Chapitre XVI. Le Cuzco — Description de la ville. Défense du conquérant — Inhumanité des Indiens. Le travail des mines. Revue des conquêtes mexicaine et péruvienne. Défense de l’auteur — Opinion de l’inspecteur
p. 187-198
Texte intégral
1Nous autres « créoles » du pays, nous disons « Cozco ». J’ignore si la corruption vient de nous ou des Espagnols. L’Inspecteur me dit que les Indiens avaient beaucoup contribué à corrompre leurs mots, et, à ce propos, il me cita l’exemple du maïs : des soldats de Cortès ayant demandé du fourrage pour leurs chevaux, les indiens virent que ces prodigieux animaux appréciaient l’herbe verte, et cueillirent quantité de têtes des plantes que nous appelons aujourd’hui « maïs », et d’autre « blé du pays » ; et, en même temps qu’ils donnaient leurs brassées, ils disaient « Mabi, Señor », ce qui signifie « Prends, Seigneur ». Les Espagnols en conclurent qu’ils appelaient « maïs » cette plante et son fruit, et, jusqu’à ce qu’on eût fait la récolte, les soldats demandaient toujours du maïs pour leurs chevaux, parce que ceux-ci en mangeaient volontiers, et qu’on en vit les bons effets ; par la suite, les indiens eux-mêmes continuèrent à appeler « maïs » le fruit, soit en épi, soit en grains, parce qu’il leur sembla que c’était le nom véritable en espagnol.
2Bien des critiques superficiels taxent de grossiers et de rustres les premiers Espagnols, pour n’avoir pas construit la ville à Andahuaylillas, ou dans l'une des nombreuses campagnes ou plaines voisines. D’autres pensent défendre les Espagnols anciens en alléguant en leur faveur qu’ils ont utilisé cet endroit élevé et accidenté afin de réserver les plaines à la pâture des nombreux chevaux qu’ils possédaient, et pour semer du blé et du maïs avec d’autres légumes. A mon avis, les uns et les autres se sont trompés, et les anciens seulement, qui suivaient les indiens, étaient dans le vrai.
3Personne ne doute que les endroits élevés soient plus sains que les bas, et bien que Cuzco ne soit pas, à proprement parler, dans un endroit très élevé, il domine cependant toute la campagne, qui est inondée au moment des pluies. L’inégalité du terrain, situé à flanc de coteau, permet aux eaux de s’écouler, et de nettoyer la ville des immondices d’hommes et de bêtes, qui se réunissent dans les rues et les places. Les abondants matériaux indiens des maisons et des temples ne pouvaient être utilisés à Andahuaylillas, sans de grands frais, et on aurait perdu en même temps des fondations et des portions considérables de murs, comme on en voit dans les rues de mes aïeux, comme de celles de toutes les autres nations du monde antique. Si on avait établi cette grande ville à Andahuaylillas, ou dans une autre campagne voisine, outre les frais considérables qu’auraient dû faire les premiers colons pour transporter les matériaux et les pierres énormes travaillées par les Indiens, elle serait devenue inhabitable en l’espace de dix ans. Le Cuzco nourrit journellement plus de dix mille bêtes, qui gaspillent la moitié de ce qu’elles mangent, car chevaux et mules piétinent la luzerne et l’orge verte, dont sont prodigues tous les habitants. Outre le grand nombre de personnes que contient la ville, qui dépasse, je crois, trente mille âmes, il y entre tous les jours, venant des provinces voisines avec leurs provisions et leurs effets, plus de mille indiens, sans compter les muletiers qui viennent d’ailleurs. Aussi bien les hommes que les bêtes mangent et boivent, et, par conséquent, y laissent les conséquences, qui sont entraînées par les pluies grâce à la pente qu’offre la ville aux huatanayes et à tout ce qui en sort.
4Ce terme de huatanay équivaut, dans notre langue, aux grands canaux que l’on fait dans les grandes villes, par où circulent les eaux courantes, ou les eaux de pluie, pour le nettoyage des villes. Lima en possède une infinité, bien que mal répartis. Ceux de Mexico sont bien disposés, mais, comme le site est plat, les eaux coulent à peine, et il faut faire nettoyer ces canaux presque tous les jours par les prisonniers qui purgent leur peine et n’en méritent pas d’autre.
