Chapitre II. L’expérience de l’Europe
p. 35-47
Texte intégral
1Le monde souffre encore d’une crise de croissance et de civilisation. Devant les dures épreuves que deux guerres mondiales ont infligé à l’humanité et qui l’ont placée devant l’alternative de choisir entre une paix incertaine et une guerre totale, l’Europe se retourne sur elle-même à la recherche d’un souffle capable de ranimer son existence : l’esprit européen.
2Toute son histoire, cette longue série de faits de gloire, ne fait que lui rappeler ce qui la divise.
3Ce n’est qu’après la deuxième guerre mondiale que la volonté pro-européenne cesse d’être une pure construction mentale des esprits éclairés pour commencer à prendre des formes concrètes. C’est la signature du Traité de Rome qui lui donne une physionomie pour ainsi dire définitive.
4Avant de parvenir à ce résultat, d’innombrables projets furent avancés et certains d’entre eux mis à l’épreuve ; mais, leurs résultats furent pour la plupart décevants.
5Est-il nécessaire de rappeler tous ces plans de rétablissement du multilatéralisme dans les échanges, tels que l’Accord de Compensation Monétaire Multilatérale, le Club des Bas Tarifs, l’Union Douanière Scandinave, le Pool Vert, le Plan Stikker, etc. ?
6C’est la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier (CECA) qui a été le banc d’essai de l’Europe. Sans sous-estimer un grand nombre de ses aspects positifs, les défauts d’une Union sectorielle à supra-nationalité réduite furent vite ressentis. La crise des charbonnages belges en 1959 montra avec éclat les défauts de sa structure. Mais, par-là même, la voie à suivre était signalée : l’Europe se ferait selon un plan ambitieux, qui visait beaucoup plus loin que la simple Union Douanière. Ce serait une Union Economique sur des bases contractuelles, tendant à une croissance harmonisée de tous les secteurs, au moyen d’une certaine politique sociale, d’une certaine politique agricole, etc., le but à atteindre étant la réalisation d’une Union politique de l’Europe au sein d’une Fédération.
I. — LA DÉCADENCE EUROPÉENNE
7L’Europe Unie est avant tout le résultat d’une politique réaliste. Cette Europe fière, puissante, expansionniste, l’Europe, « Mater et Magistra » de tant de peuples du monde, s’est relevée de ses ruines, après deux guerres mondiales, appauvrie, extrêmement faible et compartimentée.
8Mais elle conservait pourtant intact son énorme héritage culturel. Elle restait toujours la vieille dépositaire de tous les patrimoines de l’esprit, celle qui avait recueilli le témoignage des premières civilisations orientales ; qui se situait au carrefour des mondes gréco-oriental et germanique, slave et musulman, anglo-saxon et hispanique.
9Ce continent dont la fécondité n’a d’égal que la diversité du génie, connut au cours des siècles une expansion que l’on crut sans limites. Mais en s’agrandissant, l’Europe portait en elle-même le germe du déséquilibre. Sa semence a porté ses fruits bien au-delà de ses frontières, et de vastes territoires, riches en réserves d’énergie bien supérieures aux siennes, apprirent d’elle-même le secret de leur puissance. Comme l’écrit M. René Maury1 : « L’Europe s’est égarée le jour où elle entreprit des croisades industrielles. En délocalisant son développement, elle a condamné son système. Elle a finalement inventé la liberté des autres ».
10L’Europe est encore une fois le carrefour des courants idéologiques qui s’affrontent. Deux systèmes, aussi matérialistes l’un que l’autre, ayant comme dessein avoué la domination du monde se sont engagés, chacun au nom de la liberté, dans ce qu’on a convenu d’appeler la « guerre froide ». A la technique s’oppose la technique.
11Une troisième force sommeille, mais toutefois, suit d’un œil inquiet le combat quotidien des deux géants : le tiers monde. Il est devenu un véritable arbitre entre ces deux puissances, l’enjeu de la lutte étant la totalité du monde...
12Cet ensemble de pays, dotés d’énormes ressources énergétiques encore mal connues, représente une puissance humaine disproportionnée, susceptible de faire pencher la balance, de manière définitive et favorable à l’un des adversaires. Les défenseurs de chacune de ces idéologies en sont aussi conscients les uns que les autres.
