Habitat et société des rives du Rio Tigre (Amazonie Péruvienne)
p. 79-89
Texte intégral
1Les données qui vont suivre concernent la vie quotidienne des riverains du Rio Tigre, mais elles ne sont pas le résultat d'enquêtes prolongées et systématiques. Cependant, il a paru utile de présenter, même de façon sommaire, des renseignements recueillis grâce à diverses conversations et grâce aux archives1 de Paiche Playa.
2Il ne s'agit donc que d’une première approche et d'un apport géographique â la connaissance de la vie des riverains d'une partie de l'immense bassin amazonien : ceux qui ne sont plus des indigènes vivant en tribus, mais qui ne sont pas encore les "criollos'' des villes, et ne sont pas non plus les migrants-pionniers des zones terres neuves de colonisation.
I. L'HABITAT
3De tronc, d'écorce et de feuilles de palmier attachées par des lianes, les habitations sont faites de matériaux locaux, sur une ligne le long de la rivière, quelquefois dispersées en profondeur, en dehors du centre d'Intuto et de Trois Ecoles. Nous n'avons rencontré aucune maison sur le sol. La hauteur des pilotis varie de 0,80 à 2,50 mètres. On cherche à se placer au-dessus du niveau que peuvent atteindre les crues aussi bien qu'échapper aux moustiques, moins nombreux loin du sol ; parfois enfin, on veut tout bonnement rattraper une dénivélation du terrain.
4Les principaux piliers vont de la base à la toiture, parfois du sol au plancher et du plancher à la charpente. Leur nombre varie selon la surface de la maison. Le plancher est soutenu par des troncs plantés en lignes distantes de 2 à 4 mètres et par des étais obliques.
5Le plancher est d'écorce (PONA) dure, brisée dans le sens de la longueur pour la rendre plane. Cette même technique est utilisée pour les murs qui peuvent être de bambous, rarement des planches, hors du centre d'Intuto. Dans les hameaux et les champs les murs des maisons sont inexistants ou marquent la séparation d'une petite pièce (2 x 2 m), dans un coin. Si la maison est longue, il arrive qu'il y ait deux pièces, mais celles-ci sont toujours séparées l'une de l'autre. Le reste du pourtour du plancher est fermé par une balustrade de bambous ou de branches attachés aux supports de la charpente à deux hauteurs (0,50 et 1 mètre). Parfois, la barrière est faite de pieux croisés et donne un certain effet décoratif. Il est rare qu'on trouve un panneau s'ouvrant en guise de porte. On pénètre par une interruption de barrière, parfois bouchée, par des pieux coulissant entre deux montants, à la manière des clôtures d'un champ.
6La toiture est en feuilles de palmiers tressées, un côté de la palme rabattu en biais sur l'autre. Les branches sont fixées par des lianes à une charpente de petits troncs droits. Le toit est à deux pans. Les ouvertures triangulaires des extrémités sont parfois fermées par des panneaux qui forment deux autres pans plus petits.2
7Sous le toit on a parfois construit un semblant de plafond fait de bambous ou d'écorce comme le plancher, posé sur des poutres sur lesquelles sont rangés directement : le fusil, la sarbacane, les harpons et les manches mis de côté, la pagaie, un balai de maïs, parfois des vêtements. Quand il y a un vrai grenier, où l'on range des objets plus petits et plus nombreux, dans certaines maisons, il sert aussi de chambre pour les enfants.
8Dans les villages où les porcs ne sont pas interdits (pour des raisons d'hygiène et de propreté) ils peuvent, comme le bétail, avoir un enclos entre les pilotis. Les poulaillers sont plus courants, sous forme d'une petite construction (1 x 2 m), au sol, près de la case et soigneusement close.
9Normalement, le foyer n’est pas dans la maison et il est rarement à l'extérieur ou en-dessous ; il est plutôt installé dans une pièce spéciale, la cuisine, à laquelle on accède par un pont couvert, avec quelques marches. Son niveau est inférieur à celui de la pièce principale. Cette cuisine se trouve le plus souvent en arrière, sur le côté de l'habitation par rapport à la berge, elle est, plus souvent que la chambre, entourée de murs.
10Le foyer, sur le sol, est construit selon une technique bien particulière : un carré ou un rectangle d'environ 1 x 1,5 m. est délimité par les troncs, parfois emboîtés aux angles. L'intérieur de cette sorte de bac est tapissé d'une épaisse couche d'argile. Le feu est allumé au centre où brûlent les extrémités de trois ou quatre grosses bûches. Les marmites sont posées sur les braises. Dans le secteur Sud du Tigre on retrouve le type de foyer commun aux riverains de l'Amazonie, c'est-à-dire haussé au niveau d'une table, pour éviter d'avoir à se baisser. Il prend des allures de fourneau grâce à deux rangées centrales de briques ou de pierres recouvertes d'argile, en travers desquelles sont posées des barres de fer qui supportent les casseroles. Les bûches sont glissées par dessous. La surface diminue, l'encadrement de rondins peut disparaître, les murs bordant cette "cuisinière" sont recouverts, eux aussi, d'argile.
11Le gibier est fumé au-dessus des bûches sur une claie de branchages, le poisson est mis à sécher au soleil, au sol sur des feuilles de "bijao" (heliconia pystacorum) ou sur des étais.
12La nuit, on s'éclaire à la lampe à pétrole, style lampe pigeon achetée au "regaton"3 Bien que de fabrication artisanale, elle nécessite la soudure : réservoir en boîte de conserve (beurre et fromage) avec capsule de bouteille, tuyau et anse taillés dans une boîte de lait concentré. Sans verre, elles fument beaucoup. Une petite étagère, ou bien le grenier, peut leur servir de support. La lampe torche très répandue sert surtout au chasseur car les piles coûtent cher (25 soles).
13Seuls les villages de Miraflores et Intuto jouissent d'un éclairage électrique dans quelques maisons et dans les rues qui se trouvent à proximité des moteurs de la mission et des commerçants. Ceci plus ou moins gratuitement car il est difficile d'exiger une participation financière des riverains. L'usage des latrines est inconnu hors d'Intuto, à l'exception de la demeure d'un instituteur.
LES MEUBLES
14Ils sont rares et de fabrication locale. Le seul, mais que l'on rencontre partout, en plusieurs exemplaires et de différentes tailles, c'est le coffre en bois, de la dimension d'une valise, parfois plus grand. Il contient les objets de valeur de la maison : papiers personnels, médicaments, cahiers, voire livres, argent peut-être dans ceux qui étaient fermés à clé. Ce n'est souvent qu'un bric à brac : miroir, ficelle, fil électrique, plumes d'oiseau, petits objets.
15Dans l'ordre de fréquence et de nombre viennent ensuite les bancs et tabourets, ces derniers taillés dans la masse en forme de U renversé, ceux des enfants étant parfois agrémentés d'une tête, ce qui leur donne des allures de tortue. Les dossiers sont rares, tout comme les chaises et les tables.
16On vit debout ou accroupi. Les lits n'existent qu'au Sud du Tigre et rarement pour toute la famille. Les bébés dorment dans de petits hamacs, ainsi que certaines personnes âgées ou malades. Pour les adultes le hamac est plutôt un lit de voyage. Les matelas sont exceptionnels, le plus souvent les gens s'allongent sur le sol, sur une natte, se couvrant d'une couverture ou d'un drap quand la nuit est fraîche. L'usage de moustiquaire est irrégulier, car il faut l'acheter (4 ou 5 poules) alors que le hamac est de fabrication locale en fibre de "chambira" (castrocarium tucuma) ou, pour les bébés, fait d'un morceau de toile ficelé aux deux extrémités, un bout de bois coincé en travers au-dessus de la tête, le maintenant ouvert.
17Le mobilier se complète d'étagères qui pendent du toit ou sont clouées à un pilier ou ressemblent à une table de rondins ; elles servent à recevoir la vaisselle propre qui s'y égoutte et y reste rangée. Ce genre de vaisselier est parfois très grand et situé à l'extérieur, avançant au niveau du plancher de la maison comme un débarcadère bien qu'il semble peu probable dans certains cas que l'eau l'atteigne jamais. Des meubles plus complexes ne se rencontrent guère que chez les épiciers ou dans les maisons d'Intuto.
