Chapitre III. De la politique
p. 317-380
Texte intégral
I. — De la politique chilienne
1Peu après son arrivée à Santiago, l’émigré argentin se trouve mêlé à la politique locale, à laquelle il participe activement pendant toute la durée de son séjour au Chili.
2Le mandat du Président de la République, le général Prieto, doit prendre fin le 18 septembre 1841. Le parti dominant, conservateur, accorde sa préférence au général Manuel Bulnes, qui s’est couvert de gloire en défaisant, à Yungay, la Confédération péruvienne-bolivienne. Les pipiolos (libéraux aristocrates) présentent, sans enthousiasme, le général Pinto, à défaut d’autre figure plus brillante. Joaquin Tocornal est le candidat proposé par les pelucones (conservateurs réactionnaires).
3Etrangeté des mœurs politiques : ce candidat est soutenu par deux écrivains libéraux : Pedro Godoy et José Joaquin Vallejo, qui écrivent dans le journal satirique le plus agressif du moment, Guerra a la tiranía.
4A vrai dire, les choses ne sont pas aussi simples. Qu’on en juge par le fait suivant. Guerra a la tiranía attaque violemment le gouvernement, mais Tocornal est alors ministre de l’Intérieur. On a pris soin de donner pour propriétaire à ce journal un pipiolo convaincu, Pedro Chacón, et de le faire éditer par une imprimerie libérale. De la sorte, tout en faisant une guerre acharnée au gouvernement, la feuille en question soutient un de ses membres sans en avoir Pair. Vallejo et Pedro Godoy se moquent avec une verve acidulée de ceux qu’ils nomment Abraham Asnul (le général Prieto) et Bulke Borrachei (le général Bulnes). Leurs calomnies font condamner Guerra a la tiranía à payer 600 pesos d’amende. La liberté de la presse est plus grande que ne le prétendent les adversaires du régime, puisque la feuille continue à paraître sans encombre et à distiller son venin jusqu’à la fin de la campagne. Sarmiento lui reproche « d’avoir juré une guerre à mort à la morale, à la décence, au bon goût et au renom chilien »1037.
5Or, le premier article que Sarmiento publie dans le Mercurio attire l’attention des politiciens sur le jeune émigré. On songe à lui faire jouer un rôle dans la campagne électorale. Il est sollicité simultanément par le général Las Heras, qui lui demande de servir la cause des pipiolos, et par Manuel Montt, alors ministre de la Justice, du Culte et de l’Instruction publique, auquel il a été présenté par des amis, qui l’invite à défendre la candidature du général Bulnes.
6Après mûre réflexion, Sarmiento se décide pour le parti de Bulnes. Ses ennemis le lui reprochent encore aujourd’hui. En compagnie de Miguel de la Barra, il rédige El Nacional, né le 14 avril et mort le 7 juillet pour les besoins de la cause. Sarmiento défend aussi le gouvernement sortant et la candidature du vainqueur de Yungay dans plusieurs numéros du Mercurio.
7Ce choix exige un commentaire. Comment se fait-il que Sarmiento, qui s’est montré libéral en Argentine, ait accepté de soutenir la candidature d’un conservateur, même modéré, au lieu d’embrasser la cause du parti libéral ?
8Partons des raisons qu’il donne lui-même de son choix, lesquelles, politiquement, sont parfaitement valables. Dans l’opuscule Mi defensa, publié deux ans après cette campagne, il dit clairement que, voulant défendre les intérêts de son pays, il n’a pas voulu passer au Chili « pour un révolutionnaire ». A ceux qui lui reprochent d’avoir sacrifié ses principes, de s’être vendu au gouvernement, suivant l’expression consacrée par l’opposition, il répond avec clairvoyance :
El espectáculo de las revoluciones americanas i el estudio de sus causas jeneradoras, han morijerado mis deseos de marchar de frente i atropellándolo todo; respeto los hechos i las resistencias; no creo en la posibilidad de perfeccionar nuestras instituciones; no creo que el partido liberal, llamado así en Chile, pueda dar un paso sin sublevar terribles resistencias; no creo en la república sin pueblo liberal i educado, como no creo en la monarquía entre nosotros sin el mas espantoso despotismo. Estoi intimamente convencido de que la América esta hoi en una terrible crisis, i que Chile debe andarse con tiento para no sumerjirse en los males que han visitado a todas las otras secciones1038.
9Plus tard, dans ses Recuerdos de provincia, Sarmiento reprendra exactement les mêmes explications1039.
10Il semble évident que, s’il veut, pour le profit de sa lutte contre Rosas, ne pas s’attirer les foudres du gouvernement chilien, il lui faut se déclarer l’ami de celui-ci.
11Cette attitude ne comporte aucune fausseté, aucune infidélité à des principes pour lesquels Sarmiento ne cesse de combattre. Elle est dictée par la conjoncture politique locale.
12Il faut surtout, pour la comprendre, ne pas se laisser aveugler par les mots jetés dans la mêlée politique. Nous avons vu tout à l’heure que le pelucón Tocornal a été appuyé par les libéraux.
13Il ne s’agit pas seulement d’un jeu politique. Nulle part il n’y a de véritable unité. Au sein du gouvernement, Tocornal est pelucón et clérical, mais les jeunes gens naguère recrutés par Portales souhaitent la laïcité, la transformation rapide du pays dans l’ordre ; leur chef, Egaña, déteste le clergé et veut que l’Etat s’impose à l’Eglise1040.
14Sarmiento s’aperçoit vite que, du côté du libéralisme, il y a peut-être de bonnes idées, mais aucun programme, aucune personnalité. Le parti pelucón, qui se partage le gouvernement avec un secteur progressiste, ne saurait lui convenir. Mais Montt, Rengifo, Irarrázaval, qui sont également au gouvernement, peu aimés des éléments cléricaux et traditionalistes du peluconismo, sont estimés de tous pour leur sagesse, leur honnêteté et leur civisme. Or, précisément, c’est Montt qui propose à Sarmiento de soutenir la candidature du général Bulnes, dont les partisans ont la volonté de maintenir l’ordre établi par le régime précédent et de continuer l’œuvre entreprise par Portales et Prieto en faveur du progrès.
15En 1846, Alberdi fera l’apologie de Bulnes pour préparer l’opinion à la seconde présidence de ce général. Retenons cette définition d’Alberdi, qui précise heureusement le sens qu’on donnait alors au mot conservateur appliqué au gouvernement de ce général chilien :
Los conservadores en Europa lo son de las antiguas instituciones o de las retocadas tímidamente por la mano de la revolución. Los conservadores chilenos, por el contrario, lo son de las brillantes progresivas consecuencias de la revolución americana1041.
16On ne doit donc pas compromettre l’esprit de la Révolution américaine par une hâte intempestive. Selon Alberdi, le gouvernement du général Bulnes a pout but de conserver les institutions consacrées depuis l’Indépendance, de promouvoir le progrès sans le précipiter, de s’abstenir de faire ce qu’on ne sait pas faire ou qu’on ne peut pas faire ; de préparer le fruit avant de le cueillir1042.
17Lorsque, dans le paragraphe de Mi Defensa cité plus haut, Sarmiento fait allusion aux « révolutions américaines », il songe aux guerres civiles qui ont ensanglanté le continent américain après son émancipation ; plus particulièrement, sans doute, aux luttes fratricides entre fédéraux et unitaires qui déchirent son pays.
18Ayant vu de près l’horreur de ces combats, il aspire au calme, à l’ordre.
19Or le Chili qui, lui aussi, a été meurtri par des luttes intestines, est le seul pays qui se soit organisé, grâce au gouvernement fort de Prieto. Ce gouvernement n’applique pas toujours les beaux principes de la Révolution, mais on le voit s’occuper des intérêts matériels de la société, moraliser les masses, assurer le crédit public, créer une garde nationale. Pourquoi ne pas faire confiance au candidat qui suivra la même politique ? Sarmiento parle le langage de l’homme réaliste, qui voit la situation. Au point où nous en sommes, raisonne-t-il, acceptons une halte dans le progrès politique, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire si nous ne voulons pas sombrer dans l’anarchie ; et parce que, de la sorte, nous pourrons reprendre haleine et avancer plus fermement dans la voie du progrès.
20C’est par ce raisonnement, un peu désenchanté, en tout cas, sans passion, que Sarmiento commence sa campagne en faveur du général Bulnes1043.
21Une partie de son argumentation consiste à mettre en valeur les avantages du Chili sur les autres pays sud-américains, avantages dont il prend soin de signaler qu’ils sont dus à la stabilité du gouvernement1044.
22Sa polémique avec El Elector chileno, qui soutient la candidature du général Pinto, met en lumière quelques-unes de ses idées sur les attributions de l’Etat. Ce qu’il apprécie dans le général Bulnes, c’est l’homme dont il est persuadé qu’il sera l’instrument de la nation et n’essaiera pas de lui imposer ses vues. Evidemment, Sarmiento tente de déjouer les attaques de l’adversaire, qui dénonce le caractère tyrannique du jeune vainqueur de Yungay ; mais, par la même occasion, il rappelle certains principes du régime représentatif. Un président n’est pas un chef, explique-t-il, mais un représentant1045. Il s’efforce de montrer aussi que le nom des partis n’est pas toujours la définition exacte de leur contenu. Ainsi, la monarchie, en Europe, lui paraît plus libérale que la république en Amérique1046. De toute façon, le Chili est trop fidèle aux idées démocratiques pour accepter une monarchie comme celle qu’il est question d’instaurer au Mexique ; car la monarchie signifierait le retour au passé. Et cela, le Chili ne l’acceptera jamais1047.
23En dépit du ton, propre à la propagande politique, on reconnaît dans ces articles l’esprit de la Révolution de mai, tel qu’il a été interprété par Echeverría, Alberdi et autres jeunes démocrates du Río de la Plata.
24Il n’y a donc aucune contradiction essentielle entre le fait que Sarmiento, le fougueux libéral de San Juan et l’ennemi acharné du régime de Rosas, ait, au Chili, soutenu la candidature d’un général présenté par le parti conservateur, tel qu’il a été défini par Alberdi et tel qu’il a été effectivement.
25D’ailleurs Sarmiento a toujours conservé son franc-parler. Et si, malgré ses réserves, il a appuyé le parti gouvernemental, c’est parce que celui-ci était le seul, à son avis, qui pût vraiment, à ce moment donné de l’histoire du Chili, faire progresser le pays.
26Enfin, à la suite d’une campagne dans laquelle Sarmiento s’est distingué, le 30 août, le Congrès élit à la présidence de la nation le général Bulnes. Cette élection se fait avec une majorité écrasante : sur 168 électeurs, Bulnes obtient 154 voix1048.
27Sarmiento ne cherche pas à tirer avantage des services qu’il a rendus dans cette affaire. Avant même que le nouveau président n’ait reçu l’investiture, le 18 septembre, il quitte Santiago.
28De l’autre côté de la frontière, le destin ne sourit guère aux ennemis de Rosas. Le général La Madrid, chef de la Coalition du Nord après la mort de Brizuela, se trouve dans une situation critique : il est poursuivi par Manuel Oribe, général en chef des troupes du dictateur de Buenos Aires. Il est acculé aux Andes. Sarmiento décide de lui offrir ses services. Il se met en route, avec une lettre de recommandation signée par le général Las Heras, réfugié à Santiago, et plusieurs membres de la Commission Argentine que les émigrés ont constituée au Chili. La lettre, datée du 10 septembre, montre que, malgré les péripéties de la campagne électorale qui vient de s’achever et pour laquelle Sarmiento a refusé de soutenir le candidat proposé par ses compatriotes, ceux-ci le tiennent en haute estime1049. Sarmiento est accompagné de José Posse, qui deviendra son ami intime.
29Dans les Andes, il trouve l’armée en déroute. Les soldats en fuite ont été surpris par une tourmente de neige. Quelques-uns sont morts gelés. Il ne reste plus qu’à organiser les secours. Sarmiento écrit immédiatement à ses amis et se dépense sans compter1050.
30Rentré à Santiago, il reprend sa collaboration au Mercurio et reste fidèle au régime qu’il a aidé à s’installer.
31Sans entrer dans les détails de la vie politique quotidienne, choisissons quelques événements auxquels il a été mêlé ou qu’il a commentés, et qui définissent son attitude.
32L’importance croissante de Manuel Montt est un de ces faits. C’est lui qui nomme Sarmiento directeur de l’Ecole Normale, par décret du 20 janvier 1842. L’ascendant de Montt apparaît à l’occasion des élections des membres du Congrès de 1843. Irrarázaval, ministre de l’Intérieur, veut introduire dans la liste électorale le plus grand nombre possible de candidats libéraux aristocrates. Montt obtient du président que les éléments les plus disciplinés l’emportent. Néanmoins, le régime, tout en devenant de plus en plus autoritaire, admet la collaboration des libéraux : le général Pinto est nommé conseiller d’Etat et inspecteur général de l’armée ; le ministre de la guerre est José Santiago Aldunate, que les libéraux avaient choisi pour leader.
33Pendant le ministère Irarrázaval (18 septembre 1841-10 avril 1845) la tranquillité est à peine troublée par la publication de la brochure de Francisco Bilbao, Sociabilidad chilena1051.
34Sarmiento, un peu au hasard de l’inspiration, tout en prenant part aux polémiques que l’on sait et en critiquant parfois le gouvernement, trouve que celui-ci, en général, applique bien les principes qui lui sont chers ; du moins ceux qui peuvent être appliqués.
35A son avis « le système parlementaire est un dogme de foi politique commun aujourd’hui à tous les peuples civilisés ». Justement, le Chili est un des rares Etats qui l’a pratiqué assez régulièrement pour qu’on puisse l’y étudier sans passion, sans autre but que l’intérêt de la société ou de la science politique1052.
36Ailleurs il constate que, comme il l’a prévu, le gouvernement s’avère progressiste et, après avoir triomphé aux élections, appelle à des postes importants des hommes qui appartiennent au parti libéral vaincu1053.
37Cette sorte d’unanimité lui pèse. Il la trouve monotone. C’est à elle qu’il attribue la « stagnation que tout le monde croit percevoir dans les affaires, la léthargie que d’autres remarquent dans l’esprit public, l’absence de discussions dans la presse, de ces discussions qui secouent la société, l’animent et la divisent »1054.
38L’autorité du pouvoir n’est pas un vain mot. Etablie par Prieto, elle s’est affermie avec Bulnes1055. S’il n’y a pas d’opposition organisée, pense Sarmiento avec optimisme, c’est probablement parce que « l’état actuel des choses est normal et la fidèle expression des circonstances et d’idées dominantes »1056.
39Au début de l’année 1845, quelques mois avant son départ pour l’Europe, il chante encore la louange du gouvernement à l’ombre duquel le pays vit en paix, grâce à qui l’industrie et l’éducation se développent, où la libre discussion est possible. Néanmoins il cite cette phrase d’un socialiste, qui en dit long sur ce que l’on pourrait prendre pour de l’opportunisme satisfait dans son attitude : « Si l’on ne veut pas se précipiter dans les révolutions, il faut savoir marcher à la liberté sans effrayer les gouvernements »1057.
40Cette phobie des révolutions, qui se manifeste à tout instant dans les articles de Sarmiento, lui vient de son horreur de la démagogie. Comme son maître Tocqueville, il sait que la démagogie est la maladie mortelle de la démocratie. « La popularité est la base des tyrannies dans les républiques », dit-il1058. Cela, Sarmiento et les ennemis de Rosas l’ont appris à leurs dépens. Et quand El Telégrafo blâme le gouvernement d’empêcher l’expression d’une « souveraineté nationale », Sarmiento rétorque que c’est à ce genre de souveraineté que l’Argentine doit la dictature. Il lui préfère ce qu’il appelle la « raison nationale », qui est l’opinion d’une élite cultivée. Certes, les peuples vraiment libres, éduqués, sont capables de prendre part aux affaires de l’Etat. Mais, où ces peuples existent-ils ? Aux Etats-Unis, en Angleterre, en France ; certainement pas au Chili1059. Le gouvernement actuel convient parfaitement au pays tel qu’il est. La souveraineté populaire, au Chili comme en Argentine, ne peut avoir pour conséquence immédiate que la venue au pouvoir d’un caudillo qui représente les instincts et les croyances de la majorité1060.
41Et cela, Sarmiento ne le veut à aucun prix, car il sait la majorité ignorante et le peuple idolâtre. Aussi le voit-on, dans une imposante série d’articles, faire tout ce qu’il peut pour dissuader le gouvernement de relâcher l’ancien chef de la Confédération péruvienne-bolivienne, le général Santa Cruz, que Sarmiento croit fort capable de se gagner les bonnes grâces de son peuple, et de rétablir la dictature en Bolivie1061.
42Que le Chili ait joui d’une grande tranquillité pendant les premières années de la présidence de Bulnes, cela a été remarqué par le général San Martín qui, dans une lettre du 9 juin 1843 à Antonio Bauza, ancien aumônier de l’Armée des Andes, écrit ceci :
No puede figurarse cual es mi satisfacción al ver la marcha de prosperidad y orden que sigue Chile. Qué contraste nos presenta esta brillante situación con la anarquía y desorden que devora a los demás estados limítrofes1062.
43Mais, quand Sarmiento, en 1844, affirme qu’il n’y a pas d’opposition1063, c’est une façon de parler. Peut-être les opposants sont-ils momentanément impuissants, mais ils existent.
44Sarmiento le sait bien : il joute avec El Siglo, qui est leur organe, et qui, dès le mois d’avril de l’année 1844, un mois environ après sa création, commence à tirer à boulet rouge sur lui1064. Il est vrai que c’est surtout à partir du début de l’année 1845 qu’El Siglo s’en prend à l’émigré en tant que « défenseur de l’absolutisme d’un seul comme condition du système républicain représentatif »1065. Créé le 5 mars 1844, El Siglo, diario social y literario a comme rédacteur responsable, après le 28 octobre, le député Lastarria, le fondateur de la Sociedad literaria. Lastarria affirmera que ce journal faisait l’opposition « la plus décente, la plus noble et la plus loyale qu’on ait jamais faite au gouvernement du Chili »1066. Cette opposition est peut-être très noble ; le journal n’en traite pas moins durement le rédacteur du Progreso. Il lui reproche d’être étranger, de chercher à faire le malheur du pays, de ne penser qu’à sa poche. Si bien que Sarmiento, excédé, rend Lastarria responsable de cette animosité à son égard et lui signifie, par lettre du 22 avril 1845, que « toute harmonie et intelligence » ont cessé entre eux1067.
45Le responsable de la rupture momentanée entre les deux amis est probablement Pedro Godoy, un des rédacteurs d’El Siglo et un des spécialistes de la raillerie insultante.
46La devise d’El Siglo est : Bulnes sans Montt. Son libéralisme est donc tout relatif.
47Montt devient ministre de l’Intérieur, le 10 avril 1845. Sarmiento, qui continue à le soutenir, est accusé par El Siglo de « prêcher le despotisme »1068, de vouloir que les Chambres soient les satellites du président de la République1069, de soutenir ouvertement Montt1070, de faire à l’opposition une guerre à mort, « en prostituant la presse par des insultes indécentes, des grossièretés et des fanfaronnades que l’on pourrait seulement tolérer d’un fou furieux »1071. Le journal annonce : « guerre à mort… au rédacteur du Progreso ; opposition franche et honnête au ministère : telle sera notre devise qui doit être celle de tout bon Chilien »1072.
48La Gaceta del Comercio fait chorus et s’acharne à ridiculiser l’émigré dans une fable peu spirituelle intitulée « Le Progrès des Animaux »1073.
49Cette échauffourée est une des premières manifestations de la campagne pour l’élection présidentielle, qui doit avoir lieu en 1846. On y voit une fois de plus Sarmiento aux prises avec une partie de la presse chilienne. Une fois de plus aussi, les attaques personnelles enveniment la querelle.
50El Siglo trouve argument dans le fait que Sarmiento est émigré pour reprocher au gouvernement de faire appel à un étranger pour sa propagande. Parallèlement, il fait honte à Sarmiento de défendre sans foi politique « un ministère impopulaire et discrédité »1074.
51Voilà donc cette opposition, dont, quelques mois auparavant, Sarmiento se plaignait qu’elle n’existât point.
