Le Brésil et l'Amazonie nouvelle
p. 105-110
Texte intégral
1Le Brésil a vécu à partir des décisions législatives de 1966 et plus particulièrement sous la Présidence Medici (1970-1974) à l'heure amazonienne, marquée par les efforts d'intégration de cette ancienne colonie intérieure-réserve de produits primaires, et de ce territoire mal connu et mal contrôlé, à l'ensemble national. Un ensemble national en croissance économique rapide, du fait de facteurs internes au pays mais aussi de la nouvelle place du Brésil dans la division capitaliste internationale du travail, et qui a besoin pour consolider et poursuivre son expansion et affirmer sa maturité politique et géopolitique d'incorporer la moitié occidentale de son espace national.
2Durant plusieurs années se développe une entreprise amazonienne globale où cet espace est investi d'une série complexe de fonctions à l'échelle nationale, tandis que l'intégration s'amorce par les gigantesques travaux routiers qui la symbolisent. Epoque de recherches scientifiques, de tâtonnements sur le plan de l'organisation de l'espace, d'expériences en tous genres, bientôt critiquées, surtout à la faveur des changements d'équipes dirigeantes. L'ouverture de la Transamazonienne inaugure l'ère des colonisation officielles à but social. Or une seconde étape semble aujourd'hui se dessiner, marquée par l'arrêt de certaines expériences antérieures et le passage à une occupation jugée rationnelle et issue plus des dirigeants civils que des cercles militaires. Etape nouvelle où l'Amazonie vit à l'heure brésilienne, adaptation déjà esquissée par les critiques que n'ont pas manque de susciter dès 1970 certaines orientations sociales du gouvernement antérieur.
I. - LE BRESIL A L'HEURE AMAZONIENNE (1968-1973)
1°) - Amazonie nouvelle = nouvelle image de l'Amazonie
3La phase actuelle de croissance économique ne reproduit pas celle marquée par le boom du caoutchouc dans la mesure où ce n'est plus le réseau fluvial, mais la route et l'avion qui servent de base à la mise en place d'activités productives situées sur les terres fermes ou interfluves. Cependant, par endroits, ainsi dans le haut bassin sédimentaire acréen, les fazendas d'élevage prennent la place des anciens seringais ; mais ce mode de substitution est une exception qui tient à la fois à l'attirance d'une situation frontalière et au fait que les terres n'y sont pas fédérales, donc incluses dans un marché non contrôlé.
4Par conséquent, c'est la route qui apparaît à la fois comme le moyen et le symbole de la conquête pionnière des terres forestières, en quoi elle modifie considérablement la représentation traditionnelle de l'espace amazonien : " L'unité géographique de l'Amazonie-Para, Amazonas, Acre - tient à l'influence qu'y exercent sur la vie humaine, d'une part, la prédominance de la forêt, d'autre part, le développement d'un réseau fluvial sans égal au monde par son extension et son débit. L'exploitation de la forêt absorbe toutes les énergies. Le réseau fluvial ouvre à travers la forêt les seules voies de pénétration ; il assure le ravitaillement et le trafic d'exportation ; toutes les formes de colonisation sont sous la dépendance de l'alternance de la crue et de la décrue des eaux ".1
5Nous permettra-t-on même d'avancer que ce qui s'est produit dans l'histoire du lieu Amazonie depuis bientôt une dizaine d'années, c'est d'abord une transformation radicale de la vision générale de cet espace, en une mutation très rapide, car très largement soutenue, depuis cinq ans, par ce qu'il faut bien appeler la promotion de l'Amazonie sur les plans national et international. Au couple fleuve-enfer vert s'est substitué celui route-champs et pâturages. S'il y a eu récemment un "boom" amazonien, c'est d'abord au niveau de l'image qu'il se situe, soit de notre perception. Pourquoi ? L'"histoire" de la Transamazonienne-avatar aujourd’hui oublié-nous semble bien illustrer cette mutation profonde prise en-charge par les mass-media. C'est qu'il fallait démontrer, par l'exemple transamazonien, que la maîtrise, par les brésiliens, de l'enfer vert était non seulement possible mais rendu nécessaire pour des raisons de sécurité nationale-frontières vides - et comme solution au sous-développement. Devant les critiques internationales portant sur l'écocide et l'ethnocide, on a répondu en arguant du sous-développement -avec le Nordeste pris naturellement à témoin - tout indiquant que la "destruction" de la forêt était justifié par les espoirs de salut que les nouvelles terres gagnées ne sauraient manquer d'offrir aux population des régions dites marginales.
