Conclusion
p. 301-306
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur*
2Nul doute que la culture d'un géographe français, qu'il ait été formé dans les années 1950 ou dans les années 1990, repose sur l'étude des découpages territoriaux « calés » dans des territoires d'États nationaux. Les plus anciens ont dû innover pour prendre conscience que les régions naturelles, hypothèse de base qu'on leur avait inculquée, appartenaient à ces territoires nationaux. Les plus jeunes doivent forcer leur imagination pour douter que ces territoires nationaux demeurent des hypothèses obligées.
3Travailler en pays latino-américain donne des connotations particulières à ces hypothèses : les États-nations latino-américains n'étaient pas des réalités stables et permanentes, mais des organismes qui se disaient, se voulaient — et que l'on souhaitait — en développement, c'est-à-dire à la fois en croissance et en progrès. Ils devenaient d'ailleurs de plus en plus forts et efficaces, à l'époque de l'Alliance pour le Progrès et de l'industrialisation par substitution d'importation. Les études régionales au sein des territoires de ces États, comme celles qu'on apprenait à moderniser alors en France même, avaient un horizon, implicite ou non : l'aménagement du territoire. Même non dit, cet aménagement était destiné à créer de nouvelles unités territoriales pour une administration plus rationnelle. Implicitement, tous les États avaient vocation à former un système unifié capable de gérer l'ensemble d'un territoire, le leur, sans laisser de vides. Et de le gérer selon un schéma pyramidal, hiérarchisé, qui allait de soi, tout comme il était censé fonctionner — et fonctionnait largement — dans la France de la DATAR.
4Depuis les années 1980 surtout, des analyses n'ont cessé de revisiter ces États-nations latino-américains pour critiquer la réalité de leur fonctionnement. Nul doute que cette critique n'ait cessé d'emprunter à celle des sociétés de type soviétique ; les critiques ont visé aussi, du reste, les éléments fictifs du schéma d'État-nation mis en forme par la Révolution Française. Le corps social unifié des citoyens est largement imaginaire dans les pays latino-américains, comme la nation elle-même et comme son territoire, ainsi que le rappellent Escalante, ou ici même Cuillermo de la Pena et Marie-France Prévôt Schapira. Cette nation, ce corps de citoyens, existe pour l'élite libérale du xixe siècle, mais aussi pour les ingénieurs des sociétés contemporaines, technocrates animés d'une volonté d'aménagement. Les États populistes autoritaires latino-américains se sont institués dans les années 1930 en Argentine, au Brésil, au Mexique ; R. Romano souligne que ces mises en forme d'États-nations ont été des exceptions dans le temps et l'espace latino-américain : en fait ont réellement été incorporés à la nation les citoyens urbains des classes moyennes, étendus au monde des salariés stables, employés ou ouvriers des grandes entreprises de services publics, ou des grandes industries de base ou de substitutions d'importation, créées par l'État, ou nationalisées par celui-ci, ou bien encore gérées par le secteur privé généralement de capital étranger. Au meilleur moment du populisme, ce monde est largement majoritaire en Argentine, en Uruguay ; il pèse lourd au Chili ou au Venezuela ; il est nombreux, puissant, mais non majoritaire au Brésil ou au Mexique. Ailleurs, il n'est qu'îlots encastrés dans des mondes de relations sociales fragmentées où règnent caciques, communautés et patrons.
5Tout comme pour la France du début du xixe siècle, ou comme pour les « pays de l'Est » du Parti, ce corps de citoyens qui représente la nation forme-t-il une minorité privilégiée qui tire ses ressources de cette nation, une fiction égalitaire qui dissimule des relations politiques de domination, ou un projet pour forger une nation en devenir ? Il n'est pas de réponse objective simple à cette question fondamentale, ni pour l'observateur étranger, ni pour ceux qui vivent dans le quotidien des pays latino-américains. Au mieux peut-on attaquer de biais : le territoire mexicain, comme nous le montre Cuillermo de la Peña, est à la fois — depuis le xixe siècle — un projet et une fiction, au même titre que le territoire d'autres États latino-américains. Il faut qu'un traitement politique le lisse, l'homogénéise, en luttant contre ses ennemis barbares de l'extérieur et de l'intérieur. Soulignons que sur le continent américain les ennemis extérieurs aux frontières, sans cesse évoqués, sont de peu d'importance en comparaison avec ceux de l'intérieur, bien plus dangereux parce que plus barbares.
6Les situations régionales insérées dans les États-nations populistes d'Amérique Latine nous apparaissent souvent mieux a posteriori, quand le cadre du tableau a changé. Nous avions disserté sur des régions fonctionnelles, fondées sur des bases naturelles et parcourues de flux : ceux-ci n'avaient guère de vigueur quand les Industries, moteurs d'organisations territoriales, prises sous le contrôle des États, s'abritaient essentiellement dans les capitales politiques. Nous avions quelque peine à voir le dessin des régions administratives (provinces ou municipes), d'autant plus que la tutelle des États populistes ne laissait guère de marge aux élites locales (ou bien ces élites se dissimulaient dans les plis du Parti, ou bien nous les jugions trop rétrogrades ou inefficaces pour nous y intéresser ?)
