Chapitre VII. Origine des mules. Méthodes de dressage des gens de Tucuman. Méthode des Indiens — Le commerce des mules
p. 107-120
Texte intégral
1Pour en finir avec un sujet qui intéresse tant les commerçants que j’estime le plus parmi les ambulants, je vais expliquer au public ignorant en ces matières l’origine et la propagation d’une telle quantité de mules qui naissent dans les pampas de Buenos-Aires de mères juments. Celles-ci, naturellement, s’unissent au cheval, comme à un animal de leur sphère, de même que les ânesses aux ânes ; on peut les considérer comme deux espèces distinctes créées par Dieu et qui entrèrent dans l’Arche de Noé. Les hommes ayant constaté, par hasard, que d’un âne et d’une jument naissait une espèce de monstre infécond, mais qui, en même temps, était utile pour le travail par sa résistance, ils tâchèrent de le multiplier ; mais, voyant en même temps une certaine répugnance chez les juments à recevoir l’âne, et plus encore à nourrir et élever la mule ou le mulet, ils s’avisèrent d’enfermer la jument, avant qu’elle mît bas, dans une écurie obscure, et, une fois le poulain né, de l’écorcher et de revêtir de sa peau un âne nouveau-né, qu’ils laissèrent à la jument pour qu’elle l’élevât sans répugnance. Le petit animal, par besoin de nourriture, s’attache à la jument, et celle-ci, croyant que c’est son enfant, à cause des effluves de la peau, l’élève dans cette obscurité ; au bout de quelques jours, on débarrasse l’ânon de la peau, pour ne pas le gêner davantage, et, lorsqu’on éclaire l’écurie, la jument adopte l’ânon, et celui-ci tient la jument pour sa mère, et ne s’écarte pas d’elle, même si sa véritable mère lui fait fête. Ainsi, cette espèce de reproducteurs va augmentant, jusqu’à ce qu’il y en ait assez pour les juments. Dans l’Espagne d’Europe, on se sert d’artifices que ce n’est pas ici le lieu d’expliquer pour que les ânes couvrent les juments, mais ce souci vient de ce que beaucoup d’éleveurs ont un petit nombre de juments, et chacun s’efforce qu’elles mettent bas sans retard. Dans les pampas de Buenos-Aires, il y a peu d’éleveurs, avec beaucoup de juments pour chacun, c’est pourquoi on perd beaucoup de petits, faute d’accoucheur et d’autres secours. Les ânes, que l’on appelle reproducteurs, sont si jaloux qu’ils défendent leur manade et ne permettent à aucun cheval capable d’engendrer de s’y introduire, sous peine de la vie ; ils ne font de quartier qu’aux eunuques, comme font le Grand Turc, et d’autres, dans leurs sérails.
2Les tigres sont les animaux les plus redoutés des chevaux et des mules ; mais l’âne père lui tient tête avec intrépidité et, ne pouvant, par sa maladresse ou son manque d’agilité, se défendre avec ses fortes armes, qui sont les dents, il laisse le tigre lui monter sur le dos, et, une fois qu’il l’a vu aggrippé avec ses griffes, il se jette par terre et s’y roule, jusqu’à ce qu’il lui ait brisé sa fragile colonne vertébrale, puis il le met en pièces de ses fortes dents, sans avoir peur ni se soucier des blessures qu’il a reçues. Finalement, l’âne, qui paraît, dans la pampa, un animal stupide, et sans autre mouvement que celui de la génération, défend sa manade, ou son troupeau de juments, mieux que le cheval le plus fougueux. Il méprise les femelles de son espèce, parce qu’il les tient pour inférieures aux juments. Celles-ci l’aiment pour toutes les qualités que réunit son animalité.
3Les mules et les mulets, dès l’âge le plus tendre, tirent du côté maternel, aussi courent-ils après un cheval, un poulain ou une jument, dédaignant leur père, de sorte que lorsqu’ils quittent les pampas, à l’âge de deux ans, ils suivent les chevaux comme des moutons, prenant peur seulement au moindre objet inusité, mais les péons les maîtrisent facilement, jusqu’à l’arrivée aux potreros de Cordoba. Là, on les laisse libres, et chaque groupe ou peloton se joint à un ou deux chevaux châtrés, ou à des juments, car cela leur est indifférent, et ils se réunissent pour boire et manger. Quand les mules sortent de cet hivernage, elles sont robustes et fougueuses, et commencent la seconde étape, qui doit les mener à Salta, entre deux montes épais, qui n’offrent que d’étroits sentiers débouchant à angle droit sur la route, et d’autres, transversaux, qui vont jusqu’à des points d’eau, et pour les empêcher de s’égarer, les péons ont fort à faire, sans autres lumières que celles, peu claires, de leurs traces.