6La préoccupation sociale a servi de justification à l'écocide, réalisé par les fazendas. Du côté intérieur, l'image nouvelle sert à révéler le Brésil en croissance, en désignant les capacités techniques et économiques de ce pays à maîtriser un milieu toujours présenté comme géographiquement hostile à l’homme - ce qui ne manque pas d'appeler de sérieuses réserves - en même temps qu'elle nomme l'espce de cette croissance, et n'est-ce pas celle-ci qui reste encore à faire. O Brasil faz coisa que ninguem imagina que faz. Donc, l'Amazonie nouvelle comme élément d'une idéologie de la "route”. Il n'est donc pas étonnant de constater une distorsion entre le discours officiel, résolument optimiste, et les faits réels, observables sur le terrain. Discours qui, notons-le au passage, s'accompagne de cartes choisies à de telles échelles qu'il semble que quelques axes routiers tracés en traits épais suffisent à rendre accessibles l'espace entier, tandis que les réalisations ponctuelles apparaissent comme de vastes taches presque coalescentes. N'y a-t-il pas quelque illusion à illustrer par un carton de 15 cm sur 10 cm la réalité d'un espace de plus de quatre millions et demi de kilomètres carrés ?
2°) - Amazonie nouvelle = développement du capitalisme et national-populisme
7Cette image nouvelle, faite d'une forêt devenue pâturage plantureux d'un "capim" haut et vert brouté par les taches blanches des boeufs Nelore, et de maisons blanches disposées régulièrement au milieu des clairières géométriques desservies par le ruban rouge des routes, traduit tout ensemble une réalité économique et spatiale et une réalité politique et sociale, du reste plus complexe à analyser.
8En effet, il n'est pas facile de remonter tous les fils menant aux décisions initiales. Car contrairement à d'autres espaces pionniers, la gestion de l'espace amazonien a été discutée et décidée, dans le cadre d'une alliance de pouvoir entre les civils économistes et les militaires. Il faudrait sans aucun doute reprendre pour l'Amazonie ce qui a été analysé des grandes décisions menant à la création de la Petrobras, de Volta Redonda ou de BNDE2. Il n'est pas sans intérêt de noter que dans un contexte certes bien différent, les théories de sécurité et d'intégration nationale servent de support à une politique nationaliste. Le slogan "petroleo é nosso" trouve son prolongement dans le ''Occupons l'Amazonie aujourd'hui ou nous la perdrons” de Costa e Silva, en 1968, à Belem. Sous Medici, l'Amazonie a été fondamentalement un thème de mobilisation de type populiste, mais qui restait sans danger, car il ne remettait en cause ni le système politique autoritaire, ni celui de la distribution des revenus. Au contraire, il les masquait. De plus, dans la mesure où les militaires au pouvoir ne forment pas un corps homogène et où s'affrontent des "lignées", l'Amazonie sert un temps (1966-67), aux tenants de la "linha dura", de cheval de bataille nationaliste et supporte la promotion du seul général susceptible de contrer l'autorité du Président Costa e Silva, à savoir le Ministre de l'Intérieur Albuquerque Lima. C'est à l'origine sous la pression de la "linha dura" que Sudene, Sudam, Suframa, Sudeco, et d'autres entités furent créées ou financièrement renforcées. De même, le Président Medici, bien que moins radical, appuie son autorité sur un projet national-populiste où il intervient personnellement avec des visites multipliées sur les chantiers routiers ou des discours messianiques prononcées dans le Nordeste…, - lequel projet se situe précisément sur le terrain même de ses adversaires politiques hostiles à l'ouverture aux capitaux étrangers, à savoir le développement de l'intérieur du pays.
