La formation du maillage politique et administratif brésilien
p. 36-45
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur*
2Comme le notait Claude Bataillon, dans un article intitulé « Organisation administrative et régionalisation en pays sous-développé », « peu d’études ont été menées par les géographes sur le thème de l’organisation administrative et de sa traduction dans l’espace [...] l’origine, la conformation de ce réseau sont rarement étudiées pour elles-mêmes » (Bataillon 1974, p. 6). Et il incitait ses collègues géographes à se pencher sur les « styles » de découpage et d’administration territoriale, bien différents, mis en place par les colonisations française, anglaise, espagnole et portugaise. Prêchant d’exemple, il montrait dans cet article que leurs héritages dans les pays que l’on appelait alors sous-développés étaient sensiblement différents. Après avoir analysé en orfèvre le système colonial espagnol, il ajoutait : « L’administration locale brésilienne, issue de la colonisation portugaise, diffère peu de la tradition espagnole [...] mais ici le peuplement rural dispersé est beaucoup mieux accepté, car l’autorité municipale n’est pas née d’une création antérieure à l’occupation effective, ou contemporaine de celle-ci : elle se crée postérieurement et entérine une mise en valeur » (Bataillon : 1974, p. 7). Cette remarque incidente va loin, car tout en notant la similitude des deux systèmes, l’un et l’autre dérivés de la tradition latine remaniée dans les tourments de la Reconquista, elle met le doigt sur une différence fondamentale entre eux. La tradition espagnole impose une maille rigide pour encadrer les masses indiennes, la portugaise découpe, au fur et à mesure de l’occupation d’un espace à peu près vide par des colons européens, un cadre qui ne fait qu’entériner les situations acquises.
3En reprenant aujourd’hui cette analyse, on ne peut qu’être frappé par sa pertinence, et sur les conséquences, sur la longue durée, de ces choix initiaux. Ce processus de division à la demande a débouché sur la formation d’une maille dont la finesse diffère grandement entre les « vieilles » régions du Nordeste sucrier et les toutes nouvelles unités qui se créent aujourd’hui encore en Amazonie (carte n° 1).
4La formation du maillage politique et administratif brésilien s’est, en effet, déroulée en obéissant à trois principes, qui la distinguent radicalement de ce qui se passait en Amérique hispanophone : liberté, division, inégalité.
5Liberté d’abord. Hormis l’acte fondateur par lequel la Couronne portugaise partagea sa nouvelle colonie en « capitaineries héréditaires » perpendiculaires au littoral (pour les confier à de grands et petits féodaux, dont elle espérait qu’ils pourraient mener à bien sa mise en valeur), la règle depuis l’origine du pays a été que de nouvelles unités pouvaient se former, à la demande de leurs habitants, quand elles atteignaient une population minimale, et dans le respect de règles légales bien établies. C’est donc par la division que se forment, aujourd’hui encore, les municípios (l’équivalent de nos communes) — il s’en crée des dizaines tous les ans. C’est ainsi également que de nouveaux États se sont le plus souvent créés au fil des siècles, un processus qui continue encore de nos jours : la création du Mato Grosso do Sul en 1979, celle du Tocantins en 1988 ont été faites à la demande insistante de leurs habitants, qui ne se sentaient plus grand-chose de commun avec, respectivement, le Mato Grosso et le Goiás.
6D’autres groupes régionaux militent aujourd’hui encore pour la création de nouveaux États, comme celui de Carajás, dans le sud du Para (sa capitale serait Marabá), en mettant en avant la croissance de la population locale, la distance de l’ancienne capitale, la divergence des intérêts de la « vieille » région centrale et de ces zones pionnières en pleine croissance, autant d’arguments qui ont servi jadis ou naguère à justifier la création des États actuels.
