Recherches sur les nouveaux pôles industriels en Amérique Latine
p. 9-14
Texte intégral
1Le Centre d'Etudes Politiques, Economiques et Sociales de l'Amérique Latine (Laboratoire associé 111 du C.N.R.S.) a entrepris en 1975 des recherches sur "Les implantations industrielles et énergético-minières nouvelles en Amérique Latine". Le projet de recherches déposé explique la genèse de cette orientation nouvelle : plusieurs groupes de travail (Recherches Amazoniennes, Recherches sur l'organisation de l'espace, Migrations au Mexique) ainsi que de nombreux chercheurs sur leur terrain particulier ont été frappés par l'implantation récente dans la plupart des pays d'Amérique Latine de grands complexes industriels dans les régions naguère peu ou pas industrialisées : littoral Pacifique du Mexique, Guyane vénézuélienne, littoral équatorien, Nordeste brésilien entre autres. La nouveauté de ces localisations et la taille des investissements auraient suffi à attirer l'attention, mais une de leurs particularités est plus intéressante encore : ces implantations sont conçues, ou du moins présentées comme des "pôles de développement" devant créer les conditions du "décollage" de régions arriérées ou très peu peuplées, les faisant d'un coup passer au rang des quelques régions développées du continent. Du même coup, on prétend ainsi assurer le "rééquilibrage" régional des pays concernés, effaçant l'habituelle dualité entre une unique région industrielle et le reste de l'espace national dépourvu d'industrie.
2On conçoit facilement que si ces projets étaient menés à bonne fin ce serait toute la géographie de l'Amérique Latine qui serait bouleversée. C'est ce qui explique que le projet de recherches ait été avancé par un groupe de la section de géographie du Laboratoire 111, plus sensible aux conséquences sur l'organisation de l'espace de cette stratégie nouvelle, aux échelles locales, régionale et nationale. Toutefois, l'ampleur des changements en cours est telle qu'il n'est pas question de mener les études dans l'optique d'une seule discipline ; aussi bien pour enrichir l'approche géographique que pour la situer par rapport à celles des disciplines voisines, il importe de montrer comment les recherches envisagées s'intègrent à celles qui ont été menées dans le passé et sont menées actuellement par les divers représentants des sciences humaines.
3Il va sans dire que ce court texte, reposant sur une recherche individuelle, limitée dans le temps et l'espace, ne prétend nullement faire un inventaire exhaustif des recherches passées et présentes, mais tout au plus montrer quelles ont été les grandes voies suivies.
4Nous laisserons de côté les travaux géographiques, présumés connus et qui ont porté principalement sur les localisations industrielles, dans le cadre de la "géographie industrielle", et sur les effets de polarisation avec en particulier les recherches de Michel Rochefort. Parmi les autres sciences humaines nous ne signalerons que pour mémoire deux directions qui ont été explorées par les sociologues, en "amont" et en "aval" de notre propos, l'étude des conditions sociales du "décollage économique", en particulier en Amérique Latine, et les effets produits sur les sociétés par l'industrialisation, dans leur composition (classes nouvelles, modification des hiérarchies) et dans leur distribution spatiale (migrations, exode rural). Nous ne reprenons pas ici tous les travaux réalisés sur notre sujet dans chacun des pays d'Amérique Latine, parmi lesquels il faudrait retenir en particulier ceux de L. Martins et C. Furtado. Pour notre sujet l'essentiel est l'apport des économistes, que nous examinerons plus particulièrement.
5Il mérite en effet notre intérêt à un double titre : à titre scientifique bien entendu, puisque les travaux sur les pôles de développement sont presque exclusivement l'œuvre d'économistes. Mais aussi à titre d'élément moteur dans les transformations que nous avons aujourd'hui à étudier. Si ces textes ne parlent évidemment pas des pôles nouveaux de l'Amérique Latine, tout donne à penser qu'ils ont quelque peu influencé ceux qui ont décidé de les créer : étudier les textes économiques d'hier sur les pôles de développement, c'est déjà un peu étudier les pôles d'aujourd'hui. Nous ne développerons ici que quelques points qui nous semblent intéressants pour nos travaux, pour le reste nous renvoyons à la bibliographie jointe.