13L’Histoire se tourne, après des cycles millénaires, vers son berceau : l’Asie qui, impassible attend son tour. L’Afrique est secouée par des nationalismes agressifs qui cherchent à l’affranchir de la tutelle de l’Europe, aidée dans ses desseins par la bienveillante complicité des grandes Puissances. L’Amérique Latine voit, enfin, approcher pour elle le moment de franchir le seuil du développement.
14Capitalisme démocratique ou socialisme planificateur : voilà le choix qui s’offre aux jeunes nations, pour parvenir à se libérer de leur destinée que l’on croyait autrefois maudite.
15La petite Europe, devra-t-elle aussi se résigner à un tel choix et s’aligner dans l’orbite d’un de ces deux blocs ? Le problème s’est posé immédiatement après la fin de la dernière guerre. L’Europe offrait l’image d’un continent ensanglanté et décadent dont on se demandait avec inquiétude, si elle parviendrait à retrouver un jour sa place privilégiée dans le concert mondial. Il fallait tout d’abord établir le bilan de la situation. La première guerre mondiale avait fait de l’Europe une grande vaincue, l’Angleterre perdant sa place d’économie dirigeante au profit des Etats-Unis. Le deuxième conflit lui infligea une seconde défaite mais, cette fois-ci, ce fut l’URSS qui en reçut les bénéfices.
16L’Europe se retrouvait profondément divisée. A son extrémité occidentale, le Portugal de Salazar et l’Espagne encore sous le joug d’un régime fasciste totalitaire, saignée par une guerre civile à l’échelle des temps modernes, semblent ne pouvoir s’intégrer aux courants de la pensée européenne.
17La France a perdu son Empire, l’Allemagne, bien qu’ayant retrouvé sa puissance économique d’autrefois, a reconquis sa position à un prix très élevé ; il est probable qu’elle doive accepter son partage pour survivre.
18Six nations enfin, de ce que l’on est accordé de nommer « l’Europe Orientale », se sont résolument alignées sur le bloc antagoniste, et en essayant de mener à bien la socialisation de leurs systèmes, se sont définitivement éloignées de l’Europe Occidentale.
19Mais les nations de ce vieux continent coupé à ses deux extrémités, réalisaient l’étendue de sa décadence, et essayaient de retrouver leur place d’antan. D’innombrables ouvrages ont étalé leurs statistiques pour faire croire aux européens mêmes que leur continent conservait son rang dans la marche du progrès mondial. Mais il était clair que l’Europe avait du mal à conserver le terrain qu’elle semblait reconquérir.
20Vivant toujours sous la menace d’une récession, redoutant le chômage et affrontant des déséquilibres continuels de la balance des paiements, ses avances étaient lentes et difficiles.
21Par ailleurs, elle subissait par contrecoup les conséquences de la lutte engagée par les deux grandes Puissances, et multipliait les alliances pour parer à l’éventualité d’un conflit.
22Mais il était évident que les blocs antagonistes se passaient de plus en plus de l’Europe pour régler leurs différents. L’Angleterre d’abord, plus tard la France, s’efforçaient de ne pas prendre trop de retard dans la course aux armements atomiques et, par suite, dans le progrès des connaissances dans le domaine nucléaire.
23Cependant, tous ces efforts restaient bien au-dessous des performances de l’URSS et des USA.
24La nouvelle du lancement d’un satellite à la terre, et la série de nouveaux exploits qui suivit ce fait glorieux de la Science, ne fit qu’accentuer le fossé, et semblait condamner l’Europe à une incapacité définitive d’égaler les Grandes Puissances.
II. — PROBLÈMES THÉORIQUES POSÉS PAR LE PRINCIPE DE L’INTÉGRATION
§ 1. — Intégration sectorielle ou globale : les mécanismes du marché
25Le risque que constituait pour le monde la guerre froide, la perte des empires coloniaux en Afrique et en Asie, le réveil agressif des nationalismes des jeunes Etats, et enfin, la décadence économique de l’Europe, amenèrent les européens à rechercher une solution susceptible d’arrêter le continent dans ce processus de déclin qui semblait inéluctable. Après bien des tâtonnements et des débats, on s’est tourné vers la vieille idée de la construction de l’Europe Unie.
26Mais, dès les premières années de l’après-guerre, deux thèses s’opposaient bien que leur objectif fût commun : pour que l’Europe Unie se réalisât, fallait-il procéder aux Unions sectorielles, ou bien, sa construction serait-elle possible en recourant d’emblée aux Unions globales ?