5Madrid, en plus d’autres dispositions, a ses égouts, et Valladolid ses digues canalisant l’illustre Esgueva ; il en est ainsi de beaucoup d’autres villes populeuses qui ont besoin de ces mesures pour leur propreté et leur salubrité. Un terrain plat ne peut jouir de ces commodités, à moins de très gros frais, et on est exposé, d’un moment à l’autre, à une inondation. Enfin, la ville du Cuzco est située judicieusement au meilleur endroit que l’on a pu imaginer.
6Il n’est pas douteux qu’elle ait pu être mieux gouvernée dans les époques de calme, et où elle avait la préférence de son souverain, mais j’affirme que les premiers Espagnols qui la formèrent de façon improvisée, étaient des hommes de plus de jugement que ceux d’à présent.
7La grand’place, où est érigée la Cathédrale, ainsi que l’église et la maison qui furent celles des Pères de la Compagnie, est parfaite et entourée d’arcades, sauf sur les côtés qu’occupent la Cathédrale et le Collège, deux temples qui pourraient se faire remarquer en Europe. Les maisons de la place sont les plus mauvaises que possède la ville, comme cela arrive dans presque tout le monde, parce que les conquérants et les propriétaires de ces endroits tendirent à en tirer profit en les mettant au service des commerçants stables, qui sont ceux qui paient le mieux leur loyer. La même idée guida les propriétaires de la Placette du Regocijo, appelée « Placette » pour la distinguer de celle qui porte le nom de « Grand’Place », bien que, dès l’origine, la seconde ait eu, en réalité, plus d’extension ; elle a forme rectangulaire, comme on peut le voir, en faisant abstraction de Pilot que l’on a formé pour l’Hôtel de la Monnaie, qui, plus tard, je ne sais pourquoi, a été assigné à l’ordre de la Merci, qui possède un couvent somptueux face à sa porte principale.
8Le Cuzco possède bien d’autres places, à bonnes distances où, pour être loin du commerce public, les conquérants édifièrent leurs palais.
9Ces grands hommes ont été injustement persécutés, et le sont encore, par leurs compatriotes comme par les étrangers. Je ne veux pas appeler envieux les premiers, mais imprudents, d’avoir tant déclamé contre des abus qui, dans la réalité, étaient imaginaires, donnant carrière à l’envie des étrangers, pour que le monde entier soit horrifié de leur cruauté.
10L’origine en remonte à la première découverte que fit Colomb de Pile Hispaniola, connue aujourd’hui comme Saint-Domingue. Colomb ne fit rien d’autre, dans ces îles, qu’établir un commerce et une bonne amitié avec leurs princes et leurs sujets. Il y eut divers échanges de certains objets contre d’autres, sans aucune tyrannie, parce que l’or était inutile à l’Indien, et il lui parut qu’il trompait l’Espagnol en lui donnant une livre de ce métal précieux contre cent livres de fer en pelles, pics et pioches, et autres instruments pour travailler les champs. Colomb fabriqua un petit fort en bois et y laissa une poignée d’hommes qui devaient cultiver l’amitié des caciques les plus proches, et il leur laissa quelques provisions et d’autres objets pour troquer contre quelques-uns de ceux du pays afin de subsister commodément jusqu’à son retour. Les immenses épreuves que traversa Colomb, avec tout son équipage, pour arriver en Espagne, sont contenues dans les histoires nationales et étrangères. A son retour, il ne trouva pas un seul des hommes qu’il avait laissés, car les Indiens les avaient fait mourir de leurs mains.
11Les Indiens, voyant revenir Colomb avec un plus grand nombre de gens et de bons ouvriers, qui étaient capables de tuer mille indiens pour chaque Espagnol, proclamèrent que les Espagnols qu’on avait laissés là avaient péri des mains des Indiens qui défendaient justement leur honneur et leurs biens. Les Espagnols reconnurent l’inhumanité des Indiens ; telle fut l’origine de la méfiance qu’ils eurent à leur égard, et depuis lors, ils les traitèrent en hommes qu’il fallait contenir par quelque espèce de rigueur, et terrifier par quelque châtiment, même pour des fautes légères, afin de n’être pas accablés et submergés par le nombre.
