Chapitre XV. Provinces de Omasuyos, Pacages, Chucuito, Paucarcolla, Lampa, Tinta et Quispicanchi. Les Indiens « Mitayos ». Le travail des mines. Aventures de l’évêque de Nouvelle Biscaye. Les centenaires de Combapata — Le Cuzco
p. 175-186
Texte intégral
1Nous prévenons Messieurs les voyageurs qui ne voyagent pas par la poste de façon continue, qu’il y a, entre Paucarcolla et Juliaca, deux ruisseaux qu’on traverse en barque à l’époque des pluies, en faisant un détour d’une lieue par Atuncolla.
2Ceux qui prennent la poste n’ont pas besoin de cet avertissement, parce que les postillons les conduiront par l’endroit le plus commode, eu égard à la saison et à l’état du temps.
3Ces rivières, ruisseaux par temps secs, gros fleuves lorsqu’il pleut, coulent dans des lits profonds, ou des gorges, sans rochers, avec une lenteur presque imperceptible, parce qu’il y a peu de pente ; on ne risque donc pas d’accident fatal, à moins d’une imprudence caractérisée.
4La seconde poste est située dans un petit village appelé Tiay-Huanaco, nom qui signifie « Assieds-toi, Guanaco ». C’est un animal qui court aussi vite qu’un cerf. Ce nom est resté depuis qu’un inca, qui se trouvait à cet endroit, y reçut un courrier aussi rapidement que s’il avait été apporté par un guanaco. Cela même prouve que les courriers ne parcouraient pas toujours de courtes distances, comme le dit Garcilaso, selon qui les Indiens disposés en relais ne comprenaient pas les quipus, et ne s’arrêtaient pas pour se relayer, car, dans ce cas, les courses n’auraient pas été aussi rapides. Ce courrier-là devait certainement être un courrier extraordinaire fort diligent. Ce qui est sûr, c’est que, si on comparait les hommes aux chiens, les Indiens seraient les lévriers ; non qu’ils aient en réalité un départ très rapide, mais ils montent et descendent à une allure égale et aisée des sentiers étroits et raides, grâce auxquels ils économisent beaucoup de chemin.
5Avant d’entrer dans la province de Chucuito, on trouve le Desaguadcro, ainsi appelé parce que le lac se termine de ce côté, où se déverse le trop-plein des eaux de ce grand bassin. Il y a un pont pour le traverser, soutenu par des radeaux de totora, presque au ras de l’eau ; le passage est aisé, mais la moindre chute est dangereuse, à cause de la grande profondeur de vase où se noierait l’homme le plus agile.
6Le milieu du pont marque la séparation entre la province de Pacages et celle de Chucuito, et toutes les deux sont obligées de le remettre en état. Dans la pampa de Pacages, se réunissent les mitayos de ces provinces, qui vont à Potosi pour travailler dans les mines de la grande colline, et on fait à cette occasion une foire amusante parce que les Indiens y prennent congé les uns avec joie, les autres en pleurant, de leurs parents et amis, et ils dépensent leur viatique, que l’on appelle leguaje. Ces nombreuses familles, — familles, parce que chaque indien marié emmène avec lui sa femme et ses enfants —, se partagent en petits groupes, avec leurs tentes qu’ils transportent sur des « moutons du pays », ou lamas, et d’autres sur des petits ânes, mais bien rares sont ceux qui utilisent une mule ou un cheval, bêtes que n’affectionnent pas les Indiens dans leurs longs voyages. Ces gens font, dans un si long parcours, des dégâts semblables à ceux des sauterelles : si celles-ci détruisent les cultures partout où elles passent, ceux-là vivent sur le bétail, tuant des vaches et des agneaux pour se nourrir, sans épargner les pommes de terre, lorsqu’elles sont à point, sous prétexte qu’ils sont les serviteurs du Roi, et comme s’ils étaient des soldats en pays ennemi.