6Tout commence avec François Perroux. Il semble bien que l'origine de la réflexion engagée sur les pôles soit un article paru en 1955 dans la revue Economie appliquée "La notion de pôle de croissance" (reprise dans le recueil L'économie du XXe siècle. P.U.F. 3ème édition, 1969). Réagissant contre les modèles de croissance harmonieuse de G. Cassel et J. Schumpeter, F. Perroux écrit : "le fait, grossier mais solide, est celui-ci : la croissance n'apparaît pas partout à la fois, elle se manifeste en des points, ou pôles de croissance, avec des intensités variables". Immédiatement après, M. Perroux signale que, pour partie, cette vue est "imposée par l'observation des pays à croissance retardée" où "des industries capitalistes sont implantées dans des économies dont de vastes parties demeurent au stade de l'économie naturelle ou artisanale". En note est précisé : "Nous visons la création des pôles industriels dans l'Oural, en Asie Russe ainsi que la politique de "complexes industriels" préconisée et même déjà engagée en Afrique. Un des schémas caractéristiques de l'opération est celui-ci : un centre d'extraction de matière première est couplé à un centre de production d'énergie et, par des voies de communications, à des centres de rapport ou de transformation". L'effet décrit est annoncé : "c'est bien en tout cas d'un moteur qu'il s'agit. Le pôle complexe appelle de nouvelles créations, ébranle des régions et change la structure de l'environnement qu'il anime". Avec plus de vingt ans d'avance, nous trouvons décrits des éléments importants des pôles actuels. Les pages suivantes (Industrie motrice et croissance, complexe d'industries et croissance, croissance des pôles et croissance des économies nationales) ouvrent de nombreuses perspectives encore actuelles, en particulier celle du "conflit entre les espaces économiques de grandes unités économiques (firmes, industries, pôles) et les espaces politiquement organisés des Etats nationaux". Ce court article contient donc en germe la plupart des problèmes qui sont ceux que nous voulons aujourd'hui décrire en Amérique Latine.
7A partir de là, plusieurs directions de recherche ont été suivies, qui n'ont pas toutes le même intérêt pour nous. A côté de rares études de cas (dont celui de J.R. Boudeville avec Les pôles de croissance brésiliens : la sidérurgie du Minas Gerais) l'effort principal a porté sur la définition précise et quelque peu théorique des mécanismes de fonctionnement des pôles, afin de caractériser leur action.
8F. Perroux lui-même s'est efforcé de cerner plus précisément les caractéristiques et les effets produits par l'implantation des pôles, dans une suite d'articles eux aussi rassemblés dans Economie du XXe siècle, sans perdre de vue les implications sur les économies nationales et les relations entre pôles et Etats. D'autres se sont attachés à la description des phénomènes à plus grande échelle et à la caractérisation des effets moteurs du pôle. Ainsi, les auteurs de Dynamique économique de la région liégeoise, L.E. Davin, L Gegeer et J. Paelinck cités par J. Paelinck dans La théorie du développement régional polarisé écrivent : "constitue un pôle de croissance, une industrie qui, par les flux de produits et de revenus qu'elle engendre, conditionne le développement et la croissance d'industries techniquement liées à elle (polarisation technique), détermine la prospérité du secteur tertiaire par les revenus qu'elle engendre (polarisation des revenus) et produit une croissance du revenu régional grâce à la concentration de nouvelles activités dans une zone donnée moyennant la perspective de pouvoir disposer de certains facteurs de production (polarisation psychologique et géographique)".
9C'est surtout à J.R. Boudeville que l'on doit l'effort de description des effets de la polarisation, qui distingue bien ce qui est dû aux pôles industriels proprement dits, eux-mêmes subdivisés en plusieurs catégories. Une des définitions les plus claires porte précisément sur un cas latino-américain, celui du Brésil, elle se trouve dans l'article "Pôles de développement et pôles de croissance brésiliens au XXe siècle, du colloque du C.N.R.S. : "Histoire quantitative du Brésil de 1800 à 1930". Il y est souligné qu'il ne faut pas confondre "1) la simple observation d'un état de polarisation géographique, liée à la notion de hiérarchie urbaine, 2) l'explication d'un processus de polarisation (développement polarisé) qui distingue les pôles d'attraction (places centrales tertiaires) les pôles de croissance (industries entraînées), les pôles de développement (industries motrices et innovation), les pôles d'intégration (qui créent des connexions entre régions)" ; cette définition se complète ainsi : "la véritable hiérarchie est dynamique et se traduit par les notions de pôles de développement (moteur), pôle de croissance (entraîné), pôle d'attraction (dépourvu d'industrie). Soulignons qu'un pôle de croissance peut grandir plus vite qu'un pôle de développement et que les pôles au rythme de croissance le plus élevé peuvent être dépourvus d'industries motrices". Ces distinctions que le corps de l'article applique au cas brésilien, peuvent constituer un élément de typologie encore valable aujourd'hui. Mais à côté de ces tentatives de description des effets produits par la présence des pôles apparaît une discussion sur l'utilisation de ces effets dans les politiques nationales de développement, dont la portée dépasse le cadre de la théorie économique.
