Chapitre II. Les sections
p. 143-167
Texte intégral
1La communauté est le cadre dans lequel s’organise le jeu des groupes de descendance. Mais entre elle et ces derniers, s’interpose une institution, la section ou kalpul, dont le caractère est double. En effet, selon la manière dont on l’envisage, le kalpul apparaît, soit comme une communauté partielle ou une sous-communauté, soit comme un groupe supérieur de descendance. Il démultiplie la communauté en même temps qu’il opère la synthèse des rapports de clans, de lignages et de parenté.
L’organisation de la section
2Toute communauté est généralement divisée par une ou plusieurs lignes imaginaires qui viennent se recouper dans le village, sur l’esplanade cérémonielle, à l’endroit désigné comme omphalos. Ces lignes délimitent des aires géographiques continues qui comprennent un quartier du village et une fraction du territoire communautaire. Chacune de ces aires représente une section, un kalpul. À Oxchuc, une ligne est-ouest, qui traverse la nef de l’église dans le sens de la longueur, partage la communauté en deux sections : la section de Santo Tomas et la section de Santa Trinidad. Le quartier nord du village et les terres septentrionales de la communauté ainsi que les hameaux établis sur ces terres forment la section de Santo Tomas, tandis que le quartier sud, avec les terres et les hameaux méridionaux, constitue la section de Santa Trinidad. À la différence d’Oxchuc, Chamula comprend trois sections. Cette communauté est divisée, en effet, par trois lignes qui partent du pied de la croix située au centre de l’atrium de l’église, la première vers le nord-est, la deuxième vers le nord-ouest, la dernière vers le sud, et qui, après avoir franchi le sommet des trois collines entourant le village, s’étendent jusqu’aux frontières communautaires et isolent ainsi la section du nord ou du centre (kalpul de San Pedro), de celles de l’est (kalpul de San Juan) et de l’ouest (kalpul de San Sebastian). Les communautés à trois sections comme Chamula ne sont pas rares, bien que la plupart des communautés n’en aient que deux. Aucune cependant, à la notable exception de Chalchihuitan et de Pinola — communautés à cinq sections — n’en possède plus de trois.
3La section n’est pas seulement une subdivision territoriale de la communauté, comme pourrait le laisser croire le terme espagnol de barrio par lequel elle est improprement rendue. Elle représente aussi une unité sociale dont la cohésion repose essentiellement sur l’endogamie. Tout individu appartient nécessairement à une section et à une seule, celle de son père et de sa mère, qui est — mais secondairement, du fait des règles de la succession — celle dans laquelle il réside et où il détient des terres. Les unions matrimoniales entre personnes de sections différentes sont rares. À Aguacatenango, elles ne représentent guère plus de 14 % de toutes celles qui ont été relevées au moment de l’enquête. À Chanal, elles seraient encore moins nombreuses puisqu’elles ne dépasseraient même pas 10 %1. De telles unions sont d’ailleurs sévèrement sanctionnées. Elles provoquent de vives réactions au sein de la famille et de la communauté. Lorsqu’un homme courtise une femme d’une autre section, tous les célibataires mâles de la section de la femme tentent de l’en empêcher en recourant à des moyens qui vont de la dissuasion amicale à la persuasion violente. Comme dans de tels cas le prétendant fait généralement appel, dans sa section, à l’aide de toute sa classe d’âge, il s’ensuit une bataille rangée qui peut durer plusieurs jours. Les fiancés qui désirent poursuivre leurs relations sont alors contraints de s’exiler. Le plus souvent, l’homme enlève sa future épouse et s’enfuit avec elle dans les plantations où il a des chances de trouver un emploi, quitte à revenir dans la communauté quelques années plus tard, lorsque l’effet du scandale s’y sera apaisé.
4Toutefois, le mariage à l’extérieur de la section est toujours considéré comme un mariage de qualité inférieure. Il n’assure aucune sécurité à la femme qui l’accepte, car il ne scelle pas l’alliance de deux groupes de descendance. Même lorsqu’il est reconnu a posteriori, il ne cesse d’être tenu pour une affaire d’ordre strictement privé. Les parents des conjoints, qui ne s’estiment nullement responsables d’une union conclue en dehors d’eux, ne se reconnaissent aucun droit d’étendre au couple leur contrôle et d’intervenir auprès de leurs enfants en faveur de la stabilité du ménage. En outre, le mariage à l’extérieur de la section implique pour la femme une perte de prestige, car il n’engendre pas, comme les unions matrimoniales ordinaires de versements en nature ni de prestations en travail de la part du mari au bénéfice des parents de l’épouse. Tout au plus ceux-ci peuvent-ils prétendre à un « dédommagement » en espèces, d’ailleurs laissé à la discrétion de leur gendre, le jour où le ménage reviendra dans la communauté. Mais cette compensation est bien inférieure au douaire qu’un prétendant doit être en mesure de fournir pour que sa demande en mariage puisse être agréée. En fait, le mariage exogamique n’est guère pratiqué que comme second mariage (remariage) ou comme mariage secondaire (mariage polygynique), et dans ces deux cas il n’intervient le plus souvent qu’entre personnes de statuts différents.
5Les membres d’une même section se reconnaissent une proximité sociologique qui, pour n’être que rarement justifiée ou rationalisée, est néanmoins fonctionnelle. Ils se désignent fréquemment du terme de kalpulal ou de č’apombal (variantes : čapontal et čapomal). Le premier de ces termes pourrait être rendu sans difficulté par « ceux de mon kalpul ». Quant au second, il proviendrait vraisemblablement du verbe č’apan, « pactiser », et du substantif bal, « parole donnée ou jurée », et il signifierait « ceux qui sont unis par leur parole »2. À Cancuc, les membres de la section s’appellent réciproquement ič’an, « enfant de la soeur d’un homme », ou encore lol comme à Bachajon. À la différence de ič’an, lol ne dénote aucune relation de parenté. Il s’applique d’une façon plus générale à tous ceux avec qui on s’entend et on a plaisir à discuter et à travailler, ce qui permet de le traduire par « compagnon » ou « camarade ». En revanche, les membres de la section opposée sont désignés par le terme jek qui signifie « ceux qui sont en dehors » ou « ceux qui sont de l’autre côté ».
6Cette proximité à laquelle les membres de la section se situent les uns des autres, s’exprime par des privilèges et des obligations mutuelles. Tout individu est fondé d’attendre de sa section une aide matérielle en cas de nécessité et à charge de réciprocité. Ainsi, quiconque est temporairement réduit à l’inactivité par suite de maladie ou d’accident par exemple, peut mobiliser la force de travail de la section à laquelle il appartient, et l’engager en sa faveur sur les terres qu’il est dans l’incapacité de travailler lui-même. La section est d’ailleurs convoquée chaque année à cette fin par ceux de ses membres qui remplissent une charge dans la hiérarchie communautaire et qui, de ce fait, ne sont pas autorisés à se déplacer hors du village, ni à se livrer à quelque activité économique que ce soit.
