Chapitre V. Juridiction de San Miguel del Tucuman. Araignées qui produisent de la soie — La ville. Description d’une charrette — La manière de voyager
p. 71-82
Texte intégral
Lieues | |
De Vinara à Mancopa | 13 |
A San Miguel du Tucuman | 7 |
A Rio de Tapia | 7 |
A Pozo del Pescado | 14 |
soit | 41 |
1A la sortie de Vinara, qui se trouve à vingt lieues de Santiago, commence la juridiction de San Miguel del Tucuman, avec un taillis plus dégagé, de grands arbres et de bons pâturages, et on commence déjà à voir l’arbre appelé quebracho, ainsi nommé pour signifier sa dureté, car il brise les haches avec lesquelles on le polit. Il est blanc à la surface et lisse à la coupure. Il est rouge au centre, et sert à faire des colonnes et à de nombreux autres usages. On dit qu’il est incorruptible, mais j’ai vu quelques colonnes vermoulues. Une fois travaillé, lorsqu’on a enlevé toute la partie blanche, on le jette dans l’eau, où il devient aussi dur et lourd que la pierre la plus massive.
2A l’entrée de cette juridiction, j’ai remarqué sur la grand’route de nombreux fils blancs de différente grosseur, tendus entre les acacias et d’autres arbres à une distance de plus de huit varas, si fins et si minces qu’on ne les apercevait que lorsqu’ils brillaient au soleil. Tous réguliers et lisses, sans aucune gomme, et brillants comme le plus fin des fils d’argent. Je remarquai que des petits animaux, de la taille et de la couleur d’un petit scarabée, marchaient dessus avec une extrême rapidité. Je mis pied à terre plusieurs fois pour observer leurs mouvements, et je remarquai que si par hasard l’un deux était plus lent dans sa course, sans gêner sa route ni l’arrêter, ces habiles acrobates faisaient le tour par-dessous, comme font les marins lorsqu’ils veulent passer devant d’autres pour les manœuvres que l’on exécute dans les vergues des navires. Je tâchai de faire du bruit, pour voir si ces petits animaux avaient peur et arrêteraient leur marche, et j’obtins seulement qu’ils l’accélèrent encore. Sur les fils les plus longs, j’ai vu quelques bestioles mortes ayant l’aspect d’une araignée commune, suspendues par les pattes et de la couleur d’une crevette ébouillantée. Je n’ai pas pu me rendre compte si des vivants sortait quelque substance pour grossir ce fil. J’en pris quelques-uns, et, les enroulant autour d’un bâtonnet, je constatai qu’ils avaient assez de résistance pour cette opération.
3Don Luis de Aguilar, créole et habitant de San Miguel, qui nous conduisit dans ses charrettes de Cordoba à Salta, Espagnol fort instruit et observateur, me dit que ces petits animaux étaient les araignées qui produisaient la soie, ce que confirma, outre les informations d’autres personnes, don Juan Silvestre Helguero, propriétaire de la hacienda de Tapia et maître de postes, homme d’une force et d’un courage extraordinaires, et habitué à pénétrer dans les bois du Tucuman ; il ajouta que les fils imperceptibles rencontrés dans ce bois étaient si nombreux qu’on ne les sentait qu’en s’y heurtant le visage et les yeux. Après ces indications, nous fîmes davantage attention, non seulement moi-même mais aussi ceux qui m’accompagnaient, et parfois, en nous enfonçant dans le bois, bien que peu profondément, nous voyions tantôt de longs fils, tantôt des arbres entortillés dedans ; parfois, des branches seules brodées d’un travail exquis fait avec un fil très fin, dignes d’être offertes à un prince si les feuilles ne finissaient pas par sécher et par perdre leur forme délicate. Nous avons vu un grand nid d’oiseau tout brodé de ce délicat tissu, à la manière de la résille ou voile de tête que portent les madrilènes. Au fond, nous vîmes une foule de ces petits animaux autour d’un squelette qui, d’après ses dimensions, pouvait être celui d’une colombe commune ou domestique. Il semble aussi qu’ils travaillent par équipes car, sur le même tronc d’où partaient au travail beaucoup de ces ouvriers, beaucoup d’autres restaient à dormir. Je saisis un de ceux-ci avec la pointe de mes ciseaux, et il résista en agitant rapidement ses petites pattes et sa bouche ; je le coupai par le milieu et je le trouvai rempli d’une matière assez solide, blanche et douce comme la graisse de porc.