7De nouvelles entités juridiques (Provinces à l’origine, États par la suite), ont ainsi été créées tout au long de l’histoire brésilienne, depuis les unités fondées à l’origine par la Couronne jusqu’à des créations très récentes (carte n° 2). Ces entités nouvelles ont pour la plupart été découpées à l’intérieur de celles qui avaient été établies à l’étape antérieure, à mesure que l’occupation du territoire se faisait d’est en ouest, du littoral vers l’intérieur (carte n° 3).
8De ce processus de découpages successifs, il résulte une très grande hétérogénéité des superficies et des populations des États brésiliens.
9C’est ce même procédé de séparation, de scissiparité, que l’on retrouve à l’échelon inférieur, celui des mailles locales. Si la situation est stabilisée, ou peu s’en faut, dans les régions les plus anciennement occupées, le processus se poursuit actuellement dans les zones de colonisation pionnière, en Amazonie et dans le Centre-Ouest. Claude Bataillon le signalait déjà : « Ainsi s’établit la complicité du pouvoir central et de la dynamique locale pour accélérer la subdivision du réseau administratif [...] Le cas particulier le plus spectaculaire de ce mécanisme se rencontre dans les régions pionnières » (Bataillon : 1974, p. 9).
10Dans ces régions, les nouvelles unités se forment encore par le démembrement des anciennes. Ici encore, la formalisation juridique entérine la formation de fait d’une nouvelle unité à l’intérieur de l’unité-mère : un nouveau noyau de peuplement se forme dans une région jusque-là peu peuplée, noyau en général centré sur une petite agglomération, où se développent des commerces, des activités urbaines, une vie économique et sociale locale. À mesure que celle-ci s’étoffe, il devient insupportable à ses habitants de se rendre au chef-lieu pour effectuer des démarches administratives, et surtout de ne pas voir leurs intérêts particuliers représentés politiquement. Ils demandent à devenir un município, engagent les démarches prévues par la loi, et finissent généralement par aboutir malgré les réticences de leurs (anciens) concitoyens. Ce mouvement de division se poursuit aujourd’hui encore et après une pause dans les années 1980, il semble avoir repris une vigueur nouvelle (graphique n° 1 et tableau n° 2).
11L’inégalité naît des itérations dans ce processus de scissiparité inégale : les nouvelles unités ont en général une population moins nombreuses que les anciennes (puisqu’elles naissent d’elles par scission d’un groupe périphérique), mais elles ne sont pas forcément plus petites, car il est fréquent qu’elle soient taillées assez largement dans des territoires peu densément occupés et auquel l’unité-mère n’attache pas une très grande importance.
12Les premiers partages déterminent donc des unités de taille inégale, dont la moins peuplée est aussi la plus grande. Les partages suivants jouant sur des unités constituées déjà inégales, les écarts s’accroissent entre les ensembles déjà denses, où les partages se font entre des unités petites et relativement égales, et les ensembles peu densément occupés, où se répètent de nouvelles itérations d’un partage inégal entre un noyau constitué et des périphéries vides (carte n° 4). S’il y a une assez bonne corrélation entre la taille et la population des municípios, cette corrélation n’est pas parfaite puisqu’à de petites populations peuvent correspondre de petits territoires (dans les régions anciennement peuplées) ou les grandes étendues des zones pionnières, c’est ce qui explique que le nuage des points du graphique n° 2 s’élargisse progressivement à mesure que l’on avance vers des municípios les moins peuplés.
13La résultante de tout ce processus - étalé sur cinq siècles et encore inachevé — est donc une grande inégalité entre les unités administratives et politiques. Cette fois, contrairement à l’organisation des capitaineries héréditaires, perpendiculaires au littoral, la division aboutit à une organisation grosso modo parallèle au littoral. Car comme la poussée migratoire principale s’est produite d’est en ouest, les unités les plus proches du littoral sont nettement plus petites que celles qui ont été taillées – en général plus tard — dans l’intérieur : le fait est très visible sur la carte administrative, au niveau des municípios, mais aussi au niveau des États. Le tableau n° 1 montre bien les disparités qui existent à ce niveau, le rapport entre le plus grand et le plus petit État allant de 1 à 146 pour les populations et de 1 à 267 pour les superficies : les densités moyennes décroissent elles aussi, avec un fort gradient vers l’ouest et vers le nord.
