Préface
p. XI-XIX
Texte intégral
1C’est l’intérêt que lors de son séjour studieux à Paris il a manifesté pour la Communauté Économique Européenne qui m’a valu de connaître Victor Alfonso Maldonado et d’avoir, avec lui, des échanges d’idées en même temps que des relations amicales dont le souvenir m’est toujours présent. Le même intérêt nous a valu cet ouvrage.
2Sans doute, plus que toute autre partie du monde, l’Amérique Latine n’a-t-elle jamais, depuis l’époque des guerres d’indépendance, cessé d’entretenir le rêve de l’unité du Continent. Pourtant, le Traité de Montevideo n’aurait pas vu le jour sans le précédent du Traité de Rome. Les « européens » de ma génération, qui pensent réaliser, en poursuivant l’œuvre de Robert Schuman, une des novations majeures de l’histoire, trouvent un nouveau motif d’espoir dans la confiance que lui accordent leurs amis de toujours, les nations ibériques de l’Hémisphère occidental. Si l’esprit français est en train de retrouver la capacité d’entraînement qu’il a connu, chez elles, à plusieurs époques, c’est grâce à la juxtaposition de raisons diverses : l’une, essentielle, est que notre pays a su se faire, sur la terre sans doute la plus ensanglantée du monde, l’initiateur et le promoteur d’une intégration volontaire et féconde.
3Rien pourtant ne s’imite, et les Latino-américains le savent bien. Certes, il est bon que l’organisation de régions de nations à la mesure des besoins de l’économie moderne anime le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Amérique Latine, comme elle a animé l’Europe. Rien, non plus, ne se reproduit au cours de l’histoire et ces nouveaux groupements doivent être ce qui convient à l’avenir œcuménique du Monde. La paix n’aurait rien à gagner à voir réapparaître, sur le Globe de 1970, le phénomène de cristallisation autarcique et agressive qui a aggravé jusqu’au point critique, en modifiant l’échelle des souverainetés, l’instabilité de l’« équilibre européen », après 1870. Nous nous refusons à entrer dans un monde de super-nations. Une coordination des nouvelles structures en voie de s’établir au delà des nations est donc nécessaire, si Ton entend qu’elles restent ouvertes sur le dehors, qu’elles approfondissent leur solidarité et qu’elles préparent une nouvelle économie mondiale.
4« La Communauté, énonce l’article 2 du Traité de Rome, a pour mission, par rétablissement d’un marché commun... de promouvoir une expansion continue et équilibrée... ». Dans le préambule du Traité de Montevideo, les gouvernements se disent « persuadés de ce que l’élargissement des dimensions actuelles des marchés nationaux... est la condition fondamentale d’une accélération du processus de développement économique ». Ainsi, l’objectif, le critère de succès des mesures prises par les deux traités est bien une croissance plus rapide et l’élévation des niveaux de vie. Il suffit d’en avoir conscience pour être assuré que, sous le couvert de ressemblances formelles, des différences profondes devront affecter les méthodes de la construction européenne, d’une part, de la construction latino-américaine, de l’autre : ni les causes des retards de développement, ni les moyens de l’accélération du développement ne sont de même nature.
5Une ambiguïté à ce sujet pourrait être non seulement stérile mais dangereuse : l’intégration ne doit pas être un alibi. Elle le serait, si elle se traduisait exclusivement par des décisions formelles. La méfiance, souvent éprouvée en Amérique Latine à l’égard du Traité de Montevideo, serait justifiée si la libéralisation des échanges intra-continentaux, incapable, comme elle l’est dans les circonstances de lieu et de temps, de déterminer un changement notable des structures, n’était qu’un simulacre d’action derrière lequel tout ce qui bloque, vraiment, « la croissance et l’élévation des niveaux de vie » serait conservé.