4Ces jeunes animaux sont si curieux que, tout ce qu’ils aperçoivent, ils veulent l’examiner et le voir avec une attention et une naïveté remarquables. Une charrette arrêtée, une tente de campagne, une mule ou un cheval sont pour eux, semble-t-il, des objets extrêmement plaisants, mais cela ne se produit que chez les bêtes les plus vives et les plus grasses, qui prennent les devants, et qui, bien souvent, si on ne les chassait pas à propos, resteraient des heures entières bouche bée ; le mieux est de faire le geste de les caresser, et de leur passer la main sur la crinière ou sur le dos, elles sautent alors et cabriolent et vont se placer à l’arrière-garde de la troupe, puis se portent de nouveau en avant pour avoir l’occasion de faire de nouvelles explorations. Le reste du troupeau et l’avant-garde marchent toujours au grand trot, et comme elles vont en groupe et toujours poussées par les péons, elles n’ont pas lieu de se distraire. Les premières peuvent être comparées à des éclaireurs qui, en campagne, ouvrent la marche ; mais si par malheur elles aperçoivent un tigre, qui est pour elles l’objet le plus horrible, elles reculent toujours, et entraînent derrière elles le reste de l’armée, qui se divise en pelotons par les chemins et sentiers, à toute allure, jusqu’à ce que leur frayeur soit passée, ce qui ne se produit pas d’habitude avant qu’elles soient hors d’haleine.
5Défendre et contenir ce régiment, composé de deux bataillons de mille mules chacun, au milieu d’un monte épais, c’est beaucoup de travail pour seize chevaux rapides, et il faut qu’un ou deux péons suivent une compagnie, parce qu’elles s’éparpillent toutes, même si elles suivent la même route, en prenant la tangente. Ce qu’il y a d’heureux, c’est que chaque peloton reste uni jusqu’à ce qu’il ait perdu sa première impétuosité. Mais si, par malheur, l’un de ces barbares détachements plus fougueux et plus robuste, s’écarte davantage et si ses forces l’abandonnent en un endroit éloigné de l’eau, il périt presque toujours, parce que les bêtes, fatiguées, ne font que chercher l’ombre des arbres et ne la quittent pas avant de sentir la fraîcheur de la nuit, ou bien elles s’affaiblissent tellement par un exercice désordonné, et par la soif, qu’elles se laissent mourir pour se reposer. Un propriétaire de troupeau, ou un convoyeur, dans ce mauvais pas, se croit perdu. Les péons fatigués et leurs chevaux presque rendus gagnent, au bout de deux jours, l’endroit, ou le camp où l’on prend soin des chevaux et des vivres. Là, ils changent de cheval et, prenant un morceau de viande crue, retournent à l’enclos ou aux parages où ils ont laissé chacun les mules qu’ils ont recueillies, puis repartent pour explorer le monte aux alentours, afin d’y recueillir les mules qui ont pu s’égailler. Le chef et son aide portent la part la plus lourde de ce rude travail, parce qu’ils visitent tous ces endroits. Ils comptent les mules, et veillent à ce que l’on recherche celles qui manquent et qu’on les réunisse toutes ensemble pour poursuivre la marche. Dans cette armée, on ne punit pas les soldats, et il n’y a d’autre ban que celui prononcé contre les officiers, mais ceux-ci rejettent la responsabilité sur le haut commandement, c’est-à-dire sur le chef et son second, qui leur confient des recrues incorrigibles.