10En effet, si les descriptions du fonctionnement des pôles ont souvent été élaborées à partir de pôles établis, anciens (la région de Liège en particulier), on a vu que dès l'origine, le cas des grandes implantations réalisées de toutes pièces dans les pays sous-développés avait attiré l'attention des économistes. Cela, en partie parce que les effets étaient alors plus nets, mais aussi parce qu'on assistait dans ces pays à des phénomènes originaux : la constitution d'enclaves capitalistes enkystées dans des pays économiquement arriérés, ou au contraire la tentative consciente de mettre en valeur des régions attardées, menée par des gouvernements soucieux de l'équilibre national. François Perroux le montrait bien et soulignait, dans le premier cas, les interférences entre les pouvoirs de la ou des firmes constituant les pôles et ceux des Etats les accueillant sur leur territoire. Une bonne partie de la réflexion des économistes a été orientée à la suite de ces constatations dans deux directions. A partir des thèmes déjà contenus dans les réflexions de F. Perroux, un certain nombre d'économistes dont le plus représentatif est Monsieur Byé, ont développé des recherches sur les rapports de forces et de pouvoir qui sous-tendent l'implantation et le fonctionnement des pôles de croissance dans les pays sous-développés, l'assymétrie des relations entre ces pays et la "métropole". Avec ces thèmes on se trouve dans le droit fil de l'analyse des sociétés dites multinationales et de leur comportement dans le Tiers Monde. D'autres économistes se sont intéressés non pas à ces pôles "subis" mais aux pôles "voulus", si l'on peut risquer cette distinction. Un des meilleurs représentants de cette tendance serait G. Destanne de Bernis, qui s'est attaché à montrer l'intérêt de l'implantation de pôles industriels, de préférence d'industrie lourde, pour amorcer le développement régional et national des pays sous-développés. Ses idées sont résumées dans deux articles de la revue Economie appliquée "Le rôle du secteur public dans l'industrialisation : cas des pays sous-développés" (tome 15 no 1-2, 1962) et "Industries industrialisantes et contenu d'une politique d'intégration régionale (tomes 19 et 21). Ici encore la portée de ces thèmes dépasse le champ de la recherche en cours et constitue une des discussions de fond sur les voies du développement et le rôle des Etats.
11On voit donc assez bien comment à partir d'une réflexion globale sur les pôles de développement se sont distingués plusieurs courants, à l'intérieur même de la recherche économique française, chacun ayant des implications différentes et débouchant sur des études très fécondes jusqu'à nos jours et surtout sur des pratiques concrètes des gouvernements des pays concernés. De sujets d'étude ces derniers en effet sont devenus acteurs dans la politique des pôles, réagissant aux grandes créations privées et entreprenant parfois leurs propres implantations. Il serait intéressant d'étudier le cheminement des idées de François Perroux jusqu'aux responsables des politiques actuelles en Amérique Latine. Il est probable que c'est par l'intermédiaire de J.R. Boudeville, qui eut de nombreuses relations et un certain nombre de disciples en Amérique Latine, en particulier au Mexique et au Brésil, que beaucoup de ces thèmes sont "passés" jusqu'aux responsables. Il ne s'agit évidemment pas d'attribuer aux idées des économistes français plus de poids qu'elles n'en ont eu, et il est certain que les conceptions étrangères, celles de J. Friedmann en particulier, ont joué également un rôle important dans la formation des "décideurs". De plus, peut-être ne faut-il pas - l'étude nous le dira - surestimer la place des choix rationalisés visant l'intérêt du pays dans la décision d'implantation des pôles industriels. Toujours est-il que le vocabulaire au moins a eu un grand succès, que l'on utilise largement aujourd'hui an Amérique Latine, souvent avec abus d'ailleurs, à propos de la moindre usine implantée ici ou là.