52Ce n’est pas tout. Une semaine après la mort d’El Siglo, dont le dernier numéro est du 5 juillet 1845, naît le Diario de Santiago. Son rédacteur principal est le venimeux Pedro Godoy. Dès le premier numéro, paru le 12 juillet, le Diario de Santiago prend position. Il reconnaît que le Chili a joui de quatre ans de vraie liberté, mais dit que, sous l’influence de la récente modification ministérielle, « le gouvernement prend une attitude suspecte et alarmante »1075. Montt est directement visé ; et le colonel Godoy décoche ses traits les plus acérés contre Sarmiento, qui défend le ministre de l’Intérieur. Godoy se fait le défenseur de la Revista católica, dénonce l’esprit protestant qui règne dans le Progreso1076 et taxe son rédacteur d’hérésie1077. Sarmiento est un « écrivain mercenaire », « un penseur à gages », un « bandit de la presse », un « spéculateur en mensonges », le « bourdon de la ruche »1078. Dans plusieurs numéros, le Diario de Santiago imagine une autobiographie écrite par l’émigré, présenté ainsi : « Pantaleón del Carrascal, de religion albigeoise, naturel de la ville de San Juan »1079. Pantaleón-Sarmiento y est montré passant sa jeunesse dans les cafés. La création du Collège de jeunes filles est tournée en dérision. On voit Sarmiento tuer deux soldats fédéraux prisonniers. L’auteur multiplie les détails nauséabonds sur les effets de la peur de Pantaleón au moment où il doit être égorgé par des bourreaux qui le relâchent pour ne pas se salir, etc… Ce pamphlet perfide prend fin sur un discours absurde que Pantaleón del Carrascal prononce pour se faire valoir1080.
53Tout cela n’est pas de très bon goût.
54Dans les derniers jours du mois d’août, le Diario de Santiago affirme que les veilleurs de nuit n’ont pas été payés depuis quelque temps, parce que les conseillers municipaux ont détourné les fonds pour leur usage personnel. La mesure est comble. On intente un procès au journal. Le jour du jugement, 12 septembre, Godoy rassemble une jeunesse tumultueuse qui oblige le président du jury à lever la séance. Le lendemain, les jurés se réunissent de nouveau. Intimidés par la présence d’une foule houleuse, ils acquittent Godoy1081.
55L’opposition est donc doublée d’agitation.
56Par crainte de troubles populaires, un commerçant, Santiago Salas, fonde la Sociedad del Orden, dont le président est Ramón Errázuriz. Inaugurée le 12 octobre, donc peu de temps après les événements rapportés précédemment, cette société provoque la création de la Sociedad democrática, fondée par Pedro Félix Vicuña et Juan Nicolas Alvarez, agitateurs fameux, amis de Godoy, et par Manuel Bilbao, le frère de Francisco. Mais ceux-ci pensent qu’il convient de faire participer directement le peuple à leur mouvement et fondent avec des artisans la société nommée Caupolicán, destinée à combattre le gouvernement et l’oligarchie1082.
57Avant de partir pour l’Europe, Sarmiento a donc vu les premiers symptômes de mouvements divers qui préparent l’agitation de 1850 et les émeutes de 1851.
58Recevant les coups adressés au gouvernement et parant ceux qu’on lui assène à titre personnel, vers la fin de l’année 1845, il se sent las. A l’en croire, il aurait manifesté à Montt son désir de ne plus remplir les fonctions d’écrivain public et son intention de se rendre en Bolivie, où le gouvernement l’aurait volontiers accueilli. Au cours de cet entretien, le ministre lui aurait proposé un voyage en Europe, conformément au vœu que Sarmiento avait formulé quelque temps auparavant1083.
59Le 28 octobre, Sarmiento s’embarque pour l’Europe1084. Le 8 mars de l’année suivante, quatre-vingt-cinq jours avant les nouvelles élections, Montt fait décréter l’état de siège et exiler les principaux agitateurs : Pedro Godoy, le calomniateur acharné de Sarmiento, et ses amis Pedro Félix Vicuña, Juan Nicolás Alvarez, ainsi que le musicien José Zapiola1085. Le général Bulnes est réélu pour cinq ans. Mais Manuel Montt démissionne.
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60Lorsque Sarmiento rentre au Chili, le 24 février 1848, Montt n’a pas de portefeuille dans le nouveau ministère, dont le chef est Manuel Camilo Vial, cousin du général Bulnes.
61Le 1er mai 1849, Antonio García Reyes et Manuel Antonio Tocornal, qui ont une grande influence sur les éléments conservateurs et traditionalistes, ainsi que sur la jeunesse, fondent La Tribuna et obtiennent la collaboration de Sarmiento qui, l’année suivante, devient le rédacteur principal de ce journal. Le but immédiat est le renversement du ministre Vial, qui a lassé l’opinion publique en remplaçant plusieurs fonctionnaires par des amis, truqué le budget et fraudé autant qu’il a pu pour les élections de 1849. Le 12 juin, un autre ministère est constitué, dans lequel Tocornal et García Reyes ont chacun un portefeuille. Ce ministère est violemment attaqué par les députés de l’opposition. Il est sauvé par l’intervention énergique et les qualités oratoires de Montt.
62La grande bataille pour l’élection du président de la République, qui doit avoir lieu en 1851, a commencé.
63Les opposants présentent Ramón Errázuriz, qui a 65 ans. Godoy propose le général Freire, rongé par un cancer. Au début de l’année 1850, la seule candidature sérieuse est celle de Montt. Mais on croit qu’il ne sera pas appuyé par Bulnes1086. Le 2 janvier 1850, l’opposition mène campagne pour empêcher que la loi autorisant le gouvernement à percevoir les impôts soit votée. Grâce à un discours de Montt, la loi passe de justesse le 9 janvier, par 22 voix contre 21.
64L’opposition manque d’unité. Elle se compose des partisans de Vial et des libéraux. Mais le député Lastarria constate que les libéraux n’ont personne à opposer au dynamique Montt. Il reconnaît aussi que les principes de son parti n’éveillent aucun écho dans un peuple ignorant, et que les hommes cultivés susceptibles de les comprendre ne voient pas dans les personnes qui les défendent la garantie qui assurera le progrès du pays1087.
65Par ailleurs, Francisco Bilbao, qui a passé quelques années en France, où il a eu plusieurs entretiens avec Quinet, Michelet, Lamennais1088, où il a assisté à la révolution de 1848, rentre à Santiago le 1er février 1850. A Paris, il a connu Santiago Arcos, jeune et ardent révolutionnaire. Au Chili, avec la collaboration de quelques artisans, les deux hommes fondent, à la fin du mois de mars de la même année, la Sociedad de la Igualdad. Le 1er avril, ils créent le journal El Amigo del Pueblo. Or, le livre de Lamartine, les Girondins a eu un succès retentissant au Chili, où l’on considère qu’il est à l’origine de la révolution de 1848. Aussi, lorsque la Sociedad de la Igualdad devient le centre de l’opposition, chacun de ses membres prend le nom d’un des personnages évoqués par Lamartine. Le député Lastarria est Brissot, Francisco Bilbao se fait appeler Vergniaud, son frère est Saint-Just, Juan Bello est Ducos, etc…1089.
66El Amigo del Pueblo a pour sous-titre : « Bien aventurados los que han hambre i sed de justicia, porque ellos serán hartos ». Dès son premier numéro, il attaque Montt et Bulnes. Dans l’ensemble, il se prononce contre l’ordre social existant, défend les classes laborieuses, s’en prend au clergé et aux riches. Ce journal reproche à Montt d’avoir protégé les émigrés argentins et condamne Sarmiento dans son action contre Rosas1090.
67Ayant commencé à publier Les paroles d’un croyant, El Amigo del Pueblo est pris à parti par la Revista católica. Les libéraux, qui ne veulent pas rompre avec l’Eglise, font pression sur les égalitaires et obtiennent qu’El Amigo del Pueblo soit remplacé par La Barra, uniquement politique et révolutionnaire, qui, en principe, ne s’occupe pas de religion. Mais Francisco Bilbao publie ses Boletines del espíritu, dont l’Eglise assure qu’ils contiennent la négation du péché originel, de la divinité de Jésus, de l’existence de l’enfer. Dans une pastorale du 20 juin 1850, l’archevêque excommunie Bilbao et ceux qui partagent ses idées.
68Le résultat de cette erreur tactique de l’opposition est que le clergé se prononce pour la candidature de Montt, seul bastion de l’ordre1091.
69Pour des raisons assez obscures et vraisemblablement sur la seule initiative du chef de la police, les forces de l’ordre pénètrent, le 19 août au soir, dans les locaux de la Sociedad de la Igualdad, où se tenait une réunion, troublée, semble-t-il, par un agent provocateur. Le lendemain, La Barra accuse le gouvernement, le ministre de la Justice, qui habite dans la rue où se trouve ladite société, et Montt, ami de celui-ci.
70Les opposants s’inscrivent de plus en plus nombreux à la Sociedad de la Igualdad, qui, à la fin du mois de septembre, compte plus de deux mille membres.
71Le 14 octobre, elle organise un défilé de 1 400 personnes qui parcourent les rues de la capitale, Francisco Bilbao en tête. Le 25 octobre, le gouvernement promulgue un édit interdisant les rassemblements sur les places et dans les rues, et réglementant les réunions politiques.
72La Sociedad de la Igualdad fonde une filiale à San Felipe, où éclate une émeute ; mais les révolutionnaires se rendent sans combattre. Des conspirations surgissent un peu partout. A Valparaiso, Pedro Félix Vicuña réussit à gagner à la cause des révolutionnaires un capitaine de frégate ; mais, dénoncé, il est arrêté le 15 septembre.
73L’attitude des égalitaires et des membres de l’opposition fait céder les résistances à la candidature de Montt. Bulnes, voyant que celui-ci est finalement accepté par les conservateurs, et que les membres de l’opposition n’ont aucune candidature valable, décide de lui donner son appui.
74Le 5 novembre, Sarmiento, tirant très habilement parti de la situation et de la fièvre des esprits, publie un magistral plaidoyer en faveur de la candidature qui, selon lui, s’impose à tous les gens sensés : A quién rechazan i temen ? A Montt. A quién sostienen i desean ? A Montt. Quién es entonces el candidate ? Montt.
75Son raisonnement renseigne sur ses principes politiques en 1850.
76Il pose d’abord le problème en ces termes : Y a-t-il des germes de révolution à Santiago ? Oui. Il entreprend de démontrer ensuite que la révolution serait néfaste et que, par conséquent, il faut l’éviter à tout prix. Voici maintenant les étapes de son raisonnement. A Valparaiso, où le commerce est prospère grâce au mouvement des navires et à la présence active des étrangers, nul ne songe à modifier l’état des choses. Mais, à Santiago, où l’esprit colonial règne encore, la pauvreté provoque le mécontentement. « Le meilleur candidat pour Santiago, c’est un chemin de fer », propose Sarmiento. Or, un chemin de fer ne peut être construit que dans l’ordre et la tranquillité. Ne parlons pas de ceux qui souhaitent un changement radical : ils ne peuvent tirer aucun bénéfice d’un gouvernement comme celui du général Bulnes, qui est la probité même. Mais certains sont animés des meilleures intentions. Ils pensent que l’on pourrait remédier au malaise qui sévit à Santiago en appliquant les théories socialistes que Bilbao a glanées dans les clubs parisiens, qui ont conduit à la révolution française de 1848. La Sociedad de la Igualdad sera-t-elle capable de faire construire un chemin de fer quand la révolution qu’elle préconise aura fait fuir les capitalistes et enlevé aux travailleurs le pain de la bouche ? Que reproche-t-on au gouvernement ? Son despotisme ? Curieuse tyrannie que celle qui permet à la presse de dire ce qu’elle veut. La révolution entraînerait la ruine des riches, sans doute, mais également, la misère des pauvres. Le seul qui est capable d’épargner au pays cette catastrophe est Montt1092.
77Venant de celui qui s’est dit socialiste, ce langage est bien fait pour surprendre. Il est temps, donc, de répondre à la question posée précédemment et laissée sans réponse, qui était au fond celle-ci : de quoi est fait le socialisme de Sarmiento1093 ? La formule qu’il en donnait en 1842 est valable en 1850 : « Le socialisme est le besoin de faire concourir la science, l’art et la politique à un seul but : améliorer le sort des peuples »1094. On sait que le Dogma socialista d’Echeverría n’est pas un dogme socialiste, au sens français qu’a pris ce mot, mais un recueil de formules dont l’application devait faciliter, selon son auteur et ses partisans, le développement social de l’Argentine conformément à l’esprit de la Révolution de mai. Or, la Révolution a été faite en 1810. C’était la seule nécessaire, la seule authentique, la seule américaine. Elle n’est pas terminée en 1850. Elle a même perdu du terrain dans la plupart des pays, sauf au Chili. Voilà pourquoi Sarmiento ne se dit plus socialiste après 1848. Son socialisme est américain ; il n’a pas exactement le même sens que le socialisme européen. En tout cas, il est évolutionniste et non révolutionnaire.
78Pourtant, la révolution gronde au Chili. Le 7 novembre 1850, le gouvernement décrète l’état de siège à Santiago et Aconcagua. Plusieurs membres de l’opposition sont arrêtés. Lastarria doit s’exiler à Lima. Zapiola est envoyé à Valdivia. Les deux journaux de l’opposition, El Progreso et La Barra, sont bâillonnés. Le 9 novembre, l’intendant Ramirez interdit la Sociedad de la Igualdad et toute société du même genre.
79Les mesures prises sont si efficaces que l’état de siège est levé le 16 décembre. Sarmiento prend soin d’expliquer que la déclaration de l’état de siège n’est pas un acte arbitraire d’un gouvernement despotique qui s’arroge les pleins pouvoirs, comme celui de Rosas. L’état de siège est prévu par la loi, il est réglementé et provisoire. Il est décrété constitutionnellement par le gouvernement qui se voit menacé1095.
80L’année qui verra l’élection de Montt à la présidence de la nation n’est guère plus calme. Un nouveau candidat devient le champion des libéraux et de tous les partis opposants : c’est l’intendant de Concepción, le général Cruz. Des conspirations se trament à Santiago et à Valparaiso. L’émeute couve. Elle se déclare le 20 avril. Ce jour-là, à l’aube, le régiment Valdivia se soulève. Francisco Bilbao, d’autres jeunes gens et des hommes du peuple se mêlent aux soldats insurgés. Dès qu’il apprend la nouvelle, Sarmiento s’arme et se rend à la Moneda, siège du pouvoir exécutif, où il est bientôt rejoint par Antonio Varas et Montt. A huit heures du matin, le président Bulnes signe une proclamation, rédigée par Sarmiento, invitant la population au calme. Cette proclamation, imprimée par les établissements Julio Belín, est distribuée dans toute la ville. A midi, une autre proclamation annonce que « la cause de l’ordre et des institutions a triomphé ». A trois heures de l’après midi, une dernière proclamation donne le bilan de l’émeute et accuse la Sociedad de la Igualdad d’avoir corrompu les citoyens. Dans ses Memorias, écrites en 1884, Sarmiento raconte la journée du 20 avril et publie deux lettres témoignant de son attitude en cette occasion. L’une est de Lastarria, qui rend hommage à son courage. Ce jour-là, d’après le député, Sarmiento s’est gagné l’estime des libéraux qui l’ont vu défendre les armes à la main le parti qu’il avait défendu par la plume. Son autre correspondant, José Maria Necochea, le félicite de l’abnégation dont il a fait preuve en recueillant des fugitifs dans sa maison de Yungay1096.
81Bref, le soulèvement est jugulé. Francisco Bilbao s’enfuit à Lima, d’où il gagnera Buenos Aires.
82En mai, Sarmiento publie un cahier dans lequel il résume la politique chilienne et énumère complaisamment toutes les améliorations que le pays peut attendre d’un homme tel que Montt1097.
83Les élections ont lieu les 25 et 26 juillet. Montt est élu à une majorité écrasante.
84Mais le général Cruz, qui a obtenu 29 voix (132 pour Montt, 1 pour Ramón Errázuriz) rentre à Concepción, où il prépare le soulèvement militaire de la nuit du 13 au 14 septembre. Le général Bulnes va à sa rencontre et, après l’avoir vaincu à Loncomilla, lui impose la capitulation de Purapel, signée le 14 décembre. A la fin de l’année, la révolution, qui avait eu également des foyers à La Serena et à Copiapó, est définitivement réprimée.
85Dans un article nécrologique de 1880, Sarmiento explique que Montt a fait du Chili une république aussi peu démocratique que possible « afin de conserver à la classe la plus cultivée et la plus riche sa légitime influence sur le gouvernement ». Il lui sait gré d’avoir habitué le peuple au respect des lois. C’est grâce à Montt, selon lui, que les libéraux, lorsqu’ils ont pris légalement le pouvoir, ont trouvé un pays accoutumé à l’ordre, de telle sorte que « les Chiliens se croient les Anglais d’Amérique ». Au fond, dit-il encore, Montt avait des idées libérales : il l’a montré dans les institutions qu’il a créées ; mais il ne voulait pas « remodeler la société, comme le prétendaient naguère encore les publicistes européens, nos guides et nos mentors »1098.
86En justifiant l’attitude politique de Montt, Sarmiento commente la sienne.
II. — La question du détroit de Magellan
87A propos de la question du détroit de Magellan, on fait habituellement état des articles écrits par Sarmiento à partir du 11 novembre 1842, dans El Progreso, comme s’il ne s’y était pas intéressé avant cette date.
88Pourtant, le 9 février de la même année, il écrit, dans le Mercurio :
… ya se susurra entre los capitalistas para complemento de estos sistemas de comunicación, la posibilidad de penetrar con seguridad en las riesgosas sinuosidades del Estrecho de Magallanes1099.
89Il sait donc qu’il y a anguille sous roche.
90En fait, O’Higgins a songé depuis longtemps à coloniser le Détroit. Il s’est même abouché à ce sujet avec un certain H. Smith, capitaine anglais de la marine marchande, à qui, dans une lettre du 3 mai 1841, il demande combien peut coûter l’armement de trois remorqueurs et la constitution d’une compagnie d’exploitation1100.
91L’idée de la colonisation du Détroit est dans l’air. Sarmiento la recueille.
92Par ailleurs, à la fin de l’année 1841, un marin des Etats-Unis, Mabon, ou Mebon, demande une concession de dix ans pour exploiter un service de remorqueurs dans le Détroit. Le 21 décembre, le gouvernement désigne une commission pour étudier la demande de Mabon ; et, le 30, cette commission approuve le projet, mais insiste sur la nécessité de prendre d’abord possession du Détroit, pour éviter une occupation étrangère1101. L’année suivante, le 1er avril, Domingo Espiñeira est désigné intendant de Chiloé. Montt lui confie la mission de chercher dans le Détroit le lieu le plus favorable à la fondation d’une colonie1102.
93De son côté, O’Higgins, par lettre du 7 juillet, essaie d’intéresser le général Bulnes à son idée. Le Président du Chili lui répond que la décision du gouvernement dépend du rapport que l’intendant de Chiloé lui fournira à ce propos. Peu avant sa mort, survenue le 24 octobre, O’Higgins fait encore allusion à son plan, dans une lettre à Irarrázaval, alors ministre de l’Intérieur, qui s’emploie à mettre le projet à exécution1103.
94L’intendant de Chiloé a eu le temps de mener son enquête et communique au gouvernement un avis favorable à la colonisation du Détroit. Il fait construire une corvette qui aura pour commandant l’Anglais John Williams, qui se fait appeler Juan Guillermos, et, pour pilote, le marin des Etats-Unis, Mabon, ou Mebon1104.
95Une fois le projet devenu officiel, Sarmiento le soutient de toute son énergie dans El Progreso1105. L’essentiel de sa propagande tient en ces mots : « Il suffit que le Chili dise : je veux, et le détroit de Magellan devient un centre de commerce, de civilisation et d’industrie, qui, en quelques années, peut supplanter tous les centres commerciaux d’Amérique du Sud ». Selon lui, il faut se hâter de coloniser le lieu dit, sans quoi l’Angleterre, qui s’est déjà emparée des Iles Malouines, ou une autre puissance étrangère, l’occupera ; les réclamations ne serviront à rien. Les étrangers sont toujours les premiers à s’installer partout. Pourquoi le Chili ne ferait-il pas un effort pour s’assurer un « avenir colossal » ?
96Le détroit de Magellan était traversé par des bateaux de toutes les nationalités, et était considéré en fait comme une zone qui n’appartenait à personne (res nullius). Mais on pouvait toujours craindre qu’une puissance étrangère s’y installât, qu’il serait ensuite impossible de déloger. Peu avant l’occupation du Détroit par le Chili, un journal anglais analyse les projets du gouvernement chilien et montre les avantages que l’endroit présenterait pour un établissement anglais1106. En France, en 1840, Dumont d’Urville a proposé au gouvernement un plan de colonisation du Détroit, qui a été accepté par Guizot. Sarmiento lui-même, dans un article du 21 novembre, publié dans El Progreso, cite une revue française de l’année 1842, dont il ne donne pas le nom, qui reproduit les termes dans lesquels Dumont d’Urville assure que les Anglais sauront bientôt tirer profit du Détroit.