4Il me semble que les petits animaux qui travaillaient sur un long fil s’efforçaient de l’épaissir, car j’en trouvai quelques-uns plus minces qu’un brin unique de soie brute, qui se terminaient par un fil gros comme celui de la soie tordue de Calabre.
5Les gens de la campagne font avec ces fils des garnitures ou des cordons pour les chapeaux ; lorsqu’on les détache, ils rétrécissent et s’allongent dans la proportion de un à trois. Leur couleur naturelle est celle du cocon de ver à soie. Dans la haie d’un potrero, j’ai vu un grand nombre de branches coupées à des acacias, toutes garnies de toiles, mais il n’y restait aucun animal ; peut-être les avaient-ils abandonnées parce qu’il n’y avait plus de fleurs, ou parce que les feuilles étaient sans suc. je n’ai pas vu de nids de ces petits animaux sur d’autres arbres, d’où je conclus qu’ils ne se nourrissent que de la fleur et du suc de ces acacias, ou d’autres fleurs qu’ils cherchent sur le sol ; je n’ai pas vu qu’ils en fassent provision ; je n’ai pas distingué non plus de squelettes, sauf sous la forme des araignées que j’ai dit avoir vues suspendues aux fils.
6Une lieue avant d’arriver à San Miguel, on rencontre le fleuve appelé Sali. Ses eaux sont plus salées que celles du Tercero. Elles sont cristallines et, sur les rives, on fait des puits où suinte une eau potable. Il y a aussi d’autres petits puits naturels sur la rive, de très bonne eau, mais comme ils sont couverts à l’époque des crues, ils sont inutilisables. Cette rivière est formée par douze ruisseaux qui prennent leurs sources à l’intérieur de la juridiction, et forment ensemble le grand fleuve de Santiago del Estero.
SAN MIGUEL DEL TUCUMAN
7Capitale de cette juridiction et, aujourd’hui, point de départ des courriers, San Miguel del Tucuman occupe la meilleure situation de la province : élevée, dégagée et entourée de campagnes fertiles. La ville se réduit à cinq cuadras parfaites, mais n’est pas peuplée en proportion. La paroisse, ou matrice, est ornée comme une maison de paysan, et les couvents de San Francisco et de Santo Domingo beaucoup moins. Les notables, alcaldes et regidores, qui, tous ensemble, ne doivent pas dépasser vingt-quatre, sont des hommes circonspects et obstinés à défendre leurs privilèges. Il y a quelques modestes fortunes, entretenues par la frugalité, et que quelques-uns augmentent par le commerce et l’élevage des mules ; mais l’élevage le plus important est celui des bœufs, que l’on dresse pour le trafic des charrettes qui se rendent à Buenos-Aires, et à Jujuy. L’abondance de bons bois de charpente rend facile la construction de bonnes charrettes. Avec la permission de ces Messieurs de Mendoza, je vais faire la description des charrettes du Tucuman.
Description d’une charrette
8Les deux roues sont de deux varas et demie de haut, à peu près ; le milieu est en bois plein, d’une seule pièce de deux à trois empans d’épaisseur. Le centre de celle-ci est traversé par un axe de quinze empans, sur lequel repose le lit ou la caisse de la charrette. Celle-ci comporte une flèche que l’on appelle pertigo de sept varas et demie de long, accompagnée de deux autres de quatre varas et demie, et celles-ci, unies à la flèche par quatre perches, ou armons, forment la caisse, dont la largeur est d’une vara et demie. Sur ce plateau sont fichés de chaque côté six pieux. Ces pieux sont réunis deux à deux par des arcs d’un bois flexible comme l’osier, qui forment un toit arrondi. Les côtés sont recouverts d’un tissage de jonc, qui est plus résistant que la totora employée à Mendoza, et, par-dessus, pour se préserver de la pluie et du soleil, on couvre le tout de peaux de taureaux cousues. Pour que cette charrette marche et soit utilisable, on place à l’extrémité de cette flèche de sept varas et demie un joug de deux varas et demie, auquel on lie les bœufs, que l’on appelle habituellement pertigueros.