12Toutefois, on notera que si ces idées ont connu un grand succès, au point de modifier ce qu'elles décrivaient, on ne peut guère dire qu'elles soient très neuves : pour l'essentiel elles remontent à vingt ans, beaucoup des articles que nous citons ont dix ans et plus. Elles ont certes été ensuite complétées, enrichies, les définitions des pôles ont été perfectionnées. J.R. Boudeville a mis au point la méthode du "digraphe" qui permet de les reconnaître, de les décrire et de les analyser précisément. Fondamentalement, toutefois, la recherche sur les pôles industriels en économie ne progresse plus guère - des économistes comme P. Ph Aydalot nous l'ont confirmé - si ce n’est dans la voie de la formalisation mathématique. Doit-on y voir une voie sans issue, une recherche menée à son terme ?
13Sans doute faut-il y voir plutôt la marque d'un changement profond de la réalité étudiée. Les réflexions de F. Perroux reposaient en grande partie sur une évolution constante depuis la révolution industrielle, où le développement était toujours mené par des centres peu nombreux et de plus en plus puissants, et où la puissance industrielle était l'essentiel. Depuis une vingtaine d'années, une évolution insensible a fait que le vrai pouvoir d'entraînement est de plus en plus le fait d'activités d'industrie plus "légères" (électronique, aéronautique) voire non industrielles (recherche, gestion), pour lesquelles la concentration géographique et les économies d'échelle au niveau de la production sont moins importantes. Du même coup, des activités naguère "nobles" et réservées aux seuls pôles de développement très importants ont été "rejetées" ailleurs, même si ceux qui les recevaient ou les implantaient avaient l'impression d'accéder grâce à eux au statut de grande puissance. On l'a vu pour la sidérurgie, autrefois activité motrice par excellence, on le voit actuellement pour la construction automobile, et peut-être sans préjuger du résultat de nos recherches, doit-on voir là la clef réelle de la floraison de "pôles industriels" en Amérique Latine et dans tout le Tiers Monde : c'est là une hypothèse à vérifier.
14Si donc les recherches passées sur les pôles de développement ont eu de nombreuses "retombées" en alimentant les controverses actuelles sur le rôle des grandes firmes et les politiques industrielles des Etats, et eu un certain poids dans les politiques industrielles menées par les gouvernements - du moins dans leurs discours - force est de constater que dans le domaine de l'économie du moins, ces thèmes ont cessé de préoccuper les chercheurs : ceci nous amène à examiner les recherches en cours.
15On peut distinguer plusieurs champs qui se recoupent et recoupent celui du LA 1111.
16Le premier champ d'étude est géographique, c'est celui de l'Amérique Latine. En ce domaine le LA 111 et l'Institut des Hautes Etudes de l'Amérique Latine sont bien le lieu central des études, mais il conviendrait de ne pas oublier des chercheurs qui lui sont extérieurs. Nous pensons en particulier à l'équipe d'Alain Touraine, le Centre d'Etude des Mouvements Sociaux. Les thèmes de travail ne sont pas exactement ceux qui nous occupent, mais s'y rattachent : participation populaire au développement du Pérou (A. Meister), conflits sociaux et politiques en Colombie (D. Pécaut). De même, puisque la décision d'implanter des pôles industriels est fondamentalement chose politique, sont concernés des spécialistes de sciences politiques : à la Fondation nationale des Sciences Politiques une équipe, avec MM. Gilhodes et Rouquié s'occupe des systèmes politiques latino-américains, en général et dans un certain nombre de pays (en particulier en Amérique Centrale).
17Puis, parce que la politique des pôles est affaire de décisions, on trouve les sociologues qui s'intéressent aux organisations et aux modalités de la prise de décision. C'est le cas du centre de sociologie des organisations (C.S.O.) de M. Crozier. Le champ d'étude est strictement européen mais certains des chercheurs connaissent l'Amérique Latine, ainsi C. Bailé, qui a écrit un article récent sur le pôle de Las Truchas.
18Un troisième champ de recherches recoupe les précédents, même s'il ne concerne qu'accessoirement l'Amérique Latine. Comme les pôles industriels nouveaux sont souvent créés par les investissements étrangers, en particulier ceux des grandes firmes multinationales, les recherches menées "à l'origine" peuvent nous aider à mieux comprendre les effets "à l'arrivée". Le Centre d'Etudes sur l'entreprise multinationale (C.E.R.E.M.) étudie entre autres thèmes celui de l'investissement dans les pays en voie de développement. A Rennes une petite équipe étudie les structures financières et industrielles internationales et en particulier le transfert des activités industrielles multinationales vers les pays en voie de développement (MM. Biais et Humbert). Du côté de "l'arrivée" on peut signaler les recherches du Centre d'Etudes et de Recherches sur le développement industriel (C.E.R.D.I.), de Clermont-Ferrand. Dans le cadre général des relations économiques entre pays inégalement développés, le centre s'intéresse aux effets structurels du financement extérieur, en l'appliquant aux pays africains : des analogies existent sans doute, qui peuvent nous donner des éléments utiles de comparaison.