7La province de Chucuito offre six postes sur la grand’route, en autant de villages fort peuplés. La plupart des habitants, qui sont des métis et des indiens, ont beaucoup de mules pour leurs commerces particuliers, ce qui fait qu’on ne manque pas de moyens de transport pour courriers et voyageurs, et qu’il y a abondance de provisions courantes.
8La poste suivante se nomme Paucarcolla ; on passe, pour y arriver, par une petite ville appelée Puno, au bord de laquelle se termine le grand lac appelé lac de Chucuito1. Quelques indiens ont de petits radeaux de totora et des filets avec lesquels ils pêchent de petits poissons sans grande saveur, appelés « boguillas », dont on fait un peu commerce avec les provinces de l’intérieur. La ville comprend beaucoup d’habitants la plupart espagnols et métis, et elle aurait, en douze ans, dépassé Potosi, si la grande mine de la Compagnie n’avait pas été envahie par les eaux et si le travail n’avait pas périclité par suite de la mort du magnanime Asturien San Roman.
9En certaine occasion cet administrateur et principal sociétaire, manquant d’argent monnayé envoya à Arcquipa soixante barres d’argent, qui valaient plus de mille trois cents pesos, pour qu’on lui envoyât six cents pesos, de sorte que son fondé de pouvoirs livrait à crédit les barres d’argent aux marchands qui, auparavant, les achetaient en donnant l’argent d’avance, tandis que, cette fois, celui qui avait mille pesos d’argent monnayé recevait une barre qui en valait plus de 2.000 et devait payer le reste quand il aurait vendu ou aurait été payé ; c’est ainsi que Don Lorenzo Oyanguren put réunir les 600 pesos que lui avait demandés San Roman en argent monnayé. Ce grand homme dans sa partie mit au jour en son temps, soit par chance soit par son talent, une telle abondance de métaux que, après avoir payé leur part à ses associés, il leur donna en outre plus de 500 pesos à chacun. Il laissa les caisses pleines d’un métal précieux que l’on pût utiliser en cas de besoin ou pour des ouvrages nécessaires à l’écoulement des eaux ; il laissa aussi une magnifique église en pierre de taille pour servir de paroisse, ouvragée jusqu’à la dernière corniche ; là-dessus il plut à Dieu de mettre fin aux jours de cet homme de bien, que la ville pleure encore.
10Après sa mort, la mine tomba peu à peu, et la Compagnie finit par se dissoudre faute de fonds. L’église fut terminée mais imparfaitement et on ne put l’orner selon les plans qu’avait tracés San Roman.
11La ville possède des tambos très bons, où peuvent loger commodément les voyageurs, avec un endroit séparé pour les montures et on trouve en abondance le nécessaire pour hommes et bêtes.
12C’est un endroit malsain par temps sec, parce que le lac, qui baisse beaucoup, laisse sur ses bords une vase empestée qui infecte l’air et cause beaucoup d’indigestions ; chose qui n’arrive pas à Chucuito situé plus haut et en terrain rocheux.
13A deux lieues de Puno, par un chemin assez difficile, mais sans danger, et où l’on peut trotter, se trouve le bourg de Paucarcolla qui fut la capitale de la province et qui est actuellement en ruines et ne garde pas de traces d’avoir été de quelque importance. Là, les courriers et les voyageurs peuvent trouver des mules très rapidement car il y en a en abondance. A la sortie, qui se fait par une côte assez longue et sans danger, on trouve un carrefour de trois routes où les voyageurs qui n’ont pas de guide peuvent facilement s’égarer, parce qu’il y a, à droite, deux chemins très battus qui conduisent aux villages de la province situés sur les rives du lac, et, à gauche, un petit sentier en direction de la grande province de Lampa et qui y entre presque, en arrivant au tambo (ou poste) de Juliaca ; mais, à la saison des pluies, on passe de Paucarcolla à Caracoto qui se trouve à 4 lieues puis de Coracoto à Calapuja, six lieues, pour venir ensuite à Pucara, qui se trouve encore à six lieues, on expliquera tout cela plus clairement dans l’itinéraire en sens contraire.