7À Aguacatenango, comme dans les autres communautés de la région, les moyens de conservation de la nourriture sont limités et les possibilités de stockage réduites. Aussi, lorsqu’une famille se trouve contrainte d’abattre un de ses animaux, elle distribue l’excédent de viande à tous les membres de sa section. Un homme de confiance, un vieillard de la section, est choisi, qui reçoit la tête de la bête pour agir en tant que piador (déformation de l’espagnol fiador). Son rôle consiste à noter très précisément le morceau qui échoit à chacun, afin d’en faire dévaloir l’équivalent exact lorsqu’une autre famille de la section abattra à son tour un animal3.
8Villa Rojas, qui cite Guiteras Holmes, prétend que la section est propriétaire des terres détenues par les clans, les lignages et les familles qu’il comprend. Mais les preuves que les deux auteurs fournissent sont bien peu convaincantes4. En réalité, la section n’est ni propriétaire, ni détentrice de terre à quelque titre que ce soit, et tout porte à croire qu’elle ne l’a jamais été. Il est vrai qu’elle peut agir au nom de la collectivité de ses membres pour se porter acquéreur de biens fonciers. Il y a quelques années, les deux sections de la communauté d’Aguacatenango achetèrent séparément plusieurs centaines d’hectares de terrain arable. Mais une fois passé l’acte de vente, chaque section répartit entre ses membres l’extension qu’elle venait d’acheter, au prorata de la somme que ceux-ci avaient individuellement versée. Les parcelles furent cédées à titre individuel et définitif, et la section ne s’est jamais reconnue de droit sur elles.
9Cependant, la section exerce un contrôle sur les tenures comprises dans sa juridiction. Elle veille notamment à ce que les champs de ses membres ne soient ni vendus ni transférés à des personnes d’une autre section, ce qui porterait atteinte à son intégrité territoriale. Elle peut également veiller au déroulement normal du cycle agraire ou à l’exécution de certaines de ses activités. Dans certaines communautés, elle fixait la date des brûlis, des semailles et des récoltes, et elle déterminait la durée des jachères. Actuellement, elle détient encore le contrôle des eaux d’irrigation dont elle assure l’équitable répartition. Chaque section possède son collecteur et son réseau de canaux secondaires dont l’entretien incombe à ses membres.
10Autant que sur les terres, la section exerce un contrôle sur les individus. Toute personne majeure est responsable de ses actes devant sa section. C’est dans le cadre de la section que circulent bavardages et rumeurs qui tendent indirectement à redresser les comportements déviants. C’est également dans le cadre de la section que fonctionnent la sorcellerie et la magie d’agression. Le pouvoir des sorciers s’arrête aux frontières de leur section, et aussi puissant soit-il, aucun sorcier ne peut atteindre son ennemi, si celui-ci n’appartient pas à la même section que lui. Mais les relations de section à section sont si hautement formalisées que des personnes de sections différentes ont peu de chances d’entrer en conflit et donc de recourir à la magie l’une contre l’autre. Au cas où, toutefois, de tels conflits surgiraient, ils seraient endossés et réglés par les sections elles-mêmes.
11L’interaction sociale est effectivement faible entre les sections. De nombreux indices en témoignent. Les échanges de visites par exemple, qui sont fréquents entre familles de la même section, sont tout à fait exceptionnels entre familles de sections différentes. Les groupes d’enfants ou de jeunes, les classes d’âge, les escuadrillas ou grupitos de travail, et même les associations plus formelles, ne réunissent que des individus d’une seule et même section. Il y a une dizaine d’années, Aguacatenango possédait deux sororités religieuses qu’un prêtre de San Cristobal avait jadis fondées : les Enfants de Marie et les Filles de la Guadalupe. Chaque sororité recrutait ses membres dans une section particulière, de telle sorte qu’une jeune fille ne pouvait être admise chez les Enfants de Marie si elle n’appartenait pas à la section correspondant à cette association. Aussi n’est-ce pas toujours par indifférence ou mauvaise volonté que les informateurs déclarent à l’ethnologue ne rien savoir de ce qui se passe dans les sections autres que la leur. Étant donné le cloisonnement de la communauté, il est possible et même probable qu’une grande partie de la vie communautaire échappe à l’individu inséré dans sa section.
12Dans la mesure où les sections constituent des ensembles sociaux clos, mutuellement exclusifs, fermés les uns aux autres, et relativement autonomes, elles s’apparentent aux communautés dans lesquelles elles se trouvent incluses. L’analogie est encore plus frappante si l’on considère que comme la communauté, la section possède ses propres symboles d’intégration. Elle nomme ses autorités. Elle se reconnaît un saint tutélaire dont elle porte d’ailleurs le nom. Parfois, elle dispose de lieux de culte comme à Chamula et à Chenalho où jusqu’à une date récente chaque section possédait son église et son cimetière, et où les membres des différentes sections étaient séparés dans la mort comme ils l’avaient été tout au long de leur existence. La question se pose alors de savoir si la communauté n’est pas en définitive qu’une simple fédération de sections, c’est-à-dire une superstructure artificiellement formée par des unités sociales que des circonstances auraient amenées à se regrouper et à s’associer. En d’autres termes, n’y aurait-il pas primauté et antériorité de la section par rapport à la communauté ?
Le jeu des sections
13Pour répondre à cette question, il ne suffit pas de tenir compte de la cohésion interne des sections et de l’autonomie dont chacune dispose au sein de la communauté. Il faut encore prendre en considération les relations que les sections ont entre elles. Or, ces relations quelles sont-elles ?
14À première analyse, les relations de section à section semblent dominées par des antagonismes puissants. Chaque section entretient au sujet de ses voisines des images mentales fortement stéréotypées et nettement dépréciatives. Ces images s’élaborent à partir des pratiques, des habitudes, des coutumes, qui varient d’une section à l’autre sous l’effet de la distance sociale qui les sépare. À Chamula, par exemple, les membres du kalpul de San Pedro et du kalpul de San Sebastian ont tendance à se rendre en moins grand nombre que les membres du kalpul de San Juan dans les plantations caféicoles du Soconusco, et à se livrer plus volontiers que ces derniers à des activités extra-coutumières de type artisanal ou commercial qui les mettent en rapport avec les ladinos. Il n’en faut pas davantage pour que s’instruisent des procès d’intention au cours desquels est évoquée la tradition communautaire dans le but de savoir lequel des kalpul en est le légitime continuateur, lequel en est l’adaptateur hérétique.
