La localisation industrielle et le concept de pôle de développement
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Texte intégral
1En élargissant la "théorie de l'équilibre" jusqu'à la faire rentrer dans "l’interdépendance générale" des faits économiques, les néo-classiques n'en restaient pas moins indifférents à la réalité spatiale de l'économie
2Et ce n'est pas "l'économie pure" de l'Ecole de Lausanne qui, tout en se réclamant d'une "vision globale", contribua effectivement à l'insertion du circuit économique dans l'espace. Pas plus d'ailleurs que le grand Alfred Marshall qui a certes dynamisé la "théorie marginaliste" jusqu'à y inclure temps et espace mais en privilégiant très largement le premier de ces facteurs au second1.
3On aurait pu espérer un regain d'intérêt spatial avec les théories du commerce international, assise on ne peut plus concrète dans le domaine de la localisation. Pourtant, là encore, les critiques néo-libérales affinées de la théorie classique se sont égarées, en particulier sur le rapport prix-quantités de facteurs de production et vers ses prolongements à travers le paradoxe de Leontief2.
4Les géographes avec la "théorie de la base économique" s'appliquant aux espaces urbains et conçue à l'origine - vers les années 30 - comme une analyse du multiplicateur géographique, ont eu le mérite de fournir enfin une image concrète de la structure des économies territoriales et de privilégier, dans 1'explication,1'association étroite entre le développement de "l'entreprise de base" et celui des "firmes domestiques", néanmoins condamnées à tenir un rôle d'appoint dans la localisation des activités. Mais, dans une démarche inverse, le fond du problème avait déjà été avantageusement déchiffré par A. Marshall lorsqu'il s'attachait à formuler la théorie de la localisation optimale de la firme dans un contexte d'économies externes fort bien campé par ses soins3.
5Cependant, on peut se demander si la faiblesse des théories évoquées de la localisation et de la spécialisation ne tiendrait pas à l'absence d'approfondissement et aux confusions sur la substitution entre facteurs de production (terre, main-d’oeuvre, capital) et surtout au refus de prendre en compte l'aspect dynamique, temporel et spatial, procuré par l'accumulation du capital.
6C'est à partir de la "dynamique des forces" que François Perroux, quittant le plan des comportements économiques, dénonce les insuffisances du néo-libéralisme. Il privilégie et met l'accent sur l'effet de domination qui aboutit "à consacrer l'influence dissymétrique ou irréversible... intentionnelle ou non, qu'un individu, une firme, une nation, en un mot une unité économique quelconque, exerce sur d'autres unités moins puissantes".4.
7A partir de cette analyse, François Perroux a été amené à réviser la notion d'espace économique. Celui-ci doit être rigoureusement différencié de l'espace géographique et de l'espace politique. Suivant André Piettre l'espace pérouxien apparaît "comme le contenu d'un plan (l'ensemble des relations existant entre une firme, ses fournisseurs et ses acheteurs), comme un champ de forces (zones d'influence) et comme un ensemble homogène (même système, disons : mêmes règles du jeu)"5.
8Toutefois, alors que la plupart des modèles proposés jusqu'alors se souciaient fort peu des comportements de cet espace et semblaient sous-entendre l’étalement des activités productrices dans tout l'espace économique (par ailleurs paradoxalement exprimé ponctuellement), François Perroux tirait les conclusions de la concentration progressive des activités dans un petit nombre de grandes villes saturées, de régions sur-industrialisées, de "foyers de développement". Il concluait donc à la constation évidente d'effets de polarisation6.
9Depuis 1955, l'expression heureuse de pôle de développement (économique) a fait son chemin.
10François Perroux n'a pas de mal à démontrer que la plus grande croissance s'est réalisée à partir de la formation de pôles multiples, financiers ou commerciaux et surtout de production, c'est-à-dire "d'ensembles d'unités motrices exerçant des effets d'entraînement à l'égard d'autres ensembles "7.
11Avec l'exemple de la Rhur, il rejoint la notion de "pays foyer" (foci) établie par H.B. Woolley pour les différencier des "pays affiliés" (affiliated), les Etats-Unis, au-dessus du lot, constituant un "super foyer"8.
12Le signe des pays foyers est de posséder des pôles de développement, de pouvoir en créer rapidement d'autres et d'en implanter ailleurs. Caractéristique non sans importance pour l'examen des rapports entre les pays développés et les pays en voie de développement. L'un des spécialistes les plus représentatifs de l'analyse spatiale, Walter Isard, synthétise ces considérations : l'espace économique réel tend à comprendre un réseau hiérarchisé de points focaux à des degrés divers de domination ; en conséquence une théorie de la localisation avec une hypothèse de continuité spatiale n'est pas vraiment applicable ; pour travailler sur l'espace il convient d'avoir en mémoire une hiérarchie de points focaux reliés par diverses voies de transports et de communication9.
« RÉSEAU HIÉRARCHISÉ DE POINTS FOCAUX » ET PAYS EN DÉVELOPPEMENT
13Jacques R. Boudeville, fort de son expérience latino-américaine, constatait dès la fin des années 50, que, malgré sa vocation universelle, la croissance, localisée, faisait du déséquilibre de l'essor économique le problème dominant10.