9Cependant, à la différence de la période Vargas, un projet nationaliste intégrateur n'est plus, comme le souligne L. Martins, une "alternative excluante" après 1964, et il devient possible de concilier, malgré les luttes de tendances, les trois axes du projet de développement : le renforcement du pouvoir de l'Etat, celui du capitalisme national privé et celui aussi du capital étranger. Donc, des luttes de tendances à l'intérieur d'un projet global homogène et qui se révèle peu à peu, "graduellement". D'où la complexité des interventions économiques et politiques en Amazonie. Tout semble maintenant s'être passé comme si les projets nationalistes - issus de la ligne dure des militaires présents dans l'appareil d'Etat - avaient été imposés puis repris et atténués par le capitalisme privé national et étranger. Des formes extrêmement diverses de mise en valeur ont pu, ainsi trouver leur place en Amazonie, comme héritage des décisions antérieures - INCRA, nationalisme minier, colonisation sociale - ou affirmation de tendances économiques dominantes - Sudam, grande entreprise ou dénationalisation minière.
10En somme, le débat sur les formes et la part respective des diverses options de la croissance amazonienne est loint d'être clos. C'est pourquoi la politique de l'Etat a pu être dans le même temps qualifiée de soumission à l'impérialisme - entreguismo -3 et de preuve de l'interventionnisme excessif de l'Etat - critiques de la Sudam contre l'INCRA en 74-75.
3°) - L'Etat et l'Amazonie
11Jusqu'en 1974, l'Amazonie occupait une place politique précise à l'échelle brésilienne. Lieu d'une nouvelle conscience nationale, elle a servi d'espace-refuge où l'on souhaitait transférer les tensions nées des déséquilibres régionaux aggravés par l'expansion du Centre Sud, mais aussi masquer les inégalités sociales qui sont précisément une des caractéristiques et une des conditions du "miracle économique", en présentant à l'opinion publique un lieu d'accord national pour la grande oeuvre collective à accomplir. Ou l'espace comme facteur supposé d'homogénéisation du champs social. Plus concrètement, la première étape est aussi celle de la mise en place d'une infrastructure routière - un programme d'environ 15 000 km - qui relie les terres forestières ainsi ouvertes aux centres actifs du pays. Epoque également de la reconnaissance scientifique du territoire (projet Radam), de la prospection minière systématique et des premières productions cartographiques, base de la prise de possession effective. Les premiers résultats des recherches ont été suffisants pour soutenir des projets de niveau mondial. Le réseau de communication assure des liaisons nationales et facilite l'intégration. Le colon amazonien peut ainsi suivre les péripéties de l'équipe de football de son municipe d'origine, le dimanche.
12Par ailleurs, il nous semble que l'une des principales conséquences de l'ouverture des routes est la pénétration de l'appareil d'Etat, non seulement au niveau des plus grandes unités administratives, mais jusqu'à celui des municipes. L'Etat, stimulant de la modernisation avec sa Banque du Brésil, patron de nombreux fonctionnaires nouveaux, acheteur et client pour ses dépenses multiples et parfois même providence. Etat qui bouleverse les rapports traditionnels de pouvoir, où une poignée de commerçants et de propriétaires fonciers locaux régnaient sur une clientèle régionale. Etat enfin qui impose l'ordre partout ailleurs : armée, police, fisc et état-civil. Routes, aéroports modernisés, liaisons radio permettent mieux qu'avant la circulation des hommes porteurs des décisions de Brasilia, ce qui ne signifie pas que l'espace soit encore administré, tant s'en faut. Cette vaste fédération de municipes qu'est l'Amazonie reste sous-administrée, encore peu accessible matériellement et politiquement ; les grandes fazendas par exemple sont souvent fermées aux représentants des administrations. La carte des municipes nous les montre comme "fluvio-centrés" et aujourd'hui inadaptés. Aussi propose-t-on de nouveaux découpages de l'espace, par exemple la division des états actuels en fonction des axes routiers, ce qui équivaudrait à multiplier le nombre de gouverneurs, députés et sénateurs, c'est-à-dire à renforcer les pouvoirs régionaux traditionnels. Pour les militaires, il s'agirait au contraire de découper l'Amazonie en territoires fédéraux, donc, gérés directement par le pouvoir central. Là encore, un débat pour le contrôle de l'espace, c'est-à-dire des hommes qui l'habitent.