15Les antagonismes des sections s’extériorisent avec une particulière intensité à l’occasion des fêtes, lorsque les organisateurs des cérémonies, qui appartiennent toujours à des sections différentes, tentent de se surpasser en munificence. Celui qui aura recruté le plus de musiciens et de danseurs, qui aura brûlé le plus de cierges et de torchères, qui aura offert la plus grande quantité d’alcool et de nourriture au plus grand nombre d’assistants, bref, celui qui aura le plus dépensé, confondra ses rivaux et acquerra un prestige qui rejaillira sur la totalité de sa section. Les fêtes communautaires revêtent ainsi une splendeur à laquelle elles ne pourraient prétendre si ceux qui en avaient la charge n’étaient engagés dans une âpre compétition mettant en jeu la position relative de leur section.
16À Tenejapa et à Bachajon, les sections assurent alternativement et par rotation hebdomadaire, l’entretien des édifices publics du village. Il fut un temps encore proche et qui n’est pas totalement révolu dans certaines communautés, où les individus étaient périodiquement mobilisés par leurs sections pour effectuer tous les travaux d’intérêt collectif, depuis la réparation des bâtiments communautaires jusqu’à la réfection des chemins et des sentiers. L’exécution de la corvée possédait un caractère hautement compétitif, car chaque section essayait de faire mieux et plus vite que les autres. La section qui avait abattu le plus de besogne dans le moins de temps se couvrait d’un prestige générateur d’émulations futures dont bénéficiait en définitive l’ensemble de la communauté. Ainsi, la communauté contrôle et canalise les antagonismes des sections, et ceux-ci, loin de vider la communauté de son contenu, lui donnent une substance propre.
17C’est dire que les sections sont en fait impliquées dans un système qui les dépasse et qui résume à un niveau plus élevé leurs contradictions. Cette complémentarité supérieure des sections se manifeste en particulier dans la conduite des affaires communautaires. La direction de la communauté appartient à une hiérarchie politique et religieuse. Les charges que cette hiérarchie comporte, sont réparties chaque année de façon égalitaire entre les sections. La communauté d’Aguacatenango possède une hiérarchie de seize charges politiques et de quatorze charges religieuses qui sont regroupées deux à deux et qui constituent respectivement huit et sept échelons. Les deux charges qui correspondent à chaque échelon sont attribuées à des individus de sections différentes. Les membres de la hiérarchie agissent comme autorités de la section qui les a nommés, et à ce titre ils sont appelés à régler les litiges de cette section. Mais ils cessent de représenter les sections dès lors que sont évoquées des affaires qui intéressent l’ensemble de la communauté. Les décisions communautaires sont prises par la hiérarchie en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’organe collégial non représentatif.
18Quant à la charge la plus élevée de la hiérarchie — qui est toujours unique — elle est confiée alternativement à chaque section. À Chamula, la présidence de la hiérarchie passe d’année en année du kalpul de San Juan à celui de San Pedro, puis du kalpul de San Pedro à celui de San Sebastian, et enfin du kalpul de San Sebastian à celui de San Juan. En octobre 1960, lorsqu’il fallut coopter de nouvelles autorités, on s’aperçut à la fois que la présidence devait revenir à San Sebastian et qu’il n’y avait personne dans cette section qui fût susceptible de l’assumer. En dernier ressort, on eut recours à un artifice. On attribua la charge de président à un membre du kalpul de San Pedro, et pendant toute l’année suivante on fit comme si le président appartenait effectivement à San Sebastian et on l’obligea à se comporter comme s’il était effectivement un membre de cette section. Là où les antagonismes tendent à disparaître, la communauté les suscite serait-ce même artificiellement, afin que son fonctionnement ne soit pas compromis.
19La participation paritaire que prennent les sections à la conduite des affaires de la communauté montre l’égalité qui existe entre elles. Les sections ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Mais si elles sont égales, elles ne sont pas pour autant équivalentes ni interchangeables, et elles ne peuvent se substituer les unes aux autres. Chaque section occupe au sein de la communauté une position unique à partir de laquelle elle exerce une fonction spécifique. La ligne de partage des sections recoupe toujours perpendiculairement la ligne de pente de la communauté, de sorte que dans toute communauté, une ou plusieurs sections occupent les terres les plus hautes et les plus froides, et une ou plusieurs autres, les terres les plus basses et les plus chaudes. Les différences entre les micro-milieux écologiques des sections, les variations des conditions climatiques, pluviologiques et pédologiques qu’elles impliquent, se répercutent sur la durée du cycle végétatif, sur la qualité et la quantité de la production, et partant sur l’économie tout entière. Le plus souvent, la section du haut ne peut faire qu’une récolte par an, tandis que la section du bas en fait fréquemment deux. En outre, la section du haut ne peut guère cultiver que du maïs, des haricots et des pommes de terre. Elle dépend pour le reste de son alimentation de la section du bas dont les cultures sont plus diversifiées et plus riches. À Oxchuc, le maïs est prêt à être récolté dans le kalpul de Santa Trinidad — section du bas — dès le neuvième mois, mais il ne vient à maturité dans le kalpul de Santo Tomas — section du haut — qu’au terme du onzième. Cette section opère néanmoins la soudure d’octobre et novembre grâce au maïs produit dans la première.
20Ce nouvel exemple de la complémentarité des antagonismes sur lesquels repose la communauté, conduit à un autre caractère essentiel du jeu des sections : son déséquilibre. Dans l’ensemble des communautés, la section du bas est appelée olom (tz.) ou alam (tl.), terme qui désigne le sud mais qui d’une manière plus générale se réfère à tout ce qui se trouve à une altitude inférieure à celle de l’endroit où l’on est. C’est dans ce sens que les Tzotzil-Tzeltal l’appliquent aussi bien aux vallées et dépressions intérieures des hauts-plateaux qu’au littoral pacifique du Soconusco qu’ils dominent de leurs communautés de la zone des crêtes. À Tenejapa et à Cancuc, la section du bas, bien que située au nord, n’en est pas moins appelée alam kalpul ou alamtik, comme à Mitontic où elle se situe effectivement au sud. En revanche, la section du haut est appelée jamal kalpul ou jamaltik. On s’attendrait à ce que ce terme ait un sens directement opposé à celui de son réciproque alam. Or, il n’en est rien. Jamal signifie « grand » dans le sens de vaste ou d’étendu. Si on suit la logique de la langue, on est amené à concevoir la communauté comme étant formée d’une grande section, la section du haut, définie en terme absolu par sa taille ou ses dimensions, et par une autre section, une section subsidiaire ou marginale, la section du bas, définie en terme relatif par la position qu’elle occupe par rapport à la section du haut. Une telle conception procède évidemment d’une vision de la communauté à partir de la section du haut. Néanmoins, elle est partagée par toutes les sections, comme si la section du haut avait imposé aux autres sa propre optique ou perspective.