18La machine à coudre, par contre, est présente dans une maison sur deux ou trois, recouverte d'une housse confectionnée avec des chutes de tissu.
LES USTENSILES
19Les ustensiles de cuisine ne varient guère qu'en nombre d'une maison à l'autre. Pour commencer par ceux de fabrication locale, nous trouvons dans la cuisine et près du foyer, de grandes jarres en terre qui servent pour aller chercher l'eau ou pour la fermentation du "masato" (boisson fermentée de manioc). Elles peuvent avoir 25 à 60 centimètres de diamètre et se rangent retournées. Les "mocahuas" sont les coupes où l'on boit le "masato". Ressemblant à une écuelle, elles sont basses et largement ouvertes, de 15 à 30 centimètres de diamètre. Les "canastas" (paniers tressés) très nombreuses, pendent du toit, sous le plancher ou des balustrades. Elles servent au rangement, à la protection et au transport. Le, ou les, grands plats en bois employés par les femmes pour écraser le manioc du "masato" ressemblent parfois à une petite pirogue. En général, ils sont plutôt plats, épais, aux rebords bas, de forme rectangulaire, munis à une extrémité d'un manche court. Certains ont 1,50 mètre de long. La plupart mesurent de 0,80 à 1 mètre. Un pilon peut les accompagner, parfois remplacé par une pierre ou un hachoir.
20Les calebasses ne sont pas particulièrement courantes, sans doute parce que leur arbre est rare : le Uningo (crescentia cujete). Cependant, nous en avons trouvé de petites rondes avec couvercle, pendues par trois ficelles et contenant du curare ou le nid de l'oiseau domestique. Les écuelles en calebasse ou en bois sont peu fréquentes.
21Le matériel acheté est relativement important en quantité. Il est en aluminium pour les nombreuses marmites à anse et couvercle, de toutes tailles, pour les couverts et les louches, les écumoirs (moins répandus). Les bols, les assiettes et les cuvettes de toutes dimensions sont plutôt en émail bien que la concurrence du plastique semble efficace et victorieuse pour les seaux et d'autres petits objets comme les entonnoirs pour mettre le pétrole dans les lampes. On trouve aussi le plastique en toile, parfois bouchant un trou du toit, mais plus généralement comme imperméable.
22Les bouteilles vides sont très utilisées pour les remèdes, le pétrole lampant, l'eau de vie, voire l'eau bénite après les baptêmes. Nous avons vu quelques couteaux de cuisine accrochés mais c'est là encore, la machette qui sert à tout, à couper et éplucher.
LES OUTILS
23La machette est l'outil universel. Quand la famille le peut, chacun possède la sienne qui coûte le prix d'une ou deux poules. Elle sert à défricher, à planter, à couper l'herbe autour des maisons, à éplucher, à couper la viande et le poisson, à tailler les pagaies... C'est souvent le seul outil dont on dispose. Il peut se doubler d'une ou deux haches. Nous n'avons vu que quelques scies à main mais pas encore de scie mécanique. Les pierres à aiguiser remplacent les meules très peu nombreuses.
24Quelques habitants possèdent un petit atelier (avec établi-table épaisse), d'autres simplement du matériel de menuiserie se composant au maximum d'un rabot, d'une chignole, d'un valet, d'un marteau, d'un pied de biche, de coins de bois et d'une lime.
25Nous n'avons vu qu'une fois une balance à plateaux, mais souvent des pesons. Dans le matériel peu répandu figurent les poulies, les moteurs hors-bord pour les pirogues ou barques (dans la moitié des cas en panne). Les transistors et tourne-disques, s'ils n'appartiennent pas aux instituteurs, sont la propriété de ceux qui ont passé quelque temps sur les chantiers pétroliers ou des "patrons" du bois.
LES VETEMENTS
26Ils sèchent sur l'herbe ou sur les balustrades où ils sont rangés. Elles ne risquent pas de crouler sous leur poids !
27Les femmes et fillettes portent une robe sans manches, froncée à la taille, souvent pardessus un pantalon pour se protéger de la "manta blanca", petites bêtes noires de la taille d'une puce, qui pullulent de jour au niveau du sol, et piquent, les moustiques prenant presque partout le relais le soir. Les femmes portent aussi corsage et jupe, ou pantalon mais celui-ci plus rarement.
28Les hommes sont vêtus d'une chemise et d'un pantalon que les garçonnets portent parfois court. Tous n'ont pas un pull over quand il fait plus froid. Tous ces vêtements sont en coton (sauf les pulls), très délavés et rapiécés au maximum. Chacun a un ensemble de rechange en bon état pour les grandes occasions et les réunions.
29Les chaussures sont des bottes de caoutchouc pour les hommes aux champs (350 soles), des chaussures basses en plastique, rarement en cuir, et surtout les "sayonaras" japonaises bricolées au possible. La plupart des gens sont pieds nus, surtout à l'intérieur des hameaux.
30L’aspect de la maison est complété par tout ce qui est accorché au toit, aux balustrades, sous le plancher : réserves de fibres (chambira ou tamshi), d'aliments (épis de maïs, régime de bananes, herbes pour la soupe, cacahuètes). Vers Intuto, une rangée de feuilles de tabac (0,20 à 3 m. de long) peut sécher d'une poutre à l'autre. L'espèce de coton "Pinon-wimba"4 pour la sarbacane est rangé dans une grosse calebasse ou un sac en plastique sous le toit. Des bouteilles contenant des remèdes (racines macérant dans de l'eau de vie, mélanges de couleur brune) fermées par des bouts de bois sont accrochées aux balustrades, des feuilles, des racines, des plumes d’oiseau même, sèchent glissées dans les palmes du toit.
31La pièce principale ne donne pas une impression de fouillis car chaque chose a sa place, le plancher est dégagé et bien balayé. Par contre, la cuisine est plutôt encombrée.
LES AUTRES CONSTRUCTIONS
32Sur les dix-sept bâtiments scolaires répartis de l'embouchure du Tigre à la frontière équatorienne (dont deux sont inutilisés, un public et un privé), trois seulement ont un toit de palme et trois sont au niveau du sol (dont deux sur ciment).
33Seule l'école de Paiche Playa ressemble à une maison, sans véranda mais avec balcon. Les autres sont différentes des habitations avoisinantes. Aussi, l'école se remarque-t-elle tout de suite, et de loin, par son toit de tôle ondulée, par le fait qu'elle possède des murs, mais pas de véranda et souvent pas de balcon. Le bois y est utilisé sous forme de planches pour les murs et le plancher. L'extérieur est peint en bleu, vert, blanc ou rouge, parfois bicolore. On y accède par un escalier.
34Le tableau noir pivote sur son support ou est accroché au mur. Les pupitres en bois d'un seul tenant sont complétés par des bancs le long des murs. Le maître n'a pas de bureau, ni d'armoire. Sa maison peut être attenante à l'école, on s'y rend alors par un petit pont, ou à l'intérieur de la cour délimitée par une palissade quand le hameau possède du bétail.
35La seule école ayant volets, portes à double battants et serrure, possédait en plus des pupitres, des tables, bancs et armoires. Les murs étaient ornés de portraits de héros tels que Bolivar, Bolognesi et San Martin. Mais les portes protègent plutôt des poules que des voleurs.
36Cette architecture spéciale est une imitation des maisons des villes que l'on retrouve aussi au centre d'Intuto où les pilotis disparaissent ou se réduisent à un vide sanitaire de 50 cm. La tôle ondulée devient couramment utilisée pour les toits, la planche pour les murs et les planchers. Fenêtres et portes existent et ferment bien. L'extérieur des habitations peint de couleurs variées, égaie les rues aux maisons jointives ou séparées par les palissades des jardins. Seul Intuto et la garnison de Soldado Bartra ont un bâtiment à un étage et du grillage fin aux fenêtres, ceci se retrouve dans les campements pétroliers où certaines pièces sont même climatisées et donc dotées de vitres). Intuto a les deux uniques exemplaires de construction en dur avec l'église et la mairie-poste de police. Nous connaissons bien sûr mieux les maisons du Nord, ouvertes aux regards, que celles du Sud du Tigre et d'Intuto, plus fermées, où l'on ne pénètre pas si l'on n'y est pas invité ; et encore n'y voit-on que la première pièce si la maison est complexe.