6Entre autres extravagances, ou folies, si l’on veut des mules inexpérimentées, celle que je vais exposer est digne de considération, et peut-être inexplicable pour les meilleurs naturalistes et physiologistes. Ces mules marchent en troupeau de deux mille, pendant vingt ou trente lieues, sans eau, au grand trot, la soif étant alors leur plus grand ennemi. On rencontre un ruisseau capable de rafraîchir et d’apaiser en peu d’heures la soif de cinquante mille chevaux, et bien davantage encore : sur deux mille mules assoiffées qui y entrent par petits groupes, détachements ou compagnies, bien rares sont celles qui boivent, et elles perdent leur temps à troubler l’eau en caracolant, poussant des cris et pataugeant, à remonter et redescendre le ruisseau. S’il y en a un plus important à peu de distance, les péons tâchent d’y pousser rapidement le troupeau, pour qu’il ne s’arrête pas au premier, puis, laissant les bêtes se reposer quelque temps, ils les laissent boire à leur gré. On n’en finirait plus de raconter toutes les extravagances des jeunes mules, que l’on appelle, chucaras dans ces provinces ; aussi, je passe maintenant à la façon qu’ont de les dresser les gens du Tucuman, une fois qu’elles sont sorties du ravin de Queta, et à la manière toute différente qu’ont les Indiens des provinces qui constituent le Pérou à proprement parler, c’est-à-dire des Chichas aux Huarochiris, et les provinces transversales de la sierra.
Façon de dresser les mules des gens de Tucuman
7Avant de rapporter celle-ci, il me paraît bon de dire que les mules en question n’ont jamais été touchées, pas même de la main, qu’on n’a jamais effleuré le vêtement que leur a donné la nature, jusqu’au foirail de Queta. Quand les vendeurs les présentent dans les enclos de la vallée de Lerma, proche de la ville de Salta, on considère comme de rebut (c’est ainsi qu’on désigne les bêtes défectueuses), toutes les mules blanches ou gris pommelé, les mâles que l’on a oublié de châtrer, et toutes les mules que, par hasard, on a attrapées au lasso, parce que ces animaux fougueux se jettent sur le sol avec violence et on les considère comme estropiés. Cet usage vient de ce que les employés de l’acheteur soulèvent la question de savoir si un mâle est châtré ou non et, quand le péon lui jette un lasso pour l’écarter, ou encore pour attraper une mule que l’on dit de rebut, le lasso tombe d’ordinaire sur une des meilleures, qui est alors considérée comme de rebut à son tour.
8Lorsqu’on arrive à ce ravin de Queta, on renvoie les chevaux et on commence alors à utiliser les mules dressées ; mais, comme celles-ci ne suffisent pas pour toutes les besognes, on commence par attraper au lasso les mules les plus robustes d’après leur corpulence et leur vivacité, et chaque péon est obligé de monter sans discuter celle qu’attrape et que lui présente le chef ou son aide. Cette mule offre une résistance extraordinaire, mais on la maîtrise en lui jetant un autre lasso à la patte, et, au moment où elle veut sauter, on brise son élan en l’air et on l’abat au sol avec violence, puis, avant que l’animal furieux revienne à lui, on lui attache les quatre pattes et, en lui maintenant la tête avec de fortes morailles, on lui passe le licou et on le selle en lui faisant autour du ventre, avec la sangle, une espèce de ceinture qui l’empêche presque de respirer. Pendant cette opération, la pauvre bête donne plusieurs coups de tête contre le sol, se blessant les yeux et les dents jusqu’au sang. Dans cette posture, elle brame autant qu’un taureau, et, avant de lui enlever ses attaches aux pattes, on lui met une autre longe au pied, longue et semblable à celle qui pend au licou. Dès que la bête se voit libre, elle se lève avec violence, mais, comme elle est attachée par deux courroies, elle ne peut fuir et fait de formidables sauts de mouton. Quand elle s’y attend le moins, on la jette de nouveau contre le sol, sans le lui laisser toucher avec les pieds, et on répète ce traitement inhumain jusqu’à ce qu’on l’estime fatiguée ; on lui enlève alors la courroie du pied, et, après lui avoir couvert les yeux, un péon monte sur son dos, en s’aggrippant aux oreilles et un autre arrête ses premiers élans en tenant la guide qui est fixée solidement à l’anneau de fer que comporte le licou ; mais, malgré la torture qu’a subie le pauvre animal, il commence à se cabrer et à pousser des mugissements pareils à ceux d’un taureau blessé et harcelé par des chiens.