27Ce débat avait une très grande portée, opposant par-delà le problème spécifique de l’intégration, le néo-libéralisme à l’institutionnalisme, le nationalisme au fédéralisme.
28Pour les néo-libéraux, il s’agissait de préparer la voie au retour progressif du libre-échange à l’échelle universelle. Pour ce faire, la coopération internationale serait réalisée au moyen de certaines règles adéquates qui assoupliraient les restrictions au commerce international sans que les Etats se voient, par là, astreints à renoncer à une partie de leur souveraineté. Les néo-libéraux écartaient toute solution préconisant un pouvoir supra-national de quelque sorte que ce fût.
29Pour les institutionalistes, au contraire, la voie du salut ne pourrait être atteinte au moyen de simples normes ; il faudrait faire appel à des institutions. De même, il faudrait dépasser la création d’une Union Douanière par la coordination systématique des politiques nationales des pays intégrés, de manière à créer une Union Economique, terrain d’essai de l’Union Politique.
30Comme toute intégration implique des concessions de souveraineté, les champions de l’institutionalisme n’hésitèrent pas à envisager la création d’un Marché Commun, fonctionnant comme une organisation placée sous le contrôle d’une autorité supra-nationale, au profit de laquelle les parties contractantes auraient consenti des renonciations à certaines parties de leur souveraineté.
31Une telle organisation, vu les difficultés de coordination qu’elle implique, ne pouvait avoir la vocation œcuménique que les néo-libéraux auraient souhaitée. Elle ne serait possible qu’entre Etats très rapprochés les uns des autres, et forcément, qu’avec un nombre limité de participants.
32« L’harmonisation est d’autant plus difficile — écrit M. Maurice Byé — que le nombre d’Etats est plus grand. »
33« A condition qu’elle soit voulue dans un esprit d’extension, une Union étroite sera souvent la meilleure préparation possible à la création d’un espace plus large. »2.
34Le problème s’est alors posé de savoir laquelle des deux modalités, intégration globale ou sectorielle, serait préférable.
35Les partisans de la dernière faisaient remarquer qu’une intégration fonctionnelle, verticale, aménagerait mieux les étapes conduisant à l’Union Economique, car elle heurterait moins d’intérêts économiques, en même temps qu’elle permettrait aux Etats de conserver une plus ample autonomie politique.
36Le fait d’unifier les différents secteurs de l’Economie, pris séparément et successivement, faciliterait d’autant plus le franchissement des étapes qu’elles seraient plus aisément acceptées.
37Le succès de ces unifications successives entraîneraient leur multiplication, et ce processus aboutirait ainsi à l’Union globale.
38Certains exprimaient leur inquiétude sur le danger que représentait pour l’Union sectorielle le suivant dilemme que le Professeur Byé décrit en ces termes : « Ou bien elle serait une véritable Union ; mais, en mettant en rapport des fractions d’économies dissemblables en statique ou en dynamique, elle ne pourait réussir. Ou bien, elle ne serait autre chose qu’un cartel international. »3.
§ 2. — L’Union Economique doit-elle compter, exclusivement ou pas, sur les mécanismes du marché ?
39M. François Perroux, dans « l’Europe sans rivages » pose le problème en ces termes : « Selon leur doctrine, leur philosophie sociale, leur tempérament, selon les intérêts positifs au nom desquels — consciemment ou non — ils élèvent la voix, les tenants de l’intégration célèbrent avec plus d’insistance soit les forces spontanées du marché, soit les forces d’une politique commune. Dans tous les camps, on préconise une alliance de ces forces : les libéraux ont le plan de leur marché, leurs adversaires ont le marché de leur plan. »4.
40L’analyse préalable d’un tel sujet doit nous conduire à cette conclusion : que l’étude de l’intégration ne peut être menée sans en avoir posé, au départ, une définition.
41Dans un article de la Revue Economique de mars 1958, le Professeur Weiller définit l’intégration comme « la mise en œuvre de politiques économiques nationales systématiquement coordonnées ».
42Sans porter un jugement sur la valeur ni les mérites d’une telle définition, on constate qu’elle ne peut toutefois être utilisée dans le cadre de la question posée.
43En effet, c’est qu’en partant de celle-ci, la seule réponse possible au problème est une négative. La définition du Professeur Weiller sous-entend un acte de volonté, une construction qui ne peut être le résultat du jeu des mécanismes du marché, essentiellement spontanés et automatiques.