37La première pièce de ces maisons, le balcon ou la véranda des autres sont dotés de chaises dans le premier cas, de bancs ailleurs et c'est là que l'on reçoit les visiteurs.
II. LES OCCUPATIONS JOURNALIERES
38La maison s'éveille avec le jour, nattes et moustiquaires sont roulées, couvertures ou draps suspendus aux balustrades ou aux poutres.. Si les parents vont aux champs et les enfants à l'école, la femme prépare avant de partir et après le premier repas, celui de midi pour les petits. Sinon toute la famille s'en va et le second repas sera pris au retour vers cinq heures.
L'AGRICULTURE5
39Elle comporte des tâches spécifiques souffrant pas mal d'exceptions. Théoriquement, l'homme ouvre le champ dans la forêt, brûle ensuite la végétation coupée et fait les trous dans lesquels la femme met les graines. C'est à elle que revient ensuite l'entretien (désherbage), puis la récolte ou cueillette progressive des produits. Si, par manque de bras, elle est amenée à manier la machette ou la hache, pour le défrichement, l'homme peut l'aider au transport du champ à la maison, les productions principales étant lourdes : régimes de bananes et manioc.
40Le chemin de la maison au champ est en général la rivière, le moyen de transport : la pirogue. Chaque famille en a au moins une, voire deux ou trois pour la femme quand elle va seule aux champs, ou les enfants si l'école est éloignée. Ce moyen de locomotion exigeant une technique particulière ou une somme importante pour sa fabrication, il n'y en a plutôt qu'une par famille.
41L'activité masculine par excellence est la chasse (mitayar). Elle peut se limiter à une journée pour l'acquisition d'un petit gibier ou durer jusqu'à vingt jours environ. Certains hommes y vont régulièrement une semaine sur quatre, par exemple, seuls ou accompagnés de leur compadre ou fils aîné. Les hommes des hameaux ne partent jamais tous ensemble pour une grande chasse. Quand celle-ci doit être longue, ils emportent du sel pour la conservation du gibier, du manioc et des bananes pour eux.
42Deux armes sont employées : la sarbacane ou pucuna, et le fusil. (L'arc est inconnu ou a été abandonné). Sur le Haut Tigre, la sarbacane dont nous avons vu le premier exemplaire juste avant Intuto en remontant le fleuve, est un tuyau fin, long parfois de trois mètres, pour les adultes, environ deux mètres pour les enfants. Elle est formée de deux lattes de bois longuement incurvées puis réunies et enrobées d’une colle-vernis qui leur donne un bel aspect noir et brillant. Elle est un peu plus large à l'embouchure (5 cm de diamètre) où se trouve le petit cylindre blanc dans lequel on souffle. Le matériel annexe se compose d'un carquois de bambou creux de 25 x 5 cm environ, qui contient les fléchettes taillées finement à la machette dans le bois de palmier : le virote. A l'avant du carquois est fixée une petite calebasse ronde percée d'un trou par lequel est extraite la quantité de "coton" kapok que l'on enroulera autour de la fléchette, le collant avec la salive, pour pouvoir souffler dessus et la propulser. Ce petit matériel pend au cou du chasseur. Outre sa grande précision, l'arme a l'avantage d'être silencieuse. Elle sert surtout pour le petit gibier, singes et oiseaux, qui s'effraient facilement. Chaque garçonnet de dix-douze ans, semble avoir la sienne. C'est un jeu autant qu'un apprentissage. Les flèches qui ne sont pas empoisonnées se terminent par une pointe délicatement coupée qui se fiche dans le corps d'un gros gibier, ce qui vaut pour les hommes n'ayant pas de fusil ou plus de cartouches. Si la pointe est vénéneuse son action est paralysante ; l'animal titube comme ivre, avant de s'écrouler et de mourir assez rapidement (15 minutes). Il n'a donc pas le temps de fuir bien loin. Le poison est le curare, acheté au prix de 50 ou 60 soles, la petite cuillère. Il provient de la vallée du Sisa, dans le Huallaga central et c'est peut-être aussi ce qui en limite l’usage.
43Pour le gibier (mitayo) plus gros, chassé moins souvent, le fusil est utilisé. Il semble que chaque chef de famille ait le sien. Il coûte 4000 soles et les cartouches 12 à 15 soles l'unité, 250 à 300 la boîte de 25. Dans le Haut Tigre, la chasse, très importante pour la nourriture et pour la recherche des peaux, justifie une telle dépense. Au sud d'Intuto, malgré d'autres activités, elle joue toujours un rôle complémentaire. A Intuto même certains habitants continuent de la pratiquer malgré le changement de vie que conditionne et traduit l'habitat "en ville". Par contre, la sarbacane disparaît.
44Quand la chasse doit durer plusieurs jours, le ou les chasseurs utilisent la première journée à construire l'abri où ils dormiront chaque nuit et à partir duquel ils rayonneront tous les jours. C'est une case en miniature, sur pilotis, avec plancher et toit de palme. Quand les chasseurs retournent dans des lieux connus, ils utilisent les anciens abris, aussi longtemps qu'ils sont en bon état. Les animaux tués sont dépecés, cuits ou fumés (une demi-journée) sur place, le jour même, sinon ils pourrissent. Les peaux sont mises à sécher près du feu. Les grandes chasses se font pour les peaux. La viande devant être consommée rapidement, les chasses pour la viande ne durent que quelques jours. Le chasseur se limite toujours à ce qu'il peut transporter ou à la possibilité d'absorption de sa famille, voire de celle de ses "compadres". La conservation est très difficile et limitée à quelques jours, même pour la viande séchée. Il n'est pas possible de faire des réserves. Les "regatones" ou l'équipage d'une barge pétrolière peuvent en acheter pour leur propre consommation s'ils passent aussitôt après le retour du chasseur, au prix de 20 à 50 soles le kg.
45Les animaux le plus couramment rapportés sont les majas (cabrier sajino) (genre de marcassin), les singes : choros et maquisapa, la huangana (sanglier), la nutria (loutre).
46Sajino, huangana et nutria sont chassés pour leurs peaux (60-70 soles pièce), de même que le tigrillo (ocelot), (1500 soles) qui se fait rare. Un homme chanceux en tue un dans l'année et encore, dit-on, s'il en rencontre un vieux affaibli par l'âge. Leurs peaux sont mises à sécher sur des armatures de bambou. Elles sont ensuite roulées et accrochées sous le toit ou rangées dans la pièce fermée. Le crocodile aussi est recherché pour sa peau et sa chair (150 soles une peau de 1,50 m environ). Il se chasse de nuit à la lampe-torche. On peut le tirer à 35 mètres, au fusil, sur le sable des plages. Il faut viser près de l'oeil qui brille rouge dans le faisceau de la lampe. Les tortues complètent les menus. Modelo ou charapa, selon qu'elles sont terrestres ou aquatiques, elles peuvent être conservées vivantes ou vendues ficelées pour ne pas bouger pendant le voyage : tête et pattes rentrées, on fixe un bâton en travers de chaque ouverture.
LA PECHE
47Elle ne fait guère l'objet de commerce et elle n'est pas très importante chez ces riverains encore très forestiers. A Intuto, seulement deux hommes sont spécialisés dans cette activité pour l'approvisionnement du village. La pêche la plus courante est le fait des femmes et des enfants qui, dans leurs moments libres, vont "enzolear" (pêcher à l'hameçon) avec un fil, une épingle, des vers, des mouches ou de petits bouts de viande, pour les repas.