97Le gouvernement chilien ne pouvait pas ignorer ces projets.
98Le 21 septembre 1843, la goëlette chilienne Ancud mouille dans la rade de Puerto Hambre. Le même jour, le chef de l’expédition fait hisser le pavillon national et rédige un acte de possession1107. Le lendemain, la frégate française Phaéton mouille à deux encablures de l’Ancud. Les Français descendus à terre hissent leur drapeau. Le capitaine Williams adresse au commandant Maissin une note de protestation. L’officier français répond qu’il n’a fait que suivre la coutume en arborant les couleurs de son pays, qu’il ignore que le Chili a pris possession du Détroit, qu’il n’a pas d’ordre et qu’il est prêt à respecter la souveraineté chilienne, si elle est fondée1108. Par une curieuse coïncidence, quelques années plus tard, Sarmiento fera la connaissance de cet officier français à bord du paquebot qui le conduira en France. Dans sa lettre à Carlos Tejedor, du 9 mai 1846, il assure que le commandant Maissin s’était rendu dans le Détroit pour en prendre possession. Il reconnaît cependant que cet officier ne lui a rien dit de cette prétendue mission et ne fonde ce qu’il avance que sur des « données significatives » (antecedentes significativos), qu’il ne précise pas1109. D’après F. A. Encina, il est impossible de rien affirmer dans ce sens1110.
99En tout cas, le 23 septembre, la rade de Puerto Hambre reçoit la visite d’une baleinière française, la Fleury. Mais, le 27, le Phaéton lève l’ancre. Le 30 octobre, le chef de l’expédition chilienne change le nom de Puerto Hambre pour celui de Fuerte Bulnes. L’Ancud ne quitte la rade que le 25 décembre et, chemin faisant, recueille les naufragés de la Fleury, détruite par une tempête.
100A cette époque, le Détroit est une région complètement déserte. La constitution chilienne de 1822 avait fixé la limite australe du territoire national au Cap Horn ; sa frontière orientale était marquée par les Andes. Les rédacteurs des constitutions de 1823, 1828, 1833 avaient recopié tel quel l’article qui définissait les limites du pays. Personne ne les avait contestées.
101Quand Sarmiento, en 1842, publie ses articles, il n’imagine pas un instant que l’Argentine peut réclamer le détroit de Magellan. En fait, elle ne le réclame pas et laisse le Chili s’y établir. Que, plus tard, l’Argentine ait voulu faire valoir des droits à la possession de cette région, c’est une autre question qui ne met nullement en cause le patriotisme de Sarmiento en 1842. M. Gálvez écrit : « Sarmiento étudie la question sans parler de l’Argentine, ni de ses droits »1111. C’est exact. Le gouvernement argentin lui-même, en 1842, ignorait que l’occupation du Détroit par le Chili pût être litigieuse.
102Le Diario de la tarde, de Buenos Aires, reproduit les articles de Sarmiento dans plusieurs numéros, du 14 au 21 mars 1843. Le gouvernement de Rosas, donc, sait parfaitement que le Chili a l’intention de s’établir dans le Détroit. Il ne réagit pas. Sarmiento continue sa propagande en faveur de l’immigration étrangère ; et, à l’occasion, rappelle la nécessité de coloniser le Détroit1112. Lorsque Baldomero García est envoyé par Rosas à Santiago, en 1845, il n’a pas d’instruction en ce qui concerne le Territoire de Magellan1113.
103La première réclamation du gouvernement argentin à ce sujet est datée du 15 décembre 1847. Celui-ci semble ignorer que la Cordillère s’étend jusqu’à la Terre de Feu, et il s’adjuge tout le Détroit, depuis l’Atlantique jusqu’au Pacifique, et cela, prétend-il, conformément à la Constitution chilienne, laquelle indique que le Chili est limité à l’est par les Andes. Le tout est de savoir où cette chaîne de montagnes s’arrête. A ce compte-là Fuerte Bulnes a été fondé en territoire argentin. Mais peut-on dire, comme le prétend cette note, que Fuerte Bulnes occupe une « partie centrale » de la Patagonie ? En outre, d’après la réclamation, la surveillance du détroit de Magellan a toujours été confiée aux gouverneurs et vice-rois de Buenos Aires1114. Cet argument sera attaqué par Sarmiento, comme nous le verrons.
104Le ministre Vial répond à cette réclamation, au nom du gouvernement chilien, le 31 janvier 1848, exprimant son étonnement qu’un territoire « qui a toujours été considéré comme partie intégrante du Chili » puisse être réclamé par une puissance étrangère1115.
105Pendant que les deux pays échangent des notes, le gouvernement argentin confie à Pedro de Angelis et à Bernardo Irigoyen le soin de constituer un dossier qui permette d’établir les droits de l’Argentine. Ce dossier, complété par une étude du juriste Dalmacio Vélez Sársfield, ne sera prêt, semble-t-il, qu’en 1852, un peu avant la chute de Rosas1116.
106La question prend-elle un autre aspect pour Sarmiento à partir du moment où le gouvernement de son pays prétend faire valoir ses droits ? Autrement dit : Sarmiento, connaissant la réclamation de l’Argentine, va-t-il cesser de soutenir la cause chilienne ? Non. C’est donc seulement en 1849, quand il reprend sa propagande en faveur de la colonisation du Détroit par le Chili, et non avant, que les détracteurs de Sarmiento peuvent à la rigueur lui reprocher d’avoir volontairement fait passer son pays après une puissance étrangère1117.
107La presse rosiste de l’époque ne s’est pas fait faute de dénoncer la « trahison » de l’émigré. Le prétexte était excellent pour accabler un unitaire quelque peu encombrant.
108Sarmiento connaît la note argentine1118. Il fait ce qu’il peut pour prouver que les droits de son pays ne sont nullement fondés. Il part du principe que le Détroit « est une voie nécessaire, indispensable, de communication pour le Chili, une de ses routes vers l’Europe » ; tandis que « Pour Buenos Aires, le Détroit est une possession inutile ». Alléguant le droit du premier occupant, il estime que le gouvernement de Rosas qui, pendant six ans, a accepté tacitement que le Chili occupe le Détroit, a montré par le fait qu’il se désintéressait de la région. Si l’Argentine pense avoir des droits, pourquoi ne les a-t-elle pas fait valoir avant que le Chili ait engagé des fonds pour l’expédition projetée ? Cette attitude n’est pas celle d’une nation qui se prétend l’amie du pays voisin. D’ailleurs, la discussion est oiseuse. D’après la douzième loi des Indes (titre 15, livre 2 de la Recopilación) le Chili comprend non seulement les provinces qui le constituent, mais aussi « lo que aora esta pacífico y poblado, como lo que se reduxere, poblare y pacificare dentro y fuera del Estrecho de Magallanes, y la tierra adentro hasta la Provincia de Cuyo inclusive »1119.
109La Ilustración Argentina réplique, avec preuves à l’appui, que c’est toujours Buenos Aires qui a fait les frais de la surveillance du Détroit1120. Qu’à cela ne tienne, rétorque Sarmiento, dans son article du 5 août, où il détaille en deux colonnes les titres que les deux pays ont pour revendiquer la possession du territoire disputé. Une décision du Conseil des Indes fait dépendre de Lima les finances de Buenos Aires. Par conséquent, conclut-il, Buenos Aires n’a pas plus de droit que Lima sur le Détroit. Le fait que Buenos Aires ait envoyé des bateaux dans le Détroit pour y empêcher un débarquement anglais n’est pas un argument en sa faveur ; au xviiie siècle, l’Amérique appartenait à l’Espagne.
110Finalement, il tranche la question en faveur du Chili et se vante, dans la Crónica du 23 décembre 1849, d’avoir imposé silence à ses adversaires1121. L’année suivante, dans ses Recuerdos de provincia, il écrit :
La ocupación de Magallanes ha salido de los trabajos de El Progreso, como la reivindicación de los títulos de posesión de Chile, salió después de las investigaciones de La Crónica1122.
111Cette affirmation n’est pas tout à fait exacte. Nous avons vu que le gouvernement chilien avait projeté une expédition à Magellan, bien avant que Sarmiento ne le secondât par la presse. Mais Sarmiento a été le vulgarisateur d’intentions qui n’étaient connues que d’un petit nombre1123.
112Il ne nous appartient pas de décider si les arguments de Sarmiento étaient valables, ou non. En 1849, personne n’en avait de meilleurs1124.
113Ce n’est que beaucoup plus tard, semble-t-il, que l’Argentine put prouver qu’elle avait des droits sur les territoires du sud. Néanmoins, le traité de 1880, passé entre les pays limitrophes, reconnaît au Chili la possession du territoire sis de part et d’autre du détroit de Magellan, dont la capitale actuelle, Punta Arenas, a remplacé l’ancien Fuerte Bulnes.
114Par une malice du sort, un des signataires de ce traité est Bernardo Irigoyen qui, dans La Ilustración Argentina, en 1849, avait accusé le « communiste », l’« anarchiste » Sarmiento de trahir sa patrie en voulant faire cadeau d’une partie de son territoire à un pays étranger.
III. — De la politique argentine
115L’attitude de Sarmiento en ce qui concerne la politique de son pays tient en un mot : antirosisme. L’histoire de cet antirosisme comporte deux parties divisées par le voyage de l’émigré en Europe et aux Etats-Unis. Elle a son prologue, où l’on tiendra compte d’une orientation originale, antérieure à la dictature de Rosas, et son épilogue triomphal.
116C’est à San Juan que Sarmiento prend position dans la lutte qui oppose fédéraux et unitaires. A trente années d’intervalle, il explique la raison de son choix, de deux façons différentes, mais non contradictoires.
117Analysons d’abord la version rapportée dans les Recuerdos de provincia. Sous-lieutenant de la deuxième compagnie du bataillon d’infanterie provinciale, il est invité à monter la garde. Il s’y refuse, dans une lettre circonstanciée, se plaignant qu’on veuille lui imposer une corvée qu’il juge inutile. Le gouverneur fédéral, Manuel Gregorio Quiroga, fait appeler le jeune récalcitrant en sa présence. Après une entrevue orageuse, au cours de laquelle le sous-lieutenant tient insolemment tête à son supérieur hiérarchique, celui-ci l’envoie au cachot. Sarmiento situe cet épisode en 1827. Mais, il se trompe. Sa nomination de sous-lieutenant est du 10 juin 18281125. Prétendant avoir eu le beau rôle dans cet entretien au cours duquel, selon lui, officier de dix-sept ans, il en aurait imposé au gouverneur de la ville, Sarmiento n’avoue pas que ses parents et le cachot le firent réfléchir et que, peu de temps après cette scène, il envoya une lettre d’excuses à celui qu’il avait offensé et à qui, en outre, il devait obéissance1126. Bref, il est relâché. Quand on était membre d’une famille de fédéraux et que le gouverneur lui-même était fédéral, il y avait des accommodements avec la discipline militaire.
118Mais, jusqu’ici, Sarmiento ne dévoile pas encore pourquoi il est devenu unitaire. Nous y voilà. Au cours d’une fête qu’il faut situer après le mois d’avril 18291127. Sarmiento lance un pétard entre les pattes des chevaux d’un groupe de cavaliers. Un des cavaliers est Manuel Gregorio Quiroga, qui a cessé ses fonctions officielles depuis quelque temps. Furieux, l’ex-gouverneur se tourne vers le jeune impudent, immédiatement protégé par quelques unitaires. Deux groupes se forment. Unitaires et fédéraux sont prêts à en venir aux mains. « Le lendemain, j’étais unitaire », écrit Sarmiento1128.
119Dans un discours du 8 avril 1884, il associe l’invasion des troupes de Facundo Quiroga à sa prise de conscience de la politique argentine. Le « Tigre de la Rioja » pénètre, en effet, à San Juan au début de l’année 1827 et impose le gouverneur Manuel Gregorio Quiroga, son parent. Sarmiento dit qu’il a été désagréablement impressionné par l’aspect des « hordes sauvages » que le caudillo commandait, et explique rapidement :
He aquí mi versión del camino de Damasco de la libertad y de la civilización. Todo el mal de mi país se reveló de improviso entonces: la barbarie!… Yo había sido educado en familia que simpatizaba con la federación y renegué de ella de improviso…1129.
120Cette métaphore est très belle et digne de son auteur. Elle risque de satisfaire ceux qui soupçonneraient Sarmiento de façonner ses souvenirs à sa convenance.
121Certains faits vérifiables constituent toutefois le canevas sur lequel l’imagination poétique a créé.
122Le fait que Sarmiento ait refusé, en 1828, d’obtempérer aux ordres d’un gouverneur fédéral est déjà un indice assez sûr de son orientation politique, puisque, l’année suivante, il prend fait et cause pour le parti unitaire. En effet, le général Paz s’étant emparé de Córdoba, le « Tigre de la Rioja » décide de marcher contre lui et fait appel à ses alliés de San Juan. Un détachement quitte cette ville, mais se révolte en route et, revenu à son point de départ, impose un gouverneur unitaire. Les forces armées sont confiées au colonel Nicolás Vega sous les ordres de qui Sarmiento prend part au combat de Niquivil, le 10 juillet 18291130. La même année, le 22 septembre, il est fait prisonnier au cours du combat d’El Pilar et doit la vie à l’intervention généreuse du commandant fédéral José Santos Ramírez, qui le recueille chez lui1131. L’année suivante, il est nommé successivement officier de l’Escadron de Dragons de l’Escorte1132 et officier du Premier Escadron de la Milice de la Cavalerie de la Province1133. Le triomphe de Facundo Quiroga à Chacón, en mars 1831, sème la panique dans les rangs des unitaires de San Juan. Une partie de la population de cette ville s’enfuit vers le Chili. Sarmiento est chargé de commander la colonne armée qui protège l’exode1134.
123Il ne rentrera à San Juan qu’en 1836 et ne sera pas inquiété par les autorités fédérales, jusqu’au moment où, devenu indésirable, il sera emprisonné sur l’ordre de Benavidez, et devra se réfugier au Chili à la fin de l’année 1840. Il ne reprendra la vie militaire que pour participer aux opérations qui assureront la chute du dictateur de Buenos Aires.
124Ainsi, dès l’âge de dix-huit ans, Sarmiento a pris les armes contre les fédéraux. Mais, à la suite de la révolution unitaire de Lavalle et de l’exécution de Dorrego, Rosas devient le champion des fédéraux et est élu gouverneur de la province de Buenos Aires, le 6 décembre 1829, par l’Assemblée législative qui lui accorde les pouvoirs extraordinaires. Rosas arrive à cette place à la faveur des luttes politiques. Il n’est pas fédéral à proprement parler. « On croit que je suis fédéral, avoue-t-il à un représentant urugayen, le jour de son élection, non, Monsieur, je ne suis d’aucun parti, j’appartiens seulement à la patrie1135. » Belle idée, certes. Mais, alors, pourquoi s’empresse-t-il d’attiser les passions politiques en décrétant des funérailles théâtrales à Dorrego, victime des unitaires ? Un conciliateur, un restaurateur de l’ordre ne recherche pas un spectacle susceptible d’exciter les masses. Sa démagogie officielle commence par cet acte. Commandant des milices paysannes, il connaît les moyens de se rendre populaire. Grâce aux pouvoirs extraordinaires, il aurait pu dire, en parodiant une phrase célèbre : le fédéralisme c’est moi. Le fait est que les fédéraux que l’on a dit doctrinaires, c’est-à-dire les vrais, ne voient pas d’un très bon œil l’ascension de cet homme ambitieux. Les gouverneurs des provinces voudraient bien que l’on songe à l’organisation nationale. Or, pendant le premier gouvernement de Rosas, sa politique a consisté surtout à établir les bases futures d’un pouvoir personnel. Attaquant avec violence les opposants, il fait la guerre aux unitaires, et commence à insinuer que sont unitaires tous ceux qui ne sont pas avec lui. Pour forcer l’adhésion, dès la première année de son gouvernement, il impose le port de la cocarde rouge fédérale, laquelle, sur la poitrine des militaires, devait présenter •en toutes lettres l’inscription : « Federación o muerte ». En principe, donc, le programme avoué et proclamé est la réunion d’un Congrès et l’établissement d’une Constitution fédérale. Malgré la volonté des provinces, en dix-sept années de pouvoir absolu, Rosas n’aura le temps de préparer ni l’un ni l’autre.
125Lorsqu’il est réélu et plébiscité en 1835, il se fait accorder les pleins pouvoirs. Il réussit ce beau coup grâce en partie à quelques actions terroristes et aux manœuvres habilement ourdies par sa femme Doña Encarnación. Qu’on ne s’y trompe pas. Ces manœuvres ont été dirigées contre les fédéraux doctrinaires de tendances libérales qui se sont séparés des fédéraux rosistes. Pendant que Rosas guerroie dans le sud contre les Indiens, Doha Encarnación fait tirer sur les demeures des fédéraux ennemis de son mari, et plusieurs quittent Buenos Aires. Le succès de la campagne de Rosas, orchestré par les partisans de celui-ci, l’assassinat de Facundo Quiroga, caudillo provincial de prestige, l’absence d’une opposition organisée, les agissements des rosistes secondés efficacement par la terrible mazorca, préparent merveilleusement la rentrée en scène du Restaurateur des lois. Armé des pleins pouvoirs, celui-ci assure immédiatement la nation de son dévouement à la cause de la Fédération et, corollairement, déclare une guerre à outrance à ceux qui ne sont pas avec lui.
126Et c’est la dictature. Une dictature qui s’étend peu à peu aux provinces, avec le concours des gouverneurs locaux, conquis, subjugués, trompés aussi par cet homme qui, légalement, n’est que le gouverneur de la province de Buenos Aires, mais qui s’arrange de telle sorte qu’il devient le chargé d’affaires de la nation. L’habileté de Rosas a consisté à jouer de cette ambiguïté avec un art consommé.
127Les cartes sont donc brouillées. Le fédéralisme officiel n’est plus qu’un mot de guerre privé de sens. Les unitaires, ce sont les ennemis du régime, que l’on qualifiera, dans les documents officiels, de « sauvages », « immondes », « dégoûtants ».
128Les vrais fédéraux, les vrais unitaires existent. Mais, ni Sarmiento, qui est nommé par Rosas « traître unitaire », n’est unitaire ; ni Rosas, qui ordonne à tout le monde d’arborer les couleurs de la Fédération, n’est fédéral.
129C’est pourquoi la lutte entre unitaires et fédéraux n’a pas le même sens avant et après l’avènement de Rosas. Pendant la dictature, le fédéralisme officiel s’est transformé en rosisme ; et ceux que le gouvernement de Rosas appelle unitaires sont à vrai dire des antirosistes à tendances multiples. Sarmiento ne se trompe pas quand il affirme, en 1845, que le parti unitaire est mort depuis longtemps1136.
***
130C’est seulement après avoir commenté le sens de ces mots qu’il est possible d’étudier l’antirosisme de Sarmiento, qui joue un rôle capital dans sa vie et dans son œuvre. Ce n’est pas pour rien que l’émigré a combattu Rosas pendant plus de dix ans, on peut dire presque sans interruption.
131Ce combat, sous une forme semi-clandestine, commence aux environs de l’année 18381137. Il ne devient public qu’en 1841, lorsque Sarmiento attaque ouvertement Rosas dans la presse chilienne.
132On se rappelle que Sarmiento a soutenu la candidature du général Bulnes. Or, par une coïncidence significative, le jour où, pour la première fois dans le Mercurio, il dénonce la tyrannie de Rosas1138, Sarmiento écrit à son ami Manuel José Quiroga : « Bulnes nos conviene. Aborrece a Rosas de muerte1139. » La victoire de Bulnes signifie donc le triomphe de la cause antirosiste au Chili, du moins dans l’esprit de Sarmiento, car il semble bien que l’émigré se soit heurté à une certaine indifférence de la part du gouvernement chilien1140.