44Ceci nous amène à une distinction entre ce qui serait l’intégration-résultat ou stade final (c’est-à-dire, le moment où l’économie des Six serait intégrée), et l’intégration-méthode ou processus.
45La première serait une fin en soi, la seconde un moyen d’accéder à cette fin5.
46Nous nous en tiendrons donc à la définition donnée au début de cet ouvrage, à partir de laquelle l’intégration économique serait « une unité d’impulsion économique, destinée à accroître, sur un espace déterminé, la compatibilité des plans d’un ensemble de centres de décisions destinées à former un seul système économique ».
47Quelles sont les bases sur lesquelles s’appuient les néo-classiques pour réaliser l’intégration économique de l’Europe des Six, par le jeu des mécanismes du marché ?
48Il convient de remarquer avec Monsieur Maurice Byé que « l’on avait parlé de Marché Commun », mais que « c’est la Communauté Economique Européenne qui a vu le jour à Rome le 25 mai 1957 ».
49Il ne s’agit là que d’une simple question de terminologie.
50Dès les travaux préparatoires, deux courants d’esprits également européens se sont affrontés. L’Unité Économique peut être atteinte par deux voies différentes, et chacune des parties entendait parvenir à sa réalisation.
51C’est l’opposition entre l’Europe-marché, qui doit se former par les mécanismes du marché, et l’Europe-communauté qui doit se construire, ou encore, l’opposition entre « les forces spontanées du marché et les forces d’une politique commune » (F. Perroux).
52Pour les néo-libéraux, cette unité économique doit naître du libre jeu des mécanismes concurrentiels, après que l’on ait supprimé tous les obstacles aux échanges. Pour les autres, la suppression de ces obstacles ne doit représenter qu’une des activités gouvernementales.
53« L’Europe intégrée — écrit M. Maurice Byé — n’est pas seulement pour eux un marché, mais un complexe économique dont il faut construire, ou, du moins, contrôler la formation. »
54« Au point de départ, les libéraux, partisans d’une Europe qui se ferait par la technique du marché, confondaient implicitement « l’optimum européen avec la maximation de la production par tête, telle que cette production peut être fournie par les facteurs actuellement existants ». Cette hypothèse admise, on peut alors démontrer en se référant à la théorie classique du « Laissez-faire » que cet optimum peut être atteint tout simplement en supprimant les barrières douanières, en supprimant les obstacles aux échanges. Ces mêmes libéraux s’abritent encore derrière la loi des avantages comparatifs de Ricardo, selon laquelle chaque pays trouve avantage à se spécialiser dans la production pour laquelle il est le plus avantagé ou le moins désavantagé. »
55« En d’autres termes, si dans plusieurs nations il existe des quantités données de facteurs de production — ces facteurs étant immobiles — alors la production maximum sera obtenue dans l’ensemble des nations considérées, mais aussi dans chacune de celles-ci, grâce à la spécialisation de chacune, dans les productions pour lesquelles elle est le moins défavorisée. En supprimant les obstacles aux échanges, on assure alors cette spécialisation, par conséquent on favorise « toutes et chacune ». »
56L’analyse ricardienne, et celle qui la suit jusqu’à l’époque contemporaine, repose entre autres hypothèses, sur celle de l’homogénéité des produits et des facteurs, à l’intérieur de chaque pays mais aussi entre les pays. Elle repose également sur la mobilité des produits et des facteurs à l’intérieur des pays, tout en posant le postulat de l’immobilité des facteurs entre pays, ceux-ci ne passant pas d’une nation à l’autre. Un des objectifs de cette intégration économique étant de favoriser les mouvements d’hommes et surtout de capitaux, il faut que les libéraux — c’est d’ailleurs ce qu’ils font —, s’ils entendent maintenir le modèle ricardien, complètent ce même modèle en faisant intervenir les effets automatiques d’un déplacement spontané de l’épargne entre les six pays.
57C’est ainsi que dans l’hypothèse de niveaux de développement différents, ces néo-classiques considèrent que le surplus d’épargne des pays plus avancés se dirigera vers les pays les plus retardés. Il n’y a donc pas lieu de craindre que dans le cadre des six, l’épargne française s’emploie en Allemagne, par exemple.
58En effet, non seulement l’Europe ou l’épargnant français y trouveront un avantage, mais la nation française elle-même verra son bien-être accru. C’est que, cet investissement français à l’étranger y détermine des effets de propagation, pendant que simultanément les échanges avec l’étranger s’intensifient.