14Cette province a 5 postes : quatre dans de gros bourgs et la dernière, soit la première au retour, appelée Chungara, se trouve à côté du village de Santa Rosa. Mais l’Inspecteur l’y fit transférer, à la fois pour que les voyageurs puissent y trouver le nécessaire et pour éviter les abus réciproques que l’on commet généralement dans les endroits inhabités. Il faut ici remarquer, en hommage à la vérité, que ce sont toujours les Espagnols qui sont lésés dans ces cas-là ; les Indiens, en effet, lorsqu’on ne leur paie pas à leur gré les leguajes et les comestibles, ne donnent pas ces derniers et ne préparent pas de mules ; ils retardent ainsi les voyageurs deux ou trois jours, sous prétexte que leurs mules se sont égaillées parmi les collines et les ravins. Si le voyageur est Espagnol ou métis, le maître de poste donne des ordres exacts en sa présence aux mitayos pour qu’ils amènent les mules avant l’aube, puis aussitôt, et comme s’il parlait d’autres affaires, il leur dit, dans leur langue de s’occuper d’autre chose et de ne pas amener les bêtes avant deux jours, ou plus, selon sa fantaisie ; les Indiens sont fort habiles et dissimulés pour cette sorte de tromperie.
15Il me semble que vient ici à point une histoire que nous raconta l’Inspecteur, arrivée à certain évêque de Durango, en Nouvelle-Biscaye, dans la vice-royauté de Mexico. Ce bon prélat, lors d’une tournée, arriva à une mission (c’est ainsi que les Jésuites appelaient les grandes haciendas administrées par un seul Père et par un coadjuteur) ; il arriva donc, je le répète, à une mission administrée par un Père qui, d’après sa carrure, aurait pu l’être d’une nombreuse famille, et, d’après son habileté à toute espèce de commerce, le chef du plus grand Consulat du monde ; c’était un homme judicieux, fort versé, en particulier, dans la science de la diplomatie. Il amusa beaucoup l’évêque et sa suite, une après-midi et une soirée, en leur donnant un repas copieux qui ne lui coûtait rien, et, en guise de dessert, il présenta à l’évêque une douzaine d’épigrammes latines pleines de flatteries, que tout le monde admira beaucoup. Le chocolat fut servi à l’aube dans de grandes tasses, car le bon évêque ne chauffait guère son siège en voyage, de peur d’être importun ; mais, comme le plus saint a toujours quelque familier qui rende sa vertu douteuse, celui-ci insista, en présence du Père et de l’évêque, sur la fatigue des mules de la voiture, ajoutant qu’elles parviendraient difficilement à l’étape où on devait faire la sieste, et où on ne trouverait pas de mules de rechange. Le bon Père, qui, je crois, n’ôtait jamais ses grandes besicles, pas même pour dormir, se donna une tape sur le front et, en même temps, ordonna, en présence de tous, de lancer dans la campagne six cavaliers diligents pour choisir les meilleures mules de trait et se porter à la rencontre de Monseigneur l’évêque pour lui offrir, en son nom, les douze meilleures, afin qu’il voyageât commodément. Le saint évêque, bien que docte, était simple, et dit qu’il ne les acceptait que pour s’en servir jusqu’à telle hacienda où un ami lui tenait préparées des mules de rechange. « Gela ne peut être, Illustrissime Seigneur, réplique le Père, car aucune mule ne retournera dans cette hacienda après avoir servi votre Seigneurie. » Le bon Père, voyant que ses valets avaient déjà sellé leurs chevaux et préparé leurs lassos, sortit sur la galerie et leur dit, en langue mexicaine, de n’amener à l’évêque que deux mules maigres et inutiles, et de dire qu’ils n’avaient pu en trouver d’autres dans la campagne, le bétail gras et robuste s’était égaillé.