9Si le pauvre animal veut fuir pour se soulager, et secouer son impertinent chargement, le péon l’arrête par la longe, en lui tordant la tête et le cou, ce qu’on appelle, avec beaucoup de propriété, les lui « casser ». Il se trouve des mules pour attaquer, en cet état, le péon qui les retient, comme pourrait le faire un taureau sauvage. Celui qui est sur son dos, non seulement se tient aux oreilles, mais encore s’accroche par les éperons, ce qui est encore un autre martyre ; ces gens disent que chacun se défend avec ses ongles. On parvient enfin à abrutir la pauvre bête, toute sanglante et couverte de poussière et de sueur, alors le cavalier desserre les éperons. Il lui lâche les oreilles, et prenant les rênes de la bride en libérant la longue courroie, il laisse la mule marcher à sa fantaisie. Tantôt elle tourne en rond, tantôt elle se dirige vers un précipice ou s’attaque à un escarpement rocheux ; mais le péon la rappelle à l’ordre en tirant fortement à droite ou à gauche, et, de temps en temps, lui enfonce ses nazarenas, car c’est ainsi que s’appellent ces monstrueux éperons, jusqu’à ce que la mule, attrapant la grand’route, rejoigne le troupeau, qui, à partir de Queta, marche lentement. Le chef, ou son second, vérifie si la mule est bien « rossée ». Ce terme de « rossée » signifie couramment, dans ce pays, un châtiment extraordinaire. Si la mule conserve encore quelque vivacité, on ordonne au péon de l’emmener à la première clairière et de la faire « escarmoucher ». Le malheureux animal ne sait que courir et sauter, et, pour le faire tourner à gauche, on tire fortement sur les rênes, et, de la main droite, on lui donne des coups très forts sur les mâchoires, jusqu’à ce qu’il incline le museau, qu’on tient serré contre l’arçon de la selle, et, dans cette posture, on lui fait faire une douzaine de tours vers la gauche, puis on exécute le même exercice, pour renverser l’effet, vers la droite. La mule ou le mulet hurle, et, dès qu’on a relâché la fausse rêne, elle court à l’aveuglette par monts et par vaux, et bien somment elle se jette par terre, désespérée, et, si son robuste cavalier a une distraction, ce qui arrive rarement, elle lui casse une jambe ou lui estropie un pied, blessures que l’on tient pour fort glorieuses et que l’on montre, comme les soldats font des cicatrices de balles ou d’estocades qu’ils ont reçues en campagne pour la défense de leur patrie.
10J’ai fait une peinture sommaire de la première « rossée » que l’on donne à une jeune mule innocente. Cet exercice se répète journellement, avec plus de vingt mules, parce que, ainsi que je l’ai dit. chaque péon doit monter celle qu’a attrapée pour lui le chef ou son aide, qui choisit toujours les meilleures, qui sont les plus fougueuses et corpulentes. Cette façon grossière, barbare et inhumaine de dresser ne peut être approuvée d’aucun homme doué de raison, car, sans parler des nombreuses mules que l’on estropie et qu’on blesse en plusieurs endroits du corps, les propriétaires de troupeaux et les convoyeurs ne réussissent qu’à affaiblir les bêtes les meilleures pour éviter qu’elles ne s’emballent, et économiser un certain nombre de mules dressées.
11Il serait préférable, à mon avis, que les négociants en mules dépensent, dans chaque troupeau de deux mille bêtes, trois ou quatre cents pesos de plus pour avoir davantage de mules dressées, et qu’ils épargnent cette dure épreuve, ou pour mieux dire, ce châtiment, à des mules innocentes et incapables de s’instruire par des moyens si violents. Quelques longues marches seraient, à elles seules, un travail suffisant pour leur ôter cette impétuosité qu’elles tirent des potreros de Salta, et, au moins, elles parviendraient au foirail sans autres vices et tares que celles que la nature leur a donnés.