9Dans de longs voyages, avec une charge normale de cent cinquante arrobas, l’attelage est toujours de quatre bœufs. Les deux qui se trouvent en avant sont appelés cuarteros1. Ceux-ci sont attelés à la flèche par une attache que l’on appelle tirador, d’une grosseur convenable pour son office, quadruplée, et de cuir solide de taureau ou de taurillon. Ces bœufs sont également unis par un joug semblable à celui des pertigueros, auquel est fixée ladite attache. Les cuarteros sont à une distance de trois varas des pertigueros à peu près, à portée de l’aiguillon, que l’on appelle de cuarta, qui est d’habitude en roseau d’une grosseur extraordinaire ou en un bois approprié. Il se compose de plusieurs morceaux, que les péons mettent bout à bout, et qu’ils ornent de plumes de diverses couleurs. Cet aiguillon est suspendu en équilibre à une baguette qui dépasse du toit de la charrette, de la longueur d’une vara et demie, de manière que, d’une main on puisse piquer les bœufs cuarteros et de l’autre, avec la picanilla (petit aiguillon), les pertigueros, car il est nécessaire de piquer les quatre bœufs presque en même temps. Un péon est indispensable pour chaque charrette. Il est assis à l'avant, sous l’auvent, sur un coffre qui contient ses affaires, et il ne met pied à terre que lorsqu’une des courroies est à réparer, ou lorsqu’il faut louvoyer pour la traversée des rivières ou autre mauvais pas.
10En plus des cent cinquante arrobas, les charrettes emportent une grande gargoulette d’eau, du bois à brûler et du bois d’œuvre pour les réparations de la charrette ; le tout, avec le péon et ses affaires arrive à peser deux cents arrobas. Dans les charrettes il n’y a pas du tout de fer, pas un clou, parce que tout est en bois. Presque tous les jours, on graisse l’essieu et les moyeux pour éviter l’usure du bois des roues, car, dans ces charrettes, l’essieu est fixé à la caisse et la roue seule tourne. Les charretons n’ont d’autre différence que d’avoir une caisse toute en bois, à la manière d’une cabine de navire. Du sol au plancher de la charrette (ou charreton) il y a une vara et demie, et on monte par un escabeau. Du plancher au toit, il y a neuf empans. Le fond de la charrette se fait en laîches ou en cuir qui, une fois bien étiré, est plus doux.
11Les charrettes de Mendoza sont plus larges que celles du Tucuman, et elles transportent vingt huit arrobas de plus, parce qu’elles ne rencontrent pas les mêmes obstacles que celles-ci, qui cheminent, de Cordoba à Jujuy, entre deux taillis épais qui rétrécissent le chemin ; tandis que celles de Mendoza font leurs voyages à travers des pampas, où les caisses des charrettes ne sont pas endommagées. Les gens du Tucuman ont beau traverser un grand nombre de rivières, ils ne déchargent jamais, car les bœufs perdent rarement pied, et, si cela arrive, c’est sur une petite distance, et ils s’en sortent, aidés par les madriers que l’on pose sur les fonds, et sur lesquels ils peuvent appuyer leurs sabots solides. Les gens de Mendoza déchargent seulement au moment des crues, dans un profond ravin qu’on appelle « déversoir », et, pour passer le chargement, ils fabriquent rapidement de petits radeaux avec les jougs qu’ils attachent solidement au moyen des courroies et des licous. Ils en font aussi avec des peaux, comme ceux qu’utilisent les habitants des rives du Rio Tercero, et d’ailleurs.