4°) - L'espace réserve
13Fondamentalement, la fonction de l'Amazonie est, durant cette première étape, de servir de solution à certains graves problèmes internes. D'où l'établissement du "PIN", Programme d'intégration Nationale, qui finance l'axe transamazonien et décide d'une véritable solidarité géographique entre Amazonie et Nordeste afin de résoudre les tensions sociales dans les campagnes peuplées par le tranfert des excédents. Par ailleurs, à l'époque où le poids des militaires nationalistes reste essentiel, le concept d'occupation-occupaçâó-prévaut sur la mise en valeur -valorizaçâo-, dans l'organisation de l'espace, sous la forme d'un peuplement animé par l'Etat, en une multitude de colonies de petits agriculteurs à famille nombreuse. Mais la méconnaissance du milieu et les résistances des états et d'autres propriétaires fonciers conduisent à se contenter d'expériences pilotes mais largement : Rondonia, Transamazonienne, Maranhâo occidental. C'est l'époque de la colonisation publique planifiée à objectif social et démographique. Et puisque l'expérience a un caractère de test, peu importent coût et rationalité économique.
14Les moyens préalables à la mise en valeur-routes, ports, communications, santé,…- ainsi que les principaux secteurs d'activité ont été décrits par ailleurs4. De même les objectifs généraux. Rappelons cependant quelques traits de la croissance récente.
15En 1974, dans les limites de l'Amazonie légale, vivaient environ 8 millions d'habitants, dont 4 pour l'Amazonie dite classique ou Région Nord. La croissance démographique y est rapide, en raison tant du niveau élevé de la natalité - 38,2 % en 1970 contre 31,1 % comme moyenne nationale - que du rôle des apports migratoires. Ceux-ci sont actuellement impossibles à évaluer avec précision. Le solde migratoire, positif, semble avoir été, pour la Région Nord, de moins de 200 000 de 1960 à 1970, et de plus de 800 000 pour les états du Centre Ouest, qui ne sont "amazoniens" qu'en partie. Depuis 1970, et la mise en place de nouveaux axes routiers et de secteurs de colonisation, il apparaît que l'apport migratoire d'individus extérieurs à l'Amazonie légale peut atteindre 250 000, soit entre 50 000 et 80 000 pour le Rondonia, environ 80 000 pour le Nord Goias et le Centre-sud du Para et près de 80 000 pour le Maranhâo occidental. Ces chiffres, donnés sous toutes réserves, et déduits de comptages locaux, montrent cependant qu'il n'y a pas eu de transferts massifs de population depuis le Centre Sud et le Nordeste et que la carte générale de la distribution du peuplement au Brésil n'a été en rien modifiée. Rappelons néanmoins qu'entre 1877 et 1900, on estime à 160 000 le nombre de Nordestins venus travailler au boom du caoutchouc ; quant à la voie ferrée pionnière Belem-Bragance, elle n'a fixé que 10 000 personnes entre 1884 et 19085. Toutefois, à plus grande échelle, les migrations sont concentrées en quelques points, tels le Rondonia6, la zone d'influence de Maraba et d'Altamira ou les fronts pionniers de l'ouest du Maranhâo7, tandis que le reste, notamment l'Amazonie occidentale, ne connaît que des déplacements internes.
16La fonction d'espace-réserve de terres à bon marché a, pour sa part, joué un rôle plus net dans le rush des candidats-éleveurs, à partir de 1967. Tout n'était encore que "projet", terme le plus fréquent des textes officiels et de presse. Et ce mouvement est d'abord, et parfois exclusivement, spéculatif. Les mécanismes complexes de dégrèvement fiscal autorisent le transfert de ressources financières que l'Etat restitue aux entrepreneurs pour des investissements dans l'élevage bovin, après approbation de la SUDAM, créée à cet effet. Le très faible prix de la terre, qui constitue l'un des facteurs attractifs pour la création d'unités agropastorales extensives et éloignées des marchés de consommation, a favorisé l'appropriation de millions d'hectares de "cerrados" et de forêts plus ou moins denses, là où passaient ou devaient s'établir les routes. Expansion spéculative, qui met en réserve d'immenses portions d'espace en attendant la valorisation. Attitude favorisée par la structure même du capitalisme privé national, plus financier qu'industriel et, selon nous, singulièrement bloqué dans son expansion par les positions monopolistes des groupes transnationaux. Tout comme la bourse des valeurs ou les obligations garanties par l'Etat, l'achat et la vente de terre élargissent le champ de reproduction du capital financier, sans pour autant conduire à la production. C'est l'ère des banquiers, des sociétés familiales, des marchands de terres et autres "grileiros". Il y a également des investissements étrangers dans l'élevage amazonien, mais ce sont précisément les seuls projets qui fonctionnent.