48Pour une pêche un peu conséquente, plusieurs pièges existent : des masses coniques longues et étroites, tressées en tamshi (carludovica), rencontrées une fois.. Le plus courant c'est la "flecha", harpon à double pointe de fer forgé. Viennent ensuite les filets. L'homme va lancer la "tarafa" (filet circulaire lesté de plomb â sa périphérie), qu'il peut avoir fait lui-même, parfois en fil de nylon. Quelques familles possèdent de grands filets "trampas", et alors la pêche est affaire collective. Le poisson séché se conserve mieux que la viande mais il ne paraît pas tenir une grande place dans l'alimentation, donc dans la vie des riverains. Le seul exemple rencontré, vers l'embouchure du Tigre, est celui d'un éleveur d'alevins "tetra" pêchés avec des espèces de filets à papillon et élevés dans la maison à l'intérieur de bidons d'huile de provenance nord-américaine, ouverts sur un de leurs flancs. Un exportateur d'Iquitos vient régulièrement les chercher. Ils vont, dit-on, du hameau amazonien de Nueva New-York à la ville de New-York.
49Agriculture, chasse et pêche ont pour but essentiel l'alimentation de la famille. La préparation en revient aux femmes. On prend deux repas (sept et dix-sept heures) dans la région Nord, trois (sept, treize et dix-huit heures) dans l'Intuto et au Sud où l'école, plus fréquentée, impose un autre rythme de vie. Dans les campements pétroliers et à la mission, les trois menus sont diversifiés, mais ceux des trois et surtout des deux repas des riverains sont identiques, ne variant d'un jour ou d'une semaine à l'autre que selon l'état des provisions.. La base de la nourriture, et parfois il n'y a rien d'autre, est l'inguiri, banane plantain, cuite â l'eau, et le masato. Le manioc semble plus utilisé pour cette boisson que comme légume. Sous cette dernière forme il est frit, cuit à l'eau ou transformé en farine très grossière - ce qui est rare. (Nous n'avons vu que trois machines - en bois - dont une hors d'usage). Au retour de la chasse, la viande est de tous les repas, remplacée par du poisson, parfois après quelques jours maigres. Les poules pondent très peu d'oeufs. La production de lait des vaches est presque nulle. Quand ils existent, les animaux domestiques (vaches au Sud du Tigre, porcs, poules décimées souvent par les maladies, canards, dindons pintades) sont surtout destinés à la vente. Certains champs produisent des haricots, de l'arachide, du maïs et de l'igname, des avocats, rarement des tomates. Les fruits sont consommés hors des repas, mais dans la journée (les papayes sont données aux porcs).
50Un complément apprécié aux menus ordinaires, ce sont les "suri", larves se développant dans le tronc de palmiers que l'on coupe parfois à l'avance pour les élever ; frites, elles tombent dans la bouche, dit-on, comme du beurre. A l'occasion, elles sont vendues à 30 soles le kilo aux "Regatones". Cette alimentation relativement équilibrée est cependant très irrégulière, certains jours, elle peut se réduire à du masato. Le deuxième repas, au retour des champs, est suivi ou précédé de la toilette : le bain à la rivière. Entre cinq heures trente et six heures trente, avant le coucher du soleil car ce serait dangereux plus tardivement, tout le village va se baigner. Pour les enfants, la baignade commence parfois plus tôt, sous forme de jeu.
51Les autres jeux, surtout ceux des garçonnets, sont l'entraînement au harpon, la chasse aux oiseaux et aux singes à la sarbacane, la toupie de bois achetée ou fabriquée à la machette et fignolée avec un tesson de bouteille. Les plus petits s'occupent avec des becs de toucan, des mâchoires de singes et des animaux domestiques : "chorro", singe comme en peluche, maja ou sajino, tortue d'eau attachée à la berge par une ficelle passée dans un trou de leur carapace et liée à un pieu. Ce sont en même temps des réserves de nourriture, sauf les oiseaux et le petit singe noir (pichico), qui ne vivent pas longtemps en captivité. Les chiens nombreux et squelettiques servent de gardiens contre les bêtes sauvages. Ils ne sont pas des compagnons, mais des objets de jeux pour les enfants, si on en juge à leur air craintif. Quelques rarissimes jouets viennent d'Iquitos : poupée, hochet et ballons de plastique.
52Les fillettes jouent moins que les garçons car elles aident beaucoup à la maison. Très jeunes, elles s'occupent des bébés, des frères, de la cuisine, du ménage, de la lessive, du bain des petits. La cuisine occupe beaucoup car il faut aller chercher l'eau à la rivière, éplucher et faire cuire longtemps. Le plat le plus courant à Paiche Playa est le "pango" : bananes et viande (ou poisson) cuits à l'eau dans la même marmite avec des herbes. Le manioc pour le masato doit tremper plusieurs heures (quand les besoins sont grands, dans une pirogue), puis être écrasé, enfin mastiqué pour acquérir le ferment, et déposé avec de l'eau pendant plusieurs jours dans une jarre. Cela donne une boisson très fraîche mais qui peut être très forte. Elle est de la moindre des fêtes et en grandes quantités, car une fête ne mérite ce nom que si l'on se saoule. Rien ne vaut pour cela la bière, mais surtout l'eau de vie de canne, achetée elle aussi, mais beaucoup moins chère ; elle est plus efficace pour une même quantité. (Le seul pressoir rudimentaire rencontré, servait à faire un peu de mélasse avec les neuf plans de canne poussant autour de la maison).
53L'ARTISANAT est un autre champ d'activité tant pour les hommes que pour les femmes.
LA POTERIE
54La confection des jarres de toutes tailles et des "mocahvas" (coupes pour le masato), est une activité entièrement féminine. Le matériel employé est un mélange d'argile et de cendres. La femme assise, enroule suivant la forme du vase, des bâtonnets d'argile qu'elle a roulés sur sa cuisse, puis les lisse avec une spatule (morceau de calebasse). Evasée en cône vers le haut, la jarre se referme vers le col légèrement ouvert. Sur les poteries est passé un colorant rouge en bas et blanc en haut. Cette dernière partie est ensuite décorée de motifs géométriques ou floraux noirs ou rouges. Les fillettes de Paiche Playa, à l'école, y ajoutent des oiseaux et des personnages. Les mocahuas sont décorés parfois en marron ou noir sur fond rouge.
55La cuisson se fait à l'intérieur d'un petit bûcher construit autour de chaque poterie. La vieille Carolina6 a le monopole d'une forme bien à elle : l'encolure de ses cruches se présente comme un couvercle incorporé ne laissant qu'une ouverture ovale sur le côté en haut du col. La forme suggère une tête de crapaud croassant, que les yeux dessinés sur le col confirment.
56Les teintures sont à base de végétaux ou de minéraux locaux réduits en poudre ou en boue, appliquées à l'aide de bâtonnets. L'intérieur et l'extérieur sont parfois recouverts à chaud d'une résine, qui s'étale en fondant et donne à la poterie imperméabilité et brillant, (résine = la leche caspi (lait du bois ; couma utilis).
57Sans être des oeuvres d'art, ni très finement décorées, ces poteries n'en sont pas moins pittoresques et belles. Théoriquement, chaque femme fait les siennes, mais la technique tend à se perdre, elle devient la spécialité de certaines femmes déjà grand'mères.
58LA VANNERIE est une activité masculine. La matière de base est tirée d'une espèce d'osier : le "tamshi" (carludovica). Les paniers, sans anse, sont arrondis dans le fond et plutôt faits pour le portage que pour être posés. Ils ont en général 30 cm de haut et de diamètre. Le losange de leur tressage plus ou moins serré est un motif de décoration. Pour le transport, une "pretina" (bande de coton tressée ou de tissu), ici, plus généralement une écorce spéciale (carawsca - liane de cuir) passée par deux petits anneaux latéraux du panier mis au dos du porteur, vient ensuite sur le front ou le haut du crâne de celui-ci. Ces carawascas servent aussi au portage des régimes de bananes, des fagots de bois, parfois du manioc enroulé dans de grandes feuilles de bananier et ficelé avec des lianes. Les charges atteignent jusqu'à 40 kilos.