12Ce moyen de transport est tenu dans le monde entier pour le plus pratique. Durant le règne actuel, il s’est beaucoup développé en Espagne grâce à l’aménagement des grandes routes. De Buenos-Aires à Jujuy il y a quatre cent sept lieues de chemin, 2 et chaque arroba transportée revient à huit réaux, ce qui paraîtra incroyable à ceux qui manquent d’expérience. Du début de la juridiction de Cordoba jusqu’à Jujuy, le transport par mules serait très difficile et extrêmement coûteux, car la plus grande partie du parcours se fait à travers d’épais taillis où beaucoup se perdraient, et les emballages, même s’ils étaient en cuir, se déchireraient en s’accrochant aux branches épineuses, au préjudice des marchandises et des mules, qui s’estropieraient à chaque instant, se casseraient les reins ou perdraient leurs sabots ; sans compter la quantité de gros cours d’eau qu’elles ne pourraient traverser avec leur chargement, à cause de leur naturel peureux et de leur inclination à marcher toujours dans le sens du courant. Les bœufs ne sont affectés que par la chaleur du soleil, c’est pourquoi on s’arrête en général à dix heures du matin, et chaque picador, une fois terminé le rodeo3 qui est proportionné au nombre des charrettes, délie ses quatre bœufs très rapidement, puis le bouvier les réunit avec les attelages de rechange pour qu’ils mangent, boivent et se reposent jusqu’à quatre heures de l’après-midi. Pendant ces six heures, ou à peu de chose près, on fait manger les gens, les péons se contentant de rôtir à peine un bon morceau de viande chacun. Ils abattent une bête, si c’est nécessaire, et aussi graissent les moyeux des roues ; ils font tout cela très rapidement. Les voyageurs se mettent les uns à l’ombre de grands arbres, les autres à celle que font les charrettes qui est étendue à cause de leur hauteur ; mais la plus sûre, la plus constante et la mieux aérée, s’obtient en plaçant deux charrettes côte à côte, de manière à laisser entre elles la place d’une autre. On met en travers des hautes bâches, deux ou trois aiguillons, et on étend là-dessus une tente pour arrêter les rayons du soleil, formant ainsi un toit champêtre, qui peut donner de l’ombre aisément à huit personnes.
13Certains emportent de petits tabourets pliants dont le siège est en vachette ou en coutil. Je tiens ce dernier pour préférable parce que, même s’il se mouille, il sèche facilement et ne reste ni raide ni si exposé à se déchirer que le cuir ; en effet, les péons rangent toujours ces meubles sous la bâche, sur un côté de la caisse, mais en dehors, de sorte qu’ils se mouillent et bien souvent sont déchirés par les branches des arbres de petite taille qui dépassent sur la grand’route ; les gens soigneux feront bien de les ranger à l’intérieur de la charrette, de même que la petite table de campagne, qui est très commode pour manger, lire ou écrire.
14On se met en marche à quatre heures de l’après-midi, et on s’arrête une seconde fois le temps nécessaire pour faire le souper ; puis, si la nuit est claire et le chemin uni, on attelle de nouveau les bœufs à onze heures du soir, et on marche jusqu’à l’aube, et, tandis qu’on change les bœufs, on a le temps de déjeuner avec du chocolat, du mate ou quelque friture légère, pour ceux qui désirent quelque chose de plus substantiel car, au bout d’une heure, on reprend la route pour ne s’arrêter qu’à dix heures du matin. Les paresseux restent à l’intérieur de la charrette, la porte et les fenêtres ouvertes, à lire ou à observer la nature du chemin et tout ce qui se présente à la vue. Ceux qui ont plus d’énergie et de curiosité montent à cheval et explorent à leur gré, prenant les devants ou revenant en arrière, les ranchos et leurs champêtres habitants, qui sont généralement des femmes, car les hommes vont aux champs avant l’aube et ne reviennent pas avant d’en être pressés par le soleil et bien souvent par la faim qu’ils apaisent avec quatre bonnes livres de viande grasse et « reposée » ; ils appellent ainsi celle d’une bête qu’ils viennent d’amener du maquis et qu’ils tuent immédiatement, car, dans quelques grandes villes, comme Buenos-Aires, il arrivait autrefois — et cela s’est toujours fait dans les grands abattages — qu’on amenât une quantité de bêtes considérable, auxquelles on coupait les jarrets dans l’après-midi, et on laissait ces misérables victimes étendues dans la campagne ou sur la place, bramer jusqu’au lendemain, où on les égorgeait et détaillait ensanglantées ; on dit de cette viande-là qu’elle est « fatiguée », moi, je la dis « empoisonnée ».