21La section du haut est encore qualifiée de mukta (tz.) ou muk’ul (tl.) par opposition à la section du bas à laquelle s’attache le qualificatif de č’in. Mukta et muk’ul signifient « grand », mais cette fois dans le sens de fort, de puissant et de riche, č’in en est l’exact antonyme, et il signifie « petit », « faible », « pauvre ». La section du haut possède une réputation de richesse que n’a pas celle du bas. Elle n’est certainement pas la plus riche du point de vue économique puisque, occupant les sols les plus ingrats de la communauté, elle dépend largement pour sa subsistance des surplus de la section du bas. Mais elle l’est du point de vue démographique, c’est-à-dire d’un point de vue beaucoup plus important pour les Tzotzil-Tzeltal. La section du haut est la plus riche, parce qu’à défaut de produire plus de biens, elle contrôle plus d’hommes et qu’elle est partout plus peuplée. D’une manière générale, la section du haut comprend à elle seule plus de la moitié de la population de la communauté, que celle-ci ait deux ou trois sections. C’est le cas à Tenejapa et à Oxchuc. C’est également le cas à Chamula où le kalpul de San Juan excède en nombre les kalpul de San Pedro et de San Sebastian.
22Cette richesse que l’on donne pour caractéristique de la section du haut pourrait partiellement rendre compte du fait que celle-ci jouît d’une certaine prééminence. Cette prééminence est uniquement d’ordre cérémoniel. Elle n’implique aucune sorte de suprématie et encore moins de domination, car les sections ne cessent d’être égales en droit. Dans les communautés où les sections ont une autonomie rituelle, la section du bas réalise ses cérémonies dans une chapelle qui lui appartient. Mais la section du haut ne possède pas de chapelle ni de lieu de culte particulier. Elle utilise à ses propres fins cérémonielles l’église communautaire. À Oxchuc, les sections du haut et du bas ont respectivement pour saints tutélaires Santo Tomas, encore appelé č’ul totik (« Notre Saint Père »), et identifié au dieu solaire, et Santa Trinidad ou muk’ul ahaw (« Grand Seigneur »). Mais tandis que la statue de Santa Trinidad prend place sur le bas-côté de l’église, celle de Santo Tomas occupe le centre du maître-autel. La fête de Santa Trinidad est exclusivement celle de la section du bas. En revanche, la fête de Santo Tomas est à la fois celle de la section du haut et celle de la communauté tout entière. Santo Tomas est unanimement considéré comme plus puissant que Santa Trinidad, et c’est ce qui lui vaut d’être propicié et adoré concurremment par les deux sections. Ceci n’est d’ailleurs pas particulier à Oxchuc. Partout le saint de la section du haut agit en tant que protecteur suprême de toutes les sections, et il donne son nom à l’ensemble communautaire. Le saint tutélaire de la communauté est toujours le saint tutélaire de la grande section du haut.
23Si la section du haut dépend économiquement de la section du bas, la section du bas dépend cérémoniellement de la section du haut. Largement responsable des relations de toute la communauté avec le surnaturel, cette dernière s’identifie fréquemment à la tradition, à la conservation, à la permanence, tandis que l’autre semblée liée au mouvement et au changement. La section du bas paraît effectivement plus réceptive aux innovations, plus portée aux expériences neuves, et par là peut-être plus perméable à l’acculturation. Il est significatif, en particulier dans la zone des crêtes où la division entre grande section du haut et petite section du bas est singulièrement tranchée, que le taux de bilinguisme, d’alphabétisme et de scolarisation est plus élevé dans la seconde que dans la première. Ne concluons pas pour autant que les membres de la section du bas soient sur le point de s’engager dans un processus de ladinisation. Mais le fait est qu’ils ont une attitude différente de celle des membres de la section du haut vis-à-vis de la tradition qu’ils conçoivent d’une manière plus dynamique et plus créative.
24Cette différence d’attitude des sections envers la tradition communautaire est nettement perceptible à Chamula par exemple, où l’Institut national indigéniste en a fait la preuve à ses dépens. Pour orienter et appliquer son action, l’INI a été amené à recruter et à former un personnel autochtone qui fut choisi de la façon la plus égalitaire possible entre les trois sections. Cette sélection s’est opérée sans trop de difficultés dans les sections du bas (San Pedro et San Sebastian), mais elle s’est révélée beaucoup plus délicate dans la section du haut (San Juan). Dans cette section, des pressions très fortes se sont exercées sur les individus pressentis par l’INI, pour qu’ils refusent les postes qui leur étaient offerts ou pour qu’ils se démettent de ceux qu’ils avaient déjà acceptés. Actuellement, le personnel chamula de l’INI appartient en majorité aux sections de San Pedro et de San Sebastian. Les programmes éducatifs, sanitaires, agricoles, etc., lancés par l’Institut, reçoivent un bien meilleur accueil dans ces sections que dans l’autre où jusqu’ici ils ont abouti pour la plupart à des échecs. Le développement de ces programmes a provoqué d’ailleurs un accroissement sensible des tensions entre les sections, car San Juan ne manque pas d’accuser San Pedro et San Sebastian de menacer par leur comportement assez favorable à l’INI, l’ordre naturel et surnaturel de la communauté.
25En privilégiant dans notre analyse les communautés à deux sections, en n’envisageant pas autrement que par référence le cas de celles qui en ont trois comme Chamula, ou cinq comme Chalchihuitan, nous ne réduisons par arbitrairement le jeu des sections à un système dualiste. Car, dans les communautés à trois ou à cinq sections, ce jeu est peut-être moins net parce que plus mouvant, mais il n’est nullement différent de celui que nous venons de décrire. Les sections additionnelles n’y introduisent aucun facteur nouveau dans la mesure où elles ont tendance à se polariser autour des sections extrêmes de la manière suivante :
26Communautés à trois sections :
27A + B ↔ C
28ou
29A ↔ B + C
30Communautés à cinq sections :
31A + B + C ↔ D + E
32ou
33A + B ↔ C + D + E
34de sorte que dans n’importe quelle communauté, on a toujours deux sections ou ensembles de sections opposées. À Chamula par exemple, la section intermédiaire de San Pedro est alliée à la section du bas (San Sebastian) contre la section du haut (San Juan). Quel que soit le nombre de sections en présence, le système qu’elles constituent ne cesse de fonctionner comme un système dualiste.
35Il arrive d’ailleurs que des communautés à sections multiples se transforment en communautés à double section. Tel est le cas de Cancuc qui comprenait auparavant trois sections jusqu’à ce que celle du centre fusionne par jeu d’intermariages avec celle du haut. Un processus similaire est en cours à Chamula, depuis que les sections de San Pedro et de San Sebastian ont rompu Tune pour l’autre la règle endogamique qu’elles continuent d’observer strictement vis-à-vis de la section de San Juan. Toutefois, les alliances entre sections ont rarement une stabilité suffisante pour qu’une fusion puisse en résulter. La section intermédiaire est à tout moment susceptible de passer d’une alliance avec la section du haut à une alliance avec la section du bas. Mais quelles que soient les combinaisons d’alliance, il y a toujours une section opposée aux deux autres (dans les communautés à trois sections) ou deux sections opposées aux trois dernières (dans les communautés à cinq sections). Les alliances formées par les sections ne parviennent donc jamais à se neutraliser. La fonction de la section intermédiaire n’est d’ailleurs pas d’équilibrer le système, mais au contraire d’entretenir les déséquilibres qui lui sont inhérents, en les accusant lorsqu’ils tendent à disparaître, en les réduisant lorsqu’ils tendent à trop s’accentuer. Il est à cet égard remarquable que s’il y a des communautés à trois ou à cinq sections, il n’en existe aucune à quatre ou à six dans laquelle on trouverait deux (ou trois) sections opposées à deux (ou trois) autres, c’est-à-dire des alliances de sections parfaitement symétriques.