16L’évêque, satisfait de la courtoisie du Père, prit congé de lui et monta dans son carrosse avec son chapelain et un petit page, et, après avoir terminé ses prières, en compagnie de son chapelain, et comme en cheminait lentement, il loua la courtoisie du Père et de tout son ordre en général. Le petit page faisait effort pour s’empêcher de rire ; l’évêque, l’ayant remarqué, le réprimanda, mais l’enfant, au lieu de s’excuser, éclata de rire, ce qui donna à l’évêque des raisons d’imaginer quelque mystère. L’enfant s’essuya le nez et les yeux pour apaiser l’évêque, mais le rire venait toujours à ses lèvres, de sorte qu’il put seulement dire que le bon Père était plus malin. Il s’en fallut de peu que l’évêque ne se mît à rire, à ce que raconta le chapelain, mais, reprenant son sérieux, il dit à l’enfant de lui expliquer librement le motif de sa gaieté ; l’enfant se calma un peu et lui dit, riant encore et pleurant à la fois, que le bon Père avait donné l’ordre aux métis, dans leur langue, de n’amener à Sa Révérence que deux mules maigres. Le bon évêque lui demanda s’il savait la langue mexicaine, et il répondit qu’il n’en savait pas un mot, mais qu’un petit métis qui le servait, et auquel le Père n’avait pas prêté attention, lui avait découvert le mystère. L’évêque s’arma d’autorité et recommença à gronder l’enfant et à louer le révérend, mais, lorsqu’on fut arrivé à l’endroit de la sieste, comme les offres du Père ne se montraient pas, il commença à avoir des doutes, jusqu’au moment où arrivèrent les valets avec les deux mules maigres ; il les renvoya, en demandant au métis interprète du page de répéter le dernier ordre qu’avait donné le Révérend, ordre que l’on mit par écrit pour en perpétuer la mémoire.
17Le bon évêque, ayant perdu ses illusions, dit après le repas que les hommes rustiques lui paraissaient plus utiles à la Société humaine que les très habiles, car les premiers découvraient d’emblée leurs intentions, bonnes ou mauvaises, tandis que les seconds les couvraient d’un voile épais, impénétrable à la vue la plus perçante, si bien qu’il fallait un hasard pour qu’on pût les saisir. Il ajouta : « Vous pouvez tous constater la simplicité de nos hacendados. Je n’en prendrai pour exemple que le bonhomme Menéndez qui, seul à pouvoir porter témoignage sur l’imputation d’une calomnie, répondit une fois, deux fois, et trois fois « qu’il n’y avait pas de ces moutons-là », ce qui revenait à dire que tout était un mensonge ; et aucune instance ne put lui en faire dire davantage.
18Ce brave homme nous offrit des mules de rechange pour toute la compagnie et les bagages, jusqu’à Talamantes ; il fit plus que tenir parole, puisqu’il nous procura également des péons, et nous offrit un repas champêtre, abondant et propre, et fournit aux domestiques tout ce dont ils avaient besoin ; mais, en prenant congé, il ne fit pas d’autre démonstration qu’enlever son chapeau, me baiser la main et me dire : « Illustrissime Seigneur, dès que vous arriverez à Talamantes, quitolis. » Je ne compris pas ce mot, dit l’évêque, mais, comme j’avais un fort bon interprète dans le petit métis du page, je le consultai. Il répondit que le bon vieillard ne lui prêtait ses mules que jusqu’à Talamantes, et que, de là, elles reviendraient avec ses domestiques, ce qui revenait à dire qu’il les lui reprenait. Le bon évêque se mit à rire de nouveau, et loua fort l’ingénuité et la simplicité de l'hacendado. Tous ne sont pas aussi rustiques, car, ce vaste gouvernement ne manque pas d’hacendados fort splendides. Mais assez de digressions, et reprenons le fil de notre discours.
19A partir de Chungara, ou bourg de Santa Rosa, on commence à sentir un peu les rigueurs de la Cordillère de Vilcanota. Pucara est le bourg le plus proche de ses pentes, et qui éprouve le plus la rigueur de ses orages et de ses chutes de neige. Celle-ci couvre en moins d’un quart d’heure toutes les rues, et empêche de circuler, même à l’intérieur des maisons, entre les différentes dépendances comme la cuisine, les logements des domestiques, la cour et la basse-cour. Les orages ne durent pas longtemps, c’est pourquoi les habitants n’ont pas pris les précautions nécessaires pour éviter leurs dégâts. Dès que cesse la grêle, la pluie commence et, décapant le pied des murs, elle forme des torrents fougueux qui charrient derrière eux de formidables masses de grêlons, capables de renverser quiconque voudrait traverser les rues à cheval.