12Les corregidors, que nous devons considérer sinon comme les uniques acheteurs, du moins comme les principaux, ne confient pas au meilleur muletier plus de dix mules, et aux autres une ou deux. Les premiers introduisent dans leur train ces animaux novices (sans rien leur faire porter) et, insensiblement, ils les domptent et les maîtrisent par le bon exemple des mules vétéranes. Certains voyageurs observent ainsi celles qui conviennent le mieux soit comme bêtes de somme, soit pour la selle. Ils exercent les premières en leur mettant une charge légère, que l’on nomme atapinga ou carta-cuenta, qui se borne à leurs valises et autres objets de peu de poids. Celles que l’on considère comme propres à la selle sont équipées d’une sellette, sans étriers ni trousse-queue, pour qu’elles ne s’effraient pas, mais on met dès le début, aux unes et aux autres, une mamacona, qui est, en fait, un licou de cuir brut tressé, pour que leur tête s’accoutume peu à peu à ce genre de sujétion, et qu’elles n’en soient pas gênées lorsqu’il s’agira de les monter ou de les charger. Ensuite de quoi, on met les étriers aux mules de selle, pour qu’elles s’accoutument petit à petit à leur bruit et à leur mouvement, comme au bât celles que l’on destine à la charge. Cette façon de dompter est très conforme à la raison, et à l’usage que l’on observe dans la sage Europe. Elle n’a rien de compliqué et encore moins de coûteux. Les mules destinées à la selle, au bout de peu de jours, se laissent monter par un garçon qui va dans le train à pas lent, et, de temps en temps, prend les devants ou reste en arrière pour que la mule s’exerce peu à peu. Celles qui sont destinées à la charge exigent moins de soins, parce que, tout en s’accoutumant à marcher au pas lent du train, elles reçoivent petit à petit une plus lourde charge proportionnée à leurs forces et se domestiquent insensiblement, par le désir d’être débarrassées de leur charge en arrivant aux haltes ou à destination.
Méthode ou idée qu’ont les Indiens pour dresser leurs mules
13Le corregidor distribue à chaque Indien une ou deux mules, bien souvent pas du tout, s’ils n’en ont pas besoin ou ne sont pas capables d’en payer une. Tout le monde attend impatiemment cette répartition, les uns pour s’en servir dans le transport de leurs effets, les autres pour les vendre à bas prix et faire servir le peu d’argent qu’elles rapportent à des saouleries et autres désordres. Les premiers dressent leurs mules par un moyen opposé à celui qu’emploient ; les gens du Tucuman, en quoi les uns et les autres ont tort, à mon avis. Les Indiens peu courageux et peu robustes, reçoivent avec plaisir une ou, au plus, deux mules, et, les emmenant chez eux, ils les attachent fortement, dans les patios ou dans les basses-cours, à un gros tronc que, dans toute l’Amérique, on appelle bramadero1.
14Ils laissent là la mule ou le mulet au moins vingt-quatre heures sans lui donner à manger ni à boire et, à la fin, ils viennent voir si la bête est domptée ou non ; mais s’ils croient qu’elle a encore des forces et pourrait se refuser à la charge ou à la selle, ils la laissent encore vingt-quatre heures « se reposer », comme ils disent, mais il serait plus exact de dire : se fatiguer, et finalement, ils lui mettent sur le dos, sans bât d’aucune sorte, un sac de blé, ou de farine, de six à sept arrobas, bien sanglé autour du ventre, de façon qu’elle ne puisse s’en débarrasser. L’animal, affaibli d’abord par la faim et la soif, puis par la charge, suit à pas lents celui qui la tire, et ne fait de résistance que pour s’arrêter à boire à un ruisseau et brouter un peu d’herbe qui se présente sur son chemin. Les Indiens ont de la patience en tout, et c’est ainsi qu’ils domptent leurs mules peu à peu, selon leur caractère pacifique et leur façon de penser ; mais ils obtiennent toujours des animaux chétifs et de peu de forces, parce qu’ils les font travailler avant le temps, et sans les nourrir comme il faudrait, et les tiennent sans cesse en mouvement.
15De ces débuts inconsidérés provient la mort d’une infinité de mules dans la sierra, principalement parmi les Indiens, parce que mes braves pays pensent que l’existence et le service d’une mule ne durent que le temps qui sépare une répartition d’une autre. Mes braves pays ne distinguent pas si la mule convient mieux pour la charge ou la selle parce que, comme le corregidor ne leur en distribue qu’une, ils l’emploient à la charge et à la selle au bout de trois jours qu’ils la possèdent et si quelque Espagnol la leur loue, l’animal lui applique une paire de ruades ou lui donne un coup de dent quand l’autre y pense le moins, et, si elle arrive à le mettre par terre, qu’il ne compte pas sur le mors, la selle et la peau de mouton, les besaces et tout le reste, parce que la bonne mule, qui se montrait si paresseuse pour faire le voyage, regagne son pâturage familier, à grande vitesse, et le bon Indien fait disparaître le harnachement en le cachant sous un rocher, dans un profond ravin, et l’Espagnol reste avec son coup sur la tête, sa ruade et sa morsure, et sans harnachement, à moins qu’il ne le rachète en payant d’avance, car l’Indien ne fait aucun cas des promesses, parce que lui-même ne les tient jamais.
