Conclusion
p. 473-478
Texte intégral
1Sarmiento ne peut pas se passer d’écrire, parce qu’il ne peut pas se passer d’agir. Et il a besoin de publier pour agir au grand jour. Ce n’est pas qu’il répugne à l’action clandestine, mais celle-ci ne lui suffit guère. Or, en son temps, pour agir au grand jour, il faut être militaire, homme d’état. Sarmiento n’a pas la vocation de soldat. Il risque sa vie dans des batailles, à l’occasion ; mais, pendant la campagne qui aboutit à la victoire de Caseras, il rédige le communiqué. Exilé au Chili, il ne peut être ni député, ni gouverneur. La plume est son arme, le journal est sa tribune, les lecteurs constituent le public qu’il prétend endoctriner.
2Il se veut donc engagé corps et âme dans la vie contemporaine. S’il fait œuvre d’historien, c’est pour expliquer l’époque à laquelle il appartient. Le destin a voulu qu’il reçoive la vie au moment de la Révolution de mai. C’est un signe. Sa foi dans ce signe est sa seule superstition. Héros romantique, il se sent marqué ; mieux : le destin lui a donné un ordre de mission. Son chemin est donc tracé. Son impétuosité naturelle fait le reste. Qui dit Sarmiento dit Mai — il se flatte de cette dépendance fatale qui lui est un honneur — et qui dit Mai dit : rupture avec le passé colonial, engagement dans la voie du progrès désignée par les penseurs européens.
3D’autres ont défendu la même cause. Rivera Indarte, Frías, Mármol, Ascasubi, ont également clamé contre Rosas avec acharnement. Echeverría, Alberdi et d’autres ont travaillé consciencieusement à l’édification d’une Argentine moderne. Les idées de Sarmiento ne sont pas originales : il a toujours essayé de montrer qu’il n’inventait rien. Mais il leur a insufflé une vitalité qu’aucun de ses contemporains n’a su donner aux mêmes idées. Il les a défendues avec une constance qui ne pouvait pas passer inaperçue ; avec l’énergie de quelqu’un qui défend sa vie, sa propre raison d’être.
4Et cette raison d’être était indissolublement liée au devenir prévisible — pour lui — de son pays.
5Mais le caractère de l’homme est complexe. Sarmiento est toujours un passionné ; toutefois sa passion se manifeste différemment suivant les cas.
6Il a la passion de la polémique, car il adore se mesurer avec quelqu’un, non seulement pour éprouver ses forces et donner une leçon à l’adversaire, mais aussi parce qu’il a besoin du dialogue pour prendre conscience de sa propre pensée, pour donner forme à celle-ci. Nous l’avons surpris se créant un interlocuteur pour faire jaillir la lumière d’une discussion feinte. Il a inventé le dialogue avec Facundo, car il lui fallait un adversaire réel pour échafauder ses théories : il avait connu Facundo directement et par personne interposée. En 1845, il vise Rosas — qu’il ne connaît que de loin — à travers Quiroga. Quelques années plus tard, Rosas n’est plus seulement pour lui le représentant d’un régime exécré : il entre dans le jeu de Sarmiento en répondant par voie de presse à l’agresseur qui cherche depuis longtemps à attirer l’ennemi sur son propre terrain. C’est la grande jubilation. Les pages dans lesquelles l’exilé interpelle le gouverneur de Buenos Aires sont parmi les plus vivantes qu’il ait écrites. Héros en face d’un autre héros, persuadé que celui qui est en face de lui va bientôt mordre la poussière, comment ne se sentirait-il pas représentatif, lui-même choisi par la civilisation pour vaincre la barbarie ?
7Ce cas de passion qui se manifeste par la violence est typique. D’ailleurs l’homme tout entier est envahi par la passion. Son désir véhément d’agir ne se satisfait pas d’imprécations. Tel le héros homérique, après le défi, il vole au combat.
8Combien de fois dans sa vie, Sarmiento a-t-il joint le geste à l’écrit ! Il clame contre Rosas et, en même temps, il prépare une action militaire contre lui. Il préconise la sériciculture et lui-même élève des vers à soie. Au Chili, il soutient par la presse le gouvernement et prend les armes quand celui-ci est en danger. Il joute par la plume et va échanger des coups avec celui qui l’a insulté. Il ne cesse de dénoncer l’ignorance et il se fait nommer directeur d’une Ecole Normale créée pour lui.