19Enfin, dans un cadre plus large encore puisqu'il est planétaire, une réflexion est en cours sur la nouvelle division internationale du travail. On sait que ce thème est étroitement lié à ceux de la crise de l'énergie et de la protection de l'environnement. On ne sera pas étonné de trouver au centre de cette réflexion le Centre international de recherche sur l'environnement et le développement d'Ignacy Sachs. Toutefois, l'orientation des travaux n'est pas celle de l'explication des changements en cours, par exemple l'exportation des industries polluantes vers le Tiers Monde, mais plutôt une tentative de définir ce qui devrait être fait, les industries à technologie douce qui devraient être implantées dans les pays riches en énergie solaire et en ressources renouvelables. A cela s'ajoute bien sûr un souci permanent de l'impact sur l'environnement qui rencontre notre souci d'étudier l'effet des implantations industrielles à plusieurs échelles, dont l'échelle locale.
20Pour la présente recherche nous pourrons donc utiliser des acquis,, avec prudence car il s'agit de les appliquer à des faits nouveaux. Ce que les économistes ont écrit des pôles (de croissance, de développement, etc...) doit d'autant plus être repris qu'on nous présente souvent la réalité actuelle comme une application de ces théories : on doit examiner s'il y a conformité au modèle, en particulier pour les effets induits, qui sont le pari le plus porteur d'avenir, mais aussi le plus risqué. On pourra également, pour établir quelques comparaisons, se reporter à des études de cas non latino-américains, que ce soit dans le Tiers-Monde (Fria, Singapour) dans les pays socialistes (Sibérie occidentale) ou même en Europe (Tarente, Fos).
21Par rapport aux recherches en cours, nous n'avons guère de mal à nous situer géographiquement et thématiquement puisque le sujet nous est propre. Quant à la perspective elle est définie dans les projets de recherche du LA 111 de juin 1975 avec assez de précision pour qu'il suffise ici d'en rappeler les grandes lignes en soulignant quelques points, et en marquant les rapports avec les disciplines voisines.
22Si on laisse de côté l'inventaire des implantations réalisées, qui est déjà fort avancé, on peut distinguer deux niveaux d'analyse. On pourrait appeler le premier 1'"amont" de l'implantation, celui de la décision. C'est ici qu'est précieux l'apport des sociologues spécialistes des sociétés latino-américaines comme Luciano Martins, des politologues, pour tous les cas où la décision est d'origine latino-américaine, des économistes et des sociologues des sociétés multinationales dans les cas où l'initiative est étrangère. Cela permet de cerner le pourquoi et le comment de la décision prise. Il ne faut pourtant pas renoncer à mener à ce stade une analyse proprement géographique, qui s'appuie sur la notion d'échelle. D'abord, où va-t-on situer le projet - la question "où" ? est toujours la première pour nous et c'est peut-être au niveau le plus immédiat ce qui nous distingue des autres sciences humaines. Ce "où ?" inclut évidemment le site précis (littoral, fluvial, gisement) mais aussi la situation dans l'espace national (zone sous-peuplée pionnière, zone traditionnelle déprimée, périphérie des métropoles) et international (accords bilatéraux, marchés communs). Ensuite, pourquoi implante-t-on là, que vise-t-on ? Selon les cas, ce peut être le marché régional, national, international, voire mondial et on a alors affaire à des stratégies et à des tactiques différentes, qu'on peut appréhender par ces questions géographiques. Enfin, il faut faire intervenir la spécificité de l'espace national choisi (taille, degré de développement, etc...) pour bien cerner le but visé et commencer à décrire les effets, que l'on peut pressentir dès le stade du projet.
23Ensuite, le travail doit être mené essentiellement sur le terrain et l'analyse géographique prime, sans exclure l'appui des économistes, des sociologues, voire des écologues. Il s'agit en effet de l'analyse concrète des implantations, ce qui suppose qu'elles soient au moins en cours de réalisation. Ici encore il faut distinguer plusieurs stades. Il faut tout d'abord apprécier la réalité du "pôle". C'est ici que l'on pourra s'appuyer sur les concepts élaborés par les économistes pour estimer si c'est à bon droit ou par abus de langage que les responsables parlent de "pôle de croissance" ou de "pôle de développement". Une étude des relations interindustrielles, du degré d'intégration et de diversification, l'estimation du multiplicateur d'emploi et des masses salariales donne un aperçu sérieux sur la réalité du pôle et permet de caractériser, et peut-être d'éliminer des mono-industries constituées en pures et simples enclaves.