LA MENUISERIE
59Le menuisier est le seul artisan qui vit uniquement de son métier. Quelques-uns ont bien un champ, donc un habitat permanent, mais la plupart se déplacent à la recherche de clients. Celui que nous connaissons le mieux était célibataire et vivait chez un parent à Paiche Playa. Son occupation principale était la fabrication de pirogues et de laurs pagaies, accessoirement, celle de bancs, tables, chaises et coffres. La plupart des paysans savent tailler un tabouret. Pour les pirogues on peut, soit passer commande, soit demander l'aide du menuisier qui va, avec l'intéressé, choisir l'arbre à abattre, puis lui montre comment le façonner. L'homme y travaillera quand il pourra. Si on passe la commande au menuisier, celui-ci s'installe dans la forêt, près de l'arbre, ou bien y retourne tous les jours si le hameau est proche, jusqu'à ce que l'oeuvre soit terminée. C'est-à-dire environ six jours pour un modèle courant qui coûte 4500 soles. Une grande pirogue de neuf mètres revient à 9000 soles.
60Le maire d'Intuto est menuisier. Dans ce village ses travaux sont plus divers grâce aux maisons, pirogues, bateaux à réparer et à construire. Un bote techado7 demande dix à douze jours de travail à deux hommes, une fois le matériel réuni (moena et cèdre pour le bois) et revient au client à 15.000 soles).
LA COUPE DU BOIS
61Le bois pour cuire les aliments vient de la proche forêt et des défrichements. Les nombreux troncs nécessaires à la construction d'une maison sont récoltés en "minga" (travaux collectifs). La seule coupe, régulière et à grande échelle, est celle des espèces choisies pour la vente.
62La saison de coupe s'étend de novembre à mars, avant les grandes pluies et dure trois à cinq mois. La difficulté principale est celle de réunir les troncs car les "manchalos"8 sont rares. Les diverses espèces intéressantes sont disséminées sur de grandes surfaces. La seule exception, ce sont les palmiers roniers (aguajes) qui poussent dans les marécages. Ces besoins éologiques particuliers qui repoussent les autres arbres et se rencontrent souvent derrière les levées de berge des rivières, expliquent les kilomètres carrés d'aguajales que l'on repère facilement d'hélicoptère. Malheureusement, ce bois n'est pas commercialisé.
63Les hommes qui se disent madereros (bûcherons dont c'est l'activité principale) font "la saison” tous les ans. Ils en vivent parfois, même sans avoir de champ, ni un domicile fixe. Ils ont, en général, maison et famille dans un hameau, mais vivent de leur travail du bois. D'autres font aussi la saison, chaque année, ou presque, mais le bois n'est qu'un aspect de leurs ressources. Ils ont des champs dont ils ne s'occupent que durant le reste de l'année et dont le soin revient à la femme durant leur absence. Les bûcherons chassent toujours pour se nourrir. Le gain obtenu par la vente du bois est ainsi complété par celui de la vente des peaux qu'ils rapportent. Le lieu de coupe peut être à quelques jours ou semaines de pirogue du village. Certains ne coupent que dans les environs quand toutes les· ressources locales sont épuisées ; s'ils ne veulent pas se convertir en agriculteurs ils émigrent. Ils s'installent près d'un hameau existant ou défrichent une portion de berge où ils vivront jusqu'à avoir épuisé les espèces commercialisables des environs, c'est-à-dire quatre à six ans. Ce fut le cas de Bolognesi qui avait même une école tenue par la femme d'un bûcheron. Le site n'abrite plus qu'une famille de paysans. Certains hameaux comme Lino Cocha, au nord de Paiche Playa, ne sont habités que pendant la saison car toutes les familles ont une maison ailleurs dans un village où ils ont des parents.
64Les hommes établissent un campement sur les lieux de la coupe. Les arbres ne sont pas coupés à plus de trois cents mètres de la limite atteinte par les eaux de crue, car il est très difficile de les déplacer. Les troncs sont en général tirés sur des rondins. Si le village n'est pas trop éloigné, les bûcherons font parfois appel aux hommes en "minga" pour les aider dans ce charroi. Les plus fortes crues sont en juin. Les troncs attachés par des lianes, en radeau, chacun comportant un même nombre de troncs d'une même espèce, descendent jusqu'au Tigre où ils sont achetés par l'habilitador ou le patron.9
65Un "patron" achète les troncs sur le Tigre, en radeau, et les transporte jusqu'aux sciries de l'Amazone, suivant les espèces. S'il ne le fait pas lui-même, c'est-à-dire s'il n'habite pas le Tigre, il donne en début de saison, de l'argent à un habilitador qui l'avance à des sociedades" au nombre de deux à sept, indépendantes et annuelles. Ce sont des équipes de trois à cinq personnes dirigées par un contre-maître local qui est un bûcheron de métier. Selon les besoins, la "sociedad" peut embaucher des manoeuvres. Chaque sociedad établit son campement. Dans le sud du Tigre, quelques contremaîtres viennent, avec les patrons, de l'extérieur. Pour certains patrons de l'extérieur du Tigre, les habilitadores sont souvent les regatones qui renforcent ainsi leurs pouvoirs de commerçants.
66En effet, en même temps que l'argent, il fait aux bûcherons l'avance de toutes les marchandises dont ils ont besoin (dans la limite de ce que rapporte une saison moyenne) : fusils, lampes de poche et piles ; cartouches, haches... Il approvisionne aussi les campements régulièrement, en riz et farine de manioc. C'est lui encore qui achète les radeaux et les peaux de grumes sur le Tigre, là où son bateau peut venir les remorquer. Théoriquement, il paie ce bois en numéraire. En réalité, il mesure les grumes et établit lui-même le prix, ensuite il en déduit son avance en espèces, les intérêts de celle-ci (20 à 30 %), le montant des produits avancés, les dettes antérieures et leurs intérêts s'il y a lieu. L'habilitador, ou le patron, suivant les cas, réussit presque toujours à vendre aux bûcherons divers produits ou unstensiles, pour l'équivalent de ce qu'ils lui doivent encore. Finalement, on s'en rend compte, le bûcheron ne reçoit que peu d'argent liquide.
67Le bois et les peaux, seules ressources locales que les riverains peuvent commercialiser, sont donc leur vraie richesse. Ils n'en profitent qu'indirectement et parfois pas du tout s'ils ne savent pas se défendre. Les dettes se transmettent d'une année sur l'autre, d'un père au fils ou à un associé. Elles permettent de s'assurer la main d'oeuvre nécessaire à l'extraction du bois. Des enfants ont parfois été enrôlés de force pour travailler comme bûcheron, pour honorer les dettes de leur père. Les rentrées d'argent étaient plus importantes il y a six ans, grâce au bois rouge, le cèdre, de grande valeur, maintenant absent des rives. La production actuelle est de bois blanc.
68La pression des patrons sur les paysans est forte dans une région où l'on s'enrichit traditionnellement dans le commerce intermédiaire, où la main-d'oeuvre ignore les lois économiques et où l'achat et la vente sont concentrés en peu de mains. Missionnaires et instituteurs jouent de plus en plus un rôle d'arbitres, voire d'organisateurs des riverains par l'éducation des jeunes à l'école et celle des adultes à l'occasion de chaque conflit. Aucune aide ne peut être espérée à l'extérieur où les patrons sont puissants, ni de la loi. Le seul poste de police, celui d'Intuto, n'a pas cinq hommes ! Il est donc incapable de contrôler le trafic sur le fleuve, surtout la nuit faute d'un phare ! Les patrons sont plus familiarisés avec les policiers qu'avec les paysans.
69L'endettement dont on ne peut se débarrasser pousse les hommes vers les chantiers pétroliers. Il semble que beaucoup voudraient y aller bien que tous ceux qui en reviennent avouent que les conditions de travail y sont très dures, et que tous ne terminent pas leur contrat. Pour des motifs administratifs, il faut présenter des papiers d'identité pour être embauché. Or, la plupart des riverains du Rio Tigre, surtout au nord d'Intuto où se trouvent les bases n'en ont pas : cinq hommes sur vingt et un chefs de famille à Paiche Playa, par exemple, (ce sont ceux d'une trentaine d'années qui ont fait leur service militaire). Sans papiers, on ne peut pas travailler plus de quinze jours, c'est-à-dire pour un défrichement, le temps d'ouvrir une piste d'accès par exemple. Les ouvriers légalement embauchés gagnent environ 4500 soles par mois.