16Ces deux modes de dressage sont en grande partie responsables de la perte de tant de mules ; cependant, la plupart de celles qui meurent dans la sierra, c’est faute de nourriture. Un muletier des environs du Cuzco, où se trouvent les meilleures mules de toute la sierra, ne peut faire qu’un voyage aller et retour de deux cents lieues par an, ou en un an, pour lequel elles mettent cinq ou six mois. Quand ils vont à Lima, ils fortifient leurs mules pendant trente jours au moins dans les champs de luzerne et d’herbe épaisse des environs. Quand ils vont à Potosi, ce qui fait quarante et une lieues de plus, ils ne trouvent aucune ressource commode, parce qu’on y trouve beaucoup moins d’herbe ordinaire, et ils ne pourraient donner à leurs mules que de l’orge, ce qui leur coûterait beaucoup plus cher que ne leur rapporte le transport de marchandises. Si, dans ces voyages, il y avait des « retours », les muletiers pourraient faire la dépense de garder leurs mules quinze jours à l’enclos en leur donnant de l’orge, ce qui équivaudrait à trente jours avec de la luzerne ; mais, comme ils sont privés de cette ressource, ils s’efforcent de ramener leurs mules le jour même où ils apportent le chargement, pour qu’elles se nourrissent dans les arides campagnes et arrivent en vie à destination, où elles se reposent, pour le moins, encore six mois avant d’entreprendre un autre voyage.
17Les muletiers de la côte nourrissent leurs mules en payant la luzerne qu’elles broutent tous les soirs, et, dans les endroits où on manque de cette ressource, et lorsque ce n’est pas le moment, ils les nourrissent avec des épis de maïs, qu’ils ont la précaution d’emporter, et ils réussissent ainsi à faire par an, deux ou trois voyages aussi longs et obtiennent que leurs mules transportent davantage d'arrobas et demeurent robustes quatre fois plus longtemps que celles de la sierra. Je veux dire qu’une de celles-ci fera de l’usage pendant ces cinq ans, et une des leurs vingt. La première fera cinq voyages pendant ces cinq ans, et la seconde en fera pour le moins quarante, durant les vingt ans de vie que j’attribue à une mule bien traitée, même si elle les passe à travailler constamment.
18Qu’on ne croie pas qu’il soit exagéré de donner au plus cinq ans de vie à une mule dans la sierra et ses déserts, et il faut en compter presque autant depuis sa naissance jusqu’au moment où on l’emploie à travailler. Je tiens compte aussi des nombreuses mules incapables de gros travaux parce qu’elles ont une patte ou les reins estropiés ; il y en a une quantité considérable dans la sierra, et elles ne servent qu’aux Indiens pour porter leurs légers fardeaux et les transporter à une courte distance.
19Voici plus de quinze ans (mais mettons dix pour que personne n’hésite à le croire) qu’entrent tous les ans, venant des potreros de Salta et du reste du Tucuman, plus de cinquante mille mules qui sont réparties et vendues depuis les Chichas jusqu’aux Huarochiris. Outre l’opinion des meilleurs troperos, nous en avons une preuve qui, bien qu’elle ne soit pas concluante en droit strict, convainc cependant la raison naturelle. Tout le monde est d’accord que la taxe prélevée sur ce commerce s’élève tous les ans à trente-deux mille pesos, et qu’on paie six réaux par tête.
20Pour arriver à cette somme, il faut qu’on ait enregistré près de quarante-trois mille mules, de sorte qu’il ne s’en faut que de sept mille que mon calcul soit exact. Ce nombre de mules est important, mais, distribué entre un grand nombre de troupeaux, il est à peine perceptible, de même que dans une armée de cinquante mille hommes, on ne remarque pas l’absence de sept mille, et le même nombre ne fait pas une augmentation considérable. Les officiers du roi sont assez indulgents. Les gardes les imitent dans ce genre de générosité, et les muletiers profitent de l’indulgence des uns et des autres, en tirant parti de l’habileté des chefs de troupeaux, des assistants et des péons, à quoi il faut ajouter les groupes de mules qui s’égarent dans des chemins irréguliers. Beaucoup de gens font leurs prélèvements, dans ce commerce comme dans tous les autres où le roi prélève un tribut.