14L'attention des théoriciens a été, en effet, attirée sur la difficulté d'implanter dans les pays en développement, de véritables pôles. Et si, par bonheur, ils existent, la plupart des industries qui les composent semblent allergiques à la "théorie de l'entraînement" telle qu’elle est formulée par François Perroux (in : Techniques de la planification, p. 118) : "les effets d'entraînement se définissent par les actions dans lesquelles l'augmentation du taux de croissance du produit ou de la productivité d'une unité simple ou complexe A provoque l'augmentation du taux de croissance du produit ou de la productivité d'une autre unité simple ou complexe B ; l'unité entraînante ou motrice, ainsi entendue, agit théoriquement sur une unité entraînée ou mue, soit par un effet de dimension, soit par un effet de productivité ou d'innovation".
15Paul Rosenstein-Rodan, repris une décennie plus tard par Ragnar Nurkse, crut pouvoir répondre au problème de la stagnation dans les pays sous-développés, en le liant à l'absence d'économies externes. A quelque temps de là, Albert O. Hirschman semblait d'un avis analogue en préconisant une stratégie de la croissance destinée à favoriser l'environnement industriel pour permettre une croissance soutenue. La tactique de François Perroux faite de l'injection d'investissements massifs dans les secteurs stratégiques, s'inspirait de la même doctrine tout en privilégiant la notion de pôle.
16Encore, comme l'a démontré Tibor de Scitovsky, ne faut-il pas traiter de la même manière le "magma" des économies externes11. L'approfondissement de ces analyses peut être fructueux mais il n'a pas emporté la décision.
17Puisque l'un des volets de l'économie spatiale débouche sur l'économie du développement entendue comme dynamique de la croissance et ensemble de rapports hiérarchisés entre foyers simples ou complexes, il convenait, pour progresser, de démonter les mécanismes entraînant les disparités spatiales.
18En s'appuyant sur la théorie de l'échange international des néo-classiques, de nombreux auteurs ont été amenés à étudier les processus intervenant dans les relations entre partenaires de force inégale. Dans tous ces cas, il leur a été facile de démontrer la propagation du déséquilibre existant à la base de l'échange12.
19Ainsi, à partir de la notion de différences de structures, Gunnar Myrdal dénonce-t-il les interrelations entre pays développés et sous-développés comme des relations entre pays essentiellement hétérogènes. Pour lui, les pays industrialisés à économie diversifiée sont à l'origine d'effets cumulatifs d'appauvrissement au détriment de leurs partenaires plus modestes.
20Ce mécanisme fondamental allié aux disparités régionales, engendre et entretient des effets d'assymétrie mis en exergue par François Perroux :
- assymétrie d'autonomie : enclaves formées par les "Grandes unités interterritoriales (les G.U.I. de Maurice Byé) et circuits clos de financement des firmes transnationales (les F.T.N. de Pierre Dockes) ;
- assymétrie d'influence : prix directeurs, détérioration des termes de l'échange ;
- assymétrie d'efficacité : dichotomies du type pays foyers et affiliés, domination ;
- assymétrie de polarisation : orientation des flux de facteurs et de produits ;
- assymétrie industrielle : créativité, productivité, industries traditionnelles et modernes13.
21Ces approches plus objectives de l'étude spatiale dans ses rapports avec le sous-développement ont été considérablement renforcées sous l'impulsion d'analyses marxistes entendues comme des relations impérialistes entre espaces inégaux.
22Déjà au milieu du XIXe siècle, les partisans d'une "économie nationale" par opposition à l'universalité du libéralisme économique sauvage, avaient formulé une "théorie des forces productrices" allant de pair avec une doctrine du "juste échange". Il s'agissait à l'époque de se protéger contre l'invasion commerciale de la Grande-Bretagne qui entendait donner des leçons de liberté aux autres états moins bien industrialisés. Frédéric List faisait remarquer la duplicité d'un pays qui prenait maintenant bien soin de repousser l'échelle protectionniste dont elle s'était servie pour monter au sommet, afin de ne la voir empruntée par quiconque. Il préconisait certes la règle du jeu du libéralisme mais seulement entre "nations normales" parvenues au même stade de développement14.
