Chapitre XIII. Provinces de Porco, Poopo et Oruro. La ferme du service des courriers : inconvénients du privilège — La ville et ses coutumes
p. 164-170
Texte intégral
1On peut maintenant, au sortir de Potosi, passer par le ravin de San Bartolomé au trot, depuis qu’on a arrangé la route, mais, par endroits, elle est si mal réparée que, à la première inondation, elle se retrouvera comme auparavant. Dans ce bout de chemin, jusqu’à Yocalla, il y a deux côtes en forme d’S, bien pénibles parce qu’elles sont en pierres plates pour la plus grande partie ; mais, à la dernière descente qui aboutit au village, il y a un pont de pierre, fort solide et beau ; c’est le second pareillement bâti et il sera éternel s’il n’y a pas de secousse extraordinaire de la terre ou un total abandon de la part des corregidors et autres autorités lors de quelque inondation et avec le constant va-et-vient de mules chargées. Dant tout ce parcours, on ne rencontre pas de précipice dangereux.
2Le village de Yocalla est vice-paroisse de la cure de Tinquipaya. Il n’y a pas de tambo où pourraient loger les voyageurs. Les indiens louent des sortes de cavernes ou de fours, où l’on peut difficilement introduire un petit almofre1 et dresser un lit étroit, tous les bagages restant empilés dans une cour minuscule, et, malgré cette misère, dont les indiens s’accommodent mieux qu’aucune autre nation, ils ont construit une maison spacieuse, avec de nombreuses pièces, des cours, des arrière-cours et des basses-cours, pour loger leur curé ou son vicaire six jours par an, lorsqu’il vient célébrer leurs fêtes et recueillir ses droits ; c’est pourquoi l’Inspecteur conseille aux courriers et aux voyageurs de prendre possession d’une ou de deux pièces, parmi toutes celles que possède la maison, pour mettre leurs chargements en lieu sûr, et de se reposer, en se servant des cours et de la cuisine, pour que la fumée nourrisse les dieux du logis. Les indiens de ce village sont laborieux et assez raisonnables. Les courriers du roi ne payaient auparavant que neuf lieues jusqu’à Potosi, mais l’Inspecteur, considérant la peine des mules de ces malheureux, à la montée, décida qu’on paierait pour dix lieues, tant à l’aller qu’au retour, ce qui revient au même que d’ajouter deux lieues, bien que, d’après l’itinéraire, l’augmentation ne soit que d’une.
3Pendant tout le reste du chemin, jusqu’à Oruro, on peut aller au grand trot, et sans danger. Les tambos sont dépourvus de portes. Les mules maigres parce que le pays est stérile, et le petit bétail et les gelées détruisent le peu d’herbe qu’il y a. Les étapes de La Peñas à Oruro étaient de neuf lieues, que ne pouvaient faire sans se reposer les mules débiles des pauvres indiens, c’est pourquoi l’Inspecteur coupa celle d’Yruma à la Venta de en medio2 et en confia la charge à un gouverneur et cacique, qui est peut-être parmi les plus remarquables du pays ; celui-ci fit aussitôt apporter des matériaux suffisants pour la construction d’une demeure commode, indépendante de sa maison, dont il ouvre généralement la porte à tout homme de bien ; mais l’actuel corregidor, que je ne nommerai pas, ne voulant pas le rendre ridicule, et encore moins l’exposer à un châtiment, s’opposa à une bonne action qui avait été faite à la demande des Indiens de sa province, sous les prétextes si frivoles et ridicules qu’on rougirait de les exprimer. A cinq lieues de la Venta de en medio, et à quatre d’Oruro, se trouve un village appelé Sorafora, où l’Inspecteur avait pensé couper en deux l’autre étape ; mais, comme les indiens ne s’appliquent qu’à conduire les métaux pour alimenter la grande fonderie de don Diego Flores, ils ne se servent que de « moutons du pays »3 et manquent de mules, puisqu’ils n’en ont pas besoin pour d’autres transports ; aussi l’étape intermédiaire est-elle restée de 9 lieues jusqu’à Oruro.
ORURO
4Cette ville vient après Potosi en importance. Il s’y trouve des Caisses Royales, où l’on fond annuellement plus de six cents barres de deux cents marcs d’argent, au titre de 11 deniers et vingt-deux grains, qui valent un million deux cent mille pesos, à peu de chose près.
5La plus grande partie est le produit des minerais des gisements des environs, parce que le titre du minerai que produit la grande montagne qui touche l’extrémité même de la ville, si commode pour l’exploitation du minerai, est devenu inférieur à celui qui est nécessaire pour payer les frais d’exploitation, étant donné le manque d’eau pour les laveries.