9Cette passion, qui est la dominante de son caractère, n’est pas seulement démonstrative, traduite en actes extérieurs, violents. Elle se soumet la plupart du temps à une intelligence vive servie par une culture qui n’est pas négligeable. Si bien que l’homme se révèle souvent un passionné raisonneur qui tire parti avec talent d’une mémoire sélective peu commune.
10Il arrive même que cette passion initiale se discipline dans une œuvre qui réclame un long effort. La passion cesse alors de s’exprimer lyriquement, avec éclat ; elle se concentre, se métamorphose en réflexion soutenue et se traduit en recherche minutieuse. Certes, le tempérament de l’homme l’incite à tempêter à propos d’une question de langue ou d’orthographe, ou d’un mouvement littéraire : il a des idées à défendre. Mais il s’informe, il se documente. Il devient d’une gravité austère quand il rédige son projet de réforme de l’orthographe. Ses traités d’éducation, limpides, parfaitement documentés, forcent l’admiration d’un spécialiste érudit comme Andrés Bello. L’homme véhément a eu la patience de lire des ouvrages pédagogiques, de les classer soigneusement, d’en distiller la quintessence. Il a visité des écoles, conversé longuement avec des éducateurs, envoyé des rapports sur sa mission, qui sont des modèles du genre. Il a mis dans ce labeur de longue haleine autant de passion que dans ses polémiques.
11Sarmiento n’a pas seulement la passion du militant, il a aussi la tenacité du réalisateur.
12Nous voyons donc l’homme habile à l’attaque et à la riposte, pamphlétaire redoutable, capable aussi bien de se consacrer à une tâche ardue de caractère scientifique. Il se peut d’ailleurs que l’essai sociologique, politique ou économique — ou tout cela ensemble — soit en même temps pamphlet, comme dans la plupart des livres que l’écrivain a publiés, où il n’y a d’unité que celle que leur confrère le fait d’avoir été écrits par un seul auteur.
13Alberdi a cru voir plusieurs styles dans Facundo, et il a accusé Sarmiento d’avoir simplement reproduit des conversations avec des amis. Ce reproche veut être méchant ; il détache surtout une vérité. L’auteur des Bases aurai t pu plus justement remarquer que Sarmiento n’a jamais eu une seule façon d’écrire. L’homme est trop sensible aux circonstances pour cela. Il écrit comme il agit : par réflexe ; et il s’abandonne à sa verve prodigieuse.
14Mais il faudrait tout un livre pour étudier la langue et les styles de Sarmiento. On s’apercevrait alors qu’il écrit spontanément, sans se relire. Quand un acte est fait, il ne peut être défait. Tel semble être le principe que Sarmiento a adopté pour écrire et qui se trouve formulé au début de sa carrière d’écrivain, dans El Zonda : Quod scriptum scriptum. Comme, pour lui, agir c’est écrire, il y a un rapport constant entre ce qu’il pense, ce qu’il fait et ce qu’il écrit. A des actions diverses des plumes différentes.
15Il y a sans doute une évolution entre ses façons d’écrire en 1841 et en 1852. Mais celles-ci sont déjà définies quand il débute, de même que son caractère était déjà fixé quand Lastarria fut frappé de son aspect d’homme mûr, alors qu’il n’avait que trente ans. Sous l’influence de Larra et du jeune Alberdi, il ironise et émaille ses articles de mœurs de gallicismes, de criollismos, de citations latines. Les mêmes fantaisies linguistiques animent sa critique dramatique et les lettres réunies dans les Voyages. Cet entrain, ce goût de la facétie, ce ton badin ne se retrouvent pas ailleurs.
16Mais, en même temps qu’il écrit ses articles de mœurs, il compose des articles politiques dans le ton de certaines pages de la Vie d’Aldao, de Facundo et de Campaña en el Ejército grande. Le style s’y montre déclamatoire parfois, lyrique. Mais Facundo contient bien des pages qui sont de pure argumentation, d’où toute véhémence est absente, où l’écrivain compose pour ainsi dire un manuel d’histoire raisonnée, comme dans Argirópolis, où certaines apostrophes à Rosas font suite à l’exposé serein de problèmes économiques. Ses traités d’éducation sont dépourvus de tout lyrisme.
17De même que Sarmiento agit, ou plutôt réagit, suivant les circonstances, de même il a recours à l’antithèse, à l’exclamation, aux jeux de mots créoles ou étrangers, aux fantaisies syntaxiques, au style oratoire ou administratif suivant les sujets et surtout suivant l’humeur avec laquelle il les traite.