36Les communautés à trois ou à cinq sections ne sont donc pas des exceptions. Nous irions même jusqu’à dire qu’elles devraient constituer la règle. Car pour pouvoir fonctionner sans heurt, un tel système dualiste semble bien requérir l’alternance entre ses éléments extrêmes, d’un tiers élément extérieur à sa structure qui le garantit à la fois des menaces de rupture et des risques de blocage.
L’origine des sections
37En mettant en évidence le caractère profondément intégré des sections dans le cadre de la communauté, et en montrant que celle-ci ne fonctionne pas comme une fédération de sections mais comme un tout supérieur aux parties qui le composent, nous avons répondu dans une perspective purement synchronique à la question que nous nous étions posée. Nous ne pouvons cependant exclure l’hypothèse selon laquelle le système d’antagonismes complémentaires et déséquilibrés assurant l’intégration des sections, ne serait qu’une élaboration récente à partir d’une situation qui aurait mis en contact des groupes anciennement autonomes. En dépit des apparences actuelles, il y aurait encore antériorité (historique) de la section par rapport à la communauté. Cette hypothèse apparaît d’autant plus vraisemblable au premier abord que nous ne pouvons lier les sections au jeu des relations de parenté et d’alliance sans expliquer préalablement leur passage d’un régime exogamique au régime endogamique rigoureux et formellement sanctionné qui est le leur — ce à quoi nous n’oserions nous hasarder5.
38On sait que dès le vii e siècle de notre ère, des groupes mexicains n’ont cessé de déferler par vagues successives depuis l’Anahuac sur les pays mayas dans lesquels certains s’établirent pour y fonder des chefferies. Ces groupes, et singulièrement les Toltèques, bien que complètement mayaïsés, conservèrent jusqu’à la conquête espagnole une claire conscience de leur individualité grâce à une organisation sociale particulière qui les opposait aux groupes sur lesquels ils avaient assis leur domination. Avant d’être détruite par l’expédition d’Alvarado, la chefferie kakchikel du Guatemala se divisait en deux moitiés endogames qui se répartissaient les terres et le pouvoir. La première de ces moitiés, Tzotz, comprenait toute la population kakchikel de pure souche qui habitait les terres hautes guatémaltèques avant que n’arrivent les Toltèques dans cette région. La seconde, Xahil, était constituée par ces groupes toltèques qui s’étaient installés parmi les Kakchikel et qui avaient organisé la chefferie, ce qui lui valait semble-t-il une certaine prééminence. Tzotz était la moitié indigène et « plébéienne », Xahil la moitié allogène et « aristocratique ».
39Si l’on opère un rapprochement entre les anciennes moitiés kakchikel et les actuelles sections tzotzil-tzeltal, on est amené à concevoir ces dernières comme des institutions dont la fonction initiale aurait été de cristalliser les divergences ethniques et culturelles résultant de la superposition de deux populations venues d’horizons divers à des époques différentes, et d’encadrer et de canaliser les relations de domination et de dépendance unissant ces mêmes populations. La section du bas astreinte aux tâches agricoles de la vallée représenterait la section des vaincus et des conquis ; la section du haut associée aux activités cérémonielles de la montagne représenterait celle des conquérants victorieux.
40Pour tentante que soit cette hypothèse, nous devons cependant avouer qu’aucune preuve tangible ne nous permet de postuler une quelconque présence toltèque ou aztèque préhispanique sur les hauts plateaux du Chiapas. Certes, le terme de kalpul, qui désigne la section, a une consonance nettement étrangère, et il provient selon toute vraisemblance du nahuatl calpulli6. Mais il est probable qu’il a été véhiculé dans la région comme tant d’autres termes nahua que l’on trouve aujourd’hui dans la toponymie locale en particulier, par les Aztèques ou les Tlaxcaltèques établis par les Espagnols autour de San Cristobal vers le milieu du xvie siècle, en colonies militaires destinées à protéger les hauts plateaux contre les incursions des Lacandons. Il se serait substitué au terme tzotzil-tzeltal désignant une institution autochtone avec laquelle le calpulli aztèque entretenait certains rapports d’analogie. On notera qu’à Cancuc, les sections ne s’appellent pas kalpul mais kulibal, terme linguistiquement plus congruent et qui pourrait bien être le vocable sous lequel les Tzotzil-Tzeltal désignaient auparavant les sections7.
41Une autre explication en apparence non moins fondée que la précédente mais guère plus acceptable à première vue, peut être avancée à propos de l’origine des sections. On a vu que quelque vingt années après la conquête espagnole — à partir de 1549 si l’on en croit Remesal et Ximenez — les autorités ecclésiastiques et singulièrement les Dominicains inspirés par la doctrine de Las Casas, s’attachèrent à redistribuer et à concentrer la population tzotzil-tzeltal en reducciones, c’est-à-dire en communautés suffisamment importantes pour être viables. Selon toute vraisemblance, cette structure communautaire recoupa largement celle des chefferies préhispaniques plus qu’elle ne s’y superposa. Nombre de communautés se constituèrent sans doute à partir de groupes hétérogènes, de sorte que des clans, des lignages, des familles étendues, sans liens entre eux, eurent à vivre ensemble et à chercher dans le nouveau cadre tracé par le colonisateur des formes originales de sociabilité. La section ne serait-elle pas une de ces formes ? Ne correspondrait-elle pas à un groupe « réduit » et contraint de s’associer à d’autres groupes étrangers, mais néanmoins désireux de marquer au sein de cette association forcée sa propre spécificité ?
42Ximenez précise justement que la communauté de Chamula aurait été formée par concentration autoritaire de trois villages préhispaniques : celui de Chamula proprement dit, et ceux de Sibalco et d’Analco8. Or, aujourd’hui, Chamula est une communauté à trois sections. Nous ne pouvons malheureusement pas observer ailleurs cette corrélation entre le nombre de groupes antérieurement « réduits » et le nombre de sections actuelles au sein des communautés. Mais quand bien même nous le pourrions, il resterait à dire pourquoi les sections se sont maintenues jusqu’à nos jours, pourquoi elles ne se sont pas affranchies de la tutelle communautaire pour retrouver leur indépendance ancienne, à partir du moment où la communauté cessait d’être contrôlée par les Dominicains et était livrée à elle-même. Car ce contrôle prit fin très tôt au Chiapas. Dès 1570, soit moins de vingt et un ans après son inauguration, la politique de reducciôn était abandonnée9. Alors, qu’est-ce qui prévint la dissociation des sections si celles-ci ne représentaient que des groupes disparates qui avaient été arbitrairement et artificiellement rassemblés par la force ?