12Ce traitement parut inhumain aux pieux ecclésiastiques qu’envoya le Grand Charles Premier, Roi d’Espagne, aussi écrivirent-ils à la Cour, « avec des plumes trempées dans le sang », des lettres dont le contenu fut utilisé par les étrangers pour remplir leurs histoires d’insultes contre les Espagnols et les premiers conquérants. Certain Français moderne dit qu’ils enfermaient les Indiens sept ou huit mois durant à l’intérieur des mines, sans voir la lumière du jour, pour extraire les minerais d’argent et d’or, afin d’assouvir leur cupidité.
13Il est constant que les Indiens ne savent pas et n’ont jamais su le moyen de tirer parti des mines, et ce n’est que sous la direction des Espagnols qu’ils savent en extraire le métal, et que les mineurs métis et compétents les réunissent pour remplir leurs cabas ou leurs sacs de cuir d’un poids léger. Ces Indiens ne pouvaient faire leur travail sans l’assistance des Espagnols et des métis ; mais si, malgré tout cela, nos bons voisins disaient que les Espagnols qui dirigeaient les Indiens et qui s’employaient au travail le plus rude, celui du levier, quittaient la mine pour s’en aller dormir chez eux, j’affirme qu’on les a trompés, ou qu’ils mentent à seule fin de traiter les Espagnols de tyrans inhumains ; mais je voudrais bien demander à ce critique naturaliste sous quelle influence ces hommes féroces sont devenus si humains, car, quelques lignes plus loin, il dit que les Espagnols actuels de l’île usent de tant de modération avec leurs esclaves (il parle des nègres, qu’ils achètent à d’autres nations), que, pour les envoyer faire une commission ne serait-ce qu’à un quart de lieue, ils les font monter à cheval.
14Tout cela ne vient pas d’un manque d’esprit critique des Français, mais d’un excès de malice, et j’en dis autant des Italiens et des Anglais, qui sont ceux qui jouissent le plus des conquêtes des Espagnols par la consommation des effets qu’ils produisent dans leurs provinces, et qui les maintiennent florissantes.
15J’allais insérer, ou, comme dit le vulgaire espagnol « ensartar »1, en résumé, l’essentiel des conquêtes espagnoles dans les Amériques, mais l’Inspecteur, qui connaissait déjà mon génie diffus, me supprima plus de 2.800 pages que j’avais écrites à la défense des Espagnols et à l’honneur des Indiens du Cuzco, parce qu’il lui semblait que le sujet n’avait rien à faire dans un journal, et il m’avertit, de même, de ne point m’étendre sur les éloges de ma patrie, car j’étais incapable de développer ce sujet avec l’allure et la force que mérite un lieu qui fut la capitale principale des Incas, mes aïeux, et le plus estimé des Espagnols conquérants et des principaux colonisateurs. Ceux-ci, dès le début, ennoblirent la ville par les somptueux édifices des églises et des couvents, où resplendit leur piété et leur culte du Dieu véritable, de même que leur grandeur dans leurs palais et les travaux publics. On les accuse de quelque orgueil. Les pieux monarques d’Espagne coupèrent court à celui-ci en supprimant les encomiendas, peut-être pour avoir été mal informés, mais c’est là une matière dont on ne doit pas discuter, et sur laquelle il faut s’incliner devant les décrets des supérieurs et obéir aveuglément aux lois. La situation de la ville exigeait, par une raison naturelle et par ses avantages, qu’elle fût la Cour de l’Empire du Pérou, mais le grand Pizarro fixa celle-ci à Lima, à cause de la proximité de la mer et du port du Callao, qui permettait de communiquer plus promptement avec le Royaume du Chili et la Terre Ferme2.