6Le contraste est, en effet, radical entre les échanges existant, avant le Traité de Rome, entre pays voisins et fortement industrialisés de l’Europe occidentale et ceux existant, avant le Traité de Montevideo, entre pays latino-américains encore faiblement industrialisés et séparés par d’immenses distances maritimes. En Europe, l’intensification du trafic communautaire suit des routes « naturelles » et déjà tracées. Malgré des difficultés que nous connaissons, la « modernisation » de certaines structures, celles notamment de la France, la fusion des entreprises, leur rééquipement, leur adaptation à la concurrence communautaire sont praticables à partir de ressources réelles et financières existant sur place. Si nous tenons pour essentiel d’accompagner la formation du marché commun de la mise en œuvre de politiques communes, c’est que nous n’attribuons pas à la concurrence une vertu suffisante pour compter qu’elle aménage, au mieux, à long terme, au bénéfice de chaque nation, les secteurs-clés, les industries de pointe, leurs relations, pour lesquelles une optique « longue » s’impose.
7Le commerce entre pays membres de l’ALALC est inférieur au dixième de leur commerce extérieur total. Encore ce pourcentage est-il trompeur : une partie des échanges, trocs de produits agricoles tempérés contre produits agricoles tropicaux, sera peu affectée par la nouvelle formation. Quant aux courants d’échange entre grandes régions de l’Amérique Latine (Caraïbes, Andes, sud du Continent), ils sont voués à rester faibles. Il ne faut pas oublier, non plus, que le « marché commun latino-américain » n’est qu’un objectif de principe. La réalité immédiate est la zone de libre-échange. Faute d’un tarif extérieur commun, l’avantage accordé par chaque pays à ses partenaires est une différence entre tarifs, variable selon les pays, notable surtout, pour certains produits industriels, à l’entrée des états les plus industrialisés. Encore la protection de la distance joue-t-elle, tandis que l’atout représenté, pour les concurrents extérieurs, par l’élévation des coûts en Amérique Latine, leur procure une marge importante de jeu monopolistique. Ni les mouvements de capitaux, ni les migrations humaines ne seront intenses entre pays latino-américains. L’augmentation des échanges intra-continentaux, l’espoir formulé par la CEPAL qu’ils parviennent à atteindre 48 % du commerce extérieur total en 1975 dépendent entièrement du volume, de la nature et de la répartition géographique d’industries encore inexistantes. Ni les lois du marché, ni les règles de concurrence, mythes sacrés de l’organisme de Bruxelles, ne suffiront à faire grandir les cheminées d’usine sous la Croix du Sud. La guerre, l’inflation, le contrôle des changes, le tarif ou la volonté délibérée des états ont formé, jusqu’à présent, l’essentiel du climat « industrialisant ».
8Plus faible donc que le marché commun européen, et à cause même de cette faiblesse, la zone de libre échange latino-américaine exige, cependant, plus encore que lui de devenir une Communauté. C’est sur des productions potentielles que ses « créations de trafic » sont appelées à apparaître. C’est sur des ressources potentielles que ces productions doivent être financées. C’est sur le revenu issu de ces ressources que doit être assurée une « croissance régulière » et l’élévation des niveaux de vie. Rien de tout cela ne peut être attendu de simples incitations agissant au niveau des marchés, surtout quand les marchés sont eux-mêmes à créer, les incitations aussi faibles que peuvent l’être des différences variables à l’égard d’un droit de douane, les coûts de la production « intérieure » aussi lourds en comparaison de ceux des fournisseurs extra-continentaux. Zone de libre échange, destinée à devenir Communauté — ou à ne pas être — l’ALALC d’ores et déjà tire sa signification des « politiques communes » autorisées par le Traité de Montevideo.
9Quelles sont, dans le Traité et à côté de lui, les principales mesures autorisant des « politiques communes » ?