18Et parce qu’il avait un tempérament extrêmement riche, qu’il avait le don d’écrire, sa prose est d’une variété et d’une qualité exceptionnelles.
19Les grammairiens et les puristes ont trouvé parfois à redire à sa façon d’écrire.
20Il ne s’en souciait guère ; aucun de ceux qui l’entouraient n’avait de phrases aussi efficaces que les siennes. Il poussait d’ailleurs la malice parfois au point de changer de style suivant le public auquel il s’adressait. Bien des gallicismes qui lui ont été reprochés par de graves censeurs, n’ont été commis par lui que dans le but d’amuser des gens avertis ou de scandaliser l’adversaire. Ce genre de plaisanterie est d’ailleurs absent des ouvrages sérieux. S’il fait le portrait de sa mère, par exemple, son style est d’une pureté qui n’a d’égale que celle de son amour filial. Tant il est vrai que la forme épouse le fond.
21Mais cette forme lui est donnée par surcroît, pourrait-on dire. On n’imagine guère l’écrivain Sarmiento remettant cent fois son ouvrage sur le métier. Les fleurs de rhétorique naissent naturellement sous sa plume. Il ne les cultive pas.
22Il croit avoir mieux à faire.
23Comme les hommes de génie, il n’a qu’une seule idée, qui jaillit des formes multiples qu’il lui a données : aider par tous les moyens son pays, et l’Amérique en général, à recevoir les bienfaits de la civilisation moderne. Il s’assigne donc un rôle pratique, utilitaire. Rien d’abstrait chez lui. Ainsi son attitude politique est conditionnée par le milieu et le moment. A son avis le socialisme français — qu’il admire — n’attirerait au Chili que la ruine. Il le laisse donc de côté en tant que doctrine révolutionnaire ; mais il fait tout ce qu’il peut pour activer le progrès industriel du pays et lutte pour imposer un art social. Le développement de la société en Europe et aux Etats-Unis l’intéresse au plus haut point. Pour faire bénéficier la société sud-américaine des progrès qui s’effectuent ailleurs, il s’intéresse aux aspects singuliers de cette société et, le talent aidant, il devient un des meilleurs peintres des mœurs de l’Amérique. L’observation des coutumes lui permet de découvrir des relations entre celles-ci et la vie nationale. Dans un nombre considérable d’articles il amasse des renseignements sur la société sud-américaine. Non content de cette récolte, il en tire des lois et devient le premier en date des sociologues américains de langue espagnole. Historien, il explique le déroulement des faits par l’évolution de la société et prévoit le triomphe de la civilisation.
24Car, répétons-le, il ne perd jamais de vue son but unique : aider à civiliser la société américaine.
25Pour ce faire il devient éducateur. Ou bien c’est parce qu’il est éducateur par nature qu’il veut éduquer. Sa vocation vient à point pour satisfaire aux besoins du moment. Il est donc l’homme opportun dans ce domaine, où personne ne peut rivaliser avec lui. Par l’éducation, il pense inculquer des notions de civisme aux futurs citoyens qui constitueront une nation démocratique, où les masses deviendront peuple, où les caudillos, par conséquent, n’auront plus de place.
26Dans notre étude, nous avons montré l’influence que Sarmiento a exercée sur le « costumbrismo », sur la façon de concevoir l’histoire, la sociologie, l’éducation.
27Après 1852, Sarmiento entre dans la vie publique. Il continue à écrire ; mais sa pensée ne varie plus sensiblement. Somme toute, il essaie d’appliquer le programme épars dans les écrits antérieurs à cette année-là.
28En fait, pendant la deuxième moitié du xixe siècle, en grande partie grâce à l’action de Sarmiento, successivement gouverneur de San Juan, président de la nation, sénateur, le caudillismo disparaît, l’émigration européenne vers l’Argentine s’accroît considérablement, le pays s’industrialise, l’enseignement laïc s’impose.
29Ainsi, avant l’âge de quarante-deux ans, Sarmiento a si bien ausculté la vie américaine qu’il en a pressenti l’évolution. Au cœur de cette vie, il a agi de telle sorte que cette évolution s’est faite dans le sens qu’il a souhaité.
30Septembre 1962
31Buenos Aires
Santiago du Chili
Rosario
Paris
Veneux-les-Sablons
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