16Avec votre permission, Seigneur don Alonso, je m’en vais frotter les oreilles des étrangers envieux de la gloire des Espagnols. Dès que ceux-ci sautèrent à terre à Vera Cruz, ils tâchèrent... « Qu’est-ce qu’ils tâchèrent ? » dit l’Inspecteur. « Inca assommant... » — d’obtenir, lui dis-je, l’amitié des habitants de ce vaste empire, et, comme ils ne purent y réussir, il leur fallut avoir recours aux armes pour subsister au milieu d’une telle quantité de barbares qui ne touchaient pas à un cheveu des hommes, ni à un poil des chevaux.
17Les Tlascaltèques, république nombreuse, et d’un si grand courage qu’elle faisait front contre Moctezuma et résistait à toute sa puissance, fut la première à résister pour de bon aux Espagnols, jusqu’à ce qu’elle eût éprouvé que leurs forces étaient insurmontables, et, sur les instances du vieux Chicotencal, on fit la paix sans accabler les Indiens. Dès lors, Cortès envoya son ambassade à Moctezuma, lui demandant la permission de se rendre à sa cour avec un petit nombre d’Espagnols, et, bien que ce monarque la lui refusât, il ne fit pas usage des forces que pouvaient lui prêter ses auxiliaires, les Tlascaltèques, qui désiraient beaucoup châtier la superbe des Mexicains. Cortès se rendit à Mexico avec des Espagnols seulement, et il y fut reçu avec des égards, apparemment, mais, se voyant obligé de contenir l’orgueil de Panfilo Narvaez, s’il ne s’entendait pas avec lui, il laissa à Mexico le grand Pedro d’Alvarado avec une petite escorte, et, quand il revint avec le double d’Espagnols, il trouva la Cour de Mexico soulevée. Il y eut diverses rencontres, mais, bien que chaque Espagnol y tuât vingt Indiens pour un des nôtres, on eût dit que de chaque Indien qui mourait il y en ressuscitait mille.
18Déjà les Espagnols et les chevaux commençaient à se fatiguer de ces chocs répétés, mais ce qui les fit le plus douter de leur salut, ce fut la mort infortunée de Moctezuma, d’un coup de pierre que lui lança un des siens. Ceci fit croître l’insolence (des Indiens) et augmenta les risques courus par les Espagnols, qui résolurent d’abandonner la ville en une seule nuit, au prix de beaucoup de peines et d’efforts, parce que les Indiens avaient coupé les petits ponts et faisaient pleuvoir sur eux une grêle de pierres, que jetaient des terrasses, hommes, femmes et enfants, et, bien que les Espagnols aient défait à Otumba une armée de plus de quatre-vingt mille Indiens, ils en sortirent si endommagés que, s’ils n’avaient pas trouvé asile auprès des nobles Tlascaltèques, ils auraient tous péri. Les gens de cette République, non seulement les pansèrent, les soignèrent et les consolèrent, mais encore enrôlèrent une armée puissante pour venger les Espagnols et aussi pour se venger eux-mêmes des Mexicains. Ils donnèrent le commandement à Chicotencal le Jeune, qui, bien que peu ami des Espagnols, était tenu pour le plus vaillant et le plus téméraire, pour qu’il combattît sous les ordres de Cortez, et, peu de jours après qu’on eût mis le siège devant Mexico, pour le plus grand plaisir des Espagnols et des Indiens, le jeune Indien se retira jusqu’à Tlascala, avec un corps des siens. Cette noble et sage république, suivant la juste sentence du père de Chicotencal le Jeune, envoya celui-ci prisonnier à Cortès, pour qu’il le punît selon les usages de la guerre, et, au premier conseil, sur la décision des principaux chefs, aussi bien Indiens qu’Espagnols, on condamna à mort cet esprit révolté.
19On conquit la grande ville, qui se défendit jusqu’aux dernières maisons avec un courage opiniâtre. Le Roi d’Espagne fut proclamé souverain, car les électeurs l’avaient déjà nommé empereur, après la mort de Moctezuma. « Dans cette élection, dit l’Inspecteur, les Espagnols trichèrent un peu, assurément, car les élections à ces empires ne se font qu’après la mort de leurs possesseurs » ; mais, pour la prise de possession légitime et héréditaire à perpétuité par les Rois d’Espagne, il suffit du consentement des Tlascaltecas, qui avaient autant le droit de conquérir les Mexicains que d'être conquis par eux, comme cela se passe dans le monde entier. « Qu’avez-vous à dire, Monsieur l’Inca, sur l’empire du Pérou ? » dit l’Inspecteur.