59Le pays épargnant, dans notre exemple la France, peut finalement voir son revenu accru d’une quantité de biens largement supérieure à celle qu’il eût été capable de faire naître sur son sol.
60Cette analyse néo-classique, issue du modèle ricardien, peut-elle conduire à l’intégration économique recherchée ? Rien ne serait moins sûr, le fibre jeu concurrentiel du marché s’appliquant difficilement à l’ensemble complexe d’une communauté, fondée sur des bases économiques de pays situés à un niveau de développement semblable.
61L’hypothèse de départ, selon laquelle l’optimum européen se confond avec la maximation de la production européenne par tête, ne peut, en l’absence d’un sentiment fédéral être acceptée.
62Les Unions dont il est ici question sont contractuelles. Si les pays de l’Amérique Latine cherchent à s’unifier et six pays sont d’accord pour faire partie de l’Europe Unie, c’est dans l’espoir d’y trouver un avantage en tant que pays. C’est pourquoi, on tentera de justifier économiquement l’Europe ou l’Amérique Latine, en disant que, dans le cas de l’intégration économique, le revenu moyen du français ou du mexicain sera plus élevé.
63Il est bien évident qu’il existe une contradiction entre le fait de raisonner dans le cadre du modèle ricardien qui sous-entend l’immobilité des facteurs, et le fait de favoriser les mouvements de capitaux entre les pays, contradiction que les néo-classiques ne surmontent pas. Si, comme eux-mêmes le font, on réintroduit la mobilité des facteurs, rien ne permet cependant d’affirmer avec eux que cette élévation du revenu moyen de l’ensemble intégré ne se fera pas au détriment du revenu moyen ou du revenu total d’un ou de plusieurs des pays intégrés.
64Cette loi des avantages comparatifs, derrière laquelle s’abritent les libéraux, ne permet pas d’affirmer que la production française, dans l’Europe intégrée, sera nécessairement et automatiquement supérieure à ce qu’elle serait dans l’Europe non intégrée, si le capital et la main-d’œuvre parviennent à quitter la France.
65Dans l’optique moderne qui est celle de la croissance, les Unions qui se créent doivent promettre à chaque nation outre un meilleur emploi de ses ressources présentes, une augmentation de ses ressources qui assure la croissance maximum de sa consommation par tête d’habitant. En reprenant l’exemple célèbre de Ricardo, des coûts comparatifs entre l’Angleterre et le Portugal, Monsieur Maurice Byé fait remarquer qu’il y a tout lieu de croire que l’accumulation du capital et les progrès techniques se feront principalement en Angleterre, et en conséquence, que le taux de croissance de l’industrie anglaise risque d’être supérieur à celui de l’agriculture portugaise.
66Cette Europe qui se crée ne se confond pas avec le monde. C’est pourquoi il semble que le mécanisme ricardien ne puisse jouer dans le cadre étroit de ces six pays. Il ne faut pas oublier que les rapports d’échanges entre les produits européens ne sont pas déterminés par les seules conditions de la production et de l’échange en Europe, mais plutôt par les conditions de la production et de l’échange dans le monde.
67De ceci il résulte qu’on ne peut attendre des six pays voisins dont les possibilités sont assez semblables et qui ne sont pas isolés du reste du monde, qu’ils se spécialisent dans des productions entièrement différentes les unes des autres.
68Mais, le fait même pour ces pays de former une unité économique se traduira par une harmonisation des productions des divers pays au sein de la Communauté et, donc, par une certaine complémentarité des économies, ainsi qu’une certaine spécialisation ; toutefois, il s’agira d’une spécialisation toute relative, vu la complexité des économies associées et intégrées, et qui sera loin de répondre à l’idée ricardienne de la spécialisation internationale. De meilleures chances de spécialisation seraient offertes aux pays de l’Amérique Latine, qui commencent à peine leur processus d’industrialisation.
69Quant à la conclusion que tirent les néo-classiques, selon laquelle il existerait un « principe de déversoir » fournissant automatiquement l’épargne de ceux qui en ont trop à l’investissement de ceux qui n’en ont pas assez, elle est certainement trop optimiste et se trouve démentie par l’observation.