70S'ils ne dépensent pas tout sur place ou au retour avec les compadres, les travailleurs parviennent à rembourser leurs dettes. Mais alors, les regatones leur vendent des articles plus coûteux et restent les maîtres. Ceux auxquels il reste malgré tout un petit pécule essaient de monter un commerce (quelques boîtes de lait condensé, de sardines, du savon, des piles, des boissons), arrangent leurs maisons et achètent à l'éternel regaton un transistor, un tourne-disque, et presque tout ce dont la famille a besoin : sel, lait concentré, riz et sucre s'ils sont disponibles, pétrole pour les lampes, piles, cartouches, vêtements, marmites et ustensiles de cuisine, fil électrique, savon, couteaux, hameçons, boisson et fusil ou machine à coudre.
III. LA VIE COLLECTIVE
71S'il est rare de rencontrer une maison isolée entre des heures de navigation au long des rives hostiles, des habitations peuvent être dispersées sur quelques kilomètres. Les voisins ont toujours des liens familiaux entre eux : soeur, parent, oncle ou compadre. Les riverains de Rio Tigre aiment vivre collectivement mais répugnent à la promiscuité d'un village et c'est pourquoi les hameaux comptent rarement plus de quinze maisons. La situation tend à changer avec l'école. L'habitat ''groupé" est à l'échelle locale : à une demi-heure de pirogue de l'école, par exemple.
LA FAMILLE
72Les familles sont nombreuses. Les jeunes filles ont des rapports sexuels très jeunes avec de jeunes garçons ou des adultes. Elles peuvent avoir des enfants à 14-15 ans. La naissance d'un enfant n'est pas une obligation à la vie commune. Les enfants qui naissent hors d'elle sont reconnus par le père, mais ils porteront un nom différent des autres. Cela n'entraîne pas de discrimination sociale mais ils seront plus mobiles. L'épouse est trouvée dans le village même, s'il est assez grand, ou parmi les familles vivant à quelques heures de pirogue, au cours de rassemblement pour les fêtes ou les travaux collectifs. Même à l'intérieur de hameaux relativement importants comme Paiche-Playa (21 foyers) où toutes les familles sont croisées avec un jeu de six noms principaux, aucun mariage consanguin ne s'est fait. Les hameaux du Sud sont différents, l'origine de leur population y est plus diversifiée. Les ménages se forment à l'amiable, le jeune homme se faisant agréer par les parents de la jeune fille chez lesquels il va vivre, après une réunion où coule force "masato". Il ne semble pas y avoir de dot ou de cadeaux de la part du fiancé.
73Le rôle du nouveau marié dans sa nouvelle famille dépend de sa volonté et, nous a-t-on dit, de l'amour qu'il porte à sa femme... Il peut aider son beau-père aux champs, à réparer la maison ; il peut aussi posséder ses propres champs et mener une vie assez à part. Le couple construit sa maison après que soient nés plusieurs enfants. Les ménages sont plus ou moins durables, ce qui explique que la jeune femme continue de vivre sous le toit paternel, sauf si son père est remarié. Dans ce cas, le ménage s'installe chez le jeune homme. L'adolescent part facilement de chez lui si la femme de son père n'est pas sa mère. Il part pour le bois, le pétrole, il va visiter des parents et se fixe là où il trouve une jeune fille à son goût. L'homme est beaucoup plus mobile que la femme. S'il part trop longtemps, surtout s'il n'envoie pas d'argent et que sa femme n'est pas chez ses parents, il risque de ne pas la retrouver à son retour. Elle est partie avec un autre, parfois laissant ses enfants chez sa belle-mère, si celle-ci était sa voisine par exemple. Le mari au cours de ses déplacements peut avoir plusieurs femmes et enfants, en général pas simultanément, sauf deux cas rencontrés où un homme vivait avec deux femmes sous le même toit, dans l'un des cas elles étaient soeurs. Il semble que, seuls, les vieux restent "veufs", les autres se reconstituent toujours en ménage. Les enfants portent le nom du père et de la mère, la liste nominale des enfants d'un couple actuel donne un aperçu des mélanges conjugaux.
74Quand les enfants sont mariés et n'habitent pas à proximité, les parents semblent les oublier un peu ; ils ne peuvent que difficilement dire combien ils en ont eu, et souvent ils ignorent où ils vivent. Ils ne parlent que des proches, ceux avec lesquels ils sont en contact. Les liens plus profonds avec les derniers enfants se traduisent à l'occasion par l'envoi d'une petite-fille, parfois accompagnée d'un frère, pour aider la grand'mère dans ses travaux quotidiens et lui tenir compagnie. On envoie plus facilement les enfants d'un autre lit ou les orphelins d'un frère décédé.
75A cause de l'école, les enfants peuvent être mis en pension chez des parents ou un compadre. Parfois les femmes vont s'installer près de l'école avec les enfants, le père restant pour les champs. C'est un prélude à l'établissement définitif près de l'école, les nouveaux champs étant ouverts près du village. Il n'y a pas de règle pour l'installation d'une nouvelle famille dans un hameau. Sans doute un accord tacite entre les habitants s'établit-il. Exception faite à Intuto, où il faut une autorisation de la mairie pour s'installer dans le village afin de conserver l'alignement des rues et l'homogénéité, des lots.
76Le déséquilibre hommes-femmes consécutif à l'installation des bases pétrolières, depuis quatre ans, a entraîné quelques perturbations dans la vie des collectivités. A Paiche-Playa, pendant toute l'année où un campement était installé aux environs, les parents expédiaient leurs filles hors du village dès qu'accostait un bateau. Ils ont aussi toujours refusé d'organiser des fêtes malgré les demandes réitérées des ouvriers pétroliers. Il n'en est pas de même à Intuto qui attire aussi par ses commerces et ses buvettes. En outre, les femmes seules y sont relativement plus nombreuses que sur les rives car elles se sentent protégées par le nombre. L'infirmière du poste sanitaire (le seul du rio) nous a dit que depuis l'installation de la base voisine, les avortements volontaires avaient fait leur apparition dans les consultations. En effet, étant donné les moyens empiriques employés, les complications sont fréquentes.10 Si les femmes semblent changer facilement de compagnon sur plusieurs années, elles refusent les enfants des hommes de passage, même si elles recherchent leur compagnie. On nous a cité, à Intuto, le cas d'un père qui aurait vendu sa fille à un pétrolier en contrepartie d'une somme d'argent pour la construction d'une maison. Par contre, il ne semble pas y avoir de trafic vers l'intérieur où se trouvent les campements de travail. Les femmes qu'on y trouve, dix à douze dans chaque cas, ne sont que rarement de la région du Tigre mais davantage d'Iquitos, du département de San Martin, de la côte Nord et même de Lima, attirées par les gains forts et rapides ; l'argent des ouvriers du pétrole est souvent dépensé sur place ou au village voisin en femmes et en alcool.
LES FETES
77Elles ont principalement un caractère familial. Dans ce cas, elles ne sont pas gratuites, ni faites pour s'amuser : elles ont un but social. Elles permettent de s'allier compadres et comadres, c'est-à-dire des personnes sur l'aide desquelles on pourra compter en cas de besoin. Le compadrazgo consacre les liens de voisinage en plus des liens familiaux que l’on peut avoir avec d'autres personnes. Un bon voisin est souvent plus utile qu'un fils à Iquitos.
78On devient "compadre” en coupant le cordon ombilical du nouveau-né et c'est le même personnage qui sera parrain au baptême. Comme le religieux chargé de la paroisse d'Intuto (qui couvre 830 km de rivière) ne fait que des visites espacées, un semblant de baptême, avec bain de l'enfant le remplace parfois en attendant sa venue. A l'occasion des visites du Père, baptêmes et mariages sont consacrés après quelques heures de préparation des fidèles. C'est alors que le compadrazgo s'officialise. Les familles semblent choisir pour parrain et marraine un couple. Le soir de la cérémonie, une fête est organisée dans la maison des parents.