15La journée normale des « troupes » du Tucuman — on appelle ainsi, comme ailleurs, un groupe de charrettes qui cheminent ensemble — est de sept lieues, bien que, à cause des nombreuses traversées de rivières, j’aie calculé qu’elles ne dépassent pas cinq lieues, l’un dans l’autre. Les gens de Mendoza font de plus longues journées, parce que leur terrain est dégagé, avec peu de rivières et beaucoup de « traversées », ainsi qu’on appelle les vastes plaines sans eau. Pour celles-ci, et, en particulier, pour celle de Corocoro, ils ont des bœufs de relais spécialement entraînés, qu’on appelle rocines. Les autres bêtes marchent sans rien porter et les rocines tirent les charrettes chargées, bien souvent sans boire durant 48 heures, et, si le déversoir contient peu d’eau, ils sont assez sages pour n’en pas boire non plus, parce qu’ils se rendent compte qu’elle est amère et polluée, tandis qu’au contraire, on a beau pousser rapidement les bêtes novices, elles boivent toujours, d’où des maladies et, parfois, des pertes considérables. Dans ces « traversées », on n’arrête que pour la sieste, si le soleil tape dur ; aussi faut-il que les domestiques emportent de la viande salée pour le soir, bien que le plus sûr soit de prendre les devants, l’après-midi, en emportant un peu de bois et de quoi faire le dîner, en tenant compte que ces bœufs marchent beaucoup et vite l’après-midi, la nuit et le matin ; il faut aussi s’informer de l’endroit où l’on va faire le relais, afin d’avoir le temps suffisant pour ranger les ustensiles de cuisine et autres sans retarder le charretier, car on ne peut se fier beaucoup aux domestiques qui, étant généralement des nègres fraîchement débarqués, perdent bien souvent des meubles dont le défaut se fait sentir.
16Certains voyageurs emmènent des chevaux à eux, qu’ils achètent en général deux pesos l’un. C’est là une grande erreur, car ils retournent, la nuit, à leur gîte habituel, ou bien les rôdeurs les estropient. Le plus sûr est de s’arranger avec le patron ou le surveillant de la caravane, qui perd rarement un cheval, et qui, bien souvent, ramasse ceux que les muletiers trouvent isolés dans la campagne, et ajoutent à la troupe par mesure de représailles.
17De même qu’on admirera la résistance des bœufs rocines de Mendoza, on sera émerveillé par le courage de ceux du Tucuman en les voyant traverser de grosses rivières, présentant toujours le poitrail aux courants les plus rapides, tirant des charrettes aussi chargées que je l’ai dit, et qui, malgré la poussée des flots, font une résistance extraordinaire. A l’entrée, ils manifestent une certaine crainte, mais ils ne reculent pas ni ne s’effraient lorsque les eaux leur couvrent tout le corps, même les yeux, pourvu qu’ils préservent leurs oreilles. S’ils ne peuvent tirer la charrette, ils la maintiennent sans broncher jusqu’à ce qu’on vienne à leur secours avec des madriers auxquels ils s’accrochent avec ardeur, et, à la seconde, troisième et quatrième traversée, ils s’acharnent avec plus d’intrépidité et d’assurance, tandis que les péons les encouragent en les appelant par leurs noms. S’ils s’empêtrent dans les madriers, ils le font voir avec leurs quatre pattes pour que le péon leur ôte cet embarras, et enfin, ce spectacle a été pour moi un des plus plaisants que j’aie vus de ma vie.