24Au-delà de cette étude purement industrielle, il faudra examiner l'insertion du pôle dans le tissu urbain local et régional : est-il rattaché à une ville pré-existante capable de l'accueillir, ou implanté dans une zone qu'il va bouleverser, sous-peuplée ou rurale ?
25On aura au passage reconnu les questions habituelles de la géographie industrielle, nous sommes donc ici en terrain connu. Mais il est évident qu'ici aussi le concours des économistes, des urbanistes et des sociologues est le bienvenu.
26Enfin, et c'est peut-être le plus important pour répondre à la question "s'agit-il réellement de pôles de développement ?", il faut examiner les effets de ces implantations. La question est évidemment la plus brûlante, et un moyen de la clarifier est de recourir une fois encore à la distinction de plusieurs échelles.
27A l'échelle locale on va voir apparaître les nuisances qui constituent notre point de rencontre avec les recherches écologiques. On pourra aussi estimer l'importance des infrastructures apportées, les améliorations éventuelles du niveau de vie, ce qui nous mène tout droit à l'étude de l'attraction exercée sur les populations voisines, et à une rencontre avec les sociologues.
28A l'échelle régionale, le géographe retrouve tout l'acquis des travaux antérieurs sur la polarisation et les réseaux urbains. C'est aussi ici que l'on verra se placer ou non les effets d'entraînement que devrait provoquer le pôle : y-a-t-il processus de développement d'une région par la dynamique du pôle faisant "tache d'huile" ou destructuration par l'introduction d'un corps étranger ? De la réponse dépend toute l'appréciation que l'on peut porter sur la réussite du pôle, ou du moins sur sa conformité avec les objectifs annoncés par ses promoteurs.
29Enfin au niveau national - l'échelle régionale peut ne pas exister ou plutôt se confondre avec celui-ci dans les petits pays - quel est l'effet produit par les pôles, les intentions de rééquilibrage souvent annoncées ont-elles quelque réalité ? Avec cette analyse on achève d'estimer le rôle du pôle, resterait seulement pour les très grandes installations à en apprécier le rôle international, qui n'est pas négligeable quand on vise un marché continental ou même mondial.
30Avec cette estimation serrée des effets à ces trois échelles (dont on rappellera seulement pour mémoire qu'elle inclut les flux des marchandises, des capitaux, des hommes), on pourra sans doute dire précisément si on a bien affaire à un pôle de développement. Mais il ne faut pas croire qu'une réponse négative soit un échec : les effets de destructuration, d'involution parfois qui auront été décrits et expliqués ont autant ou plus de valeur qu'une confirmation des thèses officielles et replacer le phénomène de l'industrialisation de régions nouvelles dans son cadre économique et politique peut passer par une critique de ces thèses.
31Au total voilà donc un axe de recherches qui permet à une équipe de géographes de réaliser des recherches autonomes, mais appuyées sur celles de disciplines voisines, tant par l'utilisation de leurs résultats que par la confrontation des travaux en cours. On peut en attendre plusieurs apports : une meilleure connaissance de l'Amérique, Latine - ce qui est après tout la vocation du Laboratoire - avec les derniers développements de la conjoncture. Par ailleurs, les pôles étudiés seront autant de cas nouveaux pour la géographie industrielle, la géographie du sous-développement et une contribution à l'appréciation de l'efficacité de la géographie volontaire - que ce soit un succès ou un échec. Si des apports des disciplines voisines sont souhaitables et peuvent enrichir l'analyse - c'est l'habitude en géographie - il y a bien là un domaine où des géographes ont un rôle particulièrement important à jouer pour décrire et expliquer un des phénomènes majeurs de l'Amérique Latine aujourd'hui.
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Notes de bas de page
1 Ici encore nous laisserons de côté les recherches des géographes, dont les principales sont celles des équipes de Michel Rochefort (polarisation, en particulier en Amérique Latine) et de Jacqueline Beaujeu-Garnier (géographie industrielle).
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Foyers industriels nouveaux en Amérique latine, Afrique noire et Asie
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