79Entre compadres on se partage en général le produit de la chasse et toujours on s'entraide aux champs alors que l'aide du village n'est jamais assurée. En cas de nécessité, un compadre plus riche peut devenir un prêteur. On lui enverra l'enfant s'il habite près d'une école, voire ensuite à Iquitos s'il s’y est fixé. Si le rang social est assez différencié, il tend à s'instaurer deux niveaux de services : hébergement, alimentation, prêt d'argent, intervention auprès de l'administration, vente ou achat préférentiel de produits, services divers éventuels contre une aide en main-d'oeuvre toujours nécessaire. Ceci peut être la cause d'abus caractéristiques bien connus dans le reste du Pérou. Nous n'en avons pas particulièrement relevé sur les berges du Tigre, sauf quelques cas associés aux relations commerciales : riverain-habilitador, patron de bois ou regaton.11
80La vie collective du hameau se confond avec les fêtes car toute réunion est l'occasion de boire beaucoup plus que de coutume : c'est donc une fête. Elle se confond plus ou moins avec la vie familiale, avec les regroupements géographiques déjà signalés.
81Mais la principale manifestation qui regroupe plus ou moins tout le village, c'est la "minga", encore qu'elle n'existe pas partout. Elle fait appel à tous les adolescents et aux hommes qui sont volontaires et elle ne dure, en général, pas plus d'une journée. Le paysan qui a besoin d'aide prévient la veille au soir. Il est tenu de fournir le masato toute la journée et surtout le soir au village. On a recours à la minga pour les travaux agricoles mais aussi pour mettre le bois à l'eau, pour couper et amasser tout le nécessaire et réaliser la construction d'une maison. Elle tend à être utilisée pour l'entretien de l'espace habité en commun quand le hameau commence à s'organiser : tout d'abord la construction de l'école ; puis la pose de "trottoir" d'écorce sur des rondins, pour que le passage d'une maison à l'autre et au ponton puisse se faire, hors de la boue, pendant la saison des pluies. C'est ensuite une place qui est délimitée pour l'ornement du village où les réunions et les fêtes vont se dérouler. Elle n'est pas souvent entourée de maison car les villages sont en longueur. Elle peut être limitée par des barrières décoratives le long de la berge, de même que la cour de l'école. Un terrain de "fulbito" pour jouer au football, de la taille de celui de hand-ball, a parfois été défriché près des maisons et doit être entretenu. Un escalier aux marches recouvertes de planches est souvent nécessaire pour se hisser, en toutes saisons, sur la berge. Un ponton pour amarrer les pirogues du hameau rend bien des services. A Paiche-Playa a même été aménagé un parc à jeux avec des balançoires et des bancs de confection locale.
82Dans les hameaux les plus importants, ceux qui dépassent la douzaine de maisons, les fêtes nationales sont célébrées : 24 juin, fête du soleil des Incas, jour de l'Indien pour le gouvernement révolutionnaire, et le 28 juillet, fête nationale. Le village est nettoyé, les habitants regardent défiler les enfants qui présentent parfois un petit spectacle si l'instituteur le leur apprend : scénettes ou poèmes. Les chants sont rares. Le bal de rigueur soulève des controverses entre les partisans de l'orchestre traditionnel et ceux du tourne-disque, qui jugent les premiers démodés et quelque peu demeurés.
83Les orchestres locaux sont composés de flûtes et de tambours. La kéna, sans bec, est accompagnée d'un pipeau. La flûte traversière existe aussi. Le bombo, sorte de tambour, se double parfois d'un autre plus petit le "redoblante". Les rythmes sont ceux de la sierra auxquels s'ajoutent la "pandilla" de la forêt et les airs "criollos" de la côte. Il semble que chaque hameau ait ses musiciens. Les utilisateurs fabriquent leurs instruments. Une maison un peu isolée possédait une petite plantation de bambous spéciaux pour la confection des flûtes, car les enfants les cassent toujours !
84Sur les conseils du curé de la paroisse, le dimanche voit se réunir les villageois autour de l'instituteur qui est souvent le seul à savoir lire, pour une lecture commentée de la Bible et la répétition de quelques chants. La vie collective peut être assez fortement marquée par la personnalité de l'instituteur. Il fait figure d'autorité, les hameaux n'ayant que rarement un représentant du maire (teniente alcade) ou de la justice (teniente gobernador). Seule personne ayant "de l'instruction" il remplit plus ou moins toutes les fonctions administratives, religieuses et culturelles. Ceux qui enseignent dans ces villages depuis quelques années (13 ans pour l'institutrice de Marsella) se sont adaptés. D'autres nommés ici faute de place ailleurs, s'absentent ou même ne viennent pas car aucun contrôle n'est effectué. La dernière inspection remonte à cinq années. Les plus jeunes sont assez enthousiastes et convaincus de leur rôle d'éducateur de la communauté. Ils travaillent sur tous les terrains : éducation des enfants, développement de l'artisanat, du sport, de l'hygiène, organisation des villageois pour les travaux collectifs, l'esthétique du hameau, les fêtes, lutte contre l'exploitation des patrons du bois et des marchands en expliquant aux riverains comment se défendre. Celui de Paiche-Playa avait même commencé sur le village et ses habitants, une enquête en règle qui nous a été fort utile.
85La mission joue aussi ce rôle : trois écoles sont sous sa responsabilité, faute de personnel de l'état, de même que l'unique dispensaire de tout le Rio (mis à part ceux des compagnies qui ne refusent pas les patients qui s'y présentent). Le bateau de la mission contribuait à l'approvisionnement du village à un prix beaucoup plus bas que celui des épiceries, mais le crédit accordé aux clients a tué ce commerce parallèle. Des prêts sans intérêts sont accordés, avec des reçus qu'on ne peut réclamer, ce qui limite leur extension aux cas d'extrême nécessité.
86En principe, pour qu'une école soit ouverte, le village doit avoir trente élèves d'âge scolaire, munis de leur acte de naissance). A Santa Cruz, 40 enfants attendent un professeur,, sans doute manquent-ils de papiers officiels ou bien n'y a-t-il pas de candidats qualifiés.
87Autrefois, des personnes sachant lire et écrire servaient d'institutrices (deux cas) mais elles n'avaient pas les cinq années d'études primaires nécessaires. L'Etat a fermé l'école. Quand un instituteur veut s'en aller, il lui suffit souvent d'être exigeant pour la présentation des actes de naissance que beaucoup n'ont pas. La mairie d'Intuto est parfois à trois semaines de pirogue, aller et retour. Le nombre d'inscrits officiels descend alors au-dessous de trente, l'école est fermée et l'instituteur nommé ailleurs.
88En dépit de toutes ces incertitudes, l'école est le principal moteur de l'acculturation. Dans certaines cases encore, seuls les enfants comprennent et parlent l'espagnol. Elle est aussi le local où se regroupe la collectivité pour les réunions, les fêtes, les cérémonies.
89Seul Intuto possède d'autres locaux, ce qui permet d'y réserver les écoles à leur fonction éducatrice : la mairie et l'église en brique et ciment, le "Club social", grande pièce en bois, meublée de deux tables et de bancs où s'installe l'orchestre, où l'on danse et où les enfants viennent faire leurs devoirs en profitant de l'électricité.
90Actuellement, l'école est un facteur décisif de regroupement de populations et d'abandon des lieux où il n'y en a pas. Par ailleurs, Intuto grandit grâce à ses écoles, à son infirmerie, à la mairie et à sa fonction paroissiale.
IV. L'ESPACE SOCIO-CULTUREL DU RIO TIGRE
91D'un point de vue de géographie socio-ethnologique, le cours du rio Tigre a l'intérêt d'offrir des points de peuplement et des habitants diversement touchés par la vie moderne.
92Mises à part les bases pétrolières où résident des techniciens souvent étrangers, disposant de pièces climatisées, de réfrigérateurs protégeant une alimentation venant directement d'Iquitos ou de Lima via Iquitos, par hélicoptère, nous avons rencontré du Nord au Sud et des petits groupes aux hameaux importants, une acculturation progressive mais irrégulière qui rapproche peu à peu le mode de vie des riverains de celui des habitants des bourgs et petites villes de toute l'Amazonie.