20« J’éclaterais », lui répondis-je, « si, après avoir parlé de l’entrée des Espagnols dans l’Empire de Mexico, sur la foi de l’insigne Solis, je ne parlais pas de même de celle qu’ils firent au Pérou, suivant le récit du sage Herrera. »
21Celui-ci raconte donc que, les Espagnols ayant mis pied à terre au Virou, ils apprirent que se trouvait à Cajamarca un de mes ascendants, bâtard, qui s’était emparé de la moitié du Pérou, et prétendait détrôner son frère, l’empereur légitime, qui avait sa cour au Cuzco. Ce désaccord ne déplut point à Pizarro, aussi dépêcha-t-il en toute hâte ses ambassadeurs au Cajamarquin, qui se trouvait le plus proche ; celui-ci malgré sa valeur et ses forces, vit d’un mauvais œil ces hôtes inattendus, qu’il considéra comme envoyés du Ciel pour faire rendre justice à son frère et seigneur légitime ; c’est pourquoi, il abandonna la ville et s’en fut camper à peu de distance, dans un endroit favorable, avec toutes ses richesses et une nombreuse armée. Ce lâche procédé inspira à Pizarro et à tous les Espagnols qui, à ce que je crois n’excédaient pas deux cents, le courage d’aller joyeusement occuper la ville. De là, Pizarro enjoignit de nouveau à Capac3 de réintégrer, sous bonne garde, sa capitale, où il serait bien traité par les bons Espagnols et constaterait leur mansuétude, laissant le gros de son armée dans la campagne, pour la surveillance de ses femmes et de ses trésors.
22Après plusieurs discussions, l’Inca consentit à parler avec Pizarro, avec une escorte de douze mille hommes sans armes. L’Espagnol y consentit, mais, ayant été avisé que les Indiens portaient des armes dissimulées, et, par conséquent, abritaient de mauvais desseins, il choisit d’être plutôt assaillant qu’assailli. Il plaça tous ses gens aux entrées et aux sorties de la Grand’Place, et, dès qu’y fut entré l’Inca avec ses principaux gardes, il donna l’ordre de les attaquer et de les défaire, sans toucher à la personne du roi, qu’il fit prisonnier.
23Mon parent, ou plutôt, ce mien parent, manquait de talent militaire, et même de courage, pour avoir abandonné la capitale avec une armée de quatre-vingt mille hommes, qui pouvait s’opposer aux Espagnols à quatre cents contre un ; mais, laissant de côte une foule de réflexions, destructives de la tradition, et les petites histoires particulières, j’affirme que Manco fut un homme de mauvaise foi, traître et perfide, puisque, sur la proposition de Pizarro qu’il donnât l’ordre à ses généraux de congédier leurs troupes et de se retirer dans leurs villages, il s’offrit à l’exécuter, mais fit tout le contraire, comme on l’a prouvé d’après ses quipus et encore plus par les opérations des chefs ; mais, ce qui acheva d’irriter les Espagnols, c’est qu’il fit tuer par traîtrise son frère, le véritable Inca, qui était sorti du Cuzco afin de traiter avec Pizarro de bonne foi. La promesse qu’avait faite l’usurpateur, à ce que raconte le vulgaire Espagnol, de donner pour sa rançon autant d’or que pouvait en contenir la salle où il habitait, et dont les dimensions étaient les mêmes que les salles actuelles des Espagnols, n’est qu’une aimable fantaisie. Ce que racontent les Indiens, qu’ayant appris la mort de leur Empereur, ils enterrèrent sur les hauteurs de Huamanga cet immense trésor, est une chimère, la plus extravagante que l’on puisse imaginer, parce que, si l’usurpateur n’était maître que des terres de Quito à Piura, comment cet or put-il passer par les hauteurs de Huamanga ?