43En soulevant ces objections, nous ne prétendons nullement nier les influences qu’ont pu exercer les Mexicains et les Espagnols sur l’aspect de l’organisation des Tzotzil-Tzeltal que nous étudions ici. Nous pensons seulement que ces influences n’ont pas été déterminantes dans la formation des sections. Les recherches archéologiques entreprises dans la région par Robert Adams ont mis en évidence plusieurs éléments qui attestent l’existence de clivages à l’intérieur des groupes locaux, bien avant l’invasion espagnole, et même avant l’époque à laquelle se serait produite l’hypothétique domination toltèque ou aztèque. Parmi ces éléments, le plus suggestif est sans doute le mode de distribution bipolaire de l’habitat de part et d’autre d’une esplanade cérémonielle comprenant parfois des temples jumeaux édifiés sur une même substructure, ainsi que des jeux de balle qui, tant en zone maya que dans l’ensemble de l’Amérique indienne, sont toujours associés à des systèmes de moitiés10. Que des mouvements postérieurs aient provoqué le remaniement des moitiés tzotzil-tzeltal originelles, et le réaménagement de leur système en fonction de modèles nouveaux proposés ou imposés par l’envahisseur, nous ne le discutons pas. Il ne fait cependant aucun doute que le principe même de ce système est beaucoup plus ancien et que loin d’être actuellement une survivance, il continue encore d’opérer pour maintenir et au besoin susciter la partition des communautés.
44Le cycle de développement communautaire, c’est-à-dire le processus par lequel la communauté se scinde pour donner naissance à des communautés nouvelles, n’aboutit jamais au détachement d’une section tout entière, mais uniquement à celui d’un hameau de quelque section que ce soit. Les sections ne peuvent-elles donc pas se dissocier ? La question a paru totalement incongrue à nos informateurs chamula de San Juan qui instruisaient pourtant devant nous le procès des membres de San Pedro et de San Sebastian, et à qui nous suggérions insidieusement que leur propre section se rende indépendante afin de ne plus avoir à frayer avec des individus donnés comme si peu recommandables. En fait, la section ne peut pas former un groupe indépendant, de même qu’un groupe indépendant ne peut pas ne pas être formé de sections. L’indépendance du groupe suppose sa division. Le hameau qui se sépare de l’ensemble communautaire, se fractionne en sections au moment même où il s’affirme en tant que communauté nouvelle.
45Chanal, communauté issue de celle d’Oxchuc au siècle passé, comprend aujourd’hui, comme cette dernière, une grande section « conservatrice » du haut et une petite section « progressiste » du bas. On ignore comment ces sections se sont formées, mais on serait tenté de voir leur origine dans le fait que Chanal a été indistinctement peuplé de membres des deux sections d’Oxchuc. Ceux-ci auraient alors purement et simplement transféré dans la nouvelle communauté l’organisation de l’ancienne. Los Llanos, hameau qui s’est séparé beaucoup plus récemment de la communauté de Chamula, possède une organisation identique, encore que moins fortement structurée. Mais les sections de Los Llanos ne paraissent nullement dérivées des sections de Chamula. Elles sont en quelque sorte sui generis. Des deux sections que comporte cette nouvelle communauté, l’une est formée par les occupants initiaux du sol, par les familles les plus anciennes : c’est la section des fondateurs. L’autre, en revanche, est constituée d’immigrants qui vinrent se fixer par la suite. On aurait pu croire que cette distinction entre premiers arrivés et tard venus s’atténuerait et s’estomperait au fil des années, d’autant qu’elle ne reposait au départ sur aucun fondement culturel, et que l’écart entre les dates auxquelles se produisirent les deux vagues de peuplement n’était pas très grand. Or, il n’en a rien été. Cette distinction, loin de disparaître, n’a fait que s’accentuer. Elle s’est institutionnalisée au fur et à mesure que le temps s’écoulait et que la communauté prenait consistance. Tout semble s’être passé comme si la communauté l’avait prise pour prétexte afin de tracer en son sein un clivage et élaborer une organisation dualiste.
46On mesure ici l’erreur de toutes les hypothèses qui prétendent justifier l’existence des sections par la seule action de facteurs externes — hasards, accidents ou événements historiques — en même temps que celle de Sousberghe qui écrit que les sections « s’entendraient » pour constituer une communauté11. Quelles que soient leurs origines — et les exemples de Chanal et de Los Llanos que nous venons d’évoquer suffisent pour montrer qu’elles peuvent varier selon les endroits et les moments — les sections n’engendrent pas de communautés ; ce sont les communautés qui engendrent les sections. Le système que les sections définissent, non seulement s’intègre fonctionnellement à la structure communautaire, mais encore il en découle génétiquement.
47Avec ce système, nous touchons d’ailleurs à l’un des aspects les plus importants de la culture tzotzil-tzeltal. Tout l’univers communautaire est divisé de la même manière que la communauté en paires d’éléments égaux mais non équivalents, dont l’un est dit « aîné » ou « majeur », l’autre « cadet » ou « mineur ». Ainsi, chaque montagne « majeure » est accompagnée d’une montagne « mineure », chaque grotte « aînée » d’une grotte « cadette », chaque grande fontaine d’une fontaine plus petite. Les deux éléments portent le même nom qui est précédé d’un adjectif différent — bankil ou its’in — indiquant la position relative de chacun dans l’ensemble indissociable qu’ils constituent. À l’intérieur de l’église, chaque saint est représenté deux fois, la première par une grande statue, la seconde par une statue de taille plus modeste : le saint « aîné » et le saint « cadet ». À chaque échelon de la hiérarchie communautaire, il y a deux charges qui sont exercées par des personnes de sections opposées : la charge « majeure » et la charge « mineure ». Le détenteur de la première a toujours le pas sur celui de la seconde, bien que l’un et l’autre aient les mêmes attributions et partagent les mêmes responsabilités.
