Deborah Poole et Gerardo Rénique, « Perdiendo de vista al Perú. Réplica a Orin Starn », Allpanchis Phuturinqa, no 39, « La guerra en los Andes », 1992, p. 73-92.
116 Pour lire d’autres critiques et arguments qui ont alimenté ce débat, on se référera notamment à Seligman Linda J., « Es más fácil destruir que crear », Allpanchis Phuturinqa, no 39, « La guerra en los Andes », 1992, p. 93-101 ; Juan Ansión, « Acerca de un irritante debate entre antropologos del norte », Allpanchis Phuturinqa, no 39, “La guerra en los Andes”, 1992, p. 113-122 ou encore à Mayer, op. cit., 1991.
117 Deborah Poole et Gerardo Rénique, op. cit., p. 76-80.
118 Deborah Poole, « Entre el milagro y la mercancía: Qoyllur rit’i », Márgenes, año II, no 4, diciembre 1988, p. 101-119.
119 Orin Starn, « Algunas palabras finales », Allpanchis Phuturinqa, no 39, « La guerra en los Andes », 1992, p. 123-129.
120 Carlos Iván Degregori et al. (dir.), Las rondas campesinas y la derrota de Sendero luminoso, Lima, UNSCH-IEP, Estudios de la sociedad rural 15, 1996
121 Orin Starn, op. cit., 1996, p. 227-269. Voir aussi Mario Fumerton, From Victims to Heroes. Peasant counter-rebellion and Civil War in Ayacucho, Peru, 1980-2000, PhD Universiteit Utrecht (Nederlands), Promotor: Prof. Dr. D. Kruijt, Co-promotor: Dr. K. Koonings, 2002, publié : Thela Latin American Series, Amsterdam, Rozenberg Publishers, 2003.
122 Kimberly Theidon, Intimate ennemies. Violence and Reconciliation in Peru, Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 2013 et Entre prójimos, el conflicto armado interno y la política de reconciliación en el Perú, Lima, IEP, 2004.
123 Jefrey Gamarra, « Les difficultés de la mémoire, le pouvoir et la réconciliation dans les Andes péruviennes : l’exemple d’Ayacucho (Pérou) », Problèmes d’Amérique latine, no 68, 2008, p. 57-80, et Theidon, op. cit., 2004.
124 Caroline Yezer, Anxious Citizenship: Insecurity, Apocalypse and War Memories In Peru’s Andes, PhD, Department of Cultural Anthropology, Duke University, 2007.
125 Ponciano del Pino, « Tiempos de guerra y de dioses: Ronderos, evangélicos y senderistas en el valle del río Apurimac », in Degregori et al. (dir.), op. cit., 1996.
126 Jonathan Ritter, « The “Voice of the Victims”: Testimonial Songs in Rural Ayacucho », in Milton C. (dir.), Art from a Fractured Past, Durham, Duke University Press, 2014, p. 217-253.
127 Olga González, Unveiling Secrets of War in the Peruvian Andes, Chicago, University of Chicago Press, 2011.
128 Maria Eugenia Ulfe, Cajones de la memoria. La historia reciente del Perú a través de los retablos andinos, Lima, PUCP, 2013.
129 Voir Ricardo Caro Cárdenas, « Commemorative Paths in Sacsamarca », in Milton C. (dir.), Art from a Fractured Past, Durham, Duke University Press, 2014, p. 179-195 et Renzo Aroni, « Coreografía de una matanza: memoria y performance de la masacre de Accomarca en el carnaval ayacuchano en Lima, Perú », Antropológica, vol. 33, no 34, 2015, p. 119-146.
130 Voir notamment Ponciano del Pino, En nombre del gobierno. El Perú y Uchuraccay: un siglo de política campesina, Lima, La Siniestra ensayos, 2017 et Ricardo Caro Cárdenas, Demonios encarnados. Izquierda, gremio y campesinado en los orígenes de la lucha armada en Huancavelica: 1963-1982, tesis de Magister en Historia, UNMSM, 2015.