24Combien d’indiens, demanderai-je encore, transportaient l’or qu’offrit Manco aux Espagnols ? En quel endroit avait-il ces immenses trésors ? De quelles mines les tirait-il ? Pourquoi toutes les mines pauvres de ce précieux métal se trouvaient-elles dans les domaines de son frère et légitime Seigneur ? Si on disait que mon brave ascendant avait demandé l’or à Choco, dans la province de Pataz, et dans d’autres provinces de son gouvernement et de son empire, la promesse paraîtrait actuellement quelque peu fondée aux yeux des Espagnols peu instruits des réalités des mines.
25Bien que les conquérants ne pussent être assurés de la promesse de Manco, ils la considérèrent comme frauduleuse, en voyant la traîtrise des ordres qu’il avait donnés à ses généraux de maintenir les armées et d’avoir tous ses sujets soulevés contre les Espagnols, et bien davantage contre son seigneur légitime et naturel, qu’il avait sacrifié inhumainement ; c’est pourquoi les Espagnols jugèrent préférable de se défaire d’un homme capable de troubler tout l’Empire et de sacrifier à sa haine, non seulement les Espagnols, mais encore les descendants du véritable Inca. L’Empire commença à se diviser entre plusieurs prétendants, mais, comme Almagro, compagnon de Pizarro dans la conquête, était arrivé avec le même nombre de troupes, ou, pour parler plus exactement, avec le même nombre de soldats que Pizarro, et s’était réuni à lui à Cajamarca, ils formèrent une force armée de cinq cents fantassins et cavaliers, capable de se promener à travers le royaume, mais non de le conquérir.
26Cette petite troupe fut renforcée par celle qu’avait amenée dans le royaume le grand Pedro d’Alvarado, qui était parti du Guatemala dans le dessein de faire quelque conquête dans ces lointains royaumes, et que, par un arrangement à l’amiable avec Pizarro et Almagro, il leur céda, moyennant une indemnité élevée, pour compenser les frais qu’il avait faits.
27C’est avec des débuts aussi précaires que se fit une conquête de plus de sept millions d’indiens, qui prenaient tous les armes pour la défense de leur patrie et le service de leurs Incas et Caciques. Nous ne devons pas croire que cette prodigieuse conquête se soit faite seulement grâce à la valeur des Espagnols4, mais, s’il en fut ainsi, toutes les nations du monde devraient confesser qu’ils furent les plus valeureux, qu’ils surpassèrent les Romains, car ceux-ci étaient plus nombreux lorsqu’ils fortifièrent leur ville, et vainquirent l’un après l’autre leurs voisins divisés, plus par la ruse que par les armes, et s’aidant bien souvent de moyens vils. Les Espagnols n’ont pas usé d’artifices pour vaincre mes compatriotes, ils n’ont pas eu de troupes auxiliaires fidèles et constantes, comme les conquérants du grand empire mexicain, ni de proches renforts des Espagnols d’Europe. Je ne prétends pas pour autant égaler Pizarro et Almagro à Cortès, car celui-ci fut, sans conteste, un plus grand homme, et surtout, les conquérants du Pérou avaient servi sous les ordres de Cortès, et, bien qu’ils n’aient pu suivre ses maximes, ils imitèrent son courage et sa constance, et ils auraient, dans le même temps, conquis et pacifié tout le royaume si n’était pas née une guerre civile funeste parmi les Espagnols eux-mêmes. Ce fut elle qui ruina vraiment les conquérants et éteignit la splendeur de la grande ville du Cuzco, ma patrie, supprimant ou ôtant aux conquérants et à leurs descendants quarante encomiendas, qui auraient pu faire subsister une grandeur telle qu’on n’en a pas vu d’égale en ses commencements dans la plus grande Cour du monde.