133Cela va presque sans dire : Sarmiento est attentif à tout ce qui se passe de l’autre côté de la Cordillère. Toutes les nouvelles, même lorsqu’il ne s’agit que d’informations colportées par des voyageurs rapportant des « on dit », sont commentées par lui. Ses articles traduisent ses inquiétudes, ses angoisses, ses joies, lorsqu’il transmet tel fait incertain, telle défaite, dont il souhaite qu’elle ne sera pas confirmée, telle victoire qu’il n’ose pas goûter pleinement dans la crainte qu’elle soit démentie. Les mauvaises nouvelles sont, au début, plus nombreuses que les bonnes. On imagine combien il lui est pénible d’annoncer la déroute de Lamadrid1141, la capture du général Paz, en qui tous les antirosistes avaient mis leurs espoirs1142, la débâcle des armées unitaires1143. Son affliction a été grande pour qu’il en soit arrivé à écrire que les Argentins émigrés résidant au Chili ont perdu leur nationalité du jour où ils ont perdu l’espoir de rentrer dans leur pays, qu’ils n’ont d’autre patrie que le Chili et qu’il doivent « étouffer toutes leurs anciennes affections argentines »1144. Ces paroles ressemblent plus à un cri de douleur qu’à un reniement. Jamais, en fait, Sarmiento n’a voulu se faire naturaliser Chilien. Quand on sait, par la simple lecture de ses œuvres, que Sarmiento s’est soucié avant tout de l’Argentine, on ne comprend que mieux l’amertume de tels propos, d’ailleurs tout à fait isolés et qu’on ne saurait prendre au pied de la lettre. Cette défaite, cruellement sentie, n’empêchera pas l’émigré de poursuivre sa lutte contre le dictateur et de chercher les solutions favorables à son pays.
134L’antirosisme de Sarmiento est parfaitement logique et raisonné, même quand il s’exprime lyriquement.
135Il est clair que le reproche fondamental que Sarmiento fait à Rosas c’est d’avoir paralysé le mouvement créé par la Révolution. L’Argentine a été le premier pays d’Amérique qui ait joui « des bienfaits de la paix et d’un gouvernement aussi libre que cultivé »1145. Puis Rosas est venu, et l’on a vu la barbarie et le pouvoir absolu triompher de la civilisation, de la liberté et des formes constitutionnelles1146. Toutefois, affirme Sarmiento, « la révolution argentine ne succombera pas »1147. Mais alors, comment se fait-il que l’Argentine, berceau de l’indépendance et de la civilisation, ait enfanté un dictateur ? Rosas est le « fils légitime de l’ancienne Espagne »1148. Dans une tirade toute vibrante de passion, Sarmiento énumère les tares qui caractérisent l’Espagne et Rosas : despotisme, cruauté, haine des étrangers. Sans juger de la valeur de telles accusations, dictées par la hargne la plus explosive, nous trouvons dans ces invectives l’explication, selon Sarmiento, du phénomène rosiste, provoqué donc par l’hérédité espagnole. En tout cas, le rosisme, pour Sarmiento, signifie : retour en arrière, par suite : trahison de l’esprit de Mai. L’émigré ne manque pas une occasion de rappeler que le rosisme est la négation de la révolution américaine et que Rosas est conduit par une ambition personnelle1149.
136Sarmiento dénonce la mystification du dictateur, plus unitaire, selon lui, que ne le fut jamais Rivadavia1150. Dans le jugement des assassins de Facundo, ce gouverneur de province s’arroge le droit de poursuivre un autre gouverneur de province, de faire fusiller les gouverneurs de Santa Fe et de Córdoba. Rosas ne devient-il pas le chef du « gouvernement unitaire absolu » ? Il continue pourtant à crier : Vive la Fédération et mort aux unitaires ! Mais, à partir de ce moment « l’épithète unitaire cesse d’être le distinctif d’un parti et exprime tout ce qui est exécré »1151. Il ne reste plus à Rosas qu’à se faire nommer chargé des affaires étrangères pour que le pays devienne une « République unitaire » et que le sens des mots soit changé1152. Le tour est joué en 1835. Sarmiento et les historiens sont d’accord sur ce point.
137Que font les vrais unitaires pendant ce temps-là ? Ils émigrent, ou bien ils conspirent en province. C’est ainsi que Sarmiento explique le soulèvement des hacendados du sud de la province de Buenos Aires, en octobre 18391153.
138La guerre civile ne s’éteint pas. Rosas n’arrivera jamais à l’arrêter complètement.
139Elle se complique d’une intervention étrangère, dont les ennemis intérieurs de Rosas essayent de tirer profit.
140Rosas n’a pas d’allié étranger. Ce serait tout à son honneur, concède Sarmiento, s’il n’avait pas lui-même créé en grande partie une situation qu’il essaiera d’exploiter pour sa gloire. Sarmiento fait d’ailleurs état de cet isolement, symbole, selon lui de la réprobation universelle que le tyran s’est attirée. Et l’émigré fera ce qu’il faudra pour affermir la mésentente entre Rosas et les pays étrangers.
141Au Chili, il énumère avec persévérance tous les griefs que ce pays doit nourrir à l’égard du gouvernement de Buenos Aires. Mais c’est bien Rosas qu’il vise et non l’Argentine ; il a toujours soin de distinguer l’un de l’autre. Bien entendu, on ne saurait faire la guerre au représentant d’une nation sans la faire au pays, jusqu’à un certain point. Toutefois, Rosas, l’émigré ne l’oublie jamais, n’est que le gouverneur de la province de Buenos Aires, et non de la nation. La lutte contre Rosas est la lutte contre le tyran, et contre l’usurpateur. Elle est aussi la protestation de la province contre l’hégémonie croissante de Buenos Aires. On ne saurait donc, sans jouer sur les mots à l’instar de Rosas, mettre en cause le patriotisme de Sarmiento. Il ne s’agissait pas seulement de reprendre le pouvoir à un homme qui se le faisait renouveler légalement avec une périodicité suspecte, mais de l’empêcher de régner sur l’ensemble du pays.
142Un premier argument contre la politique de Rosas à l’égard du Chili est donné à Sarmiento par la situation des commerçants chiliens à Mendoza. En vertu du pacte fédéral de 1831, les provinces ne devaient pas commercer directement avec les pays étrangers, sans s’adresser à Buenos Aires. Or Mendoza s’était peu souciée de cette modalité et continuait, comme par le passé, à entretenir directement des relations commerciales avec le pays voisin. Mais le gouvernement du Chili s’était plaint à Rosas de la façon dont Mendoza traitait les citoyens chiliens. Sarmiento se fait l’écho de cette plainte dans un article du 5 juin 18411154. Un peu plus tard, le général Bulnes interrompt les relations commerciales avec Mendoza. L’émigré fait observer alors que le gouvernement argentin agit avec les étrangers comme avec les unitaires1155, sans respecter les conventions internationales1156, et il invite tous les pays à prendre note1157. Ailleurs, il montre que Chiliens et Argentins ennemis de Rosas ont des intérêts communs que le dictateur de Buenos Aires est décidé à méconnaître1158. Cette vérité est prouvée par Rosas lui-même qui, dans une lettre à Aldao, de mars 1844, demande à celui-ci d’empêcher la reprise des échanges commerciaux entre le Chili et Mendoza pour sauvegarder les « intérêts généraux de la République »1159.
143Ces « intérêts généraux » sont les intérêts particuliers de Buenos Aires. Nous touchons là à un des points les plus importants de la question. Sarmiento dénonce la politique économique de Rosas, qui consiste à faire de Buenos Aires la douane centrale du pays, et qui, du même coup, lèse les intérêts des provinces :
Lo que sabemos es que a nadie como a él le interesa más la incomunicación de las plazas de Chile con los pueblos de Cuyo, porque esta incomunicación hace pasar por sus aduanas todo lo que estos pueblos consumen1160.
144Le Chili a donc intérêt à suivre l’affaire du Rio de la Plata, mais n’a rien à attendre de Rosas.
145L’arrivée à Santiago, en avril 1845, d’un émissaire de Rosas, exaspère les réfugiés argentins. Baldomero García devait, en principe, régler avec le gouvernement chilien la question de Mendoza et surtout demander à celui-ci d’imposer silence aux émigrés.
146La réaction de Sarmiento ne se fait pas attendre. Le 24 du même mois, il attaque avec un calme qui présage la tempête. L’occasion est trop belle pour la manquer. García et sa suite se présentent avec la fameuse cocarde rouge. Tant mieux, exulte ironiquement Sarmiento ; par cet insigne nous savons que ces Messieurs ne viennent pas au nom de la République Argentine, dont les couleurs nationales sont le bleu ciel et le blanc, mais seulement au nom de Rosas1161. Ses articles des 28 et 30 avril, des 1er et 8 mai1162, sont si désobligeants à l’égard du « tyran » et de son représentant que celui-ci, dans une note du 21 mai à Manuel Montt, se plaint :
No bien había entrado la Legación Argentina en Chile, cuando el periódico Progreso, redactado por Sarmiento, se encaró a ella para vejarla, para escarnecerla, para calumniarla, para insultarla con furor1163.
147Mais si Sarmiento accueille sans amitié le représentant de Rosas, il n’est pas le seul. Les journaux chiliens le boudent ; l’intéressé s’en rend compte1164.
148L’affliction de García révèle l’influence que les émigrés argentins ont exercée sur l’opinion publique chilienne.
149En outre, le représentant de Rosas, qui ne semble pas très combattif, joue de malchance. Le 5 mai, un émigré argentin nommé Bedoya arrache la cocarde qu’un soldat de la Légation porte à la boutonnière de son uniforme. García s’empresse de consigner l’incident dans sa note à Rosas du 7. A sa demande, on arrête Bedoya. Sarmiento proteste dans la presse. Voilà Bedoya presque promu au rang de héros, pour sa « noble audace »1165.
150Et l’émigré de faire un beau tapage dans plusieurs numéros du Progreso1166.
151L’arrivée de García à Santiago a une conséquence immédiate qui va assurer la renommée de Sarmiento. Le 1er mai 1845, Sarmiento publie, dans El Progreso, une annonce dont nous détachons les principales phrases :
Un interés del momento, premioso i urjente a mi juicio, me hace trazar rápidamente un cuadro que había creído poder presentar algún día, tan acabado como me fuese posible. He creído necesario hacinar sobre el papel mis ideas tales como se me presentan, sacrificando toda pretension literaria a la necesidad de atajar un mal que puede ser trascendental para nosotros… Hoi están representados en Chile los intereses de Rosas… Llega, pues, el momento en Chile, en que los intereses de Rosas van a insinuarse i presentarse descaradamente. Se habla de comprar prensas i de ganar escritores1167.
152Ce « tableau » n’est ni plus ni moins que Facundo, qui paraît en feuilleton dans El Progreso.
153Il est difficile d’apprécier à sa juste valeur l’influence du livre de Sarmiento sur l’opinion publique et sur l’attitude du gouvernement chilien. Néanmoins, Sarmiento est le journaliste le plus connu du Chili. Et puis la presse chilienne n’a guère de sympathie pour Rosas. Jotabeche lui-même, bien qu’il se soit permis des plaisanteries sur les massacres perpétrés de l’autre côté de la Cordillère, n’aime pas le régime rosiste. En outre, Sarmiento a l’appui officiel et il est l’ami de Montt.
154En fait, Baldomero García n’accomplit aucune mission. Il a pris peur, comme le lui reproche le ministre rosiste Arana, dans la lettre où il lui signifie son rappel, au début de l’année 18461168.
155Mais, alors, Sarmiento est à Montevideo.
156Si Sarmiento porte ses regards du côté de l’Uruguay, il voit un pays riche et un port de plus en plus florissant grâce au blocus de Buenos Aires. En outre, Montevideo s’ouvre à la civilisation européenne et reçoit en son sein l’élite cultivée de l’Argentine. Que les autres pays hispano-américains en tirent la conclusion qui s’impose1169.
157Uruguayens et Argentins luttent ensemble contre Rosas, car les uns et les autres sont frères. Le dictateur se trouve seul, car il se refuse à entrer dans le concert des nations civilisées. Grave erreur : les peuples modernes ne peuvent pas vivre dans l’isolement1170.
158Mais cette fraternité n’existe pas seulement entre Uruguayens et Argentins. « Les éléments dominants au Brésil sont les mêmes que ceux qui dominent au Chili », dit-il ailleurs ; et les deux pays suivent les lois identiques de la civilisation européenne1171.
159Ayant pris fait et cause pour le Brésil, l’Uruguay, le Chili contre Rosas, logiquement, Sarmiento est partisan de l’intervention européenne dans les affaires du Río de la Plata, du moment que l’Angleterre et la France attaquent le tyran1172.
160Il semble que Sarmiento ait hésité, ainsi d’ailleurs que les unitaires, à prendre parti pour la France, lors du premier blocus de Buenos Aires. Dans El Zonda du 10 août 1839, il a fait l’éloge des journaux de Buenos Aires qui font connaître au monde la résistance héroïque que le gouvernement de Rosas oppose à la France1173. Mais il a peut-être voulu donner le change. En tout cas, au Chili, il raisonne différemment : personne ne veut de mal à l’Argentine, mais Rosas s’est rendu odieux au monde entier. Ainsi, « la France n’attaque pas le pays, mais Rosas », écrit-il en 18421174. Sarmiento connaît probablement l’existence du traité d’alliance défensive et offensive, signé le 31 décembre 1838, entre la France, l’Uruguay et la province de Corrientes, qui disent s’unir pour combattre Rosas et non la Confédération. Sans doute la France a-t-elle tort d’exiger qu’on la traite « à l’égal de la nation la plus favorisée », admet Sarmiento. Pareille exigence de la part d’une nation européenne ne saurait être acceptée par aucun Etat hispano-américain. Mais, que peuvent y faire les patriotes argentins ? Leur seule chance contre Rosas est d’agréer la protection de la France. Sarmiento n’ignore pas que les unitaires, peu favorables au début à cette alliance, ne l’ont finalement acceptée à contre-cœur qu’après avoir obtenu du consul français l’assurance que l’intégrité du territoire national et l’indépendance de l’Argentine seraient respectées1175. Sarmiento rejette la responsabilité de la situation sur Rosas qui, par sa faute, a mis la France en bonne posture pour faire valoir des droits. Il dira plus tard que l’intervention européenne est une conséquence funeste de la politique de Rosas, qui n’a pas respecté les droits des Européens. En tout cas, raisonne l’émigré, le dictateur ne peut pas, sans mauvaise foi, dénoncer l’intervention étrangère, alors que lui-même s’est immiscé dans la guerre civile uruguayenne1176.
161Pourtant, le traité Mackau, qui met fin au blocus français, et fait marquer un point à la diplomatie rosiste, inspire à Sarmiento des réflexions amères. Et, en 1841, il ne se fait pas d’illusion sur les motifs réels qui peuvent pousser la France et l’Angleterre à intervenir dans le Río de la Plata. Au fond, dit-il en substance, la politique européenne ne cherche qu’un intérêt matériel. Peu lui importe que le pays soit fédéral ou unitaire ; elle est l’amie du parti qui lui est le plus utile. Les lignes suivantes respirent le dépit que lui inspire le traité signé par Mackau qui, malgré les accords avec les unitaires, abandonne ceux-ci à leur triste sort :
Comercien los europeos, háganse ricos, pero no ayuden a nuestros opresores. No se mezclen, se lo suplicamos en su propio interés, en nuestros negocios… Los americanos preferimos volver a la vida salvaje, vestirnos de pieles y plumas, errar en los bosques y renunciar a los beneficios de semejante civilización, si ella había de traernos la pérdida de la independencia1177.
162A la même époque, l’Angleterre se montre conciliante avec Rosas. L’émigré rappelle alors que l’Angleterre est une puissance colonisatrice : il est fort possible qu’elle soit tentée par les pays du Río de la Plata1178. Dans Facundo, il soupçonne ce pays de nourrir des desseins hypocrites, de vouloir briser, en maintenant le despotisme, cet esprit de résistance qui, en 1806 et en 1807, fit se lever le peuple de Buenos Aires contre l’envahisseur anglais. La perfide Albion ne pense-t-elle pas à prendre une revanche éclatante ? A la faveur des troubles intérieurs, n’essaye-t-elle pas d’obtenir un traité avantageux1179 ?
163Il peut faire un reproche semblable à la France. Toutefois, malgré l’abandon de Mackau et la politique non-interventionniste de Guizot, l’émigré se montre amical à l’égard de ce pays. Cette injustice apparente est due sans doute à son admiration pour la culture française, mais aussi à la présence de volontaires français dans l’armée uruguayenne de Rivera.
164Certains historiens affirment que la France a eu l’intention de coloniser les pays du Río de la Plata, d’autres le nient1180. Pour Sarmiento, il n’y a pas de doute : « La France a cessé d’être une puissance conquérante », écrit-il en 1844. Elle veut seulement montrer sa sympathie aux peuples et aux partis qui lui prouvent leur amitié et veulent imiter ses révolutions1181.
165Cette réflexion serait ingénue si elle n’était pas justifiée en partie par un épisode que Sarmiento connaît bien. La présence d’une légion française, à Montevideo, gêne Guizot dans sa politique de conciliation. Le consul Pichon n’ayant pas réussi à désarmer ses compatriotes, Guizot dépêche dans le Río de la Plata l’amiral Lainé, avec l’ordre formel de dissoudre la légion. Les combattants français renoncent à leur nationalité et s’incorporent au deuxième et au troisième bataillons de la Garde Nationale de Montevideo. Sarmiento note que parfois les gouvernements ont leur politique et les peuples la leur. Cette divergence le met en joie. Ami de la France, il supporte mal ce qui la rabaisse à ses yeux :
Quizá esta ceguedad del ministerio ha sido útil a la República Argentina ; era preciso que desencantamiento semejante nos hubiese hecho conocer la Francia poder, la Francia gobierno, muy distinta de esa Francia ideal y bella, generosa y cosmopolita, que tanta sangre ha derramado por la libertad ; y que sus libros, sus filósofos, sus revistas nos hacían amar desde 18101182.
166Ces déclarations ne sont pas l’effet de l’aveuglement ou d’un lyrisme fantaisiste. Sarmiento a les pieds sur terre. Il n’oublie pas que les Français de Montevideo défendent leurs biens. Il s’étonne que Guizot soit scandalisé, parce que les Français qui ont famille et fortune en Uruguay et qui pensent s’y établir définitivement, s’élèvent contre un régime qui détruit toutes les garanties et les principes qui lient ce pays à la grande famille européenne1183. Gela n’empêche pas les sentiments.
167Du prétendu américanisme de Rosas. — En même temps qu’il minimise le danger de l’intervention européenne et montre les avantages à en tirer, Sarmiento tente de détruire la renommée que Rosas s’est forgée en se proclamant à cor et à cri le défenseur de l’Amérique.
168En déclarant, le 28 mars 1838, le blocus du port de Buenos Aires et de tout le littoral du Río de la Plata, l’amiral Leblanc provoque le regroupement autour de Rosas des provinces qui, peu satisfaites du régime, font néanmoins cause commune avec Rosas contre le coup de force de l’étranger. Le 5 août, de Grand-Bourg où il est en exil, le général San Martín écrit à Rosas pour lui dire qu’il se met à sa disposition pour combattre l’agresseur1184.
169Rosas devient par le fait le champion de l’Amérique offensée.
170Sarmiento ne l’entend pas ainsi. Rosas, selon lui, n’est pas plus le champion de l’Amérique qu’il n’est fédéral1185. En tout cas, on n’entendra jamais un esclave dire qu’il préfère la tyrannie à la liberté, même s’il doit celle-ci à un étranger1186. Que penser de l’homme qui se dit le défenseur de l’honneur américain et qui, par sa faute, interrompt les relations avec le Chili, qui désire visiblement s’emparer de l’Uruguay et qui, par conséquent, sera toujours, en Amérique, un fauteur de discorde ?1187 Rosas fait honte aux unitaires de recourir aux armes étrangères. L’émigré proteste : les unitaires sont trop nationalistes pour cela ; les responsables de cette alliance sont les jeunes gens comme lui qui « se sont jetés dans les bras de la France pour sauver la civilisation européenne, ses institutions, ses mœurs et ses idées, dans le Río de la Plata »1188. Sarmiento dit vrai, du moment qu’il s’assimile aux jeunes gens de l’Association de mai, qui pensèrent renverser Rosas à la faveur de l’intervention française. C’est Alberdi qui écrivit au consul pour lui demander si la France était disposée à respecter la nationalité argentine. Et ce n’est que lorsque le consul français eut donné aux émigrés les garanties nécessaires, qu’ils décidèrent de lui faire confiance.
171Comment dire de Rosas qu’il est le défenseur de l’Amérique, alors qu’il empêche le Paraguay de faire naviguer librement ses bateaux sur le Paraná et l’oblige par le fait à prendre les armes contre lui1189 ?
172En outre, Rosas ne représente nullement l’Amérique, qui a tout intérêt à recevoir la civilisation européenne. Avant de décider si l’intervention européenne déshonore ou non l’Amérique, il s’agit de savoir si la dignité américaine consiste à perpétuer la « barbarie américaine » ; et si Rosas est un gouverneur américain ou un tyran américain1190.