10Ce sont d’abord les « accords de complémentarité par secteurs industriels » (art. 16 et 17). Ils tendent, dans une branche industrielle donnée, à assurer à plusieurs pays membres les avantages classiques de la spécialisation et des économies d’échelle ou, encore, à réaliser une intégration sectorielle, dans l’esprit de ce qu’a été la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Il s’agit donc de libérer de droits à l’intérieur de l’ALALC les échanges propres au secteur, à uniformiser la politique des gouvernements à l’égard des importations tierces, à répartir entre pays membres les types de fabrication. La première expérience faite de tels accords n’a pas été absolument probante. Concernant la production électronique de cinq pays latino-américains, elle s’est trouvée extrêmement facilitée du fait que la plupart des unités de production intéressées étaient autant de filiales nationales d’un très petit nombre de sociétés à capital extérieur. Une telle rationalisation résultant, en définitive, de négociations entre une firme et elle-même était utile ; mais relativement aisée. Il sera probablement plus malaisé d’obtenir un accord entre les 40 fabricants d’automobiles, répartis dans 6 pays pour approvisionner un marché de 300.000 véhicules annuels, alors que la totalité pourrait être fournie par une seule entreprise de dimensions européennes.
11On doit tenir comme importante la reconnaissance par le Traité d’un objectif « Marché commun ». Elle appellera, un jour, l’établissement d’un Tarif douanier commun c’est-à-dire un choix fait en commun des productions à promouvoir. Une politique commerciale commune qui tendra, sans doute, à la diversification des réseaux d’échanges extérieurs en résultera. La « coordination des plans », autre vœu formulé dans le Préambule, lui sera liée. Pour le moment, les moyens d’une telle coordination, tels que les découvre le Traité sont fragmentaires : accords entre entreprises industrielles (art. 16), coordination des politiques agricoles (art. 27). Et l’on voit mal comment ces moyens eux-mêmes pourront être mis en œuvre si des principes de politique monétaire et financière commune ne sont pas respectés en même temps.
12Depuis la deuxième conférence de l’ALALC (1962), s’esquisse une politique commune des transports. Sans doute, les Européens ne peuvent-ils guère servir d’exemple dans ce domaine. Mais il serait important, pour un continent dont le commerce dépend entièrement de la navigation maritime, de disposer d’une grande flotte marchande. Plus encore, l’Amérique du Sud, dotée d’un système fluvial admirablement adapté à la création d’un axe intérieur et de pôles de croissance, pourrait, moyennant une politique de transports fluviaux, procéder à la « construction volontaire » d’une « géographie commune ».
13L’ALALC a eu pleinement conscience des problèmes particuliers posés par les très grandes différences entre niveaux de développement de ses membres. Elle a (art. 32) assuré la solidarité continentale en faveur des pays à l’économie la moins avancée. Le risque reste réel, en effet, ici comme d’ailleurs en Afrique, de voir l’industrie aller à l’industrie et de constater, en conséquence de l’ouverture du grand marché, l’apparition de nouvelles inégalités : comment espérer voir le niveau de vie bolivien rejoindre l’argentin alors que dans un même pays comme le Brésil il est si malaisé à Sâo Paulo d’entraîner le Ceará ?
14Dans le domaine financier et monétaire, antérieurement même à l’ALALC et indépendamment d’elle, un certain nombre de progrès ont été faits. L’institution régionale la plus efficace semble bien être la Banque Interaméricaine de Développement. Une série de plans « monétaires » ont été discutés grâce à l’activité du « Centro de Estudios Monetarios Latino-Americano » de Mexico.
15Il faut, enfin, signaler la valeur d’exemple qu’a prise 1’expérience centraméricaine, beaucoup plus réduite en étendue et d’intégration nettement plus avancée que ne l’est celle des pays de l’ALALC. Mais, peut-être, les caractères particuliers des pays de l’isthme américain ne rendent-ils leur imitation ni possible ni souhaitable.
16Si, dépassant l’inventaire des efforts et des promesses actuelles, on veut tenter, avec l’aide de quelques leçons européennes, de dessiner les orientations ouvertes en Amérique Latine, on est amené aux observations suivantes :
171° Quant à l’étendue géographique, le « cadre » très large de l’ALALC présente quelques avantages. En tant qu’il s’agit de promouvoir le développement — plutôt que le commerce — il définit un « lieu » de problèmes communs. Il suggère la définition de principes communs et notamment d’une attitude commune à l’égard des capitaux extérieurs, des débouchés extérieurs, des fournitures extérieures, puisque, sur tous ces terrains, à l’égard de tous, les relations intérieures à l’Hémisphère occidental sont du même ordre. Il serait, sans doute, aussi, souhaitable qu’une politique monétaire commune puisse être définie à cette échelle. Enfin certaines industries comme l’Electronique, certains organismes de recherche appellent le « grand espace » du Rio Grande à la Terre de Feu.