18Au début, je croyais que ces pacifiques animaux allaient inmanquablement se noyer, en les voyant rester presque une heure sous l’eau, et en apercevant seulement les pointes de leurs oreilles, mais des expériences répétées me firent voir la résistance de ces animaux si utiles et l’estime où l’on doit tenir leur précieux service.
19Quand on emmène un voyageur dans un chariot ou une charrette, on réduit le chargement d’un tiers pour sa personne, son lit, sa malle et autres objets. Dans les charrettes qui ne transportent que de la charge, on ne fait pas de porte par derrière, mais on en laisse une ouverte par devant pour la manutention, le contrôle des gouttières, et autres nécessités.
20Il est fort utile, et presque nécessaire que messieurs les voyageurs prennent des renseignements sur les propriétaires de charrettes, car ceux-ci se divisent généralement en trois catégories. La première comprend les hommes les plus distingués de Mendoza, San Juan de la Frontera, Santiago del Estero et San Miguel del Tucuman. Les premiers ont établi ce genre de trafic pour écouler, à Buenos Aires et à Cordoba, les produits en excédent de leurs propriétés, comme les vins, les eaux-de-vie, les farines, les pêches et autres fruits secs, affrétant le reste de leurs vaisseaux à des voyageurs et particuliers, pour un prix très convenable. Le produit de leurs ventes est presque toujours consacré à l’achat de denrées venues d’Europe, au profit de leurs maisons ou de leurs commerces particuliers ; mais comme la valeur de ce qu’ils apportent dans vingt charrettes s’en retourne en une ou deux, ils louent les autres au premier client qui se présente, à un prix proportionné à la charge transportée et au nombre de charrettes utilisées.
21Les seconds sont ceux qui ont moins de ressources, et, d’habitude, ils sont peu prévoyants, ce qui ralentit les voyages.
22Les troisièmes sont des gens qui vivent d’expédients. Ils demandent toujours d’avance le montant du transport, et bien souvent, au moment du départ, apparaît un créancier qui le suspend, et les chargeurs se voient obligés, non seulement de payer pour eux, mais aussi de fournir aux besoins du voyage, et autres contre-temps.
23Il est donc plus avantageux et plus sûr de payer aux premiers dix pesos de plus par charrette.
24A Tucuman, tout le monde est transporteur, mais il existe aussi chez eux les trois catégories indiquées. Ceux de Santa Fé et de Corrientes acheminent vers Buenos Aires toute l'herbe du Paraguay4 consommée dans la ville et ses environs, et même le royaume du Chili où s’approvisionnent tout le district et la juridiction de l’Audience de Lima. Ces charretiers, au départ de Buenos Aires, chargent pour n’importe où, parce qu’ils n’ont pas de retour vers le lieu de leur domicile, et, en général, ce sont de pauvres diables qui n’ont d’autre fortune que leurs expédients qui se réduisent à des tricheries, exposant les chargeurs à un notable retard. Avec ces avis, et d’autres que dicte la prudence, on peut faire les deux voyages fort commodément, mais il faut toujours veiller à ce que les charrettes soient munies d’une tente pour se préserver des gouttières, et faire ouvrir sur les côtés deux petites fenêtres l’une en face de l’autre, pour l’aération, en prenant soin qu’elles se trouvent au milieu de la caisse ; il entre par là une brise si agréable qu’on en vient à mépriser celle que l’on sent sous les arbres, et qu’elle rafraîchit sensiblement l’eau. Attention aux chandelles que l’on allume la nuit, parce qu’il est difficile d’éteindre la flamme qui prend au jonc séché dont sont garnies les charrettes. Les « charretons » sont à l’abri de ce grave risque, et ils ont aussi l’avantage de ne pas attirer autant de vermine, surtout dans la province du Tucuman qui est chaude et assez humide. Les lanternes sont nécessaires pour entrer et sortir, la nuit, aussi bien dans les charrettes que dans les « charretons » et aussi pour se diriger au-dehors par les nuits obscures et venteuses. Pour la pluie, il conviendra d’emporter une petite tente pliante pour que les domestiques puissent faire la cuisine commodément, et que leur feu ne s’éteigne pas. Il faudra aussi faire attention aux chandelles, aux allumettes, aux briquets et à l’amadou, que les domestiques gaspillent sans raison, comme tout ce qui leur est confié, et dont le défaut se fait sentir.