20Après Chungara, ou Santa Rosa, il y a une courte montée, puis vient une descente sans danger, mais on y souffre les inconvénients de la Cordillère, qui s’abstient rarement de vous jeter de la grêle et de l’eau glacée, et des vents si coupants qu’ils vous transpercent le corps. Presque au pied de la Cordillère ou plutôt sur ses pentes, puisque, en réalité, c’est par elles qu’on passe, il y a quelques petites cabanes qui nous parurent des palais, parce qu’elles nous abritèrent du froid et que nous pûmes y manger assez vite quelque chose de chaud, grâce à la viande préparée que nous transportions. On dirait que ces ranchos se sont placés là en vue de quelque profit, car leurs pauvres habitants avaient au feu une grande marmite de fèves accommodées de façon rustique, et, dans un autre pot, quelques morceaux de chalona. C’est ainsi qu’ils appellent la viande de brebis salée, pour laquelle on utilise, dans ce pays, toutes celles qui, vieilles ou stériles, ne peuvent pas mettre bas ; nous avons remarqué que les voyageurs pauvres tiraient parti de cet aliment grossier, et l’Inspecteur lui-même en fit donner un grand plat à ses domestiques et aux indiens qui l’accompagnaient pour leur faire passer le temps et se réchauffer tandis qu’on préparait le repas.
21A cet endroit, à peu près, la juridiction de Lampa se sépare de celle de Tinta, car, à quatre lieues de là environ, se trouve la première poste, Lurucachi, qui appartient à la dite province de Tinta. De Potosi jusqu’à cet endroit, le pays est froid, et fort exposé aux sévères gelées qui ravagent les pâturages, et, lorsqu’il pleut beaucoup, il se forme des bourbiers dangereux, de sorte qu’il faut faire de longs détours, ou renoncer à voyager de nuit, et, de jour, voyager avec un guide qui connaisse bien le pays ; nous-mêmes, bien souvent, qui voyagions avant les grosses pluies, il nous fallait près d’un quart d’heure pour essayer de traverser un méchant fossé ; nous avions remarqué que les mules nous avertissaient du danger par leur répugnance à le traverser. Ce n’est pas là une règle infaillible, à cause de la timidité et de la méfiance naturelles de ces animaux. Le plus sûr est de s’arrêter et d’examiner le danger, au moyen d’un guide ou baqueano, comme on dit vulgairement, qui, en général, choisit une bête également adroite.
22La plus grande partie de la province de Lampa jusqu’à la grand’route est coupée par ces fossés, qui servent d’abreuvoir au petit bétail nombreux qui vit sur ces plaines, lesquelles sont drainées également par ce moyen.
23De Lurucachi jusqu’à la grande ville du Cuzco, la route passe à travers un pays tempéré, chaud par endroits ; il n’y a pas de difficultés. La province de Tinta avait auparavant quatre maisons de postes ou tambos, mais l’Inspecteur a trouvé bon de supprimer celles de Sicuani et de Checacupi. La première, parce qu’elle est à peu de distance de Larucachi et que le pays, jusqu’à Caccha, qui se trouve à six lieues seulement, est en terrain plat, outre que les maîtres de poste ne feraient pas leurs frais dans un endroit abondant en pâturages, et à certaines époques, abondant en chaumes, les deux côtés de la vallée étant toute l’année semés en blé, en maïs et en orge, avec toutes sortes de légumes ; on évite, en même temps, de retarder les courriers sur une si courte distance, couverte par un chemin très plat et commode pour les bêtes ; on a supprimé la seconde parce qu’elle était mal servie, et que le maître de postes de Caccha s’est engagé à aller jusqu’à Quiquijana, et, à l’inverse, celui de cet endroit jusqu’à Caccha.