7Nous avons un peu mieux évalué l'Importance des régions d'aménagement volontaire mises en place par ces États populistes : la SUDENE brésilienne, les agences de bassins hydrographiques du Mexique, dont la plus prestigieuse, celle du Tepalcatepec puis du Balsas, qui liait à un projet sidérurgique (qu'on osait qualifier d'« industrie industrialisante ») au nom du président Cárdenas. Nous ne voulions guère percevoir la part de caclquisme régional qui se lovait aux interstices de ces projets modernistes. Et nous avions plus de mal encore à déceler l'organisation corporatiste, régionale, locale, voire urbaine, qui était contenue dans de grands projets d'affirmation nationale : les créations industrielles aux mains de l'armée argentine, l'office du cuivre chilien nationalisé ou la PEMEX, compagnie pétrolière de l'État mexicain.
8Nos études régionales avaient le souci d'être objectives, au nom d'une science qui analysait, mais ne produisait pas de normes. Ceci nous rendait aveugles au fait que les préoccupations d'aménagement incluaient, implicitement, des projets de créations de nouvelles unités administratives « rationnelles ». Grâce à elles on espérait, sans le dire, améliorer le caractère pyramidal du système tenu en main par chaque État-nation, en accroissant le caractère rationnel de la hiérarchie et en gommant les spécificités territoriales incorporées de fait dans les unités territoriales existantes.
9C'est donc au cours des années 1980 que les États-nations latino-américains renoncent au lissage populiste de leur territoire par l'aménagement. La légitimité des revendications territoriales, ethniques ou régionalistes, est de nouveau admise, non seulement par des gouvernements dont les moyens se sont amoindris, mais aussi par des classes moyennes urbaines sensibilisées à l'existence de la différence : la vague d'opinion dans la capitale mexicaine en faveur du néo-zapatisme chiapanèque au début de 1994 en témoigne, pour un temps du moins.
10Les unités régionales qui s'imposent aux chercheurs latino-américanistes depuis deux décennies sont avant tout des circonscriptions administratives au sein desquelles des élites locales, des politiques et des administrateurs luttent pour augmenter leurs moyens ; ils négocient auprès des autorités de l'État central pour accroître leur part de redistribution de ressources budgétaires, car les ressources fiscales sont très majoritairement collectées par ce dernier. Ils agissent aussi — et c'est la grande nouveauté — pour attirer directement les investissements étrangers : gouverneurs des États mexicains ou des provinces argentines, autorités des Régions chiliennes aussi. Bien que nommées par l'État central, les autorités de ces régions s'évertuent en accord avec les chambres de commerce locales pour améliorer l'image de leur territoire. Un paradoxe à ce sujet : des Régions créées récemment par le pouvoir central chilien ont des administrateurs qui agissent comme des gouverneurs élus. Autre paradoxe : pas de revendications actuelles, dans aucun pays étudié, de la part d'élites locales urbaines pour créer à leur profit une nouvelle province. Il en avait été créé jusqu'aux années 1970 en Colombie et des subdivisions continuent d'apparaître plus tard au Brésil, dans l'intérieur des terres, peu peuplé. Ces créations correspondent-elles à des choix politiques fédéraux ou à des revendications d'élites régionales ? Tout comme la carte des États souverains du sous-continent latino-américain est intacte depuis plus d'un siècle, celle des provinces ou États fédérés ne pourrait-elle pas être remaniée ? Si des velléités, des tentatives ou des négociations en la matière existent, elles restent un terrain vierge pour la recherche. Paradoxe, d'autant plus qu'au niveau municipal, au contraire, les modifications ne manquent pas : on peut par exemple signaler de très nombreuses créations au Brésil ou le surgissement de nouvelles unités dans un Mexique resté figé depuis les années 1930.
11Mais au-delà du retour à plus d'importance et d'autonomie des grandes provinces administratives, rappelons que les années 1990 ont vu s'estomper des frontières inter-États, essentiellement avec la création de l'ALENA et du MERCOSUR : en réalité, tous les États d'Amérique latine — voire du continent américain — ont en commun des moules administratifs de même origine, des idéaux semblables nés des Lumières du xviiie siècle européen, des horizons unitaires imaginés — du nom même des États-Unis d'Amérique au rêve bolivarien. Mais bien des pactes inter-États étaient nés avant les années 1990 : en Amérique centrale, dans les pays andins... Tous avaient avorté alors que les derniers venus, pris en charge par des forces puissantes, ont sans doute atteint des points de non-retour.
12C'est dans les contenus que les affirmations d'identités régionales représentent de la nouveauté. Ce sont rarement les limites territoriales qui sont en jeu mais bien plus la revendication d'être un centre doué de cohérence et de capacité d'initiative. Affirmation du droit à être privilégié parfois : ainsi dans le District Fédéral de Buenos Aires ou dans celui de Mexico, avoir des autorités élues propres, être le meilleur dans le concert des grandes villes mondiales devient le souci majeur, et non plus régner sur un État national qu'on représente et qui vous révère comme capitale, mais sous la tutelle du gouvernement central. Ce privilège s'affirme vis-à-vis de zones suburbaines dont l'annexion n'est ni souhaitée, ni même pensée, même si ingénieurs et aménageurs, au nom de la rationalité des réseaux, voudraient y pousser. Or ce droit au privilège dû au meilleur, on le retrouve parfois affirmé dans telle délégation du District Fédéral mexicain (l'équivalent d'un arrondissement parisien) par rapport à d'autres délégations plus modestes.