70Cet optimisme se trouve tout d’abord réfuté par l’étude de la répartition des activités régionales à l’intérieur des nations. M. F. Perroux craint de voir un rassemblement des productions européennes autour d’un pôle rhénan, reproduire le processus de concentration géographique constaté en France ou en Italie, au bénéfice de Paris ou du Nord de la France ou, en Italie, de la plaine du Pô.
71Ce problème se présente de manière plus aiguë dans les pays de sous-développement relatif de l’Amérique Latine. Ceux-ci auront vraisemblablement d’énormes difficultés à attirer l’épargne de l’extérieur et à accroître leurs exportations vers les autres pays de la Zone. Il serait paradoxal que la Bolivie et le Paraguay soient appelés à subventionner les pôles de développement du Brésil et du Mexique.
72Ces craintes se voient d’ailleurs justifiées par l’observation de la répartition des activités dans le monde. On retrouve ici la notion de pôle de développement à l’échelle mondiale.
73L’expérience prouve qu’une économie développée, par sa complexité même, tend à attirer les capitaux que les économies sous-développées « repoussent ».
74Il semble bien que la condition requise pour que les nations unies parviennent à un développement harmonieux, soit le maintien ou éventuellement, la création dans chacune d’elles de pôles de développement.
75Ceci nous amène à dire que c’est la voie de la construction qui a été choisie comme solution de l’intégration, « complexe économique, dont il faut construire ou, du moins, contrôler la formation, dans les cas d’espèces qui nous occupent ».
76Nous avons essayé de montrer l’inadaptation du schéma ricardien, même complété par les néo-classiques, et que le jeu des mécanismes du marché ne peut aboutir à l’intégration désirée de part et d’autre.
77Il faut donc que les éléments contenus dans le Traité, qui peuvent servir à l’orientation d’une politique économique commune, ne soient pas détournés de leur objectif final.
78On dira pour conclure, avec Monsieur Maurice Byé, que la « Communauté doit être construite, que les mesures et les moyens d’orientation prévus par le Traité, doivent être utilisés et qu’en définitive, il faut tendre vers l’unification politique ».
§ 3. — De l’intégration sectorielle — C. E. C. A. — à l’intégration globale. — C. E. E. — Le problème de la supra-nationalité
79Une éclatante illustration de l’intégration verticale nous est fournie par la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier qui pendant plusieurs années vécut d’une vie autonome et fut, avec le BENELUX, « le banc d’essai de l’Europe ».
80Mais son succès même permit de déceler ses limites. Si elle parvint à échapper aux objections portées à l’encontre des intégrations verticales, ce fut grâce aux caractères propres des secteurs intégrés.
81Il s’agissait en premier lieu d’industries dont les conditions de travail, de production et de productivité ne connaissaient pas de grands écarts entre les différents Etats qui constituaient la Communauté. En outre, dans le cas de produits de base tels que l’acier ou le charbon, la formation et la structure des prix sont beaucoup moins complexes que dans le cas de produits nécessitant un long processus d’élaboration. De ce fait, une direction unitaire est plus simple à mettre au point.
82Le Traité de Paris avait prévu l’existence d’une autorité largement supranationale, dont les pouvoirs extraordinaires en période de déséquilibre contrastaient avec l’esprit libéral du Marché Commun que l’on venait de créer.
83Un autre caractère spécifique des marchés du charbon et de l’acier réside dans le fait que leur exploitation et commercialisation sont entre les mains d’un nombre restreint de grandes firmes habituées par tradition à la politique et à la discipline de grands cartels.
84C’est ainsi qu’à l’époque des débuts de la Communauté, les deux tiers de la production sidérurgique française étaient le fait de sept grandes firmes, contrôlées à leur tour par un réseau enchevêtré d’intérêts croisés (Sollac, Usinor, Sidelor, Lorain-Escaut, De Wendell et Cie, Schneider-Le-Creusot, Ateliers et Forges de la Loire). En Allemagne, près des trois quarts de sa production étaient le fait de huit grands « konzerns »6.
85Il est évident que toutes ces caractéristiques du marché facilitaient énormément l’intégration verticale de ce secteur ; mais, en conséquence, les limites de son application devenaient plus claires.
86Il suffit de penser aux autres secteurs de l’économie, qu’il s’agisse du domaine de l’agriculture, où les exploitations sont diversifiées et répondent à des caractéristiques différentes de pays à pays, ou bien des industries « légères » soumises à des procédés de fabrication très différents, souvent axés sur les diversités de goûts d’une clientèle en grande majorité nationale.