173On commente la barbarie de Rosas dans les journaux européens, argumente encore Sarmiento. Le récit des atrocités qu’il commet fait rejaillir le discrédit sur l’Amérique entière. Rosas, champion de l’Amérique ? Non, il en est l’opprobre1191.
174Il est même surprenant que l’Angleterre et la France seules aient pris les armes contre le dictateur. L’Amérique applaudit à ses forfaits, ou, du moins ne s’y oppose pas ; elle regarde même avec admiration ce caudillo ennemi de la civilisation. Le comble, toujours selon Sarmiento, est que l’Amérique élève la voix de temps en temps pour blâmer l’étranger qui sauve les restes d’une société perdue dans un immense territoire. Mais aucune des républiques situées autour des provinces argentines ne s’émeut au spectacle d’un homme qui règne en monarque absolu. Et de conclure :
Si no conociéramos bien la América i la total imposibilidad de acción en que hoi se encuentra, este hecho sería vergonzoso, sería capaz de hacer desesperar del porvenir del sistema representativo entre nosotros1192.
175Un projet de réorganisation. — Malgré dix années de despotisme et de guerre, la situation de Rosas reste précaire, constate l’émigré, dans Facundo1193. Le dictateur s’enferre et s’entête ; pourtant, il n’a aucune chance de vaincre les puissances étrangères. Si une Argentine libre et heureuse était attaquée, le peuple saurait résister à l’envahisseur. Mais l’Argentine gémit sous le joug et n’est guère disposée à défendre son tyran1194.
176Quand il se livre à ces réflexions, en 1845, la flotte argentine, commandée par l’amiral Brown, vient d’être capturée par les forces franco-anglaises. Rosas a essayé d’obtenir les bons offices de l’envoyé des Etats-Unis, que les autorités anglaises ne reconnaissent pas. Ouseley et Deffaudis se sont mis d’accord pour exiger de Rosas le retrait des troupes argentines de la Banda Oriental, la reconnaissance de l’indépendance de l’Uruguay, l’arrêt des hostilités. Les pourparlers traînent et aboutissent à l’ultimatum du 21 juillet, qui aura pour conséquence le blocus déclaré le 18 septembre.
177C’est pendant l’échange des notes entre le ministre Arana et les envoyés européens que Sarmiento rédige une partie de Facundo. Il voit déjà le « jour prochain où le sang répandu noiera le tyran »1195. Dans quelques pages débordantes d’espoir, imaginant le pays pacifié, il oppose ce que Rosas n’a pas fait à ce que le « nouveau gouvernement » fera. On en déduit un programme qui pourrait être celui d’un candidat à la présidence de la nation : Le nouveau gouvernement rétablira des courriers et construira des routes ; il installera une armée dans le sud afin d’y établir des colonies militaires qui, en cinquante ans, deviendront des provinces florissantes ; il encouragera l’immigration ; il décrétera la libre navigation des fleuves et le port de Buenos Aires sera déclaré propriété nationale ; il organisera l’instruction publique ; il rétablira la liberté de penser et d’imprimer ; il s’entourera des hommes les plus cultivés ; il restaurera les formes représentatives et les droits du citoyen, la justice, la dignité du culte profané ; il aura des relations cordiales avec tous les pays du monde1196.
178Un bel avenir en perspective. Mais l’énergie de Rosas, la mésentente entre les provinces, les hésitations de la politique européenne, devenue soudain conciliatrice, ne permettent pas aux désirs de Sarmiento de devenir des réalités.
179Un document peu connu complète l’histoire de cette première partie de la lutte de Sarmiento contre la tyrannie. C’est le Proyecto de reorganización de la República Argentina, que l’émigré envoie, à la fin de février 1845, au militaire Anselmo Rojo, émigré au Chili1197. On y lit le programme que Sarmiento reproduira plus tard dans Facundo et dont nous venons de donner l’analyse ; et, en outre, des détails sur la constitution d’un « gouvernement révolutionnaire », probablement ce « nouveau gouvernement » qu’il nomme dans son livre.
180Quatre moyens d’action doivent être mis en œuvre pour mener à bonne fin la lutte contre le dictateur : la diplomatie, la presse, la création d’un gouvernement dissident, la guerre.
181Par la diplomatie, on s’efforcera de faire comprendre aux gouvernements étrangers que les révolutionnaires ont les sympathies des peuples. Par la presse, on prouvera aux Argentins que Rosas est indifférent au développement économique du pays et que seule la révolution leur assurera le bien-être. Au lieu de leur parler de la Patrie, de la Liberté, de la Constitution, qui sont des mots dont le sens est émoussé, on leur parlera de routes, de canaux, de courriers, du commerce. Pour détruire l’action centralisatrice du régime, on créera un nouveau centre où seront considérés les intérêts des peuples libérés et de ceux qui ne le sont pas encore. Le responsable de ce centre pourrait être le général Paz, qui jouit d’un prestige assez grand pour être proclamé Président par le peuple. Pourquoi, Président ? Parce que ce mot n’est pas discrédité, comme les mots « gouverneur » ou « chef militaire ». En outre ce mot nouveau a par lui-même assez d’autorité pour rallier les caudillos et reléguer le gouverneur de Buenos Aires au second plan. A ceux qui méprisent le pouvoir magique des mots, Sarmiento rappelle que Rosas « a miné la République avec un seul mot vide de sens : Fédération ». Le nouveau gouvernement s’installerait dans le nord, à Tucumán1198, où il établirait des rapports de bon voisinage avec la Bolivie et le Chili, qui ne voient pas d’un très bon œil le régime de Rosas. Le Président instruirait ses voisins du but de la révolution, il inviterait les gouverneurs des provinces à se soumettre, à coopérer avec les chefs de la zone libérée, leur interdirait de porter atteinte à la propriété individuelle.
182Tout cela peut être grand ou ridicule suivant le résultat de la guerre, dit Sarmiento, mais « il faut le dire, le répéter mille fois pour impressionner les esprits et même les déconcerter ».
183A l’école de Rosas l’émigré a compris le pouvoir de la propagande. Ce n’est pas la seule influence que le tyran exerce sur son dénigreur inlassable. Après l’exposé de son programme révolutionnaire, Sarmiento envisage les méthodes d’application. Elles se résument en quelques mots qu’on ne s’attendrait pas à trouver sous sa plume :
Imitar a Rosas al pie de la letra; proclamar este designio y llevarlo a cabo, único medio de desacreditar el terror y hacerlo útil. La legislación del Tirano proclamada como ley de Estado. Al traidor convicto degollarlo, quemarle la casa, terror por terror!
184Il dit encore, en appendice :
… si el general Paz fuese encargado de la Presidencia, a los que no lo reconozcan debiera mandarlos ahorcar y no fusilar ni degollar. Este es el medio de oponer a un sistema de matar otro que lo desacredite y que imponga en los ánimos mayor idea de autoridad.
185Fasciné par l’hydre qu’il prétend détruire, l’émigré voit le Président comme un nouveau Rosas qui appliquerait les méthodes de la tyrannie pour la faire détester. Lui qui a tant décrié la cocarde rouge, la considère maintenant comme une « invention sublime ». Mais laissons-lui encore la parole :
Qué medio de destruir el efecto de este ardid político? Mandar que todo el mundo la lleve y castigar severamente a los que la descuiden. El Gobierno nuevo podrá decir que para vergüenza de los Pueblos que se han sometido a tanto ultraje, manda que se lleve el retrato de Rosas tanto que no hayan lavado su afrenta derrocando el Tirano; yo lo mandaré, y distribuiré soldados, para que den varillasos (sic) a las familias y ciudadanos que no lo cumplan…
186Ces réflexions ont été écrites dans une lettre confidentielle. Elles révèlent un aspect de la psychologie du personnage, mais ne traduisent pas ses intentions réelles. Elles témoignent de l’exaspération de leur auteur en un moment de la lutte ; d’une certaine brutalité aussi dont Sarmiento a donné des exemples dans sa vie privée et dans sa vie publique, dans la guerre contre le caudillo El Chacho, par exemple, en 1863.
187Finalement, l’émigré avoue qu’il ne peut compter que sur un nombre infime d’adeptes pour la révolution projetée. Selon lui, la société argentine se compose de trois éléments : les honnêtes gens (la gente decente), les caudillos et les masses. Il a une piètre opinion des uns et des autres. Les honnêtes gens sont avilis, égoïstes et incapables de servir volontairement la révolution. « Le plus ardent ennemi de Rosas sacrifiera plutôt sa vie que sa fortune. » Quant aux masses, « elles ont besoin du spectacle de la violence et du pillage pour s’intéresser à la politique ». Il reste les caudillos. Il faut les conquérir à tout prix : ils sont les seuls éléments actifs et puissants.
188Une lutte personnelle. — Cette dernière idée germe dans son esprit pendant son voyage. C’est elle qui va lui dicter d’abord sa conduite dans la deuxième phase de sa lutte contre Rosas, après son retour au Chili, en 18481199.
189Sarmiento débarque à Valparaiso le 24 février. En mars, il publie son Mémoire sur San Martín et Bolívar et son rapport sur l’état de l’instruction primaire en Europe. En avril, il va voir sa fille et ses sœurs à la frontière argentino-chilienne. Le 19 mai, il épouse une jeune veuve, Benita Martínez Pastoriza, qu’il avait connue à San Juan.
190Le 26 du même mois, il écrit au général fédéral José Santos Ramirez pour le remercier de lui avoir sauvé la vie, dix-neuf ans auparavant, après la bataille d’El Pilar. Mais cette raison n’est qu’un prétexte. Sarmiento croit savoir que le général est en disgrâce. Il profite de la circonstance pour lui dire que la révolution de 1848 a changé la face du monde et que le régime de Rosas va bientôt disparaître. Il plaint le général d’avoir servi une cause stérile, lui déclare qu’il s’apprête à entrer en campagne et se propose de lui prouver sa reconnaissance le jour, qu’il sent venir prochainement, où il pourra lui être utile ainsi qu’à ses amis1200. Indignation ou crainte, Ramirez transmet à Rosas, le 30 novembre, la lettre de celui qu’il nomme le « fou, fanatique, sauvage unitaire Domingo Faustino Sarmiento »1201. Par note officielle du 11 avril 1849, le ministre Arana signale à l’attention du ministre des affaires étrangères du Chili :
la criminal cuanto abominable furia con que el traidor Domingo F. Sarmiento, perteneciente a una logia sanguinaria e infame, que tantos males ha causado y causa a América, sigue conspirando del modo más aleve e inicuo, desde Chile donde se ha refugiado, contra el orden y gobierno establecido en la Confederación Argentina1202.
191Après avoir vilipendé les réfugiés qui « provoquent l’anarchie dans des buts antiaméricains », il demande au gouvernement chilien de châtier le traître et de le mettre hors d’état de nuire.
192C’est la première fois que Sarmiento est traité de fou dans une note officielle, la première fois que le gouvernement de Rosas regimbe sous les coups que l’émigré lui assène depuis si longtemps. Enfin ! Quelle aubaine ! Impulsif, Sarmiento a la risposte rapide. Il voit immédiatement le parti à tirer de cette note que la Gaceta Mercantil de Buenos Aires, du 13 avril, a eu l’excellente idée de répandre à des centaines d’exemplaires à travers tout le pays, que Rosas a envoyée spécialement aux gouverneurs avec la lettre du délinquant et la réponse du général Ramírez, sans doute pour donner des leçons de rosisme à des alliés peu sûrs.
193Dans son Proyecto de reorganización de la Republica Argentina Sarmiento a préconisé une action auprès des caudillos. Le moment est venu de joindre le geste à la parole. Rendant la pareille à Rosas, il adresse une lettre circulaire à tous les gouverneurs des provinces argentines. Ce n’est pas un simple billet. C’est une véritable pièce de procès, qui occupe seize pages des Obras. Il l’a vite rédigée : elle est publiée le 3 juin dans la Crónica, le même jour que les autres pièces à conviction et le compte rendu de la fête nationale argentine. Le tout est donc habilement placé sous le signe du 25 mai et forme un ensemble si bien agencé que Sarmiento semble vouloir dire : jugez et comparez. Voyez de quel langage honteux Rosas discrédite un message officiel ! C’est ainsi que l’on traite un membre de l’Université, un collaborateur de l’Institut Historique de France ! D’ailleurs il ne se considère pas comme le sujet du gouverneur de Buenos Aires, car il appartient à une des provinces confédérées. En touchant la fibre provinciale des gouverneurs, il pense se rendre sympathique à leurs yeux. Le système actuel, poursuit-il, est injuste : les gouvernements confédérés se trouvent lésés dans leurs intérêts. Les douanes intérieures ont été supprimées depuis longtemps dans les pays civilisés ; elles paralysent encore les échanges entre les provinces argentines. Et Sarmiento s’étend complaisamment sur les détails techniques qui peuvent intéresser les propriétaires terriens, sur les améliorations que le régime rosiste n’a pas apportées à la vie nationale. Un pareil état de choses ne doit pas durer, insinue-t-il. Puis il termine sa lettre, comme celle à Ramirez, en proposant ses services.
194Le 3 juin encore, la Crónica annonce la publication d’un nouveau journal de Mendoza, La Ilustración Argentina, rédigé par Llerena et Bernardo Irigoyen, et destiné à combattre les « calomnies des sauvages unitaires du Chili »1203. Aucun journal chilien n’ayant pris sur lui la défense de Rosas, celui-ci avait jugé bon de fonder un journal, près de la frontière, qui avait pour mission de discréditer les émigrés argentins et surtout le rédacteur de la Crónica, imprimée à Santiago par le gendre de Sarmiento. La Crónica est créée le 26 janvier 1849. La Ilustración Argentina lui donne la réplique à partir du 1er mai de la même année. Elle ne cache pas son jeu. Le premier numéro annonce qu’elle va prendre la défense
del Gran Hombre que preside nuestros destinos, vil e insidiosamente calumniado por los salvajes unitarios… haremos ver a los pueblos hermanos su falsedad, su malevolencia y sus crímenes.
195Ce périodique s’en prend aux unitaires en général. Mais sa tête de turc est Sarmiento « campeón de la Gran Quimera, el ilustre caballero D. Domingo Faustino… el valeroso desfazedor de gobiernos personales… el comunista Sarmiento… el anarquista SarSarmiento». La Ilustración Argentina ne se contente pas de jeter des épithètes, qu’elle juge offensantes, au visage de l’émigré, elle dénigre Facundo, sans d’ailleurs analyser ce « roman ridicule, absurde, antiaméricain »1204. Elle essaye de prouver que Sarmiento n’a aucun sens moral ni religieux. Elle revient surtout, à plusieurs reprises, sur la question du détroit de Magellan, que nous avons étudiée antérieurement1205.
196Tout cela veut être méchant, mais n’est que maladroit. Sarmiento crie plus fort et plus intelligemment que ses adversaires. En outre, il est dans la polémique comme un poisson dans l’eau ; elle lui est salutaire, elle l’inspire, elle le grise, elle est l’excitant dont son génie a besoin pour s’épanouir. A plus forte raison quand l’adversaire est un ennemi déclaré. Au même titre que la note officielle de Rosas, qui demandait un châtiment pour Sarmiento, cette Ilustración Argentina est un merveilleux stimulant dans la lutte. Elle symbolise en quelque sorte la présence honnie du gouverneur de Buenos Aires ; et, par suite, décuple l’importance que l’émigré donne à sa campagne.
197Grâce à la note officielle, dont le gouvernement chilien aura la courtoisie d’accuser réception, mais dont il ne tiendra pas compte1206, grâce à La Ilustración Argentina, qui n’illustre que son impuissance, Sarmiento a l’impression d’être vraiment pris au sérieux, et, la mégalomanie aidant, de combattre Rosas d’égal à égal.
198A partir de sa lettre à Ramírez, il a la conviction d’entamer une lutte personnelle : il se substitue à la cause des émigrés, aux unitaires, à l’Argentine. Il prend le combat sur lui. Mieux : la lutte devient sa lutte. Quelle jubilation dans ces lignes :
Una ruidosa querella ha estallado entre Juan Manuel de Rosas, héroe del desierto, i Domingo Sarmiento, miembro de la Universidad de Chile. Es una lucha de titanes a lo que parece1207.
199Tout Sarmiento est là, avec sa formule « civilisation et barbarie », avec la conscience de sa propre grandeur.
200Rosas nomme « nouvel attentat » de Sarmiento la lettre circulaire que celui-ci a adressée publiquement aux gouverneurs. L’adversaire accuse les coups. Sarmiento dialogue avec lui :
Explíquese don Juan Manuel Rosas… Ah! La verdad es que La Crónica número 19 que no habíais previsto, la teneis como un dardo en el corazón, i la herida os ha de sangrar largo tiempo, suspirando venganza, sudando crímenes1208.
201Le fond de la question reste la lutte contre la tyrannie, mais Sarmiento donne l’impression de vider en même temps une querelle privée. On pourrait multiplier les exemples de ces apostrophes à Rosas, qui semblent les défis d’un héros à un autre.
202Néanmoins, en 1849, le régime de Rosas est encore vivant, bien qu’il commence à donner des signes de vieillesse et d’agonie.
203C’est dans le dernier mois de cette année que l’émigré écrit ces lignes caractéristiques :
No cometais infamia contra mi; no persigais por mi a los débiles, porque os he de fustigar ante la opinion del mundo. No intenteis asesinarme, porque ya está prevenido el público. No querais intimidarme, porque os desprecio. Callaos! Vuestra rabia demente, vuestros esbirros no alcanzan a hacer que lo que ha sido, deje de ser. Yo pereceré i esta protesta quedará viva1209.
204Et Rosas réplique. Dans le volumineux message que le dictateur adresse à l’Assemblée Législative pour l’année 1849, Sarmiento trouve huit pages consacrées à ce qu’il appelle, non sans fierté, ses querelles (reyertas) avec le tyran1210. Joignant l’ironie à l’imprécation, il parodie le style ampoulé de don Juan Manuel, qui ne peut écrire un mot sans le faire suivre et précéder d’un qualificatif1211. Il se délecte à l’évocation de l’affaire du détroit de Magellan et de la réclamation formulée au gouvernement chilien, au sujet desquelles celui que l’émigré nomme « vieja bachillera » n’a pas été pris au sérieux1212.
205Sarmiento ne cesse d’accabler Rosas. En 1850, le gouverneur de Buenos Aires demande au Chili de l’expulser. Cette demande n’inquiète pas plus Sarmiento que les précédentes1213.
206Avant d’en arriver au dénouement de la lutte, il faut encore passer en revue les arguments avancés par Sarmiento dans la deuxième phase de sa propagande antirosiste. La lutte a pris un caractère personnel ; ce n’est pas moins l’avenir du pays qui est en jeu. Les injures ne portent que si elles sont justifiées.
207Lorsque Sarmiento rentre au Chili, la situation internationale ne favorise guère Rosas. Le tableau qu’en brosse ironiquement l’émigré, en 1849, est exact si l’on tient compte du fait que n’être pas en paix ne signifie pas être en guerre. La Confédération est en paix avec tout le monde, dit-il, sauf avec la Bolivie, le Chili, l’Uruguay, le Brésil, la France et l’Angleterre1214.
208Sarmiento désire vivement que le Chili n’ait plus du tout de relations avec le pays voisin et même rompe avec lui1215. Le Chili se tient sur la réserve et se contente de répondre par l’évasive aux réclamations de Rosas.
209Quant à l’intervention européenne, Sarmiento a un bon argument en sa faveur contre les agents de Rosas qui prétendent que l’Angleterre et la France ont l’intention de se partager quelques terres argentines ou uruguayennes : ces puissances, depuis dix ans qu’elles s’occupent du Río de la Plata, n’ont pas manifesté un esprit conquérant1216. Elles ne sont là que pour veiller à leurs intérêts. Et, pense Sarmiento, les intérêts de l’Europe sont aussi ceux de l’Argentine qui pourrait contenir cent millions d’habitants. La fortune que l’Européen amasse, la terre qu’il cultive, la maison qu’il construit, enrichissent finalement le pays. Le meilleur moyen de se prémunir contre l’Europe c’est d’attirer les Européens et de faire tout ce qu’il faut pour qu’ils s’attachent au pays1217.