18Il n’en est pas de même des essais de coordination des plans, d’organisation des complémentarités industrielles, de détermination de pôles de développement. Etendre l’espace c’est accroître les difficultés. Des zones de réalisations subcontinentales sont préférables.
19Il faut reconnaître l’avantage que présente à tous ces égards, un texte comme celui de Montevideo. Il mentionne beaucoup de possibles. Il n’exclut aucune initiative même de faible extension géographique. En installant un secrétariat, en travaillant en liaison avec une banque, avec la CEPAL, avec le CEMLA, il peut être le catalyseur de forces préexistantes et d’aspirations qui dépassent la zone de libre-échange.
202° L’intégration sectorielle finalement retenue comme méthode pratique d’adaptation des structures ne prendra son sens véritable que si elle répond à un certain calcul économique plutôt qu’aux facilités ouvertes par la « moindre résistance des firmes ». La grande affaire, si l’on veut éviter à l’éventuel « marché commun » de l’Amérique Latine un lourd protectionnisme, des charges excessives, le prix élevé des produits industriels, l’existence d’entreprises non rentables selon les normes mondiales, des « termes d’échange intérieurs » entre agricultures et manufactures beaucoup plus intolérables que ne le sont les termes d’échange extérieurs, est de poursuivre, de façon continue et efficace, l’abaissement des coûts. La rationalisation intra-continentale des industries doit donc s’attaquer par priorité à celles qui entrent le plus fortement dans les prix de revient les plus essentiels : industries lourdes, industries chimiques, industries mécaniques...
21S’il en était autrement, il y aurait lieu de craindre que l’application du Traité de Montevideo ne progresse peu. Le sentiment continental serait-il d’ores et déjà assez fort pour faire préférer, au Pérou ou au Guatemala, une automobile sud-américaine chère à une automobile nord-américaine bon marché ? Il ne faut pas oublier que la Communauté économique européenne a presque toujours signifié (sauf en certains pays pour certains produits agricoles) baisse des prix. L’inverse serait-il largement praticable ?
22On ne voit pas, non plus, comment l’intégration sectorielle serait possible sans une adaptation coordonnée. On voit mal comment des conditions de concurrence pourraient s’instaurer entre produits agricoles sans que l’on se préoccupe des modes d’exploitation foncière et des conditions de vie des agriculteurs.
233° Parmi les réalisations fragmentaires mais « entraînantes » susceptibles de conduire à la coordination des plans, figure l’implantation d’ensembles industriels neufs susceptibles de jouer le rôle de pôles de développement au service d’une zone subcontinentale plurinationale. Depuis longtemps, les géographes ont pu montrer que le bassin du Parana-Paraguay serait le lieu naturel d’une liaison entre économies minières des Andes et pays agricoles et industriels du littoral atlantique. Ils ont pu déplorer les concentrations métropolitaines de Buenos Aires, Sâo Paulo ou Rio. Il n’est pas sûr qu’un centre administratif même neuf comme Brasilia puisse suffire à déterminer une « grande » « marche vers l’Ouest ».
24L’essai prudent d’un grand ensemble fondé sur l’intraversion sud-américaine des ressources minérales andines, leur utilisation en « industries industrialisantes » (G. de Bernis) telles que la métallurgie ou l’industrie chimique, en vue d’assurer une rénovation des agricultures et la fourniture de produits de base aux industries de transformation, l’installation, selon des structures agricoles nouvelles, de zones agricoles et pastorales pourrait être une œuvre à la mesure de plusieurs nations latino-américaines et qui, quel que soit le territoire d’origine des hommes, du minerai, de l’énergie (gaz, énergie hydroélectrique...) devrait leur rester commune.
25De tels efforts devraient s’assortir d’une politique commune de transports maritimes, terrestres et fluviaux.