24Le village de Combapata est situé sur une hauteur, sur la grand’route de cette juridiction. Tout le monde assure que c’est l’endroit le plus sain de tout le Pérou, et qu’il leur suffit d’aller y respirer l’air pour qu’hommes et femmes se guérissent et se remettent en peu de temps de toute espèce de maladies. Un Espagnol de quatre vingts ans, fort robuste, nous assura qu’il avait connu Don Simon de Herrera, âgé de 145 ans, et Doña Tomasa Aballon, de 137 ; encore Herrera accusait-il celle-ci de se rajeunir d’au moins huit ans ; ils pariaient à qui courrait le plus vite. Il avait connu, en même temps, quatre Indiennes du même âge, à ce qu’affirmaient les deux longétudinaires espagnols, qui les connaissaient depuis l’âge le plus tendre.
25Le village n’est pas grand, et je ne crois pas qu’il ait plus de cent habitants, en comptant jeunes et vieux ; si entre si peu de gens on trouvait six individus de 140 ans, en moyenne, il pouvait rivaliser, pour la salubrité, avec le fameux village de San Juan del Poyo, en Galice, et même le surpasser, car les 13 paroissiens de celui-ci n’arrivaient pas, l’un dans l’autre, à 116 ans. Pour ce qui est de l’agilité des Espagnols, presque tout le village s’en porte garant, car on faisait des paris sur leur course, qui consistait à marcher à pied rapidement et sans béquilles.
26On ne dit rien des Indiennes, mais il est constant et notoire que les hommes et les femmes de ce pays s’acquittent jusqu’à leur mort, du travail nécessaire à leur subsistance, et qu’ils conservent leurs modestes aptitudes. Don Lucas Lujan, mineur d’Aporoma, dans la province de Carabaya, âgé de 130 ans, marche encore avec ses sabots et monte avec à sa mine. Il lit et écrit assez bien. Nous pourrions rapporter d’innombrables exemples de ce genre, dans des pays que tout le monde taxe généralement de malsains.
27A peu de distance de ce village, commence la province d’Urcos, plus connue sous le nom de Quispicanchi. Le village de Quiquijana est coupé par une grande rivière, que l’on passe grâce à un pont de cordes et de planches, de ceux qu’on appelle oroyas en langue Quichua. Les mules de bât ou de selle passent à vide, avec beaucoup de peine et de difficulté, par le gué, qui est large et où le courant est très rapide. La poste est située du côté du Cuzco, et, comme je l’ai dit, don Antonio Escudero Garcia de la Vega, s’est engagé à fournir des mules aux courriers et aux voyageurs, de cet endroit jusqu’à Caccha, et de là à Oropesa. C’est un Espagnol riche, honorable et qui possède une grande expérience de la province ; cet endroit étant le goulet par où doivent obligatoirement passer toutes les correspondances venant de Buenos-Aires vers le Cuzco, et de même, au retour, en venant de Lima, il serait du plus grand intérêt pour cette branche des Finances Royales et même pour le public que l’on donnât une mission impérative au maître de postes, pour qu’il ne laisse passer ni courrier particulier ni cañari sans lui faire, montrer ses licences et déclarer le nombre de lettres et de plis qu’il transporte, pour savoir si ce nombre concorde avec celui des plis mentionnés sur le bordereau ; il faudrait de même, lui donner faculté de confisquer toute lettre ou pli, tous procès et pièces imprimées que pourraient transporter les voyageurs, de quelque qualité ou condition qu’ils fussent ; il faudrait lui réserver la moitié du prix de leur port, et que l’administrateur du Cuzco lui paie immédiatement cette somme, pour que la récompense stimule sa diligence ; en effet, le roi faisant payer deux réaux pour une lettre de Lima au Cuzco et trois réaux pour Potosi et Chuquisaca, il n’est pas admissible que ses vassaux lui retirent une rémunération aussi modique ; il est digne de remarque que, sur le parcours de Potosi à Chuquisaca, où il y a une correspondance constante dans les deux sens, les revenus royaux ne permettent pas de payer un courrier, qui coûte douze pesos pour l’aller et retour, parce que l’avarice empêche les gens de payer un réal par lettre simple ou double, et deux réaux pour la lettre triple et pour celle d’une once ; c’est faire bon marché de la peine et de l’embarras de rechercher les voyageurs, qui, bien souvent, glissent les lettres au milieu de leurs vêtements, et les remettent en retard, ou pas du tout, à l’exception de celles qu’ils transportent par respect pour quelque personne distinguée, ou qui passe pour telle, ou qu’ils apprécient, et ils les mettent alors avec leurs papiers personnels.