28« N’allez pas plus avant, Monsieur l'inca », me dit l’Inspecteur, « car c’est une situation désormais sans remède. Il me semble qu’avec votre commencement, vous prétendez prouver que la conquête des Espagnols fut juste et légitime, et peut-être la mieux fondée de toutes celles qui se sont faites dans le monde ». « C’est bien mon sentiment, lui dis-je, par ses résultats dans les deux empires, car, si les Espagnols, suivant le système des autres nations du monde, avaient occupé les principaux ports et les principales places de ces deux grands empires avec de bonnes garnisons, et avaient eu de grands magasins remplis de pacotille, avec quelques instruments de fer pour travailler commodément les mines et les campagnes, et, en même temps, avaient distribué quelques bons ouvriers pour en enseigner l’usage, s’ils avaient laissé les Incas, caciques et seigneurs de ces peuples, à leur liberté et à leur pratique d’abominables péchés, la monarchie espagnole parviendrait à tirer des Indes de plus considérables profits. Mes aïeux seraient plus contents et les envieux étrangers n’auraient pas tant de motifs pour vitupérer contre les conquérants et les colons anciens et modernes. » « Suspendez votre plume, dit l’Inspecteur, car c’est à moi qu’il convient de disculper ceux-ci des abus qu’on leur reproche, comme ayant plus d’expérience des deux Amériques, et vous connaissez mon impartialité sur ce sujet aussi bien que sur d’autres. »
29« Je ne m’occupe pas de savoir si vous avez ou non parlé de la conquête avec bon sens et sincérité. Je ne doute pas qu’elle ait été de l’intérêt des Indiens, parce que les Espagnols les tirèrent de nombreuses erreurs et d’abominations qui répugnent à la nature. Au temps de leurs Incas, on sacrifiait à leurs dieux inhumains les prisonniers de guerre, et le peuple mangeait leur chair avec plus de plaisir que celle des bêtes. Les Incas, les Caciques et autres Seigneurs et Officiers de guerre, réservaient pour eux-mêmes une grande quantité de femmes, de sorte que, si on considère que celles-ci étaient en nombre égal à celui des hommes, les gens du commun n’en avaient pas assez pour se propager, et moins encore pour le plaisir charnel ; c’est pourquoi le péché abominable5 et bestial était fort commun ; les Espagnols, qui l’avaient trouvé très répandu, l’éteignirent presque par le bon ordre et l’institution de mariages en temps opportun, imposant de graves peines aux délinquants, et leur infligeant des châtiments proportionnés à leur peu d’entendement et à leur fragilité. Pour la même raison, le Saint Tribunal de l’Inquisition renonça à les traiter avec la même sévérité que les Espagnols, les métis et les mulâtres, laissant aux vicaires ecclésiastiques la réprimande et le châtiment, de même qu’on laisse à la justice séculière et ordinaire le soin de châtier les sorciers reconnus, qui ne sont que des menteurs, et de les coiffer du bonnet d’infâmie, pour que le commun des Indiens déteste leurs tromperies et peu à peu se range à la raison. »
30Je pourrais citer beaucoup d’exemples de ces mesures, prises par quelques corregidors prudents, mais je les passe sous silence pour ne pas trop étendre ce journal, dont j’ai déjà assez ; c’est pourquoi, j’en viens à défendre les braves Espagnols des injures que publient les étrangers au sujet de leurs abus à l’égard des Indiens, et beaucoup des nôtres y font chorus par ignorance et par manque d’expérience et de connaissance du royaume. Pour leur claire intelligence, je diviserai les accusations, sans autre fin que de rendre les choses plus claires pour les Espagnols peu éclairés en ces matières, et pour qu’ils ne fassent pas tant de crédit aux bavards étrangers, et, en particulier, à certains voyageurs, qui, afin d’en agrémenter leurs journaux sont à l’affût d’extravagances, de fables et de contes que quelques Espagnols leur soufflent pour rendre leurs écrits ridicules parmi les savants.
Notes de bas de page
1 Jeu de mots sur ensartar (former un collier ou une guirlande) et son doublet savant insertar (insérer).
2 L’isthme de Panama.
3 Confusion de l’auteur. Il s’agit d’Atahualpa.
4 Allusion à l’explication providentialiste de la conquête.
5 Pecado nefando, qualification consacrée de la sodomie que les premiers chroniqueurs attribuent à de nombreux Indiens.
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