210Malheureusement pour Sarmiento et les ennemis de Rosas, Français et Anglais ont l’air de vouloir s’entendre avec le gouverneur de Buenos Aires. Le 24 novembre 1849, Arana et Southern signent une convention. Les Anglais de Buenos Aires présentent en outre une note demandant la réélection de Rosas qui, comme chaque année, joue la comédie de la démission. Indigné, Sarmiento publie une longue lettre à Southern, dans la Crónica du 20 janvier 1850. Il lui reproche d’avoir écrit que la démission de Rosas serait une calamité pour le pays et essaie de lui prouver que le départ du tyran ne pourrait que rendre au pays sa liberté civique, dont un citoyen anglais doit savoir ce qu’elle vaut ; que, s’il craint l’anarchie, il se trompe et entre dans le jeu du dictateur ; que l’ignorance du peuple argentin ne l’empêche pas d’avoir du bon sens ; que le gouvernement actuel s’est montré incapable de développer son commerce. Enfin :
creo haber demostrado a Su Señoría que ni los sentimientos de justicia, ni el egoismo mercantil de Inglaterra ni el estudio de la historia, ni el conocimiento de las necesidades del país, le autorizaban a asegurar en una nota oficial, que era fuera de cuestión que la separación de Rosas del gobierno sería una grande calamidad.
211Du côté français, les négociations ne se font pas avec un enthousiasme aussi démonstratif et expéditif que du côté anglais. L’amiral Leprédour signe un traité de paix, le 31 août 1850, avec Rosas et un autre avec Oribe, le 13 septembre. Néanmoins, ces traités arrivent à Paris en un moment où les partisans de l’intervention sont les plus actifs. Ils ne sont présentés à l’Assemblée législative que le 28 juin 1851. On remet leur étude à plus tard, car on a vent du pronunciamiento d’Urquiza et de l’entrée en guerre du Brésil. Rosas tombera avant que les traités Leprédour soient approuvés.
212Dès que ces traités ont été présentés à l’Assemblée législative, Sarmiento a pris la mouche. Dans plusieurs articles de Sud-América1218, il essaie de prouver qu’ils sont inapplicables, que Montevideo n’acceptera jamais de désarmer les légions étrangères ; et que, d’ailleurs, ils ne peuvent pas être ratifiés, du moment que les provinces d’Entre Ríos et de Corrientes ne considèrent plus Rosas comme le chargé d’affaires de la Confédération.
213Quoi qu’il en soit, la propagande en faveur de l’intervention européenne se solde par un échec.
214Argirópolis. — En vertu de la Convention passée, le 18 octobre 1827, entre Santa Fe et Buenos Aires, les gouvernements de ces deux provinces s’étaient engagés à inviter les autres provinces à se réunir pour donner une constitution au pays. Or, en dépit des engagements, constate Sarmiento, le mot Congrès semble avoir été aboli1219. « Par quelle monstrueuse anomalie, demande-t-il, une République représentative n’a-t-elle pas de Congrès ? » Les provinces confédérées ont-elles remplacé la Constitution unitaire, dont elles n’ont pas voulu, par une Constitution fédérale ? Sarmiento pose ces questions, dans Argirópolis, car tout le monde sait que Rosas trouve toujours un prétexte pour les éluder. Pourtant, la nation ne saurait se passer d’un Congrès, pas plus qu’elle ne saurait se passer de constitution. Comment admettre que la volonté nationale ne puisse pas s’exprimer1220 ?
215Ainsi, Sarmiento se déclare fédéral, parce que, explique-t-il, « l’administration générale du pays sous le régime fédéral a été sanctionnée par les faits ». Le parti unitaire, selon lui, a disparu. Il tranche :
Es inútil, pues, detenerse sobre este punto decidido de hecho y de derecho. El Congreso será federativo, en cumplimiento del tratado que liga a todos los pueblos de la República1221.
216Et la Confédération sera bâtie sur le patron de celle des Etats-Unis1222.
217Bien entendu, Rosas n’a aucun intérêt personnel à constituer fédéralement le pays, alors que Buenos Aires lui a accordé les pleins pouvoirs et que, s’étant fait nommer chargé des affaires extérieures, il domine pratiquement le pays. A Facundo Quiroga, impatient de procéder à l’organisation nationale, il avait répondu que le moment n’était pas venu. En 1851, il prétend qu’il ne connaît pas d’hommes ayant les connaissances suffisantes pour participer à un Congrès. Pour le contredire, Sarmiento dresse patiemment une longue liste d’Argentins considérés comme des économistes ou des juristes éminents, ou qui sont connus pour leur culture1223. Dans un autre article de Sud-América, organe dans lequel il prend le parti des provinces contre Buenos Aires, l’émigré montre que le seul homme qui mette obstacle à l’organisation nationale est Rosas, dont l’Archivo americano, rédigé par Angelis, affirme qu’il est « le seul capable d’assurer le destin du pays »1224.
218Sarmiento voit grand. Pour lui, le Paraguay, l’Uruguay et l’Argentine ne constituent géographiquement qu’un seul pays. C’est aussi l’idée de Rosas, qui n’a jamais reconnu l’indépendance du Paraguay et qui ne pense pas que la bande orientale du Río de la Plata puisse être séparée politiquement de sa rive occidentale. Mais Rosas voit en despote autoritaire, tandis que Sarmiento cherche à concilier les intérêts généraux et particuliers. D’ailleurs, Rosas ne propose pas de solution, il continue à considérer officiellement le Paraguay comme une province et il est hostile à toute idée de conférence « interprovinciale » qui permette de régler légalement et d’un commun accord le sort de la Confédération.
219Non content d’insister sur la nécessité d’un Congrès « interprovincial », Sarmiento propose un Congrès général. Au lieu de se faire la guerre, le Paraguay, l’Uruguay et la République Argentine s’uniraient sur un pied d’égalité pour former les Etats-Unis de l’Amérique du Sud. Il a même prévu l’emplacement de la nouvelle capitale : l’île Martín García. Cette île est située à la confluence des grands fleuves et se trouve en un point stratégique qui intéresse également Buenos Aires, Montevideo, les provinces du Littoral et le Paraguay1225.
220Car, il est temps de le dire, la plupart des conflits qui ont ensanglanté de Río de la Plata pendant la tyrannie de Rosas ont pour origine la dictature que celui-ci a prétendu exercer sur la navigation des fleuves. A l’embouchure du Paraná, le port de Buenos Aires commande l’accès, par voie fluviale, au Paraguay et aux provinces riveraines. Rosas a profité de cette situation favorable pour essayer de les maintenir sous sa dépendance et de les empêcher de commercer librement avec l’Europe. La douane de Buenos Aires, en tout cas, perçoit un droit de passage. Rosas a déclaré officiellement, dans une note au Paraguay du 26 avril 1843, où il se refuse à reconnaître l’indépendance de ce pays, que le Río de la Plata appartient à Buenos Aires « de fait et de droit, de côte à côte1226 ». L’année suivante, le 27 mars, il autorise en principe le Paraguay à faire circuler des embarcations sur le Paraná, mais se réserve le droit d’annuler cette autorisation si la guerre l’exige. Le Paraguay proteste. Rosas répond que les responsables de cette situation sont les unitaires et les étrangers. Cette attitude a pour résultat la signature, le 11 novembre 1845, d’un traité d’alliance entre le Paraguay et Corrientes. Mais on parlait déjà de ce traité avant cette date, puisque Sarmiento y fait allusion dans un article du 27 mars1227. La même année, Sarmiento écrit dans Facundo :
La cuestión de la libre navegación de los ríos que desembocan en el Plata es hoy una cuestión europea, americana y argentina a la vez, y Rosas tiene en ella guerra interior y exterior hasta que caiga, y los ríos sean navegables libremente. Así lo que no se consiguió por la importancia que los unitarios daban a la navegación de los ríos se consigue hoy por la torpeza del gaucho de la pampa1228.
221On se rappelle qu’à la fin de la même année, la flotte franco-anglaise remonte le Paraná, force le blocus établi par Rosas, franchit le barrage de la Vuelta de Obligado (20 novembre) et arrive à Corrientes ; puis au Paraguay, au début de l’année suivante.
222En 1850, dans Argirópolis, où Sarmiento imagine un projet d’organisation nationale, une large place est faite à l’étude de la navigation fluviale. L’émigré pense que non seulement les provinces du Littoral ont dans les fleuves des voies de trafic naturelles, mais également les provinces de l’intérieur : Salta, Tucumán, par le Bermejo ; Córdoba, Santiago del Estero, Catamarca, par la canalisation du Río Tercero1229. Portement impressionné par le spectacle des grands fleuves de l’Amérique du Nord, qu’il a vu sillonnés de cargos, Sarmiento imagine le Paraná, le Paraguay, l’Uruguay, « déserts d’eau » au moment où il écrit, rivaliser d’activité dans un avenir prochain, avec l’Ohio ou le Mississipi1230. Naturellement, ce mouvement fluvial ne peut exister sans le concours des bateaux étrangers. Mais aucun traité ne peut être signé tant que l’Argentine n’aura pas de Congrès, seule autorité compétente en la matière, car un traité signé par un chargé d’affaires doit être ratifié par le gouvernement national1231.
223Sarmiento qui, dans Argirópolis, imagine le pays après la chute de Rosas, demande au Département topographique de faire explorer le Río Negro, le Colorado, le Bermejo, le Pilcomayo, pratiquement inconnus, qui pourraient compléter le réseau fluvial existant1232.
224Par le décret du 22 janvier 1842, Rosas déclarait :
Quedan cerrados los ríos Paraná y Uruguay, hasta nueva orden, a la navegación de todo buque que no sea patentado por el Gobierno de la Confederación Argentina bajo el pabellón nacional1233.
225Le 17 avril 1851, dans Sud-América1234, Sarmiento fait allusion à une proclamation du général Urquiza, envoyée le 3 à Montevideo, qui demande la convocation immédiate du Congrès, l’étude d’une constitution, la libre navigation des fleuves. C’est pour obtenir satisfaction sur ces trois points que le gouverneur d’Entre Ríos, dans sa déclaration du 1er mai, accepte la démission de Rosas, ce qui équivaut à une déclaration de guerre.
226La victoire. — La première déclaration du général Urquiza a été curieusement pressentie par Sarmiento qui, le 3 avril — c’est-à-dire le jour où le gouverneur d’Entre Ríos en envoie le texte à Montevideo —, date un commentaire de ce texte, commentaire qu’il adresse aux provinces et qui commence par cette phrase prémonitoire :
Habrá precedido, o seguirá inmediatamente a la presentación de esta petición, la declaración hecha por el general Urquiza1235.
227La coïncidence mérite d’être signalée. Mais le pronunciamiento n’était pas improvisé. Il a été préparé de longue date. Dès 1850, le général Urquiza, l’homme fort de l’Argentine après Rosas, est l’espoir de ceux qui souhaitent la chute du dictateur. Sarmiento compose Argirópolis un peu en songeant à lui. « En tant que gouverneur d’Entre Ríos, écrit-il dans son introduction, la question dont nous allons nous occuper l’intéresse vivement. »
228L’alliance avec Urquiza marque l’étape finale de la lutte de Sarmiento contre Rosas.
229Il n’est pas exagéré de parler d’une alliance. En réponse à une lettre de l’émigré, le gouverneur d’Entre Ríos lui écrit longuement, le 23 juin 1851, pour lui dire qu’il est sûr du triomphe, presque sans effusion de sang, et qu’il compte sur sa « coopération ». Pour conclure :
Trabaje y escriba en el sentido que le indico; procure el voto de los pueblos y la acción déjela a mi en esta parte1236.
230Sarmiento a affirmé, le 17 avril 18511237 que le général Urquiza était le « bras armé » de la République Argentine, le soutien d’une cause légitime. Il n’a donc qu’à se laisser aller à une sympathie raisonnée pour accéder au désir du nouvel et dangereux ennemi de Rosas.
231L’émigré a eu l’intention de préparer un bataillon expéditionnaire pour attaquer les forces fédérales de San Juan. Mais il a dû renoncer à son projet à cause de Guillermo Rawson qui prétendait gagner Benavidez à la cause antirosiste par la persuasion1238. Sarmiento a finalement abandonné l’idée de cette expédition, que Rawson appelait une « sublime folie », parce que celui-ci, mis dans le secret, était allé ridiculiser et répandre le projet de son ami.
232Pourtant, Sarmiento est décidé à participer en personne à la guerre qui se prépare. Le 12 septembre, il s’embarque sur la frégate Médicis, avec le lieutenant-colonel Mitre, les colonels Aquino et Paunero et d’autres militaires1239. Il franchit le détroit de Magellan, de célèbre mémoire, et arrive à Montevideo, le 1er novembre, sans savoir au juste si la ville a été prise par Rosas ou si elle est encore assiégée. Mais le général Oribe a capitulé sans combattre, le 8 octobre.
233Dans une lettre du 16 novembre1240, adressée au « lieutenant-colonel Sarmiento », le général Urquiza se félicite que celui-ci ait décidé de prendre part à la campagne militaire. L’émigré est incorporé à l’état-major en qualité de rédacteur du communiqué.
234Le 3 février 1852, c’est la bataille de Caseros. Rosas s’enfuit sans demander son reste. La lutte est terminée. Sarmiento a la suprême satisfaction de s’installer à la table du dictateur, sur laquelle il rédige sa correspondance. Mais laissons-lui écrire l’épilogue de ce combat :
En la noche fuí a Palermo, tomé papel de la mesa de Rosas y una de sus plumas, y escribí cuatro palabras a mis amigos de Chile, con esa fecha : Palermo de San Benito, Febrero 4 de 1852. Era esta una satisfacción que me debía y un punto final a aquel alegato de bien probado que había principiado con la carta al general Ramírez, en 1848 : Yo me apresto, general, para entrar en campaña ! Había cumplido la tarea1241.
IV. — De la politique Sud-Américaine
235Dans les œuvres de Sarmiento, on peut glaner quelques réflexions sur le Brésil1242, la Bolivie1243, le Paraguay1244. Conformément à son plan général de lutte contre les caudillos, l’émigré a pris parti contre le général Santa Cruz, et, au cours d’un voyage en Espagne, protesté contre les agissements du général Flores qui prétendait, de Madrid, organiser une expédition pour reprendre les rênes du gouvernement de l’Equateur1245. Mais il s’est surtout soucié de l’Argentine, du Chili et de l’Uruguay.
236Néanmoins, soit qu’il ait été influencé par les premiers penseurs de l’Amérique de langue espagnole, soit que l’exil lui ait donné la notion d’une patrie qui ne se limite pas aux frontières flottantes et arbitraires d’un pays, soit que l’idée d’une grande nation qui fasse pendant aux Etats-Unis l’ait hanté de bonne heure, Sarmiento a entrevu ce que Monteagudo avait déjà nommé une « fédération hispano-américaine », et il a souvent pensé au continent plutôt qu’à un territoire déterminé.
237En 1841, Sarmiento s’interroge déjà sur les causes de l’état actuel de l’Amérique et trouve les réponses qu’il commentera toute sa vie :
El deseo de libertad innato al hombre ha encontrado por todas partes obstáculos invencibles, primero en nuestra propia ignorancia de los medios de establecerla, y después en las práticas de gobierno arraigadas por el sistema colonial, en las costumbres enervadas del pueblo, en el indiferentismo, en la falta de espíritu publico, en la ambición de ciertos hombres prominentes1246.
238Il en est résulté l’ère des caudillos, alors qu’on aurait pu s’attendre à la naissance de régimes démocratiques. Hélas, après trente ans de liberté, on ne voit que désordre. Si bien que les Européens jugent avec dédain les nations hispano-américaines. Et ils ont raison, affirme courageusement l’émigré, avec cette franchise qu’on lui a si souvent reprochée, persuadé qu’il est plus patriotique de dénoncer des défauts à corriger que de perdre son temps à chanter des louanges inutiles.
239Selon lui, la révolution n’a pas été le résultat de convictions profondes de la part de la majorité, mais plutôt de l’esprit d’imitation, de l’occasion, de la fascination exercée par la prospérité des Etats-Unis1247. Mais, tandis que la révolution s’est faite, en France et aux Etats-Unis, pour la réalisation d’une idée, dans les pays hispano-américains, elle a eu lieu pour faire naître celle-ci. Voilà toute la différence.
240Le malaise qui affecte l’Amérique est dû, en somme, au fait que l’on a voulu appliquer, dans les anciennes colonies, des principes qui n’avaient pas encore mûri dans l’esprit de la majorité. Une fois l’indépendance acquise, on a créé des institutions démocratiques ; mais une constitution ne vaut que si elle est applicable. Or, le peuple n’était pas préparé à recevoir la loi nouvelle. En outre, la guerre a engendré les caudillos qui ont continué à faire peser sur le pays le renom qu’ils avaient acquis en combattant pour une juste cause. La Révolution, qui aurait dû aboutir à la démocratie, aboutit donc à l’anarchie, à la guerre civile, à la tyrannie ; qui ont pour corollaire le retard moral, matériel et intellectuel.
241Telle est, résume Sarmiento, « l’histoire triste et sanglante de l’Amérique du Sud, depuis le Mexique jusqu’au Chili, pendant les trente années qui nous précèdent ».
242Neuf ans plus tard, en 1850, il ne peint pas un tableau moins sombre de la situation. Il énumère alors les causes qui font l’impuissance des jeunes républiques : ignorance, fanatisme des prêtres, oubli des vertus ancestrales, maintien d’une législation commerciale espagnole périmée, agriculture routinière, faible accroissement de la population, absence d’esprit d’entreprise, indolence prédominante. A ces causes, citées par Mac Grégor et que Sarmiento reprend à son compte1248, il ajoute : haine à l’égard des étrangers, jalousie provinciale, manque de respect de la propriété et de la vie, acceptation du despotisme.
243Voilà les défauts majeurs auxquels Sarmiento s’attaque dans toute son œuvre. Mais, dans sa lettre à Southern, l’émigré n’admet pas, comme le prétend Mac Grégor1249, que la situation soit désespérée. Tous ces défauts viennent de l’héridité espagnole. Sans doute. Il y a toutefois, dans le caractère espagnol, des qualités qui peuvent être exploitées au bénéfice de la civilisation. Et, puisque Sarmiento a dénoncé les vices des gens de son pays, pourquoi n’exercerait-il pas son esprit de justice au détriment des étrangers ? « Les masses espagnoles, dit-il, sont plus honnêtes que les masses anglaises et françaises. » Et il rappelle ces vertus ancestrales que Mac Grégor estimait disparues : « la sobriété espagnole dans les masses et la noblesse dans les classes élevées ». Les masses américaines sont ignorantes, il est vrai, mais le gaucho à demi-barbare a pourtant le sens de l’honneur, de l’hospitalité, de l’indépendance, de la générosité parfaitement désintéressée.
244Sarmiento a raison. Tous les voyageurs ont remarqué ces qualités appréciables de l’homme américain. Sarmiento les a toujours reconnues. Mais il a fait partie de ceux qui, aimant bien, châtient bien.
245Toutefois les critiques que les étrangers expriment à l’égard de l’Amérique le font souffrir. Les Européens se moquent des révolutions qui bouleversent continuellement le monde hispano-américain. Ils ont tort. S’ils étaient justes, ils se rappelleraient ce que coûte l’apprentissage de la civilisation. L’histoire de la France et de l’Angleterre comporte bien des épisodes qui ne font honneur à personne, constate-t-il1250.
246Toute une éducation politique est à faire. « Nos institutions actuelles ne sont qu’une promesse », écrit-il. Mais Sarmiento a la vertu que Montesquieu exigeait des républicains : le civisme. L’émigré a présent à l’esprit le principe sans lequel les trois mots de la révolution sont dépourvus de sens : « Le droit de choisir ses représentants, écrit-il, suppose que l’on a intérêt à user de ce droit au bénéfice de la société, des principes, du bonheur public »1251. Il ajoute aussitôt que le nombre est grand de ceux qui trahissent l’esprit et la lettre de cette loi pour lui faire servir des ambitions personnelles. « La liberté requiert une longue préparation », dit-il encore, comme pour excuser ses compatriotes de ne pas avoir su que faire de celle que la Révolution leur a donnée. Bien sûr, il faudrait d’abord libérer l’homme de ses mesquineries héréditaires.
247Sarmiento ne croit pas du tout à la jeunesse des peuples de l’Amérique du Sud. « Nous qui nous disons jeunes, parce que nous voulons nous rajeunir, nous devons appeler à notre aide les peuples civilisés pour cesser d’être espagnols, c’est-à-dire hispano-américains1252. » Le passé colonial existe. Il est parfaitement injuste, raisonne Sarmiento, de penser que l’Espagne a fait sciemment le malheur de ses colonies. Non. Elle a transporté en Amérique ses propres maux1253. Ainsi l’Amérique a des maux héréditaires. L’émigré en voit la guérison dans l’apport d’un sang nouveau ; ou, du moins, d’idées nouvelles, venant de France et d’Angleterre.