87Une intégration sectorielle tendant à former une Communauté aussi étroite que la CECA ne pourrait raisonnablement se concevoir dans la plupart des secteurs de l’activité économique. D’innombrables problèmes insolubles seraient posés par l’existence de plusieurs communautés économiques interdépendantes.
88On doit mettre à l’actif de la CECA, le fait incontestable que le régime institué par le Traité de Paris a puissamment stimulé la production du charbon et de l’acier des six pays signataires.
89L’intégration a largement contribué à l’abaissement des prix, dû en grande partie à l’accroissement de la productivité. La pratique des doubles prix a été éliminée au moment même où l’on procédait à la normalisation des circuits commerciaux et à la régularisation des approvisionnements en charbon et en ferraille. De même, les coûts de transport ont été soumis à de fortes réductions.
90On peut affirmer que le fonctionnement de la CECA s’est avéré bénéfique tant pour les producteurs et les travailleurs que pour les consommateurs, et ceci dans chacun des pays signataires. L’impulsion donnée aux industries sidérurgiques et charbonnières a profité largement aux industries utilisatrices, entraînant notamment une expansion de l’industrie lourde.
91En dépit des craintes souvent justifiées de voir se former à l’intérieur de la Communauté de grands trusts qui auraient empêché toute concurrence efficace, il n’y a pas eu d’élimination systématique des « petits » par les « grands ».
92Par contre, à son passif, on a pu mettre certains des défauts inhérents à toute intégration partielle, limitée à un seul secteur de l’économie.
93Bien que les Gouvernements aient essayé de mener une action concertée pour l’harmonisation des politiques dans le domaine économique, notamment en ce qui concernait ses incidences dans les secteurs du charbon et de l’acier, il s’est avéré presque impossible de vouloir coordonner les politiques nationales dans un secteur, tout en ignorant les autres.
§ 4. — L’harmonisation des politiques et la crise charbonnière
94Le problème s’est tout d’abord posé à propos des difficultés d’ajustement résultant de la disparité du coût de la main-d’œuvre, ainsi que des différences entre les éléments constitutifs du prix d’un pays à l’autre.
95Il est très probable que la crise charbonnière de 1959 eût été beaucoup plus grave si la CECA n’avait pas existé. Pourtant, si une solution communautaire n’a pas été possible, la faute ne peut être imputée au Traité de Paris. Celui-ci avait investi la Haute Autorité de pouvoirs suffisants pour enrayer toutes les menaces provenant d’un état de crise.
96Au contraire, ce sont les gouvernements des Pays Membres, la France, l’Allemagne et l’Italie, qui ont rejeté les clauses fondamentales du Traité, réduisant la Haute Autorité à l’impuissance, sans lui permettre de se manifester comme un organe supra-national, ainsi qu’il avait été prévu.
97Depuis les débuts de Tannée 1958, un déséquilibre entre l’offre et la demande de charbon détermina un gonflement des stocks européens, qui prirent rapidement des proportions alarmantes. De huit millions de tonnes en janvier 1958, les stocks passèrent à 25 millions au début de 1959, pour atteindre 30 millions en avril de cette même année.
98Par suite de l’impossibilité d’écoulement de cette quantité de charbon, le chômage partiel se généralisa en Allemagne et en Belgique, pour gagner bientôt la France.
99Devant le caractère aigu que revêtait la crise, la Haute Autorité de la CECA en se prévalant des pouvoirs que le Traité lui accordait, présenta un plan destiné à l’enrayer.
100Ce plan comportait des mesures d’urgence à appliquer en 1959, qui consistaient pour l’essentiel en une réduction de 3,5 % en moyenne par rapport à 1958. Ces réductions devaient varier selon la situation de chaque pays.
101C’est ainsi que la Haute Autorité préconisait une réduction de 10 % pour la Belgique, de 3 % pour l’Allemagne et de 2,6 % pour la France. Des sanctions étaient prévues et devaient être appliquées aux pays dépassant les quotas fixés.
102En outre, elle recommandait une réduction des importations de charbon de 45 % en moyenne, dans une mesure variable pour chaque pays.
103Mais suivant le texte du Traité, la Haute Autorité n’a le droit d’imposer des quotas de production ou d’importation et de réduire la durée du travail sur le carreau des mines, que si l’état de « crise manifeste » est reconnu.