48Le monde extérieur à la communauté est lui-même appréhendé comme totalité en fonction de ce système qui exprime l’unité dans la dualité. Nous avons déjà remarqué que la section du haut se trouve, vis-à-vis de la section du bas, dans le même rapport que la zone des crêtes vis-à-vis des vallées des hauts plateaux et que l’ensemble des hauts plateaux vis-à-vis du littoral pacifique. Cette homologie s’étend bien au-delà du domaine géographique dans lequel nous l’avions alors envisagée. La section du haut et les hauts plateaux, comme la section du bas et le Soconusco, sont liés dans la mentalité indienne par une série de correspondances logiques. Les hauts-plateaux au plan régional, de même que la section du haut au plan local, représentent la tradition. Ils constituent l’endroit où les Tzotzil-Tzeltal vivent selon l’ordre immuable inspiré par les divinités. En revanche, le Soconusco, de même que la section du bas, représente le changement. Il constitue le lieu où les Tzotzil-Tzeltal se rendent temporairement pour travailler sous les lois arbitraires et mouvantes des ladinos. Les Tzotzil-Tzeltal dépendent économiquement de ce travail saisonnier dans le Soconusco, de la même manière que la section du haut dépend économiquement de l’activité agricole de la section du bas. Mais ils ne cessent de dépendre rituellement des cérémonies et des cultes qui se déroulent en leur absence sur les hauts-plateaux, de la même manière que la section du bas ne cesse de dépendre rituellement de l’activité cérémonielle et cultuelle de la section du haut. Les travailleurs tzotzil-tzeltal abandonnent leurs familles dans les communautés des hauts-plateaux pour qu’elles prient tous les vendredis à leur place pendant le temps qu’ils demeurent dans les plantations, et pour qu’elles veillent sur le double-animal de leur personne qu’ils ont laissée derrière eux. Eux-mêmes ne peuvent prier, car leurs prières ne parviendraient pas à « remonter » du Soconusco jusqu’au monde supérieur des dieux dont les hauts-plateaux forment, en revanche, l’accès naturel.
49Les hauts-plateaux, et en particulier les montagnes, sont associés à ce monde supraterrestre ou winajel qui, si Ton se réfère à la cosmogonie indienne, représente l’étage supérieur de la création. Pour les Tzotzil-Tzeltal, chaque montagne est à la fois la demeure d’une série d’ancêtres divinisés et le refuge des doubles-animaux des membres vivants du lignage. La montagne est conçue comme une superposition de degrés qui reproduisent les treize paliers du winajel. En ce sens, elle s’oppose symboliquement au monde infraterrestre des démons et des morts, dont le nom olomtik (tz.) ou alamtik (tl.) désigne à d’autres plans le Soconusco et la section du bas. Ici, l’association de ces plans est encore plus intime puisque les Mams qui habitent la plaine littorale sont parfois pris pour des pukuj, et l’océan qui borde cette plaine pour la mer que les défunts doivent franchir avant d’aborder à leur séjour éternel. Cette association, qui va jusqu’à la confusion, explique le fait que, bien que le travail saisonnier soit depuis longtemps passé dans les habitudes, les départs pour les plantations demeurent encore si fortement dramatisés : le voyage au Soconusco représente une sorte de « descente aux enfers ».
50Nous retrouvons donc, au plan régional II et au plan cosmique III, le même clivage porteur de la même série d’oppositions A/B qui existent au plan local I de la communauté :
Haut | Bas |
Montagne | Vallée |
Tradition | Changement |
Activités cérémonielles | Activités économiques |
51comme si, en définitive, la communauté avec ses sections ne faisait que reproduire la structure de la région et la structure de l’univers telles qu’elles sont perçues ou conçues par les Tzotzil-Tzeltal.
Les tendances actuelles des sections
52La section n’a cependant retenu jusqu’à nos jours la totalité des fonctions que nous lui avons attribuées que dans un nombre relativement restreint de communautés. En effet, elle semble avoir été soumise à un lent processus d’érosion qui a eu pour conséquence de l’affaiblir au point de l’éliminer parfois complètement de la structure communautaire. Toutefois, ce processus n’a pas agi partout avec la même intensité. Il a été plus ou moins accentué selon les endroits, de sorte qu’il est possible de repérer encore maintenant les étapes par lesquelles il s’est opéré.
53C’est sans doute à Aguacatenango que les sections ont été le moins affectées par les changements. C’est tout au moins dans cette communauté que la théorie indienne des sections correspond le plus exactement à la réalité observable. À Aguacatenango, les sections participent à la nomination des autorités politiques et religieuses de la hiérarchie communautaire. Elles affirment leur cohésion en exerçant sur leurs membres un contrôle social étendu, et elles font preuve d’un haut degré d’endogamie. En revanche, si elles demeurent localisées, leur intégrité territoriale n’est plus totale. Les terres situées à la périphérie immédiate du village, c’est-à-dire les terres irriguées, sont toujours réparties entre les deux sections sans être susceptibles de transfert de l’une à l’autre. Mais les terres excentriques, dites de temporal, sont devenues l’objet d’accaparement pour tous les membres de la communauté sans considération d’appartenance à une section, si bien qu’un membre de la section du haut peut en posséder dans la juridiction de la section du bas, et vice-versa.
54À Oxchuc et à Tenejapa, les sections concourent toujours à l’élection de la hiérarchie. Mais les liens de solidarité existant à l’intérieur de chacune d’elles sont déjà beaucoup plus ténus qu’à Aguacatenango. La règle endogamique est encore en vigueur, mais des dérogations à cette règle sont explicitement admises. À Oxchuc, les unions matrimoniales exogamiques doivent être autorisées par les chefs des familles étendues. À Tenejapa, il ne semble pas qu’elles soient formellement réglementées. Quoi qu’il en soit, la section, d’endogame tend à devenir agame. De nombreuses familles résident et détiennent des terres dans la section opposée à celle à laquelle elles s’identifient d’une manière de plus en plus théorique d’ailleurs. La section a cessé de constituer un groupe localisé.
55Il en est de même à Chamula où, sur les cent onze hameaux que comprend cette communauté, vingt-trois sont habités par des familles de deux ou des trois sections, dont quatorze par des familles de San Pedro et de San Sebastian, cinq par des familles de San Pedro et de San Juan, et quatre par des familles de San Pedro, de San Sebastian et de San Juan. La section ne contrôle plus la terre, et tout individu peut posséder des champs dans n’importe quelle partie du territoire communautaire. La section n’exerce plus de contrôle sur les hommes. Les unions matrimoniales peuvent désormais s’établir librement entre personnes des sections de San Pedro et de San Sebastian, bien que l’endogamie soit encore strictement respectée par San Juan. Les réseaux de prestations et de contre-prestations, qui donnaient à la section sa cohésion, ont pratiquement disparu, et les liens qui unissaient l’individu à sa section tendent à se transformer en une allégeance personnelle, héritée par les mâles qui rarement ouvre des droits et crée des obligations. Toutefois, c’est toujours sur la base de la section que sont recrutés les membres de la hiérarchie communautaire.
56À Chenalho, certains vieillards d’âge avancé se souviennent du temps où la communauté était divisée en deux sections : la section de Chenalho proprement dite et la section de Kukulho. La première était la grande section traditionnelle du haut, la seconde la petite section progressiste du bas. Actuellement, ces sections ont totalement disparu. Seuls, les vestiges d’un cimetière et d’une chapelle, qui étaient les lieux de culte de Kukulho, viennent étayer les évocations des informateurs. Dans cette communauté, la hiérarchie est nommée de façon à représenter tous les hameaux importants. La hiérarchie détient un pouvoir plus étendu que dans les autres communautés, car c’est elle qui exerce maintenant le contrôle des tenures individuelles et des individus eux-mêmes.