264° Les pays de l’ALALC pourraient dégager en commun certaines formules juridiques et institutionnelles concernant le financement de leurs grandes entreprises industrielles. Il faut, en effet, remarquer que leurs moyens actuels de financement publics et privés sont faibles et inégaux, que chacun d’eux parvient mal à assurer le développement de ses propres régions attardées, que l’intégration, même sectorielle, là où elle s’accompagnera d’une protection suffisante à l’égard des importations extérieures tendra, d’abord, à attirer l’implantation de grandes firmes à capitaux étrangers. Certes une telle implantation, dans une zone géographique dépourvue de capitaux, peut être utile et même nécessaire, le progrès technique qu’elle convoie peut être indispensable.
27Mais il faut, pour engager l’Amérique Latine sur un « sentier de croissance régulière » à base industrielle, que les conditions nécessaires à une dynamique de croissance autoreconduite de période en période soient réalisées. Elles peuvent ne pas l’être si les filiales de sociétés étrangères dépendant entièrement de centres de décision extérieurs prennent un caractère « insulaire ». Des réformes intéressantes dans ce sens sont intervenues au Chili. Elles répondent aux précédents des « associations de coproduction » réalisées entre pays de l’Europe de l’Ouest et pays de l’Europe de l’Est ou encore aux formules d’Association réalisées par l’ENI dans les pays du Moyen-Orient pour l’exploitation des hydrocarbures et, sur une beaucoup plus grande échelle, par la France en Algérie pour la même exploitation. Des statuts d’association ou de co-production plurinationales pourraient être mis au point sous l’égide de l’ALALC. Ils pourraient concerner soit les établissements-clés de grands ensembles nouveaux, soit de grandes industries à l’intérieur de l’un ou l’autre pays.
28La formule de la co-production est souple. Elle peut réunir, en vue de quelques initiatives entraînantes ou significatives, des capitaux publics ou privés originaires de divers états latino-américains. Elle peut aussi associer à des capitaux de ces provenances des capitaux issus d’une ou plusieurs autres provenances extérieures. Même dans le cas-limite d’un capital apporté du dehors par une seule firme et associé au patrimoine d’un ou plusieurs états latino-américains, la formule aurait encore une valeur originale : comme le fait l’Association coopérative franco-algérienne, elle déplacerait les rapports entre entreprise étrangère et « états-hôtes » du plan des relations fiscales à celui des relations économiques. Les apports de ressources minières et d’infrastructure seraient comptabilisés comme le sont les apports d’équipement. Les programmes à long terme seraient établis en commun. Il conviendrait encore — et en ceci l’exemple franco-algérien serait dépassé — qu’une intégration verticale, analogue à celle qui procure aux grandes sociétés privées leur stabilité et leur sécurité, soit assurée. A travers les transformations élémentaires et jusqu’au marché d’utilisation, en Amérique Latine ou à l’extérieur, la « Co-production » devrait être présente.
29Ainsi, la préférence donnée, comme il est inévitable sur un marché incapable d’être concurrentiel, à une firme automobile sur une autre, à une entreprise chimique, à une marque de tracteurs éviterait-elle le principal danger de l’oligopole importé. Ainsi, la coopération en vue du progrès technique et de la formation des hommes trouverait-elle ses conditions optimales, ainsi l’autofinancement tendrait-il à se « situer » sur place. Dans les conditions de l’Amérique Latine, l’harmonisation des croissances ne peut être déterminée par des incitations mercantiles. C’est au niveau des rentes de décision et de plan qu’elle doit se placer.
30S’il faut envisager des formules de cet ordre, si l’on peut établir leur conformité à la lettre comme à l’esprit du Traité de Montevideo, c’est que la zone de fibre-échange peut évoluer en Communauté et que cette évolution seule lui donnera son véritable sens. Mais alors, s’il doit y avoir Communauté, ne doit-il pas y avoir pouvoir politique ? Est-ce en Amérique, est-ce en Europe qu’un pouvoir communautaire fera ses premiers pas ? Une conversation récente avec un collègue et ami argentin le Professeur Manoliu nous a donné la satisfaction de trouver dans la République de la Plata un ordre de préoccupations tout à fait analogue à celles qui sont les nôtres.