17Dans une telle structure, il n'est pas étonnant de constater que les objectifs initiaux - 5 millions de têtes en 1974 sur 7 millions d'hectares de pâturages - n'ont pas été atteints. Bien que les éleveurs aient reçu jusqu'en 1973 un milliard et demi de cruzeiros au titre des incitations fiscales et que plus de 300 projets fussent approuvés par la SUDAM à cette date, une douzaine seulement se développaient de façon satisfaisante et guère plus de 300 000 bovins avaient été implantés. Si, pour le voyageur, la forêt apparaît, dès les premières semaines de la saison sèche, partout en proie aux flammes, en fait les pâturages formés et les troupeaux instables sont rares. Appropriation d'une grande partie de l’espace avec - et par - des défrichements massifs, qui épuisent les ressources financières. Le passage à la production ne se réalise que lorsque les projets n'ont pas été surdimentionnés et que les entreprises ont envisagé d'emblée une orientation agroindustrielle8.
18L'absence généralisée de passage à la production n'a pas empêché, bien au contraire, le déclenchement de très graves conflits de terres, qui paradoxalement ont contribué à freiner l'expansion économique des fazendas. L'absence de titres de propriété reconnus interdit le recours au crédit. De la sorte, l'Etat intervient, via les Projets Fonciers de l'Institut de Colonisation et Réforme Agraire, pour régulariser les titres et confectionner un cadastre, ce qui le conduit à une double attitude. D'une part, l'Etat lutte contre ce qui est qualifié d'emblée de subversion de la part des possesseurs précaires "posseiros", mais qui s'est généralisé à un point tel qu'il a bien fallu admettre la réalité des appropriations illégales dans la phase spéculative. D'autre part, le même Etat prend parfois le contrepied des fazendeiros, ou du moins des intermédiaires, accusés de freiner la mise en production des terres. L'intérêt de l'Etat - ordre mais également progrès économique - est contradictoire et va à l'encontre des jeux locaux et des habitudes pionnières.
19Ce mouvement spéculatif a également conduit l'Etat à se réserver une bande de 100 kilomètres de part et d'autre des routes fédérales, de manière à éviter les conflits de terres dans les zones promises à la colonisation9. Cette mesure s'ajoute au Statut général de la Terre, pour dessiner provisoirement une division spatiale du travail en Amazonie. En effet, le mouvement spéculatif intéresse les états, qui tirent leurs ressources de la vente des terres tels l'Acre, le Mato Grosso, le Para, le Goias, tandis que les territoires fédéraux n'ont pas encore subi cette pression, ou même les abords de la Cuiaba-Santarem et de la Transamazonienne. A cet égard, une des fonctions de la colonisation est de règler les conflits entre posseiros et fazendas en déplaçant et en fixant sur les lots d'Etat les posseiros expulsés. On reprend ainsi une formule qui n'est pas sans s'apparenter à celle des "réductions" de l'époque coloniale. Ainsi s'articulent, dans la première étape, colonisation et expansion agropastorale.
20Pour sa part, la recherche minière a donné des résultats jugés encourageants - fer des Carajas, bauxite de Trombetas, uranium de Roraima,…, et l'exploitation doit être complétée par la création d'une métallurgie lourde et de transformation en de très puissantes unités de production, en position littorale (Sâo Luis, Belem). Dans ces opérations, il était prévu de conserver à l'Etat brésilien une majorité absolue de contrôle, mais ce principe se trouve remis en cause depuis une douzaine de mois.