248Néanmoins, Sarmiento ne nourrit pas un amour aveugle à l’égard de l’Europe. Il fait la différence entre les philosophes anglais et les écrivains français, dont les idées ont préparé l’indépendance américaine, et les politiciens et les commerçants, qui ne voient qu’un intérêt égoïste. La politique européenne est versatile, se plaint-il ; peu lui importe le régime, du moment qu’elle peut profiter de la situation. Aussi, il ne saurait être question d’accepter n’importe quoi de l’Europe. « Nous, les Américains, nous aimons mieux retourner à la vie sauvage, déclare-t-il, que de perdre notre indépendance1254. » Il fait cette affirmation en 1841, c’est-à-dire quand la France a ratifié le traité Mackau, funeste aux unitaires, et que l’Angleterre semble encourager la politique rosiste. Il faut tenir compte de ces circonstances. Toutefois Sarmiento n’oublie pas cette expérience. S’il demande le concours des Européens, c’est pour que ceux-ci fassent prospérer l’Amérique. En 1845, il se déclare contre un traité avec l’Angleterre si celui-ci doit se faire à l’exclusion de tout autre avec d’autres puissances. Nous voulons des traités avec tout le monde, affirme-t-il, mais non avec un seul pays qui, par la suite, pourrait se croire des droits sur nous1255.
249En 1850, il s’avoue déçu par l’attitude hésitante de l’Europe et même des Etats-Unis1256. Il a compris, aux dépens de la cause qu’il défend, que le noble désintéressement des civilisateurs n’engage pas les hommes d’affaires.
250Or voilà que l’Europe, que Sarmiento juge malgré tout « appelée à exercer une noble influence sur l’Amérique du Sud », se conduit bien peu noblement, à son avis, en soutenant un tyran ; bien peu logiquement aussi, puisqu’elle fait le jeu d’un xénophobe toujours prêt à traiter les étrangers de « perfides » et d’« ingrats ». Quelle détresse pour les hommes qui, comme lui, ont toujours soutenu la civilisation européenne :
Las pasiones hostiles de la América española cobran nuevo aliento, i las resistencias crecen por todas partes; los amigos de la Europa en América quedamos burlados, desmoralizados i oprimidos bajo el peso de la reprobación triunfante de nuestros compatriotas, i la desaprobación de nuestra propia razón que nos dice que nos hemos engañado, dando a otros lo que nos negábamos a nosotros mismos1257.
251Soit qu’il esquisse l’histoire de l’Amérique du Sud, soit qu’il énumère ses maux ou analyse ses relations avec l’Angleterre et la France, Sarmiento conçoit donc un tout hispano-américain. Cela est frappant quand il cite conjointement l’Amérique, les Etats-Unis, l’Europe, comme trois groupes ayant chacun ses caractères distinctifs, chacun, donc, une certaine unité. A ses yeux, l’Europe représente une civilisation où les différences nationales s’estompent. Sans doute, pour lui comme pour les Hispano-Américains en général, l’Europe était surtout la France ; mais elle était aussi l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie. Et qu’on n’aille pas accuser les Hispano-Américains de pas voir les différences entre ces pays. L’éloignement efface les détails et permet de mieux voir les ensembles. Or, on peut le constater par soi-même, les Anglais, les Allemands, les Français vivant en Amérique du Sud ont conscience d’appartenir à une communauté européenne qui les différencie d’une communauté hispano-américaine. Inversement, les Mexicains, les Vénézuéliens, les Boliviens, qui n’acceptent pas d’être confondus sur leur continent, en Europe se disent volontiers Américains. Comme, en dépit de différences ethniques importantes, ils parlent tous la même langue, l’unité apparente existe.
252Que pense Sarmiento de cette unité ? En 1841, il écrit :
Escribimos sobre asuntos generales para la América que consideramos nuestra patria y para los pueblos, cualquiera sea su situación geográfica en el continente de Colón1258.
253Les déclarations de ce genre ne sont pas rares sous sa plume. Citons encore celle-ci, qui corrobore ce que nous avons constaté précédemment :
En América en vano se alzan límites nacionales, el americano se halla en todas partes en su misma patria ; el mismo idioma, las mismas costumbres, la misma civilización, los mismos partidos políticos, los mismos azares por la libertad, los mismos peligros por el porvenir1259.
254Voilà pour l’unité.
255Pourtant, la situation politique dans le Río de la Plata ne semble toucher que l’Argentine et ne soulève aucune indignation dans les autres pays américains, proteste Sarmiento1260.
256S’opposant énergiquement à la réunion d’un Congrès américain, idée de Bolivar reprise par le Chili, en 1844, l’émigré essaie de montrer ce que ce projet a d’absurde. Pourquoi ? Parce que l’unité primitive n’existe plus1261. Il dit, en 1842, qu’il n’est resté aucun lien entre les états, même lorsqu’ils sont voisins1262. Il écrit nettement en 1844 :
No obstante la comunidad de origen, no hay simpatía, no nos conocemos unos a otros; no obstante la comunidad de idioma, se observa en los hombres mismos que están al trente de su país, la ignorancia más completa de los datos de todo género pertenecientes a los países vecinos; mientras que conocen mejor lo que pasa en Europa, que lo que sucede en las Repúblicas inmediatas1263.
257Contre Bello, contre Alberdi, qui affirment l’opportunité d’un tel Congrès, Sarmiento s’applique à prouver son inefficacité totale. L’Amérique est faite de pays dont un petit nombre seulement sont constitutionnels, d’autres sont des états sans gouvernements, d’autres encore sont tyrannisés par les caudillos. Quel genre de délégués enverront-ils au Congrès ?1264 Et puis, en admettant que le Congrès réussisse à régler théoriquement certaines questions, qui se chargera de faire appliquer les décisions prises ? Un homme comme Rosas ne voudra se servir du Congrès qu’à des fins personnelles ; il sera impossible de lui imposer des décisions1265. Ainsi, Rosas, qui veut se faire passer pour le champion de la cause américaine, applaudit à l’idée d’une assemblée générale des états hispano-américains qui aurait pour principale mission de sauvegarder l’indépendance de l’Amérique1266. Cette question l’intéresse, car il est en guerre avec la France et l’Angleterre. Mais il n’est pas du tout disposé à accorder au Paraguay la libre navigation sur le Paraná.
258Le plus grand reproche que Sarmiento fait au projet de Congrès interaméricain est que personne ne sait exactement à quoi il servira et que seul Rosas saura en tirer parti1267.
259Dans un dernier article à ce propos, il fait ressortir l’impuissance de ce Congrès, qui sera incapable de mettre un terme à la tyrannie subie par Buenos Aires, car aucun pays, hormis l’Argentine, n’a vraiment intérêt à ce qu’elle cesse1268.
260L’opposition de Sarmiento à cette manifestation de solidarité hispano-américaine est originale et singulière. Il sait bien ce qui l’attend :
… vamos a excitar la indignación de una legión de patriotas, que pedirán que se nos acuse ante un jury por ofender así a todo este inmenso continente que Colon diera a los reyes de España, al que era nuestro deber presentar grande, magnífico, estupendo, terrible, gigantesco, etc…, etc…1269.
261Finalement, la raison, ou le manque de suite dans les idées, ou la difficulté de réunir des délégués de tous les pays, l’emporte sur l’enthousiasme. Le Congrès reste à l’état de projet. Et, hommage bien involontaire à la perspicacité de Sarmiento, beaucoup plus tard, Alberdi, qui avait écrit un Mémoire pour démontrer Futilité dudit Congrès, exprimera à ce sujet exactement les mêmes idées que son adversaire1270.
262Ainsi, tout en se disant citoyen de l’Amérique, écrivain « américain », Sarmiento pense qu’il n’y a pas d’unité, pas de communauté d’intérêts entre les différents pays qui constituent ce continent qu’il appelle sa patrie. Par ailleurs, nous l’avons vu préconiser la création des Etats-Unis de l’Amérique du Sud, englobant l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay. Mais l’idée de réunir tous les états en assemblée générale lui paraît absurde.
263Sa crainte de voir Rosas tirer des avantages de ce Congrès est pour quelque chose sans doute dans son hostilité à l’égard du projet débattu. Elle n’explique pas complètement sa double attitude contradictoire.
264Sarmiento sent une certaine unité hispano-américaine, mais il voit en même temps des problèmes particuliers qu’une assemblée générale serait incapable de résoudre.
265Et puis, il ne veut pour rien au monde que l’Amérique prenne une attitude hostile envers l’Europe, suivant le vœu de Rosas.
266De l’américanisme. — Rosas se dit le défenseur de l’américanisme. Mais, qu’est-ce que l’américanisme ? Sarmiento répond :
El americanismo es la reproducción de la vieja tradición castellana, la inmovilidad i el orgullo del árabe1271.
267Ailleurs, parlant des Etats-Unis, il définit encore :
El partido nativista, hoi estinto, trató de crear una especie de fanatismo nacional, parecido, aunque por motivos contrarios, a nuestro americanismo1272.
268Ces définitions sont claires.
269Elles commandent l’attitude de Sarmiento. Si l’américanisme signifie : tradition espagnole, immobilité, orgueil ignorant, fanatisme national, La Ilustración Argentina a raison de dire que l’émigré est antiaméricain.
270Si Rosas est le représentant de cet américanisme, Sarmiento est logiquement antiaméricain, puisqu’il est antirosiste.
271Le tout est de savoir si l’on peut être américain sans être partisan de cet américanisme, dont Rosas a astucieusement brandi l’étendard.
272Oui, répond Sarmiento. Car il y a deux Amériques : celle du passé et celle de l’avenir. Celle qui a des habitudes médiévales et celle qui est entrée dans le xixe siècle.
273Il a opté pour la seconde.
***
274Somme toute, Sarmiento est foncièrement républicain. Il prône souvent la démocratie, sans doute, mais seulement quand il songe à l’avenir.
275Pour le moment, l’Amérique est la proie des caudillos. Il faut donc lutter contre eux et se méfier des peuples ignorants, qui se laissent trop facilement séduire par des hommes comme Rosas.
276Il y a beaucoup de chemin à parcourir encore avant que les peuples de l’Amérique de langue espagnole aient l’expérience politique suffisante pour qu’ils puissent participer aux gouvernements de leurs pays sans risquer de tomber sous la coupe d’un dictateur, ou de sombrer dans l’anarchie, qui d’ailleurs mène à la tyrannie.
277Aussi, bien qu’il se dise socialiste — il est socialiste en principe—, Sarmiento prend les armes, au sens propre, contre un mouvement qui a son origine dans la Révolution française de 1848.
278Il s’agit avant tout de ne pas compromettre les idéaux américains de la Révolution de 1810, tels qu’ils ont été définis par les libéraux argentins.
279Pendant que l’on forme les peuples hispano-américains aux habitudes démocratiques, il convient que le gouvernement soit donc assuré avec autorité par une élite d’hommes cultivés, au civisme éprouvé, conscients des besoins des masses et animés de la volonté de les entraîner dans la voie du progrès, telle qu’elle est tracée par l’Europe et les Etats-Unis.
Notes de bas de page
1037 Mercurio, 8 mars 1841. Sarmiento raconte le jugement de la Guerra a la tiranía dans son article du Mercurio du 16 mars.
1038 III, 26.
1039 III, 202.
1040 F. A. Encina, op. cit., t. XI, 519.
1041 Biografía del general Don Manuel Bulnes ; op. cit., 65.
1042 Ibid, 63.
1043 El Nacional, 14, 24 avr. 1841.
1044 El Nacional, I, 8 mai 1841.
1045 Mercurio, 4, 6, 7 mai 1841.
1046 Mercurio, 13 mai 1841.
1047 Mercurio. 4 août 1841.
1048 Sarmiento a soutenu en outre la candidature du général Bulnes dans des articles du Mercurio qui n’ont pas été recueillis dans Obras : nos 3732. 3733. 3743, 3744, 3750, 3751, 3752, 3753, 3769, 3771, 3774, 3775, 3776, 3778, 3779, 3801, 3813.
1049 Cette lettre a été publiée dans Recuerdos de provincia (III, 208) et dans les Memorias (XLIX, 113).
1050 On trouvera le récit des événements racontés par Sarmiento dans le Mercurio des 9, 10 oct. et 7 nov. 1841. Sarmiento fait en outre allusion à cet épisode dans Recuerdos de provincia (III, 208-211) et dans Memorias (XLIX, 114-123). Dans ces deux derniers ouvrages, sont publiées des lettres de ceux qui aidèrent Sarmiento à porter secours à ses compatriotes en détresse, dont le nombre s’élevait à 374. Parmi les rescapés se trouvait le célèbre acteur Casacuberta qui, par la suite, conquit le public de Santiago.
1051 Cf. p. 138.
1052 Progreso, 4 juin 1844.
1053 Progreso, 8 juin 1844.
1054 Ibid.
1055 Progreso, 10 juin 1844.
1056 Progreso, 4 juin 1844, 10 juin, 20 janv. 1845.
1057 Progreso, 14 févr. 1845. Nous ignorons qui est ce socialiste dont Sarmiento cite la phrase en espagnol.
1058 Progreso, 2 août 1844.
1059 Progreso, 9 août 1844.
1060 Progreso, 16 août 1844.
1061 Ces articles ont été publiés dans le Progreso, en 1844 et en 1845 ; une grande partie en a été recueillie dans Obras, XXXIV, 56-107.
1062 Lettre citée par F. A. Encina, op. cit., t. XII, 39.
1063 Progreso, 4 juin 1844.
1064 Le 18 mai 1844, El Siglo publie cet avis :
« Aviso. Caballeriza del Progreso. Los birlocheros que deseen comprar un buen surtido de caballos cuyanos con todas sus cualidades características, y además, educados por un método moderno, bajo la dirección de un cuyano altamente civilizado, pueden pasar al Progreso que allí encontrarán con quien tratar. Tienen, además, la ventaja de saber leer y escribir por la ortografía americana redactada con gloria y honor por Monsieur Sarmiento o maese como lo llama el Progreso. Corren, como ninguno para atrás y para adelante ; relinchan con la maestria que hablan y escriben sus compatriotas loros, y en fin, son buenos animalejos hasta para tirar carretas cargadas con todo lo más pesado que produce la Republica Argentina ».
Cette plaisanterie provoque une réponse de Sarmiento qui s’en prend à Juan Nepomuceno Espejo, le croyant l’auteur de cette farce. Celui-ci réplique dans une lettre ouverte publiée dans El Siglo du 21 mai. Il dit en substance que c’est son caractère passionné qui a attiré à Sarmiento la haine et le mépris. D’après une lettre de Sarmiento à Posse du 29 janvier 1845, cette affaire compta parmi ses épisodes un pugilat entre l’Argentin et un rédacteur d’El Siglo. Voici le passage :
« porqé te as dirijido a Lopez i no a mi, para saber los detalles de mi ocurrencia con los del Siglo ? Esperabas qe él fuese mas sincero que yo ? qe tu curiosidad me mortificase ? Qe tonto ! Tu sabes qe me curo poco de la opinion de los demás i qe soi yo siempre el mejor testigo qe pueda citarse contra mi, Te diré pues qe esa ocurrencia me fue del todo desfavoarable, i qe e sufrido ondas umillaciones a causa de ella. Los del « Siglo » se abandonaron a todo el furor qe es costumbre entre todos esos canallas, cuando les apreto los callos. Dijeronme caballo cuyano, cobarde, i qe se yo. Instigado por Lopez, me diriji a la imprenta del Siglo, reqeri al ofensor, no me daban una esplicacion, escupile a la cara, i él entre si se le pasaba el susto, si acia algo por lavarse la afrenta, trató de agarrarme, alcanzó a los cabellos, me desasi de él i lo eché en oramala. Yo me aguardaba algo serio de caballeros ; media ora despues empero estaba lleno Santiago, bailaban de gusto ! de qe se yo qe cuentos, inventados a placer, me abian molido a patadas, sacadome los ojos, qince dias depues la Republica entera estaba llena, de qe me abian destripado, etc. brindaban en Aconcagua, predicaban los curas etc. La verdad no penetró sino mui tarde porqe nadie qeria escucharla ; era un asunto nacional ; i se libraban del yugo qe los oprimia. Esta es la istoria ; i ya verás qe no me cuesta mucho trabajo escucharla ».
(Lettre reproduite dans Epistolario entre Sarmiento y Posse, cf. Bibliographie).
L’orthographe de cette lettre nous rappelle que Sarmiento était alors en pleine polémique avec El Siglo et autres journaux au sujet du projet de réforme de l’orthographe américaine.
1065 El Siglo, no 261, 10 févr. 1845.
1066 A. Fuenzalida Grandón, Lastarria i su tempo, op. cit., t. I, 118.
1067 « Mui señor mio : No deseo esplicaciones de parte de Ud. i no estoi dispuesto a darlas tampoco. Como Ud. no ha podido estorbar que El Siglo me injurie, me eche en cara que soi asaliarado i estranjero, no obstante habérmelo prometido, i como no sé quien escribe en él, sino que Ud. es el Director de la imprenta para su negocio i para su elevacion politica, me dirijiré a Ud. siempre que quiera desbaratar los hipócritas ataques de su diario i descubriré al público los motivos puramente personales que Ud. tenga para llevar un diario. Esta prevencion le indicará a Ud. que toda armonia e intelijencia entre ambos ha cesado, i que no quiero ser el juguete de Ud. o de sus órganos. Quedo de Ud. ».
Au bas de la même lettre, Lastarria répond :
« Señor Sarmiento : Acuso recibo de la declaración de guerra que Ud. me hace, previniéndole que no toleraré de Ud. ofensa ninguna contra mi honor ».
Ces lettres ont été publiées par Fuenzalida Grandón (op. cit., t. I, 119-120) et María Luisa del Pino Carbone (Cf. Bibliographie).
1068 El Siglo, no 261, 10 févr. 1845.
1069 El Siglo, no 299, 27 mars 1845.
1070 El Siglo, no 361, 10 juin 1845.
1071 El Siglo, no 362, 11 juin 1845.
1072 Ibid.
1073 Gaceta del Comercio, no 908, 11 janv. 1845.
1074 El Siglo, no 370, 20 juin 1845.
1075 Cité par R. Silva Castro, Prensa y periodismo en Chile, op. cit., 195.
1076 No 22, 6 août 1845. A propos des idées anticléricales du Progreso « vienen además algunas ideas, que si no nacen de irreligión, son el iesultado del protestantismo que se manifiesta en toda ella ».
1077 No 24, 8 août 1845.
1078 No 20, 4 août 1845.
1079 Le Carrascal est un quartier pauvre de San Juan, où Sarmiento est né.
1080 Nos 25, 26, 28, 35, des 9, 11, 13, 22 août.
1081 D. Barros Arana, Un decenio de la historia de Chile, t. II, 71-76, cité par R. Silva Castro, P rensa y periodismo en Chile, op. cit., 196-197.
1082 F. A. Encina, op. cit., t. XII, 48-51.
1083 Recuerdos de provincia, III, 206.
1084 Le 11 octobre, la nouvelle rédaction du Progreso rend hommage à Sarmiento en ces termes :
« … No qeremos concluir, sin embargo, sin dirijir al señor Sarmiento, qe nos a precedido en este trabajo, algunas palabras qe muestren a este joven valiente el aprecio qe la parte sensata de Chile ace de sus talentos. Sabemos qe el señor Sarmiento se retira no sin un poco de amargura al verse vilipendiado por una porcion de la prensa contemporánea, en vez de dignificado i ensalzado, como es justo. El echo es real, i no qeremos paliarlo. Lo único qe deseamos, es qe el Sr. Sarmiento no lo tome por otra cosa de lo qe es, ni lo revista de otras proporciones qe las menguadas i viles qe le a dado un anarquista sin freno (allusion à Godoy). El verdadero Chile, el pueblo qe a sentido tantas emociones puras como a vertido su pluma ardorosa, no olvidará fácilmente ni la fé del escritor ni su elocuencia de fuego. Digan lo qe qieran ciertos espíritus fríos i mas diplomaticos qe de buena fe, asi es como se espresan los qe sienten fuertemente.
Si de sus trabajos literarios descendemos a las condiciones de su caracter noble i altivo, el testimonio uniforme de todos los qe le an conocido de cerca, nos dice qe va a alejarse de nosotros un corazon tan bueno como es intelijente su cabeza. La nueva Redaccion, al menos lo cree asi con toda sinceridad, i no terne proclamarlo en voz alta antes de cerrar su programa. Ai mas : ella se onrrará de seguir sus pasos, i asta bien pocas veces espera diverjir de opiniones ».