14Ce qui est vrai au premier niveau, celui des États, se répète au niveau des municípios. Le tableau n° 3 montre que dans les trois régions orientales, les plus anciennement occupées (Nordeste, Sudeste et Sul) les municípios ont une taille moyenne beaucoup plus petite que dans les régions du Centro Oeste et du Norte. Les extrêmes opposés sont atteints dans l’immense État amazonien de l’Amazonas et le petit État nordestin de l’Alagoas, dont les tailles moyennes de municípios sont dans un rapport de 1 à 87.
15Les disparités globales sont donc énormes, comme le montre le tableau n° 4 : entre le plus petit município brésilien, Aguas de São Pedro (État de São Paulo, 8 km2) et le plus grand, Itaituba (État du Para, 165 578 km2), le rapport est cette fois de plus de 1 à 20 000. Cinq municípios brésiliens, tous situés en Amazonie, dépassent 100 000 km2 (la superficie combinée des quatre premiers d’entre eux dépasse la superficie de la France métropolitaine). Et si l’on additionne les superficies des 332 premiers d’entre eux (sur près de 5 000 au total), on arrive à 10 % du territoire national, soit autant que la somme des 2 790 municípios les plus petits.
16Les tailles de municípios brésiliens s’étalent donc, du fait de ce style particulier de gestion et de maillage administratif de l’espace, sur une gamme très large de superficies. On y trouve aussi bien, mais pas dans les mêmes régions, l’équivalent d’une commune de type européen, centrée sur une ancienne paroisse, que des territoires immenses et encore largement inexploré, où s’étendent sur des centaines de kilomètres, au-delà des dernières zones peuplées, des forêts occupées seulement par des groupes indigènes dont tous ne sont pas connus.
17La seule analyse de la maille politique et administrative brésilienne, suivant les intuitions de Claude Bataillon, montre bien à quel point la genèse du territoire national est encore inachevée, mais aussi à quel point les choix faits dans les premières années de la conquête, il y a cinq siècles, pèsent encore aujourd’hui sur les modes de gestion du territoire1.
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Bibliographie
10.3406/spgeo.1974.1434 :BATAILLON, C, 1974, « Organisation administrative et régionalisation en pays sous-développé », L’Espace géographique, tome III, n° 1, p. 5-11.
BATAILLON, C, DELER, J.-P., THÉRY, H., 1991, Géographie Universelle, tome Amérique Latine. Paris, Belin/Reclus.
BATAILLON, C. (Sous la direction de), 1977, État, pouvoir et espace dans le Tiers Monde, Paris, PUF.
FOUCHER, M., 1991, Fronts et frontières, Un tour du monde géopolitique. Paris, Fayard.
GUICHONNET, P., RAFFESTIN, C, 1974, Géographie des frontières. Paris, PUF, Coll. « SUP ».
THÉRY, H. (Sous la direction de), 1991, L’État et les stratégies du terrritoire. Paris, CNRS.
Notes de bas de page
1 Cet article reproduit partiellement une version antérieure publiée dans les Cahiers des Amériques latines, n° 24 (1997), p. 5-35, sous le titre « Mailles fines pour un grand espace. La carte des divisions statistico-administratives des pays d’Amérique du Sud », par Pierre Gondard, Hervé Théry, Sébastien Velut. Il ouvrait alors un débat sur les découpages territoriaux. Nous pensons que la méthodologie proposée dans ce travail est particulièrement efficace pour comprendre l’histoire de l’État-Nation en Amérique latine.
Notes de fin
* École normale supérieure
Auteur
ORCID : 0000-0001-8282-3470
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