6Cette bonne ville est située au milieu d’une vaste « pampa » de près de neuf lieues, la majeure partie couverte de salpêtre et de fange. Elle tire ses principaux approvisionnements de la fertile vallée de Cochabamba, de même que Potosi. Le sucre, le vin et autres boissons, de même que les olives, les fruits secs et les amandes viennent de très loin, mais ces denrées se vendent à un prix relativement modéré, parce que la grande consommation entraîne l’abondance, et par conséquent un prix très bas la plus grande partie de l’année.
7Le service des courriers d’ici était affermé à un bon vieillard qui disait être parent des Comtes de Castillejo. Il avait quatre mitayos qui n’avaient d’autre utilité ni de profit que de ramasser des mules, c’est-à-dire, de les enlever aux pauvres muletiers pour l’expédition des courriers et le transport des voyageurs, et de les enfermer dans un grand enclos, escortés par les agents du corregidor et des alcaldes, lesquels, à eux tous, formaient une belle équipe de voleurs, car ils réunissaient quatre fois plus de mules qu’il n’était nécessaire, et leurs propriétaires se voyaient obligés de les récupérer contre argent comptant, que se répartissaient ces inhumains satellites ; les mules qui restaient enfermées pour le service des courriers étaient celles des plus pauvres, et, par conséquent, les plus maigres et estropiées. Il n’y a pas de mots pour qualifier cette tyrannie. Les muletiers se voyaient bien souvent obligés de vendre à vil prix quelques bêtes pour donner à manger à celles qui étaient enfermées dans un enclos, qui n’avait guère que du fumier, alors que les attendait une étape de huit ou neuf lieues, au grand trot, et avec une charge double, de sorte que certaines mules n’arrivaient pas à la poste suivante, parce qu’elles se couchaient par terre, épuisées, et d’autres arrivaient, les reins brisés et presque incapables de porter leur bât pour retourner au pâturage. La nouvelle de cette cruauté parvenait aux muletiers qui assuraient l’approvisionnement de cette ville, et s’ils estimaient proche le départ ou l’arrivée des courriers, ils s’arrêtaient quelques lieues avant, pour ne pas détruire leurs mules maigres et fatiguées, et bien souvent la ville manquait de certaines denrées. Des plaintes si générales et si bien fondées d’habitants de la ville comme d’étrangers, obligèrent l’Inspecteur à demander à un habitant honnête de se charger de la maîtrise des postes, pour fournir, dans cette ville, des montures et des bêtes de somme aux courriers de Sa Majesté et aux voyageurs.
8L’Inspecteur eut tant de chance pour son dessein qu’il trouva un homme on ne peut plus à propos, en la personne de don Manuel de Campo Verde y Choquetilla, espagnol, descendant par la branche maternelle de légitimes caciques, et gouverneur d’indiens. Il est vrai que ce dessein lui fut suggéré et confirmé par ses amis intimes, don Joaquim Rubin de Zelis et don Manuel de Aurre-cochea, chez qui était logé don Alonso. Les mitayos du fermier des postes avaient déposé une véhémente plainte écrite contre lui, parce qu’il ne leur payait pas leur travail ni le service de leurs femmes chez lui.
9L’Inspecteur donna son titre au Gouverneur Choquetilla, avec une attestation des royales ordonnances, afin qu’il se présentât devant le Conseil municipal pour que l’on enregistrât les privilèges que Sa Majesté lui concédait, en tant que Maître des Postes ; mais, alors que l’Inspecteur s’attendait que le corregidor et le Conseil le remercient pour un service si important, il constata que le corregidor avait fait opposition. Celui-ci était un capitaine de plus de soixante ans ; don Alonso m’ordonna de ne pas le nommer dans mon Itinéraire, pour ne pas l’exposer au mépris de tous ; je m’inclinerai, ainsi que pour tous les autres qui négligeaient les royales ordonnances ; je ne dirai pas, non plus, les motifs de ce corregidor et des autres pour perpétrer de semblables attentats, parce que j’aurais honte d’en parler ; mais, pour ne pas mêler à ce procès les autorités et les conseillers d’Oruro, je dois noter qu’à la réunion suivante du conseil, ils acceptèrent le Maître de postes en question, malgré l’opposition du corregidor.
10L’Inspecteur avait déjà rendu compte au Gouvernement Supérieur de la Province des résultats de la première réunion, et, par retour du courrier, il reçut un ordre exprès de son Excellence, de recevoir à la Maîtrise de Postes la personne qu’il avait désignée. Nous fûmes tous fort étonnés de voir l’opposition de ces autorités inférieures aux ordonnances royales, et l’Inspecteur, venant à se rendre compte de notre critique, nous dit que nous étions bien novices, ou bien peu instruits des maximes de souveraineté de ces petits corregidors ignorants, et il ajouta que celui de La Paz avait mis en prison, peu de jours auparavant, le fermier des courriers, parce qu’il ne lui avait pas remis ses lettres en franchise ; il les prit sans rien payer, et livra le reste au pillage. Tout le monde sait que les fermiers, de quelque branche que ce soit des Finances royales, jouissent du même privilège que les administrateurs. Le corregidor du Cuzco, arrêta l’administrateur nommé par le Gouvernement supérieur, qui s’était refusé à obéir à ses ordres sur la réglementation intérieure concernant l’arrivée et le départ des courriers, et le retint prisonnier dans l’Hôtel de Ville, laissant à l’abandon un bureau royal responsable des intérêts, non seulement du Roi, mais encore du public, contenus dans les correspondances en instance et autres papiers confidentiels.