21Enfin, la SUDAM a financé 168 projets industriels (Août 1973), soit 32 500 emplois, situés dans les grandes villes et aux bouches de l'Amazone (bois, cellulose et industries alimentaires). Tourisme et grande industrie font encore figure de projets dont le financement, à majorité nationale au départ, est maintenant modifié sous la pression des groupes transnationaux.
22Un bilan géographique peut se résumer à la reconnaissance, à l'intérieur des limites de l'Amazonie légale, d'une "périphérie", de l'Acre au Maranhâo occidental : Acre, Mato-Grosso septentrional et central, Araguaia et centre du Para sont le domaine exclusif des fazendas et demeurent peu peuplés. Rondonia, TAM10 et Est de la portion nord de la Belem-Brasilia reçoivent colons encadrés ou spontanés. L'expansion intéresse donc essentiellement l'Amazonie orientale et méridionale. A l'Ouest, les frontières restent vides, sauf dans l'Acre et plus récemment dans le Roraima, sur le nouvel axe Manaus-Vénézuéla. Les implantations industrielles et surtout tertiaires (commerce et administration) renforcent les capitales traditionnelles, qui connaissent une très rapide expansion démographique. Cette ébauche d'organisation de l'espace et les réorientations de la politique générale exprimée par le second Plan National de Développement marquent une deuxième étape dans le processus de croissance économique amazonien, à partir de 1974.
II - L'AMAZONIE A L'HEURE BRESILIENNE (1974,…)
23Avec le PND II, on entre dans une phase de "réalisme économique", une sorte de normalisation, où il n'est plus question d'expériences, mais d'adaptation stricte des objectifs régionaux aux besoins du pays. L'Amazonie n'est plus une région prioritaire, ce qui débouche sur un aménagement rigoureux de l'espace, organisé en pôles de croissance concentrés où l'objectif de mise en valeur efface tous les autres, politiques, démographiques ou sociaux.
1°) Amazonie nouvelle = espace réservé
24L'INCRA, en tant que détenteur de la moitié des terres amazoniennes et acteur d'une politique sociale, a été vivement critiqué par la voix de la SUDAM.
25Sur le plan démographique, il se précise depuis 1973 que le Centre Sud manque de main-d'oeuvre non qualifiée, alors que le Nordeste connaît, lui aussi, des phénomènes de croissance aptes à retenir la main-d'oeuvre. Il en découle un renchérissement du coût de la main-d'oeuvre. Une politique de peuplement de l'Amazonie n'est donc plus jugée souhaitable, d'autant plus qu'elle gêne, par les conflits de terres, la constitution de vastes unités agropastorales. On veut ainsi corriger les effets d'attraction qu'exerçait une propagande efficace entre 70 et 73. Tuer le mythe de l'Eldorado pour tous et limiter la population de l'Amazonie légale à une dizaine de millions en 1985. On considère désormais que la main-d'oeuvre locale suffira, thèse vérifiée par les industriels de Manaus qui ont effectivement utilisé les travailleuses locales. Il s'agit donc de mieux contrôler, sinon d'arrêter les migrations spontanées.
26Sur le plan économique, la colonisation du type Transamazonienne, naguère citée en exemple, est jugée aujourd'hui comme un échec, ce qui mériterait discussion11.
27En clair, il s'agit de réserver l'Amazonie à la grande entreprise, à forte intensité de capital et technologiquement de niveau international. Selon les auteurs du PND II, c'est le seul moyen d'intégrer l'Amazonie à la nouvelle politique économique nationale. La ligne réaliste l'emporte, sous la pression des événements. En effet, la dépression mondiale actuelle touche sévèrement le Brésil dans ses capacités d'auto-financement. Une augmentation brute de ses exportations lui est nécessaire pour faire face à ses dettes, soit plus de 20 milliards de dollars au début de 1975. Il faut diversifier les exportations pour conquérir de nouveaux marchés, pratiquer une politique énergétique nouvelle pour atténuer la dépendance et enfin se replier sur le marché interne. Tout ceci ne va pas sans entraîner des changements dans la politique suivie à l'égard de l'Amazonie. On y accélère la prospection minière et l'ensemble des études scientifiques, mais avec des concours internationaux accrus ; on accepte de redéfinir la part étrangère dans les futures sidérurgies et métallurgies amazoniennes, ce qui paraît conduire vers la dénationalisation ; on encourage le développement de l'élevage pour l'exportation ; enfin on insiste sur le développement agricole, à la fois pour exporter plus et élargir le marché intérieur des produits manufacturés grâce à l'élévation escomptée du niveau de vie des agriculteurs. Notons d'ailleurs que l'agriculture et l'élevage sont en passe de devenir, à l'échelle mondiale, un secteur stratégique (ainsi l'évolution actuelle des USA).