25Nous allons sortir de la juridiction de San Miguel.
26Don José Fermin Ruiz Poyo a la ferme du service des courriers de cette ville, et c’est don Francisco Norry, habitant de l’endroit, qui s’est chargé de la maîtrise de postes.
27Avant d’arriver à la hacienda nommée Tapia, se trouve l’agréable Gorge des Noyers, ainsi nommée parce qu’il s’y trouve, dans le bois, quelques noyers sauvages. En y pénétrant, on trouve d’excellents bois, comme le quebracho et le lapacho, dont on fait communément les charrettes, parce qu’il est nerveux et robuste. Il y a également un autre bois, appelé lance, admirable pour les essieux de charrettes et les flèches des voitures, car il est très résistant, nerveux, et si flexible qu’on ne parvient jamais à le rompre, même si on le charge d’un poids extraordinaire. Il y a une telle variété de fruits sauvages qu’il serait trop long de les énumérer. De Nogales jusqu’à la rivière de Tapia, dont le débit est abondant, avec quelques rochers, et de là jusqu’au bord de la rivière appelée Vipos, la route est assez étroite et difficile pour des charrettes si chargées et on ne marche qu’avec des attelages supplémentaires. Cela se borne à ajouter une ou deux paires de bœufs, que l’on retire des autres charrettes, et on avance ainsi en les relayant. A la descente, si elle est très raide, on met ces bœufs derrière la charrette, pour la retenir et éviter qu’elle ne verse ou qu’elle ne bouscule et blesse les bœufs pertigueros.
28La rivière de Vipos est aussi rocailleuse et fort abondante, et, à une lieue de distance, se trouve celle de Chucha qui coule également sur un lit de cailloux des eaux cristallines ; et messieurs les Voyageurs sont prévenus qu’il est bon de faire puiser de l’eau à un ruisseau cristallin qui se trouve avant la rivière de Zarate, car les eaux de celle-ci sont habituellement fort troubles, et ses crues forment des ornières, dans la grand’route, sur à peu près la moitié d’un quart de lieue, fort gênantes pour ceux qui vont à cheval.
29A quatorze lieues de la rivière de Tapia, se trouve la petite ville de San Joaquin de las Trancas, qui possède à peine vingt maisons ensemble avec un ruisseau où il y a assez de poisson. Au Trou de ce nom, à trois quarts de lieue de distance, se trouve la maison de postes, à charge de don José Joaquin de Reyna, propriétaire de l’endroit en question, qui est bien agréable à cause de plusieurs ruisseaux aux eaux claires, et, parmi eux, une grosse source qui se déverse dans la campagne et qui forme le ruisseau des Trancas.
30L’endroit où se trouve cette poste est appelé généralement Trou aux Poissons, parce qu’il y a eu là, autrefois, beaucoup de poisson, mais, à présent, on en trouve rarement un ou deux, par hasard.
31L’opinion courante est qu’ils ont disparu lors d’une grande inondation, et qu’ils sont allés demeurer dans le ruisseau des Trancas, où ils sont actuellement abondants. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, des eaux de ce « Trou » et des autres, se forme la rivière qui passe par cette petite ville. Ici se termine la juridiction de San Miguel del Tucuman, la moins étendue de la grande province qui porte ce nom, mais à mon avis le meilleur de son territoire à cause de son abondance en eaux utilisables pour l’arrosage, de l’extension de ses enclos pour le pâturage et les cultures, et de son climat plus tempéré.
Notes de bas de page
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