57L’effondrement ou la disparition des sections à l’intérieur de ces cinq communautés appelle un certain nombre de remarques. Notons tout d’abord qu’il existe une corrélation étroite entre le degré de changement auquel se situent les sections d’une communauté donnée, et l’intensité des conflits qui ont opposé cette communauté aux ladinos tout au long du siècle passé et des premières décennies de celui-ci. Les sections ont disparu dans les communautés comme Chenalho sur lesquelles les ladinos ont exercé une pression considérable et qu’ils ont réussi finalement à dominer. Elles se sont affaiblies sans pour autant disparaître dans les communautés comme Tenejapa ou Oxchuc, sur lesquelles les ladinos ont exercé une pression très forte mais qu’ils ne sont pas parvenus à dominer complètement. Enfin, elles se sont maintenues sans grand changement dans les communautés comme Aguacatenango, sur lesquelles les ladinos n’ont exercé qu’une pression modérée. Les changements qui ont affecté les sections trouveraient donc leur origine dans le renforcement de l’emprise ladina sur les communautés.
58Les spoliations foncières dont les communautés ont été les victimes, et les remaniements de la structure agraire qui en ont résulté, ont contribué à rompre l’intégrité territoriale de la section, déclenchant ainsi tous les autres changements. En effet, c’est bien la rupture de l’intégrité territoriale qui a amené la rupture de la règle endogamique, et non l’inverse. À Tenejapa et à Oxchuc, les mariages exogamiques sont justifiés par l’imbrication des tenures des conjoints ou de leurs familles. Ego épouse une femme de la section opposée parce qu’il détient déjà des terres dans cette section. D’ailleurs, à l’intérieur de ces deux communautés où la résidence est patrilocale et l’héritage patrilinéaire — les femmes étant exclues des successions — l’exogamie n’aurait pu provoquer à elle seule la désintégration de l’assise foncière des sections. La section a donc cessé d’abord d’être une unité territoriale et un groupe localisé. La dispersion de ses membres a ensuite conduit ceux-ci à relâcher les liens qui les maintenaient unis, et à conclure des alliances à l’extérieur. La section s’est progressivement vidée de sa substance au point de disparaître comme à Chenalho, ou de ne demeurer qu’une subdivision purement administrative de la communauté servant à recruter les membres de la hiérarchie, comme à Chamula.
59Mais le renforcement de l’emprise ladina sur les communautés a agi, semble-t-il, d’une autre manière. En même temps qu’il provoquait la rupture de l’intégrité territoriale des sections, il conduisait la communauté à maîtriser ses contradictions internes et à inhiber le jeu des antagonismes complémentaires et déséquilibrés dans lequel les sections se définissaient, afin de pouvoir répondre à la menace externe dont elle était l’objet. Cette hypothèse est d’autant plus pertinente que, si d’une manière générale encore qu’à des degrés divers les sections se sont affaiblies, les fonctions qu’elles assumaient n’ont pas disparu. Elles sont aujourd’hui exercées soit par les familles, soit par les groupes de voisinage, soit principalement par la communauté dont la structure s’est ainsi fortement consolidée. Dans les communautés où les sections se sont effondrées, l’autorité de la hiérarchie communautaire s’est accrue de manière sensible. Elle s’est même étendue à des domaines qui lui étaient jusqu’alors étrangers. La consolidation de la structure communautaire et l’extension des pouvoirs de la hiérarchie sont sans doute les résultats les plus notables des changements qui sont survenus au niveau des sections.
60Ce qu’il importe de souligner, c’est que ces changements dont nous venons de tracer l’orientation et d’ébaucher les formes, ne sont nullement irréversibles. Des sections nouvelles continuent d’apparaître dans les communautés nouvelles, tandis que dans certaines communautés anciennes les sections en voie de disparition semblent reprendre consistance. Calixta Guiteras croit même discerner à Chenalho le début d’une restructuration en trois sections depuis que cette communauté a récupéré les terres dont elle avait été dépossédée, et réaménagé ses rapports avec les ladinos sur une base qui lui est relativement plus favorable12.
Notes de bas de page
1 RMNP.
2 Sousberghe, L. de, et C. Robles Uribe, « Nomenclature et structure de parenté des Indiens Tzeltal », L’Homme, vol. II, no 3, 1965, p. 105.
3 RMNP.
4 Villa Rojas, Alfonso, « Barrios y calpules en las comunidades tzeltales y tzotziles del México actual », Actas y Memorias del XXXV Congreso International de Americanistas, 1964, vol. 1, p. 322 ; Guiteras Holmes, Calixta, « Background of a changing kinship System among the Tzotzil Indians of Chiapas » ms., 1955. Selon Guiteras Holmes (citée par Villa Rojas), « les terres du lignage appartiennent au kalpul, car lorsque le lignage s’éteint, elles sont redistribuées entre les membres du même kalpul ». Si on suit la logique de cet argument, on peut dire qu’au Mexique ou en France par exemple, tous les biens appartiennent à l’État puisque les biens en déshérence sont automatiquement accaparés par lui.
5 Tom R. Zuidema a eu cette audace qui lui permet d’expliquer d’une façon très lévi-straussienne, calpulli, ayllu, phratries et autres subdivi0sions territoriales et sociales de l’ensemble du continent américain par les seules règles de l’échange matrimonial. Voir Zuidema, Tom R., « American social Systems and their mutual similarity », Bijdragen tot de taal—, land—, en volkenkunde, no 121, 1965.
6 Ce qui permet à Calixta Guiteras Holmes de faire de la section une institution aztèque préhispanique. Voir Guiteras Holmes, Calixta, « El calpulli de San Pablo Chalchihuitan », Homenaje al Doctor Alfonso Caso, Mexico, 1951.
7 Terme à rapprocher du lacandon karibal ou kalibal qui désigne le patriclan localisé.
8 Ximenez, Francisco, Historia de la provincia de San Vicente de Chiapa y Guatemala, Guatemala, 1929, vol. I, pp. 435 et 482.
9 Remesal, Antonio de, Historia general de las Indias occidentales y particular de la gobernación de Chiapas y Guatemala, Madrid, 1620, p. 510.
10 Adams, Robert, «Changing patterns of territorial organization in the Central Highlands of Chiapas, Mexico», American Antiquity, vol. 26, n° 3, 1961.
11 Sousberghe, L. de, et C. Robles Uribe, op. cit. : « ...Là ou différents [kalpul] s’entendent pour constituer un pueblo », etc., p. 104.
12 Guiteras Holmes, Calixta, Perils of the soul, New-York, 1961, p. 28.
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