104Il a donc suffi au Conseil des Ministres réuni en mai 1959, de ne pas reconnaître cet état pour réduire la Haute Autorité au rôle d’une sorte de « Comité d’Experts » dont les décisions seraient écoutées et prises en considération, mais nullement exécutées.
105La Haute Autorité souffrit de ce fait un sérieux échec, qui lui enleva le prestige attaché à son caractère supra-national.
106Cette crise mettait à jour les difficultés que rencontrait dans son sein le régime institué par la CECA. En voulant régler par elle-même la production charbonnière et passer ce par-dessus la tête » des Gouvernements, le conflit devait éclater.
107Ces Gouvernements firent valoir que les entreprises étaient placées sous leur dépendance et qu’ils entendaient rester maîtres de leur politique commerciale.
108Ceci revenait à donner raison à ceux qui concevaient l’intégration sectorielle comme une simple coopération inter-gouvernementale, contre ceux qui étaient partisans d’une organisation possédant des pouvoirs supra-nationaux.
109Malgré les raisons techniques et économiques dont se réclamaient les Gouvernements (importation du charbon américain dans des conditions très avantageuses, danger que le contingentement de la production présentait pour le développement de l’ensemble des entreprises, etc.) il allait de soi que le mal venait du fait de vouloir intégrer un secteur de l’Economie très fortement lié à des économies nationales évoluant chacune selon sa propre voie.
110Il était très difficile de faire entrer dans un Marché Commun deux branches seulement de l’Economie sans coordonner la politique communautaire avec le reste de l’activité économique. Il était presque impossible de vouloir faire une politique d’ensemble pour ces deux productions de base alors que le reste de la vie économique était gouverné par des Etats dont les politiques générales étaient différentes et parfois même divergentes.
111Il fallait aller plus loin dans cette voie. On devait intégrer le reste de l’activité économique pour parvenir à l’harmonisation des croissances.
112Or, s’il était relativement facile d’intégrer un secteur de l’Economie qui répondait à certains caractères spécifiques, on ne pouvait pas parvenir à une Communauté Européenne en bâtissant des communautés du modèle de la CECA pour chacune des branches de l’activité, en intégrant un à un tous les secteurs pour en arriver à la totalité.
113C’était donc une intégration généralisée qu’il fallait, capable de saisir l’ensemble des secteurs, à l’intérieur de laquelle une politique harmonisée serait possible.
114C’est la CECA qui étudia et prépara le projet qui devait donner naissance à la Communauté Economique Européenne. L’Europe comptait avec deux expériences fondamentales : d’un côté, l’expérience de l’intégration verticale avec la CECA, de l’autre, l’expérience d’intégration horizontale avec le BENELUX.
115La CEE allait profiter des enseignements de ces deux institutions. Elle se situe en fait dans les coordonnées de la CECA et du BENELUX. Tout en conservant les mêmes organismes que ceux de la CECA, on s’est préoccupé de ne pas lui donner un caractère de supra-nationalité aussi marqué. L’organe de décision est le Conseil, formé par des représentants des Etats qui suivent une politique en accord avec leurs intérêts nationaux.
116Néanmoins, la Commission, organe propre à la CEE, a un caractère de supranationalité, quoique beaucoup plus discret que celui de la CECA. En effet, ses membres, qui ne représentent pas leurs Gouvernements, sont élus à l’unanimité par les membres du Conseil. Seul le Président et les Vice-Présidents sont élus par les Gouvernements.
117Par contre, les rapports entre les Etats membres — à l’origine les mêmes qui forment la CECA —— sont beaucoup plus étroits car ils sont liés entre eux dans tous les aspects de leur vie économique et surtout parce que le Traité de Rome, d’essence fédérative, a comme but final l’intégration politique de cette « petite Europe » qui prend peu à peu le chemin d’une grande Europe unie.
Notes de bas de page
1 M. R Maury : « L’intégration Européenne ». Opus Cit. P. 11.
2 M. M. Byé, « Unions Douanières et données nationales ». Eco. App. T. III, 1950.
3 M. M. Byé, « Relations Economiques Internationales », p. 427. Dalloz, 1959.
4 M. F. Perroux, « L’Europe sans rivages ». PUF, 1954.
5 M. C. Caillens, « L’intégration Economique de l’Europe des Six ». Paris, 1959 (Dactylographié), p. 3.
6 E. Saadia, « Le Marché Commun et son Combat », p. 54. Paris, 1960. Librairie Gle de Droit et de Jurisprudence.
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