13Des affirmations comparables peuvent survenir dans la capitale d'une province vis-à-vis de la dite province, surtout si le parti au pouvoir n'est pas le même dans l'une et l'autre (comme ce fut le cas pour la ville et pour l'État de Puebla, au Mexique, vers 1998) ; ainsi, dans la grande ville civilisée, des autorités protestent contre une distribution du budget provincial qui les défavorise par rapport aux municipes ruraux pauvres, voire indigènes.
14Mais on a pu à l'inverse interpréter des affirmations identitaires comme des protestations contre un abandon par les politiques qui gouvernent la nation : les zones pétrolières mexicaines, fleuron de l'État populiste de naguère, votent en 1994 contre le parti au pouvoir, héritier de ce populisme, mais qui a cessé de les favoriser en s'appuyant en même temps sur elles... Un argument mis en avant par le néo-zapatisme au Chiapas (Mexique) qui dénonce la fin d'une réforme agraire ici inachevée, alors qu'elle n'intéresse plus grand monde dans le reste du pays.
15Les études régionales au Mexique, à titre d'exemple, étaient longtemps restées des exercices académiques prisés par des chercheurs peu nombreux qu'intéressait, à contre-courant, l'Identité locale : celle héritée du passé, ou celle de groupes indigènes. La monographie locale, historique ou anthropologique, était un genre limité. Pour le reste, une demande à visée d'aménagement provenait surtout du niveau central du gouvernement : ainsi furent menées des études économiques dès les années 1950, des études démographiques après le milieu des années 1960 et des études d'urbanisme ensuite, à partir des années 1980. La nouveauté des années 1990 est une demande provenant d'autorités provinciales. Les gouvernements des États fédérés suscitent la création de centres de recherche ou de noyaux de consultants. Ou bien encore ils accueillent des succursales de recherche décentralisées par les centres universitaires de la capitale nationale (CIESAS, Université de Chapingo, UNAM). Des collections d'édition sont créées de toutes pièces pour accueillir les travaux susceptibles d'élucider les contenus des identités locales ou régionales. Ces identités se créent par un bricolage à partir d'éléments vécus et glorifiés (des monuments ou des quartiers dans les villes, des groupes sociaux « typiques » pratiquant des métiers d'autrefois, etc.) ou à partir de particularités du langage, ou par la mise en scène de pouvoirs locaux particuliers (communautés). Il faut souligner — dans la mesure où on le connaît, mais c'est un thème à explorer — que les porteurs de ces identités sont des groupes variés formant élite comme maîtres d'écoles, musiciens, historiens locaux, artisans, mais aussi entrepreneurs très modernes regroupés dans telle ou telle chambre de commerce. Toutes ces identités régionales ou locales ont-elles plus de corps que les citoyens imagés d'Escalante ? « Une collectivité qui n'est pas donnée comme un tout a priori, mais que [l'histoire] peut contribuer à construire », nous dit Anne-Laure Amilhat Szary. N'essayons pas de constituer à force de telles réalités en objets absolument identifiables, mais cherchons des biais qui permettraient de les examiner de plus près.
16La quête de ces identités territoriales nouvelles se complique encore plus du fait de l'intensité des migrations, de plus en plus internationales. Un groupe ethniquement connoté, voire une province historique, ne sont pas uniquement composés de leurs enfants enracinés dans leur territoire constitué de plus ou moins longue date. Ces entités incluent chaque jour plus de territoires occupés par leurs migrants, parfois dans des zones de colonisation rurale nouvelles comme la Lacandonie (Chiapas mexicain), ou, bien plus souvent, dans des quartiers urbains au cœur des grandes villes de l'État-nation concerné, ainsi que dans les grandes villes des États-Unis.
17Gardons-nous cependant de croire que toute régulation par les États centraux a cessé de fonctionner en Amérique latine. Certes ceux-ci, qui étaient moins forts qu'on ne l'a cru à leur moment le plus solide, sont plus près du modèle des États-Unis que de ceux de l'Ancien Monde. Mais quel que soit le niveau de dérégulation, quel que soit le niveau de crise que connaissent les classes moyennes, les nouvelles régions restent sous la protection d'États qui continuent à prélever et à redistribuer l'argent des impôts et qui assurent, bon an mal an, une paix civile qui n'est pas moins efficace et qui peut même parfois être meilleure qu'au temps où l'ambition d'aménagement était bien plus importante.
18À nous de poursuivre, pour mieux connaître dans le monde ces nouveaux êtres régionaux qui ont germé dans les années 1980, cette famille particulière d'unités spatiales que l'Amérique latine et ses sociétés proposent à notre examen.
Notes de fin
* GRAL-CNRS
Auteur
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