21Les mules restent dans les limites des provinces qui forment le Pérou à proprement parler. Il n’y a pas d’exportation de cette denrée vers les provinces étrangères. Selon mes calculs, en dix ans, il est entré au Pérou cinq cent mille mules, et, en supposant que celles seulement qui s’y trouvaient déjà se soient estropiées ou soient mortes, il faudrait compter actuellement cinq cent mille mules en service pour la charge, la selle, les voitures et calèches ; ces deux dernières catégories sont réservées à Lima, parce que, dans les autres villes, on n’utilise pas de train magnifique, qui n’est pas adapté au terrain ou, pour mieux dire, à l’usage. D’après ce calcul, on devrait compter cinq cent mille mules utiles, de charge et de selle, des Chichas aux Huarochiris, et, comme je ne crois pas qu’il y en ait cinquante mille, j’en conclus qu’il en meurt ou s’en estropie autant tous les ans dans ce territoire. Et si, pour transporter les métaux des mines aux usines, les mineurs se servaient de mules, il y en aurait dix mille de plus d’anéanties tous les ans, en comptant seulement des Chichas aux Huarochiris, dans les régions minières qui se servent des « moutons » indigènes, que l’on appelle couramment « lamas » ; ce sont eux qu’on utilise pour les transports des principaux minerais d’argent et de mercure. Il est vrai que, pour ces derniers, on ne s’en sert qu’à Huancavelica, car, rien que dans les collines de cette ville, il y a des mines de ce métal capables d’approvisionner tout le royaume.
22Il peut paraître incroyable que cinquante mille mules meurent tous les ans, ou soient inutilisables avant d’avoir vécu dix ans accomplis, dont quatre seulement de travail, et en quatre voyages réguliers seulement, évalués l’un dans l’autre à deux cents lieues, à quoi il est bon d’ajouter que les mules qui vont à Potosi n’ont pas de charge normale au retour. Je veux dire qu’un muletier de cent mules reçoit à peine dix charges, et c’est la même chose pour ceux du Cuzco, pour descendre à Lima, excepté un seul qui transporte tous les ans l’argent royal, et qui possède le titre de Cartacuenta.
23Les mules, dans les vallées comme celle de Cochabamba, et sur toute la côte d’Arica à Lima compris, travaillent quatre fois plus et vivent quatre fois plus longtemps, à cause de la quantité de luzerne qu’on a pour les nourrir, comme de la douceur du climat. La plus grande partie de la sierra est formée de terres très froides, où l’herbe pousse peu, et, au moment où on devrait y mettre le bétail, tombe une gelée qui la détruit entièrement. Le petit bétail profite de celle qui se trouve près de la grand’route, qui aurait pu servir pour les continuelles allées et venues des muletiers, parce que leurs mules fatiguées et affaiblies ne peuvent aller chercher l’herbe sur les montagnes et dans les ravins, qui sont éloignés de trois ou quatre lieues. Il y a quelques endroits de climat assez doux qui gardent une herbe suffisante, mais comme ils ont des propriétaires, ceux-ci les défendent et les réservent pour leur bétail. Les Frères de la Compagnie étaient les plus jaloux sur ce sujet, avec lequel je désire en finir par une bonne histoire que m’a racontée l’Inspecteur. Il dit donc qu’il a entendu dire que don Fernando Cosio, alors qu’il conduisait un troupeau de mules, fut obligé de faire halte dans les pâturages d’une propriété de la Compagnie. Les bêtes avaient à peine brouté que l’administrateur fit irruption avec une troupe de domestiques, pour chasser le bétail. Les hommes du Tucuman ne sont pas très bavards, et ne résolvent jamais rien par eux-mêmes, sans rendre compte au maître, car c’est ainsi qu’ils appellent le propriétaire du troupeau, étant Espagnols, parce que ces gens-là suivent l’étiquette européenne, et ne tiennent pas pour ignominieux un terme qui n’est employé au Pérou que par les esclaves.