2°) La nouvelle politique agricole
28Le Plan prévoit un taux de croissance de 7 % par an, attendu de l'augmentation des crédits et de l'utilisation des terres vierges, qui seront réservées à l'agribusiness. Le PND II comporte d'abord un objectif de soutien aux 400 projets d'élevage qui devront disposer en 1979 de 5 millions de têtes sur les 7 millions d'hectares déjà cités. D'autre part, la colonisation sociale est stopée. Quatre projets intégrés agroindustriels groupant 1 200 petites et moyennes entreprises, de 100 à 3000 ha, et 120 grandes - de 60 à 72000 ha -, se développeront sur 11,8 millions d'hectares, en prenant appui sur les routes et les implantations déjà réalisées. Dix projets d'implantation dirigée (PAD) qui prennent la suite des programmes intégrés de colonisation (PIC) absorberont 36000 familles et 9 millions d'hectares. Enfin, 2,5 millions d'hectares seront attribuées à 82 coopératives de colonisation qui grouperont une dizaine de milliers de familles d'agriculteurs actuellement installées dans le sud du pays. Il est prévu de réaliser un regroupement des exploitations de type minifundios (environ 10000) et les agriculteurs coopérateurs exclus par ce remembrement devront s'organiser en coopératives filiales sur des terres choisies par eux en Amazonie et sur des "glèbes" de 3 à 400 000 ha. Cette nouvelle formule consiste moins en un délestage des aires de tensions sociales - Nordeste, Vallée de la Paraiba, NO du Parana - qu'en un mécanisme de restructuration foncière dans les régions où les agriculteurs sont susceptibles d'atteindre rapidement un niveau de production compatible avec les objectifs nationaux.
29Les projets intégrés agroindustriels et les coopératives filiales étaient déjà en voie d'installation dès l'été 74 au long de la Transamazonienne. Les nouvelles localisations prévues sont les suivantes : zones frontalières et Transamazonienne occidentale pour les PAD ; Roraima et route Cuiaba-Santarem pour les nouveaux projets intégrés ; Roraima, Rondonia et ouest d'Altamira pour les coopératives.
30Ainsi, l'expansion économique dans les terres forestières apparaît de plus en plus comme inscrite dans les plans officiels et prend l'allure d'une colonisation planifiée, publique et privée, de grande ampleur.
3°) Le développement concentré en 15 pôles
31La thèse d'un développement concentré l'a emporté sur celle des partisans d'un développement diffus, conçu sur une base de peuplement et qui semblait viser à occuper tout l'espace. Cette thèse a été défendue dès 1970 par certains géographes ainsi que par le géologue Glycon de Paiva12, à partir du reste de l'exemple sibérien. "Nao tem esses espaços vocaçao ecuménica ; ao contrario, polarizam-se fortemente", déclarait le géologue en août 1974.
32En réalité, ce choix prolonge les projets antérieurs, fondés soit sur le développement industriel et tertiaire des villes, soit sur l'exploitation des gisements miniers. On revient ainsi à la notion des aires prioritaires, soutenue dès les débuts de la Sudam. Le "Polamazonia Programma"13 de pôles agro-pastoraux et agrominéraux de l'Amazonie, fut décrété le 24-9-74, et doté par l'Etat de 4 milliards de cruzeiros jusqu'en 1979. Ces investissements viennent renforcer le centre de la périphérie amazonienne, là où il s'agit de créer des unités agro-industrielles dotées de frigorifiques destinées à devenir des pôles réels d'organisation des espaces voués à l'élevage. Les initiatives antérieures sont prolongées, comme à Altamira et au Maranhâo occidental. Enfin, cinq des quinze pôles désignés se situent au nord de l'axe Amazone-Madeira que jusque là n'avait guère été touché par l'initiative privée ou publique. Le choix du pôle Jurua-Solimöes marque la volonté de pénétrer dans cet immense angle mort de l'Amazonie brésilienne occidentale, entre rio Negro et rio Purus, secteur qui connaît le climat le plus difficile, le peuplement le plus claisemé et jouxte du côté colombien une frontière morte.