31Si l’ALALC n’est pas, vraiment, l’ALALC, mais un ou plusieurs lieux de politiques communes, comme les parties à un contrat peuvent bien définir d’une politique ses objectifs, ses moyens, ses limites et ses critères d’optimation, mais comme elles ne peuvent la mener, comme, pour mener une politique il faut, toujours, une Autorité, plus ou moins « HAUTE » mais, au moins, capable d’apprécier et de décider, l’Amérique Latine, nous le croyons, pour atteindre les fins du Traité de Montevideo, devrait voir le SECRÉTARIAT de l’ALALC s’élever au moins au niveau qu’occupe statutairement la COMMISSION de Bruxelles.
32On ne crée pas un Centre de décision sans lui donner un Pouvoir. Un jour sans doute il y aura des Etats-Unis d’Amérique Latine et des Etats-Unis d’Europe. Ici et là, il y aura un Parlement, un Gouvernement fédéral, un véritable super-Etat sera né. Mais, avant sa naissance, l’œuvre de ceux qu’on nomme des technocrates ne doit-elle pas établir la réalité fédérale avant que lui soit donnée une constitution ?
33Nous préférons appeler « magistrats » ceux que l’on nomme « technocrates », quand ils ont à interpréter des textes et, comme la vie économique ne saurait être traduite en articles de code, quand ils ont à interpréter les conflits et les concours constatés dans un ensemble économique plurinational.
34Leurs instances se nomment ici COMMISSION, COUR DE JUSTICE et là SECRÉTARIAT, BANQUE INTERAMÉRICAINE DE DÉVELOPPEMENT... Quelles que soient leur compétence propre, les diverses institutions continentales doivent agir, selon des règles pré-définies par les Pouvoirs légitimes, sur un système économique. Aucune aide extérieure, aucune solidarité intérieure entre Etats ne peut être automatique. Aucun déficit de Balance des Paiements ne peut être, automatiquement, compensé par une Autorité étrangère à celle qui l’a causé. Mais aucune sécurité, stabilité ou croissance régulière n’est compatible avec la simple « éventualité » d’une intervention nationale ou internationale. Des certitudes sont nécessaires : des règles doivent donc être posées ; elles doivent pouvoir être appréciées pour être applicables ; celui qui les appliquera doit donc disposer d’autonomie : une magistrature « monétaire » ne doit donc pas manquer de figurer parmi les institutions qui préparent un ensemble de nations communautaire.
35Un bon exemple de « gouvernement des juges » capable de jouer un rôle fédérateur pourrait être fourni précisément par la « magistrature monétaire ». La gestion d’un fonds latino-américain destiné à porter remède à certains déséquilibres des balances des paiements des divers pays du continent devrait assurer des appuis sélectifs et conditionnés. Il aurait donc forcément une « doctrine » de l’inflation, de l’investissement, du commerce, de la dépense publique et tenterait de faire accepter cette doctrine en échange de son appui. Qui ne voit dès lors à quel point il importe que sa direction soit à la fois latino-américaine et dotée d’une large autonomie à l’égard des pressions gouvernementales dans les limites de principes établis par et pour l’Amérique Latine. Si une solidarité mondiale doit se manifester, il convient qu’elle n’opère pas sur la base de principes établis ailleurs et pour ailleurs. Tel est plus généralement le sens de toute organisation de région de nation.
36Il faut être reconnaissant à Y. A. Maldonado de nous donner, sur des questions aussi importantes, un grand nombre d’informations et de jugements. Son pays d’origine apporte depuis longtemps au Nouveau Monde latin l’appui de compétences individuelles et d’organisations remarquables. Ce qu’il nous dit nous intéresse à la fois comme amis de ce Monde et comme jardiniers inquiets de cette « petite Europe » si menacée encore par les incertitudes du temps.
37Paris le 11 janvier 1966.
Auteur
Professeur à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Paris.
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