24L’assistant arriva donc à la tente où était logé Cosio, et, l’appelant, le chapeau à la main, lui dit qu’il s’était présenté un théatin avec vingt-cinq hommes à cheval pour lui chasser son bétail (c’est ainsi qu’ils s’expriment) et que le chef était en train de les contenir avec ses gens en attendant les ordres. Cosio, un montagnard qui ne supporte pas une mouche sur son front, décrocha son tromblon, qui était bien pourvu de poudre et de balles, et, regardant le théatin bien en face, lui dit : « Halte-là, mon Père, si vous ne voulez pas être le quatrième que j’expédie dans l’éternité ». Le théatin, qui était un homme sérieux, vit, avec ses grandes lunettes, la corpulence de Cosio, et, en même temps, nota à part lui qu’il était capable de n’importe quelle entreprise, et ne trouva rien d’autre à faire que de lui demander si les trois autres étaient des prêtres. L’arrogant Cosio lui répondit que c’était tous des laitiers2, mais qu’il ne se ferait pas scrupule de tuer quiconque voudrait l’insulter ou le bousculer. Le bon Père, voyant sa résolution, fit retirer ses gens et, descendant de son cheval fougueux, il donna l’accolade à Cosio et lui ouvrit, non seulement ses pâturages mais encore toute sa dépense, sur quoi les gens du Tucuman se trouvèrent fort satisfaits et déployèrent leur troupeau pour le faire paître à l’aise.
25Voici encore une autre bonne histoire, bien que d’une toute autre veine, mais qui montre aussi le caractère de ces gens. On attrapa un métis qui avait volé deux mules, et on était en train de l’attacher à un tronc d’arbre. Le contremaître survint, et demanda quel sacrifice on allait faire ; les péons lui dirent qu’ils allaient lui appliquer quatre petites douzaines de coups de verges. Le contremaître, chez ces gens-là, est tenu pour chef-souverain ; il leur dit de ne point traiter ce pauvre homme avec une pareille inhumanité, et de le renvoyer libre à peu de frais en lui coupant les...
26La misérable victime fit appel de cette sentence et accepta la première, craignant les conséquences de la seconde en un endroit où il n’y avait pas de chirurgien ni d’apothicaire. Je confesse que si je me trouvais dans un pareil conflit, j’hésiterais beaucoup sur le parti qu’il vaudrait mieux choisir, car j’ai vu un homme de Tucuman, d’un coup de nerf de bœuf jeter à terre un nègre robuste et superbe, et le laisser presque sans vie. Je suppose que les verges ne seraient pas de calibre, parce que, je ne dis pas au bout de quatre douzaines, mais au bout de quatre coups seulement, il ne resterait pas un morceau de peau, de chair ou d’os qui ne volât de son côté. Outre leur grande vigueur, ils sont si habiles dans le maniement du fouet que, lorsqu’ils frappent une mule avec l’extrémité des rênes, ils la font aller à la dérive sur plus de cent mètres, sans qu’elle puisse recouvrer son équilibre.
27Et là-dessus, nous allons quitter ce sujet inépuisable, et qui sera, je crois, qualifié d’« assommoir » même par mon ami Santibañez, et quitter à plus forte raison une ville odieuse quand il pleut.
28J’ai déjà dit que les charretiers qui entrent dans cette ville sont au terme de leur voyage comme s’ils allaient jusqu’à Jujuy, en coupant à partir de Cobos, et ainsi, le voyageur qui aurait à faire là-bas peut continuer jusqu’à Jujuy depuis cette poste, en évitant bien des mauvais pas, surtout à la saison des pluies. A Salta, il ne manque pas de petits muletiers pour mener à Jujuy quelques bagages peu importants, constituant une charge assez légère. Mais, si l’on a une grosse charge, il faudra chercher un muletier d’Escara, de la province de Chichas, car ceux-ci descendent à Jujuy communément, et quelques-uns à Salta, en raison de chargements de cire et autres effets du Tucuman, avec quelque chose de plus, qu’entendra fort bien le lecteur averti en matière de commerce.
29La sortie de cette ville, mémorable par le rassemblement de mules qu’il s’y fait, le plus grand et le plus étendu qu’il y ait dans le monde entier, est, lorsqu’il pleut beaucoup, aussi difficile que l’entrée, car il faut traverser un profond fossé, parce qu’on a eu beau fabriquer un mauvais petit pont, il est si précaire qu’il ne sert que pour les gens à pied. Une grande partie de la campagne, aussi bien que la ville, est pleine de trous d’eau, que l’on appelle tagaretes, qui gênent beaucoup et interrompent la marche. Les trois premières lieues sont en terrain plat et sans pierres, et le reste en taillis, la plupart du temps en suivant les lits pierreux des rivières appelées : Vaqueras, Ubierna, Caldera, et Los Sauces. On les passe toutes plus de quarante fois par jour à cause des méandres qu’elles décrivent dans leur lit. C’est à l’endroit nommé « Tres Cruces »3 que se termine cette juridiction et que commence celle de Jujuy.
Notes de bas de page
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