33Ce programme est la réplique du "Polocentro", destiné à l'utilisation économique des 1 300 000 km2 de campos cerrados du Brésil central.
34Au total, avec le PND II, l'Amazonie est entrée en moins de dix années dans une phase d'aménagement du territoire, au sens où il ne s'agit plus de mouvements spontanés qui diluent plus ou moins automatiquement la présence humaine dans l'espace, mais bien d'un choix raisonné de lieux d'investissements qui perdent peut-être ainsi ce qui semblait pourtant être leur caractère propre, celui de fronts pionniers. Le parallèle avec la Sibérie orientale n'est pas fortuit.
35Une étape importante débute quant aux méthodes de conquête des terres neuves, car on mise rationnellement sur les "avantages comparatifs”14 des aires sélectionnées. On veut même affirmer l'existence d'un "modèle amazonien de développement", selon la formule du Surintendant de la Sudam modèle doté d'un rythme de croissance supérieur à celui du pays. Seront exploitées les ressources qui permettent la plus forte rentabilité, non pas aux échelles locales ou régionales, mais à l’échelle nationale. Les pôles sont ainsi la réponse spatiale de l'adaptation de l'avenir amazonien à l'heure brésilienne. Modèle de croissance sans peuplement, voilà bien un trait nouveau de l'intégration des espaces vierges et traditionnellement définis comme sous-peuplés.
Notes de bas de page
1 P. DENIS, Géographie Universelle, Tome XV Amérique du Sud, 1ère partie, Page 109, A. Colin, 1927.
2 Voir les travaux de L. MARTINS.
3 de Entregar, brader.
4 voir M. FOUCHER, La mise en valeur de l'Amazonie brésilienne, Problèmes d'Amérique Latine, no 4110-1, sept 1974, Documentation Française.
5 C. VERGOLINO DIAS, Une région sous-peuplée, l’Amazonie brésilienne, Juin 1968.
6 voir le chapitre d'H. THERY, sur le Rondonia.
7 voir le chapitre de M. DROULERS, sur le Maranhâo.
8 voir le chapitre de H. RIVIERE D'ARC et C. APASTEGUY.
9 Décret 1164 du 1-4-71, aujourd'hui combattu par les états comme illégal.
10 ΤΑΜ : Transamazonienne.
11 Voir chapitre de M. Foucher.
12 Ancien membre de la Commission mixte Brésil-USA, avec E. Gudia et H. Campos, au début des années 60.
13 Voir la carte de la thèse élaborée à partir des travaux des géographes de l'IBGE.
14 Voir le texte du Décret no 74607.
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Hélène Rivière d’Arc (dir.) Claudie Duport (trad.)
2009
Un géographe français en Amérique latine
Quarante ans de souvenirs et de réflexions
Claude Bataillon
2008
Alena-Mercosur : enjeux et limites de l'intégration américaine
Alain Musset et Victor M. Soria (dir.)
2001
Eaux et réseaux
Les défis de la mondialisation
Graciela Schneier-Madanes et Bernard de Gouvello (dir.)
2003
Les territoires de l’État-nation en Amérique latine
Marie-France Prévôt Schapira et Hélène Rivière d’Arc (dir.)
2001
Brésil : un système agro-alimentaire en transition
Roseli Rocha Dos Santos et Raúl H. Green (dir.)
1993
Innovations technologiques et mutations industrielles en Amérique latine
Argentine, Brésil, Mexique, Venezuela
Hubert Drouvot, Marc Humbert, Julio Cesar Neffa et al. (dir.)
1992