28Zurite est un autre goulet, et la première — ou dernière — poste lorsqu’on sort du Cuzco — ou qu’on y entre.
29Celui qui en a actuellement la charge est don Ventura Herrera, homme énergique, et le seul qui ait confisqué quelques correspondances sans égard pour les personnes ; il faudrait lui donner la même mission qu’au maître de postes de Ouiquijana, et imposer des peines sévères à celui de Limatambo pour le cas où il donnerait des mules plus loin que Zurite ; il arrive, en effet, que, de Limatambo, des courriers particuliers et des voyageurs vont directement au Cuzco, causant ainsi préjudice à ce maître de postes et aux finances royales. L’Inspecteur nous fit toutes ces remarques, et supprima le tambo de Urcos, considérant, non seulement qu’il était inutile, à cause de la proximité de Quiquijana, mais encore que six ou huit indiens, toujours ivres, portaient un grave préjudice aux muletiers qui passaient par ce défilé. Ces ivrognes d’alcaldes de conseillers et d’alguazils vivaient du vol : quatre jours avant l’arrivée des courriers, ils retenaient plusieurs mules aux malheureux muletiers, sous prétexte du service du roi. Ces muletiers, tantôt conduisaient des chargements de vêtements indigènes et de sucre pour les provinces intérieures, jusqu’à Potosi, tantôt revenaient avec leurs mules à moitié chargées, ou à vide, anéanties par un si long voyage. Cet arrêt dans un étroit ravin, à l’aller comme au retour, causait à ces misérables, outre l’ennui de la détention, un retard et une perte considérables. Bien souvent, et c’est ce que ces canailles avaient en vue, ils payaient leur rançon en argent, et les pauvres diables qui, comme je l’ai dit plus haut, n’avaient pas de quoi racheter leurs mules, les sacrifiaient par une étape exténuante. Cette considération poussa l’Inspecteur à supprimer cette poste abusive.
30Le village d’Oropesa convient bien à la première poste pour le Cuzco ou pour Quiquijana, parce qu’on trouve de la bonne herbe aux environs, et, dans le village lui-même, des chaumes de luzerne, d’orge et autres fourrages, de façon que les mules du maître de postes peuvent se nourrir en cas de retard causé par la lenteur de l’expédition des courriers, et les voyageurs venant de Potosi, fortifier leurs propres mules et se délasser après des marches continuelles.
31Cette poste n’est qu’à cinq lieues du Cuzco. Le chemin est bon par temps sec, mais pénible lorsqu’il pleut, à cause des nombreuses crevasses qui se forment dans les étroits passages qui séparent les propriétés situées des deux côtés, ou encore à partir de l’étroit ravin de Quiquijana.
32Lorsque nous arrivâmes en vue des toits et des tours de la plus grande ville qu’ait possédée, à ses débuts et plus tard, le grand empire péruvien, l’Inspecteur s’arrêta et me dit : « Voici la capitale de vos aïeux, Monsieur Concolorcorvo, fort embellie par les Espagnols ». Mais, comme je l’avais quittée très jeune, je n’avais pas de souvenir précis de ses édifices, de ses accès ni de ses sorties et je me souvins seulement que mon père habitait un rez-de-chaussée fort étroit, avec une grande cour. Plusieurs amis de l’Inspecteur apparurent bientôt, et c’est au milieu de la joie générale et des compliments échangés qu’on nous introduisit dans le lieu de ma naissance, appelé la ville du Cuzco.
Notes de bas de page
1 Lac Titicaca.
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