131 Voir David Berliner, « Reflections on the Memory Boom in Anthropology », Anthropological Quarterly, vol. 78, no 1, 2005, p. 197-211.
132 Elisabeth Jelin, Los trabajos de memoria, Madrid, Siglo xxi, 2001.
133 Gabriel Salazar Borja, « Sin debates no hay campo. Los estudios sobre memoria de la violencia política en el Perú (1998-2010) », in Degregori Carlos Iván, Portugal Tamia, Salazar Gabriel et Aroni Renzo (dir.), No hay mañana sin ayer. Batallas por la memoria y consolidacion democratica en el Perú, Lima, IEP, 2015.
134 Voir Caro Cárdenas, op. cit., 2015, pour le département de Huancavelica, et Delacroix, op. cit., 2016, pour le département d’Apurimac.
135 Voir notamment Carlos Iván Degregori, op. cit., 2010 ; et op. cit., 1990.
136 Wendy Coxshall, « From the Peruvian Reconciliation Commission to Ethnography: Narrative, Relatedness, and Silence », PoLAR: Political and Legal Anthropology Review, vol. 28, no 2, novembre 2005, p. 203-222.
137 La CVR a orienté son attention sur la défense des victimes et certaines de ses analyses l’ont opposée aux forces armées et secteurs conservateurs de la société péruvienne. D’où l’accusation récurrente à son encontre de nid de gauchistes liés au monde « caviar » des ONG.
138 Voir Gabriel Salazar Borja, op. cit.
139 Marie-Claire Lavabre, op. cit., 2007, p. 139-140.
140 Marie-Claire Lavabre, « Usages et mésusages de la notion de mémoire », Critique Internationale, no 7, 2000, p. 52.
141 Voir Gabriel Fassin et Richard Rechtman, op. cit. et Gatti (dir.), op. cit.
142 Antoinette Molinié, « La vision dans les Andes aujourd’hui », in Sallmann, Gruzinski, Molinié et Salazar (dir.), Visions indiennes, visions baroques. Les métissages de l’inconscient, Paris PUF, 1992, p. 285-313.
143 Arianna Cecconi, « Cuando las almas cuentan la guerra », in Ponciano del Pino et Caroline Yezer (dir.), Las formas del recuerdo: etnografías de la violencia política en el Perú, Lima, IEP, Ifea, 2013, et I sogni vengono da fuori. Esplorazioni sulla notte nelle Ande Peruviane, Florence, Edit Press, coll. « Calle América 3 », 2012.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Meurtre au palais épiscopal
Histoire et mémoire d'un crime d'ecclésiastique dans le Nordeste brésilien (de 1957 au début du XXIe siècle)
Richard Marin
2010
Les collégiens des favelas
Vie de quartier et quotidien scolaire à Rio de Janeiro
Christophe Brochier
2009
Centres de villes durables en Amérique latine : exorciser les précarités ?
Mexico - Mérida (Yucatàn) - São Paulo - Recife - Buenos Aires
Hélène Rivière d’Arc (dir.) Claudie Duport (trad.)
2009
Un géographe français en Amérique latine
Quarante ans de souvenirs et de réflexions
Claude Bataillon
2008
Alena-Mercosur : enjeux et limites de l'intégration américaine
Alain Musset et Victor M. Soria (dir.)
2001
Eaux et réseaux
Les défis de la mondialisation
Graciela Schneier-Madanes et Bernard de Gouvello (dir.)
2003
Les territoires de l’État-nation en Amérique latine
Marie-France Prévôt Schapira et Hélène Rivière d’Arc (dir.)
2001
Brésil : un système agro-alimentaire en transition
Roseli Rocha Dos Santos et Raúl H. Green (dir.)
1993
Innovations technologiques et mutations industrielles en Amérique latine
Argentine, Brésil, Mexique, Venezuela
Hubert Drouvot, Marc Humbert, Julio Cesar Neffa et al. (dir.)
1992