93Le plus net décalage est celui de la langue. La plus ancienne génération a 70 - 80 ans. Elle ne parle ni ne comprend l'espagnol, mais seulement la langue des groupes divers parmi lesquels elle est née, hors du Tigre : "inca" (quechua de l'Equateur) andoa, Jivaro canelo.12
94Elle n'est plus représentée que par quelques individus. La génération suivante, 50 - 70 ans, parle aussi ces langues indiennes mais elle y ajoute l'espagnol au moins, sauf pour les hom mes davantage en contact avec l'extérieur ; il en va encore de même pour la génération de 30 ans à 50 ans, sauf pour des femmes vivant hors des hameaux. Les plus jeunes, eux, ne connaissent plus les dialectes des ancêtres et ils ont parfois fréquenté l'école. Parmi eux sont ceux qui savent lire et écrire : trois ans d'école et parfois même cinq ans lorsque l'école de leur village était complète. Les adolescents tendent à compléter leur instruction quand une école est proche de leur domicile. Rares sont les enfants envoyés ensuite au lycée à Nauta ou Iquitos. A Intuto, deux ou trois enfants de commerçants continuent leurs études à Lima. Il arrive que des jeunes aillent chercher un emploi à Iquitos, profitant de l'hébergement d'un parent et là-bas, ils peuvent suivre des cours du soir.
95Le cadre de vie connaît des transformations analogues. On le voit bien avec les maisons. Des trois qui ont encore une extrémité arrondie, une seule était entièrement en bon état : celle rencontrée le plus au nord, à Teniente Ruiz. Plus on descend le cours d'eau, plus la véranda se rétrécit au profit des pièces fermées pour n'être plus qu'un balcon. En dehors d'Intuto et de maisons d'instituteurs, les demeures fermées, sans véranda, ne se rencontrent que dans le bas du fleuve et à de rares exemplaires, tout comme les toits de tôle ondulée et l'usage des planches. La limite de résistance du tronc taillé en guise d'escalier ne dépasse guère la capitale du district qui est aussi un point de repère effectif entre les deux types de foyer : au sol et sur une table, et même ressemblant vraiment à un fourneau. Cette transformation est précédée de la séparation de la cuisine en pièce spécialisée. Se dessinent ensuite les chambres et une pièce d'accueil quand disparaît la véranda. La vaisselle de terre est remplacée par celle en émail.
96A Intuto et à Miraflores, on trouve des réchauds à pétrole et des réfrigérateurs chez les marchands de boissons.
97S'il n'y a que quatre écoles au nord d'Intuto, ce village en abrite trois (dont une maternelle) et on en compte huit au sud, avec souvent un nombre d'élèves plus important. Ceux-ci portent même quelquefois l'uniforme national : culotte ou jupe grise sur une chemise blanche, mais les chaussettes et souvent les chaussures sont absentes.
98La plupart des commerçants ne remontent guère le Tigre au-delà de 300 km (nord d'Intuto) car ils ont alors déjà vu la majorité de leurs clients et vendeurs. Les habitants du Bas Tigre sont les plus économiquement importants, peut-être justement parce que le regaton passe souvent, le paysan peut compter lui vendre une petite part de sa production.
99Par ailleurs, l'élevage apparaît en relation avec la proportion grandissante de migrants venus du département de San Martin où l'élevage à petite échelle est très répandu. Les villages sont alors entourés de prés parsemés d'arbres et prennent des aspects de parc. La sarbacane disparaît, la chasse perd de son importance et la pêche en acquiert un peu.
100Les traditions apportées par les habitants venus du Nord interfèrent avec les modes de vie et les habitants venus du Sud, de l'extérieur du Tigre (Amazone, Maranon, Huallaga, Ucayali, Mayo) qui ont remonté peu à peu la rivière. Si ces migrations semblent stoppées, la vie moderne, elle, continue le même cheminement en provenance d'Iquitos, par l'intermédiaire des commerçants, et plus récemment par celui des compagnies pétrolières.
101Parmi les services, l'éducation et le service de détection du paludisme sont à peu près les seuls qui ont suivi. L'extermination des moustiques se faisait par peinture au DTT sur les murs (rozear), ce qui malheureusement tuait les volailles qui picoraient les insectes morts, d'où son nom de "matagallos". Actuellement, le paludisme étant moins répandu, on le soigne avec des pilules.
102Les riverains du Nord qui descendent le fleuve, s'installent toujours un peu en aval de leur ancien lieu d'habitation (sauf parfois à cause de l'école qui peut se trouver en amont) allant au-devant de conditions meilleures, de services plus nombreux. Cette descente s'accompagne d'une criollisation qui crée un contraste entre les visages, les vêtements et les modes de vie car le métissage physique semble moins rapide que le culturel. Ceci n'est déjà plus vrai aux environs de l'embouchure.
103La région d'interférence entre ces deux domaines se situe autour d'Intuto, correspondant sur le schéma joint à l'article sur l’agriculture, à la section IV.
104Le Tigre est un lieu de brassage de peuples venus de différents affluents ou autres cours d'eau : partie équatorienne du rio Tigre, Napo et Pastaza, par les interfluves, Corrientes. Ils se sont mêlés sur le Tigre et y ont appris l'espagnol. Pour les colons venus de l'extérieur, ils ne sont d'ailleurs plus des Jivaros, Andoaruna ou Canelo, mais des Alamas, vocable qu'eux-mêmes préfèrent plutôt que la référence au groupe ancien considéré par eux comme péjoratif. Leur définition des hommes vivant en tribu est : "ce sont des sauvages qui ne vivaient que de la chasse et de cueillette, en petits groupes isolés, sans village fixe et surtout sans école". Les gens n'y portaient que des surnoms, recevant au baptême le nom de leur parrain.
105Lieu de brassage dans sa partie Nord et pour une vaste région Est-Ouest, le Tigre est aussi un lieu d'acculturation Nord-Sud, le long même de son cours qui mène à la vie du paysan criollo, celle de tous les riverains des grands cours d'eau amazoniens qui servent de voie de passage et de migration vers Iquitos où paysannat, fleuve et ville se rejoignent au quartier de Belen.
106L'intérêt du Rio tient à son caractère d'espace de transition, entre le haut cours des rivières (les "cabeceras") et le grand collectif qu'est l'Amazone. Il serait intéressant de pousser plus en détail et en profondeur l'étude que nous n'avons pu qu'ébaucher pendant un premier voyage de reconnaissance.
Notes de bas de page
1 Archives : l'instituteur avait commencé un recensement du village, indiquant pour chaque maison, le lieu de naissance, l'âge supposé, la langue parlée, la possession de papiers d'identité, le fait de savoir lire et écrire, l'état civil du chef de famille, quelquefois de la femme qui habite avec lui et le nombre de personnes, avec leur filiation, vivant sous le même toit.
2 Les toits de tôle ondulée pour les maisons particulières, hors d'Intuto n'existent qu'à un seul exemplaire au nord de ce village et ne couvrent que des épiceries-buvette ou des maisons d’éleveurs importants au Sud.
3 Regaton : marchand ambulant, possesseur d'un bateau de 5-6 tonnes, qui passe régulièrement sur le fleuve, vendant de la quincaillerie, des boissons et des conserves, achetant quelques produits agricoles et peaux.
4 Pinon-wimba = Jatropha, bombax ceibo - kapokier.
5 L'activité agricole est vue en détail dans l’article d'Anne Collin-Delavaud.
6 Carolina : habite la première maison d'indiens alamas en remontant le Rio Tigre, juste avant Intuto.
7 Bote techado : grande barque couverte d'un toit de feuilles de palmier ou de tôle ondulée, fermée tout autour avec des planches ; de dix mètres de long et six tonnes environ ; avançant à l'aide d'un moteur hors-bord (vingt ou quarante chevaux) ou "péqué-péqué" (neuf à seize chevaux.)
8 manchalo : espace de forêt où une même espèce abonde.
9 Les questions liées à l'économie régionale sont étudiées dans l'article de Claude COLLIN-DELAVAUD.
10 Voir article de M.M. STENUIT, "Pathologie humaine des rives du Tigre".
11 Une cérémonie nous est restée totalement inconnue, les gens considérant que cela leur était propre et n'en parlant qu'avec réticence : la première coupe de cheveux d’un garçon. Tant que le père est absent, l'enfant porte les cheveux dans les yeux.
12 Voir l'article de Claude COLLIN-DELAVAUD sur Les facteurs humains de ta mise en valeur.
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