11Je ne veux pas ajouter d’autres exemples, mais réfléchissez à la gravité de ces excès, et à combien d’autres plus grands seront exposés les particuliers qui ne jouissent pas de privilèges, et davantage encore les gens les plus humbles ; en conclusion, je puis vous assurer, que, à l’exception d’un petit nombre de corregidors raisonnables, avec lesquels j’ai été en relation, en plus de vingt ans, dans toutes ces provinces, tous les autres m’ont semblé des fous, à tel point que je crois n’importe quelle extravagance qu’on rapporte à leur sujet.
- « A quoi tient, dis-je à l’Inspecteur, ce changement chez les hommes ? c’est-à-dire que d’hommes doux et d’un commerce paisible, ils se transforment en durs et superbes ? »
- « Il n’y a point de changement, répliqua l’Inspecteur. La plupart des hommes sont une bande de fous. Les uns sont furieux, et on les fuit. Les autres sont amusants, et on se divertit avec eux, le reste est dissimulé et contient sa fureur par lâcheté, et par peur de se heurter à des forces supérieures et de perdre quelques côtes dans des bastonnades, aussi ces derniers, lorsqu’ils se voient revêtus d’autorité, sont pires que les fous furieux, parce que n’importe qui contient ces derniers par la force ou par l’adresse, tandis que, contre les premiers, rien ne vaut qu’une détermination criminelle ou une tolérance insupportable, car la fuite n’est pas toujours possible. »
12Je ne parle pas, pour l’instant, des injustices qu’ils commettent, car il y aurait trop à dire sur ce point, ou sur ce sujet, ou sur ce chapitre, comme on voudra l’appeler, mais cela revient au même.
13Dans cette grande ville, ainsi que dans l’Impériale Potosi, on ne trouve pas d’édifice en harmonie avec les immenses fortunes qui se sont dépensées, depuis deux cents ans, en plaisirs profanes, parures, promenades, jeux et banquets. Si la corporation des mineurs déposait un réal pour chaque marc fondu (et j’en dis autant des particuliers, qui ramassent des pignes et par nécessité les portent au creuset local), ils auraient tous les ans, sans s’en rendre compte, quinze mille pesos, et, au bout de dix ans, ils se trouveraient à la tête de 150.000 pesos pour entreprendre des travaux dont ils retireraient un grand bénéfice, et, au moins, ils pourraient donner de l’eau en abondance à toute la ville, et peut-être pourraient-ils lui procurer l’eau suffisante pour laver quelques minerais qui ne paient pas leur transport jusqu’à la rivière, ou entreprendre d’autres ouvrages utiles à la République. Potosi et Oruro ne laisseront pas d’être des villes importantes tant que subsisteront les mines proches de leurs rivières, or elles sont inépuisables en métal d’un titre plus ou moins élevé ; de toute façon, cela soutient les uns et engage les autres.
14Dans cette ville aussi, les citernes et les puits seraient de grande utilité.
15Dans ses campagnes, l’herbe pousse peu, parce que la terre est mêlée de salpêtre, ce qui rend cette herbe fort recherchée par le petit bétail, qui la broute continuellement. Sa chair est savoureuse, mais plutôt dure. Toute la graisse et la substance s’accumulent entre le bout de la queue et les reins, avec tant de monstruosité qu’au début nous craignions que ce ne fût artifice des bouchers, parce que les flancs des moutons n’ont l’air que de minces par-chemins.
16Dans cette ville, comme dans celle de Potosi, les coquettes ont eu de la chance, car certaines ont fait retraite dans l’état de mariage, s’introduisant dans les réunions des matrones qui ne portent pas jugement sur la vie passée. Nous avons constaté que les habitants de cette ville, et même les étrangers qui s’y sont établis, ne conservent pas de rancunes entre eux bien longtemps, et qu’ils se laissent facilement réconcilier ; aussi l’Inspecteur s’y trouvait-il fort heureux, malgré l’opposition du corregidor, qu’il eut la générosité de mépriser, justement parce qu’elle était mal fondée. Nous avions tous cru qu’il allait terminer son inspection dans cette ville, considérant que le chargé de mission et administrateur général qui était arrivé à Lima avait dû réformer et instruire les administrateurs de ce parcours ; mais il abandonna finalement le voyage projeté à Tacna, parce qu’il considéra ce parcours peu utile aux finances royales et au public, et nous prîmes le chemin de La Paz par les postes suivantes :
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