1085 F. A. Encina, op. cit., t. XII, 54.
1086 Ibid., 196.
1087 Proyecto de reorganización del partido liberal redactado por el diputado José Victorino Lastarria, el 20 de marzo de 1850. Cité par F. A. Encina, op. cit., t. XII, 205-207.
1088 A. Donoso, La vida y la obra de Bilbao, op. cit., 18-23.
1089 F. A. Encina, op. cit., XII, 207-228.
1090 Julio César Jobet, Santiago Arcos Arlegui y la Sociedad de la Igualdad, p. 122, cité par R. Silva Castro, Prensa y periodismo en Chile, op. cit., 207.
1091 F. A. Encina, op. cit., t. XII, 245.
1092 LII, 21-5 4
1093 Cf. p. 289 de notre étude.
1094 Mercurio, 28 juill. 1842.
1095 Sud-América, 24 avr. 1851.
1096 XLIX, 142-150.
1097 Don Manuel Montt candidato a la presidencia de la República de Chile, III, 349. Dans La Tribuna du 27 juin, Sarmiento rapporte un trait de courage de Montt qui, se trouvant dans la rue devant un groupe de personnes qui acclamaient le général Cruz, a continué tout droit son chemin, III, 372.
1098 National de Buenos Aires, 23 sept. 1880, III, 375.
1099 X, 126.
1100 Alfonso Aguirre Humeres, op. cit., 93-94.
1101 F. A. Encina, op. cit., t. XX, 108.
1102 Ibid., 109.
1103 A. Aguirre Humeres, op. cit., 93-94.
1104 F. A. Encina, op. cit., t. XII, 110-111.
1105 11, 12, 15, 16, 19, 22, 23, 25, 28 novembre 1842. Ces articles n’ayant pas été reproduits dans Obras, on a accusé de mauvaise foi l’éditeur Augusto Belín, petit-fils de Sarmiento, qui n’aurait pas voulu publier des pages qui ne font pas honneur au grand homme, selon ses détracteurs. En effet, Sarmiento y ferait passer les droits du Chili avant ceux de l’Argentine. A. Belin explique dans une note (XXXV, 20) qu’au moment de préparer la publication des œuvres de son grand-père, il ne possédait pas les numéros du Progreso, où se trouvaient les articles en question. Nous ne voyons pas pourquoi l’éditeur aurait voulu dissimuler ces articles, alors que, dans le même volume, il en publie d’autres où Sarmiento essaie de démontrer la validité des droits du Chili bien plus clairement que dans les pages incriminées.
1106 A. Aguirre Humeres, op. cit., 70.
1107 Cet acte a été publié par Ricardo Font Ezcurra, La unidad national, op. cit., 44.
1108 F. A. Encina, op. cit., t. XII, 115.
1109 Viajes, V, 92.
1110 Op. cit., 116.
1111 Op. cit., 85.
1112 Progreso, 19 juin, 13 août 1844.
1113 Alberto Hidalgo (H), op. cit., 26.
1114 Le texte de cette réclamation a été publié par R. Font Ezcurra, op. cit., 45-46.
1115 E. Barba, Las relaciones exteriores con los países amcricanos, op. cit., 243.
1116 R. Font Ezcurra, op. cit., 48.
1117 Articles publiés dans la Crónica : 11 mars, 14, 29 juill., 5 août, 23 sept., 11 nov., 9déc., 23 déc. 1849.
1118 La Crónica, 11 mars 1849.
1119 On a voulu voir dans l’article de Sarmiento que nous venons de commenter la preuve que Sarmiento avait invité le Chili à s’emparer de la Patagonie (Cf. R. Font Ezcurra, op. cit., 49). Lorsqu’on lit cet article en entier, il est difficile, semble-t-il, d’y trouver cette intention. Certes, Sarmiento pose en principe ceci : « Un territorio limítrofe pertenecerá a aquel de los dos Estados a quien aproveche su ocupación, sin danar ni menoscabar los intereses del otro ». Mais il ne pense pas à la Patagonie : « este principio… tiene su completa aplicación a Magallanes », écrit-il immédiatement après avoir énoncé le principe en question. Un peu plus loin, il écrit que la Patagonie est occupée par les sauvages et que ni l’Espagne ni Buenos Aires ne l’ont encore occupée. Mais il ne dit pas que le Chili peut s’y installer. Bien au contraire. Sarmiento écrit : « Buenos Aires para proceder a la ocupación de este país (la Patagonie) ha de partir desde sus fronteras del sud, y ganaría mucho en tener al extremo opuesto un pueblo cristiano que en épocas futuras le ayudase a la pacificación de los salvajes ». Sarmiento n’invite-t-il pas clairement l’Argentine à occuper la Patagonie infestée de sauvages ? Ailleurs il laisse entendre que le Chili « pudiera reclamar todo el territorio que media entre Magallanes y las provincias de Cuyo ». Il en vient à se demander si la création de la Vice-royauté de Buenos Aires a été faite en bonne et due forme. Il ajoute aussitôt : « Pero esta es una de las cuestiones que llamamos ociosas… » Non, vraiment, il n’est jamais question de la Patagonie, mais seulement du détroit de Magellan.
Plus tard, pendant la présidence de Sarmiento, le Chili essaiera de faire état des anciens articles de celui-ci pour l’amener à abandonner la Patagonie. Dans une note à Ibánez, du 20 septembre 1873, Félix Frias, représentant diplomatique de l’Argentine, écrit : « Mientras que el señor Sarmiento residió en Chile, esta cuestión no se suscitó jamás (il s’agit de la Patagonie). La unica que existió entre los dos países, fué la del Estrecho de Magallanes. V. E. no podrá citar, según creo, una sola palabra impresa antes del año 1853 en que la pretension a la Patagonia oriental se haya manifestado. Ninguna palabra del señor Sarmiento citará V. E. tampoco en que haya reconocido el derecho y la conveniencia de Chile para establecer una colonia en el centro de la Patagonia… jamás confundió la Patagonia con el Estrecho mismo » (A. Hidalgo (H), op. cit., 10). Cette affirmation est exacte. Sarmiento ne pensait pas à la Patagonie. Bernardo Irigoyen, qui, dans La Ilustración Argentina, reproche au « communiste » Sarmiento de ne pas avoir de patrie, ne parle aussi que du Détroit.
1120 No 2, 1er juin 1849.
1121 VI, 255
1122 III, 216-217.
1123 A. Aguirre Humeres, op. cit., 119.
1124 Sarmiento nous apprend qu’en passant à Buenos Aires, en 1852, il prit connaissance du travail d’Angelis sur la question du Détroit, simple diatribe contre le Chili, selon lui, et de l’étude de Vélez Sársfield « plus sérieuse et mieux fondée » (XIV, 313).
1125 Cette nomination a été reproduite par Augusto G. Rodríguez, op. cit., 23 (Cf. Bibliographie).
1126 Cette lettre, conservée dans les archives de San Júan, a été publiée dans Anales del primer Congreso de historia de Cuyo (t. VIII, 184) et par R. Rojas, El projeta de la pampa, op. cit., 76.
1127 C’est à la fin du mois d’avril 1829 que le nouveau gouverneur José Maria Echegaray y Toranzo a remplacé Gregorio Quiroga, que, dans son récit, Sarmiento nomme « ex-gouverneur » (D. Hudson, Recuerdos históricos, op. cit., 263).
1128 Recuerdos de provincia, III, 184.
1129 XXII, 245.
1130 Dans ses Memorias, Sarmiento recopie une partie de la Foja de servicios del General argentino Nicolás Vega, celle où il est fait allusion à sa brillante conduite (XLIX, 33).
1131 D. Hudson, Recuerdos históricos, op. cit., 278.
1132 Document publié par Augusto G. Rodríguez, op. cit., 43.
1133 Ibid., 53.
1134 A, B. S., Vida de Sarmiento, op. cit., 17.
1135 Cité par E. Barba, El primer gobierno de Rosas, op. cit., 32.
1136 Facundo, VII, 106. Dans le même passage, Sarmiento fait le portrait de l’unitaire, qu’il présente comme un homme tout à fait démodé. C’est pourquoi les unitaires de Montevideo lui feront grise mine quand il séjournera dans la « nouvelle Troie », avant de partir pour l’Europe.
1137 Cf. paragraphe intitulé « Interférences politiques » dans le chapitre « El Zonda », p. 69.
1138 15 mars 1841.
1139 Lettre du 15 mars 1841, adressée de Santiago ; in Revista chilena de historia y geografía, t. LIX, oct.-déc. 1926, Santiago.
1140 Mercurio, 17 mars 1841.
1141 Mercurio, 9 oct. 1841.
1142 Mercurio, 30 avr. 1842.
1143 Progreso, 11 janv. 1843.
1144 Ibid.
1145 Mercurio, 28 oct. 1842.
1146 Progreso, 11 janv. 1843.
1147 Prospectus d’El Heraldo Argentino, 23 déc. 1842.
1148 Gaceta del Comercio, 28 oct. 1843.
1149 Progreso, 8 oct. 1844.
1150 VII, 179.
1151 VII, 215.
1152 VII, 216-217.
1153 VII, 233.
1154 Mercurio, Art. non recueilli dans Obras.
1155 Art. non recueilli dans Obras.
1156 Mercurio, 19 avr. 1842.
1157 Mercurio, 20 oct. 1842.
1158 Progreso, 8 mai 1845.
1159 Lettre publiée par E. Barba, Las relaciones exteriores con los países americanos, op. cit., 238.
1160 Progreso, 8 mai 1845.
1161 VI, 142.
1162 VI, 143, 146, 150, 157.
1163 Cité par E. Barba, Las relaciones exteriores con los países americanos, op. cit., 241.
1164 « Verdad es que los salvajes unitarios se han acarreado por su petulancia y mala conducta muchos enemigos, pero aun estos mismos tienen por justa y noble su causa política. V. E, lo ve por los periódicos que son todos redactados por chilenos, a excepción del Progreso y Mercurio. » (Fragment de la note du 7 mai, citée par E. Barba, op. cit., 240).
1165 Progreso, 28 mai 1845.
1166 Progreso, 2, 3, 6 juin 1845.
1167 VI, 154.
1168 E. M. Barba, op. cit., 241-242.
1169 Mercurio, 21 avr. 1842.
1170 Mercurio, 22 avr. 1842.
1171 Progreso, 8 oct. 1844.
1172 De nombreux ouvrages ont été écrits sur l’intervention étrangère dans le Río de la Plata. On trouvera l’essentiel de cette affaire dans l’étude de Roberto O. Fraboschi, Rosas y las relaciones exteriores con Francia e Inglaterra, op. cit., 165-211.
1173 LII, 14.
1174 Mercurio, 13 oct. 1842.
1175 Sarmiento rappelle cet accord dans Facundo (VII, 231) et souligne l’attitude des Français qui, après avoir pris l’île Martín García, la remirent à un chef argentin.
1176 Progreso, 18 août 1845.
1177 Mercurio, 5 nov. 1841.
1178 Mercurio, 23 août 1842.
1179 VII, 235.
1180 Roberto O. Fraboschi, op. cit., 166.
1181 Progreso, 6 juin 1844.
1182 VII, 234.
1183 Facundo, VII, 222.
1184 San Martin, Su correspondentia, op. cit., 85.
1185 Mercurio, 7 oct. 1842.
1186 Mercurio, 13 oct. 1842.
1187 Mercurio, 20 oct. 1842.
1188 VII, 230.
1189 VII, 239.
1190 Progreso, 15 août 1845.
1191 Progreso, 13 juin 1845.
1192 Progreso, 2 oct. 1844.
1193 VII, 240.
1194 Progreso, 15 août 1845.
1195 VII, 243.
1196 VII, 244-246.
1197 Ce document a été publié avec deux lettres de Sarmiento à Rojo, par Mariano de Vedia y Mitre, dans la Nación du 24 mai 1931 (Cf Bibliographie).
1198 Anselmo Rojo sera élu gouverneur de Tucumán en 1860.
1199 A vrai dire, il n’y a pas d’interruption dans le combat que mène Sarmiento. Au cours de son voyage, il a plus d’une fois l’occasion d’évoquer la politique argentine. A Paris, il fait publier des extraits de Facundo dans la Revue des Deux Mondes, avec une introduction par Charles de Mazade (Civilisation et barbarie, 15 nov. 1846 ; Le socialisme dans l’Amérique du sud, 15 mai 1852). Il explique à Guizot et à Thiers la situation en Argentine (Lettre à A. Aberastain, 4 sept. 1846, in Viajes, V. 123-129). Il commente son livre avec Mérimée et Lesseps, à Barcelone (Viajes, V, 194).
1200 Lettre publiée trois fois dans Obras, VI, 237 (avec l’orth. originale), XIII, 276, XLIX, 77·
1201 XIII, 273.
1202 XIII, 277.
1203 VI, 208.
1204 No 3, 1er août.
1205 No I, Ier mai, no 6, Ier nov. (Voir le chapitre de notre étude intitulé La Question du Détroit de Magellan, p. 335).
1206 Par note du 21 juillet 1849, le gouvernement de Rosas réagit à la publication de la Crónica, et renouvelle sa protestation auprès du gouvernement chilien, demandant pour Sarmiento un « châtiment exemplaire ». Cette note ne sera pas plus prise en considération que la première. Elle a été reproduite dans la Crónica du 25 novembre.
1207 Crónica, 11 nov. 1849.
1208 Crónica, 23 déc. 1849.
1209 Ibid.
1210 Tribuna, 26 févr. 1850.
1211 Tribuna, 27 févr. 1850.
1212 Tribuna, 28 févr. 1850.
1213 Sud-América, 24 janv. 1851. Ana Maria Barrenechea estime que la mégalomanie de Sarmiento n’a d’égale que celle des autres intellectuels de sa génération, tout à fait conscients de leur importance, étant donné la grandeur de la tâche à réaliser. C’est aussi notre avis. Il est évident que, lorsque Echeverría, dans une lettre à Alberdi du 9 juillet 1850, se considère comme « el iinico pensador realmente dogmático del Plata », il ne péche pas par modestie. Dans une autre lettre à Alberdi, du 12 juin 1850, vexé parce que Sarmiento a parlé d’« élucubrations » à propos de ses travaux, Echeverria écrit : « Sarmiento camina a loco. Rosas ha logrado su objeto : ha inflado su vanidad hasta el punto de hacerle creer que es su enemigo mas formidable en el exterior y ademas su rival en candidatura para el gobierno… Porque Rosas, hombre excepcional, lo injuria por escrito, Sarmiento se ha imaginado hombre excepcional como nadie en la República y así lo vocifera continuamente. » (Cité par A. M. Barrenechea, Las ideas de Sarmiento antes de la publicación del Facundo, op. cit.). Cette fois, c’est l’amour-propre blessé d’Echeverría qui parle. On ne voit guère pourquoi Rosas aurait donné de l’importance à Sarmiento s’il ne lui en attribuait aucune.
1214 Crónica, 11 nov. 1849.
1215 Crónica, 6 janv. 1850.
1216 Argirópolis, 1850, XIII, 81.
1217 Argirópolis, XIII, 86.
1218 9, 24 août 1851, XIII, 234.
1219 XIII, 26.
1220 XIII, 210.
1221 XIII, 55.
1222 XIII, 105.
1223 Sud-América, 9 juin 1851.
1224 Sud-América, 24 juin 1851.
1225 Argirópolis, XIII, 37-43.
1226 E. M. Barba, Las relaciones exteriores con los paises americanos, op. cit., 245.
1227 VI, 131.
1228 VII, 240.
1229 XIII, 48.
1230 XIII, 65.
1231 XIII, 89.
1232 XIII, 100. Dans Sud-América (9 févr. 1831, VI, 331), Sarmiento revient sur l’intérêt qu’il y aurait à emprunter le Bermejo pour relier les provinces du nord au Paraná et à la mer.
1233 Cité par le capitaine Juan Beverina, Caseros, op. cit., 9, note 1.
1234 VI, 418.
1235 XIV, 29.
1236 XIV, 31.
1237 Sud-América, VI, 419.
1238 Sarmiento raconte cet épisode de sa vie dans ses Mémoires et publie trois lettres de Rawson qui v font allusion et révèlent l’échec de celui-ci auprès de Benavidez (XIV, 43-45, XLIX, 152-158).
1239 Campaña en el ejército grande, XIV, 63.
1240 XIV, 53.
1241 Campaña en el ejército grande, XIV, 241. Le 13 avril 1852, donc après le désaccord survenu entre Urquiza et Sarmiento, celui-ci écrit à Mitre :
« Para mi no hay más que una época histórica que me conmueva, afecte e interese, y es la de Rosas. Este será mi estudio único, en adelante, como fué combatirlo mi solo estimulante al trabajo, mi solo sostén en los días malos. Si alguna vez hubiera querido suicidarme, esta sola consideración me hubiera detenido, como a las madres que se conservan para sus hijos. Si yo le falto, quién hará lo que vo hago por él ? ».
Cette déclaration, plutôt qu’à une réconciliation ressemble à l’intérêt qu’éprouve l’historien à l’égard d’un homme dont il étudie le comportement. Si Rosas n’avait pas existé, Sarmiento n’aurait écrit ni Facundo, ni Argirópolis, ni Campaña en el ejército grande, ni une foule d’articles. Mais de là à supposer une réconciliation après la bataille, il y a loin. En 1855, Sarmiento écrit : « Ni recuerdos ni señales deben quedar de los bienes de Rosas » (El Nacional, 11 août ; XXIV, 59). En 1856, il dit de Rosas qu’il est une « utopie sanglante » (El Nacional, 18 janv. XXV, 103) et un « utopiste indigène » (El Nacional, 25 janv., XXV, 117). En 1875, expliquant pourquoi Rosas fut populaire, dans le Bosquejo de la biografía de D. Dalmacio Vélez Sársfield, il écrit : « Estaba en la atmósfera americana el protipo aquel de gobierno criminal en nombre de la justicia, la tiranía para hacer triunfar la libertad, la sangre para fecundar los derechos del pueblo. Añadiré a este credo la barbarie de los campos entre nosotros, y los hábitos crueles que según los norte-americanos les comunica a ellos mismos en las poblaciones fronterizas, el contacto con los indios. »
Dans le deuxième tome de Conflicto y armonías de las razas en América, publié après sa mort, Sarmiento écrit : « Rosas es un tipo de imbecilidad. »
Sarmiento n’a pas composé l’étude qu’il projetait d’écrire sur Rosas. Il a laissé assez d’articles concernant le tyran, pour qu’on sache qu’il l’a considéré comme un phénomène explicable, mais non comme un type de gouverneur ou d’homme recommandable.
1242 Mercurio, 3 et 12 oct. 1842, Progreso, 5 oct. 1844. Viajes, V, 67.
1243 Progreso, 3 janv. 1845.
1244 Progreso, 29 août 1844.
1245 XXXIV, 108.
1246 Mercurio, 10 août 1841.
1247 El Nacional, 24 avr. 1841.
1248 Crónica, 20 janv. 1850.
1249 Ibid.
1250 Mercurio, 30 oct. 1841.
1251 Mercurio, 22 juin 1841.
1252 Progreso, 14 déc. 1844.
1253 Progreso, 28 sept. 1844.
1254 Mercurio, 5 nov. 1841.
1255 Progreso, 6 févr. 1845.
1256 Crónica, 20 janv. 1850.
1257 Ibid.
1258 Mercurio, 14 nov. 1841.
1259 Progreso, 11 janv. 1843.
1260 Mercurio, 28 oct. 1842.
1261 Progreso, 14 déc. 1844.
1262 Mercurio, 28 oct. 1842.
1263 Progreso, 14 déc. 1844.
1264 Progreso, 12 déc. 1844.
1265 Progreso, 11 déc. 1844.
1266 Ibid.
1267 Progreso, 31 déc. 1844.
1268 Progreso, 1er janv. 1845.
1269 Progreso, 12 déc. 1844.
1270 « … no hay intereses, no hay cuestiones, no hay causa que se pueda llamar americana, es decir, común y solidaria para todo el continente. Hay uniformidad, no unidad ; hay analogías, similitudes, no mancomunidad entre los Estados… Cuando no hay grandes intereses. que cambiar, qué objeto pueden tener los tratados y la diplomacia ? Las necesidades de esa situación común, los acerca más bien de la Europa, y esta es la razón que hace a la Europa el órgano y conducto natural de mutua inteligencia de los pueblos de Sud-América ». (Escritos póstumos-Del gobierno en Sud-América según las miras de su Revolución fundamental, t. IV ; Buenos Aires, 1896, 627).
1271 Viajes, V, 42.
1272 Ibid., 395.
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