23Suivant une problématique entièrement différente mais en dénonçant également un impérialisme devenu aujourd'hui synonyme d'exploitation du Tiers-Monde, des auteurs marxistes, voire quelques néo-libéraux humanistes (socialistes), ont entrepris de disséquer "les mobilités perverses" à l'origine même du concept de sous-développement. Même en faisant abstraction de travaux de chiffrement sur les "pillages" qui relèvent plutôt de la prise de conscience, il existe maintenant toute une série d'ouvrages sur la firme internationale, la grande unité territoriale, le capitalisme monopoliste mondial, l'internationalisation du capital. Ils sont autant d'efforts pour construire d'emblée une analyse au niveau mondial en remplaçant la juxtaposition traditionnelle entre économies nationales par le modèle d'une structure hiérarchisée15. Citons : l'ouvrage de Paul Baran et de P. Sweezy auxquels Ernest Mandel entend apporter quelque orthodoxie ; la fameuse théorie de l'échange inégal d'Arghiri Emmanuel et sa polémique avec Charles Bettelheim bientôt suivie des prises de position de H. Denis (in Politique aujourd'hui), de Ch. Palloix (in l'Homme et la société) et autres... ; la critique de la théorie néo-classique de Pierre Dockes et ses dénonciations de l'impérialisme, de la spécialisation internationale et de la division capitaliste du travail ; le procès fait au capitalisme dans le sous-développement de l'Amérique Latine par André Gunder Frank ; etc... Et Samir Amin de rappeler également la place importante tenue par des travaux non apologétiques sur les mêmes thèmes : la domination des Etats-Unis en Amérique Latine par Celso Furtado ; l'exploitation des nations par S.Ch. Kolm ; les prises de position de l'un des sages de l'Amérique Latine, Raoul Prebisch, et à sa suite toute une série d'analyses de la CEPAL et autres économistes latinoaméricains16.
Notes de bas de page
1 Sur Léon WALRAS (Eléments d’économie politique pure) et l’Ecole de Lausanne, voir rapport F. OULES : Textes choisis, Dalloz, 1950.
Sur A. MARSHALL (Principes of Economies) et "the marshallian age" - ainsi d'ailleurs que sur WALRAS -voir History of économie analysis, de J. SCHUMPETER.
2 Concernant les critiques, on peut citer : E. HECKSCHER (The effect of foreign trade on the distribution of income, in Readings of internatial trade, American Economie Association, Philadelphie, Blakiston 1949). B. OHLIN, Interregional and international trade, Harvard University Press, 1933.
P.A. SAMUELSON, International trade and the equalization of factors price ; Economie Journal, June 1948.
A.P. LERNER, Factor prices and international trade, Economica, february 1952.
Concernant l'apport de W.W. LEONTIEF, Domestic production and foreign trade : the american society reexamined, Proceedings of the america philosophical society, vol. 97, 1953.
3 Paul CLAVAL, Régions, nations, grands espaces, Edit. Genin, 1968. rappelle les travaux de Ralph E. PFOUTS, The technias of urban economie base analysis, Chandler Davis, West Trenton, 1960.
Cf. également, A. MARSHALL, Principies of economies, Macmillan, London, 1890.
4 François PERROUX, Esquisse d'une théorie de l'économie dominante, Economie Appliquée, no 1, 1950.
5 A. PIETTRE, Pensée économique et théories contemporaines, Dalloz, 6e édition, 1973.
6 François PERROUX, Note sur la notion de pôle de croissance, Economie Appliquée, vol. VIII, No 1/2, 1955.
7 François PERROUX, Matériaux pour une analyse de la croissance économique, Publi. ISEA, série D, no 8, 1955.
8 H.B. WOOLEY : On the elaboration of a System of international transactions accounts, National Bureau of Economie Research, vol. VIII, 1954.
9 W. ISARD, Location and space economy, Wiley, 1956. En France l'analyse de ces questions a notamment été entreprise, entre autres, par Claude PONSARD, Histoire des théories économiques spatiales, Colin, 1958, Economie et espace, S.E.D.E.S., 1955, et autres travaux sur la théorie des graphes... ; par Robert ERBES, L'Intégration économique internationale, P.U.F., 1966.
10 J.R. BOUDEVILLE, Contribution à l'étude des pôles de croissance : une industrie motrice : la sidérurgie du Minas Gerais, Cahiers de l’ISEA, série F, no 10, 1957. - Les espaces économiques - PUF, 1961.-Aménagement du territoire et polarisation Génin, 1972.
11 P. ROSENSTEIN-RODAN, Problems of industrialization of eastern and south-eastern Europe, Economic Journal, LIII, 1943. - R. NURKSE, Problems of capital formation in underdeveloped countries, Oxford, B. Blakwell, 1953.- A.O. HIRSCHMAN, The strategy of economie development, New Haven, Yale University Press, 1958.- François PERROUX, Les points de développement et les foyers de progrès, Cahiers ISEA, F, 12, Nov. 1959.-T. de SCITOVSKY, The concepts of extemal economies, Journal of political economy, LXII, 1954. Et dans le même ordre d'idée, Henri BOURGUINAT, Economies et déséconomies externes, Revue d'économie politique, XV, 1964.
12 Voir par exemple, Th. BALOG1, Partenaires inégaux, dans l'échange international, Dunod, 1971.
13 G. MYRDAL, Un économie internationale, PUF, 1958. - Planifier pour développer. Edit. Ouvrières, 1963. François PERROUX, Les industries motrices et la croissance d'une économie nationale, Economie Appliquée, 1963.
14 Fr. LIST, Système national d’économie politique, (une traduction française en 1857).
15 Cf. Philippe AYDALOT :Dynamique spatiale et développement inégal. Edit. Economica, 1976.
Sur les "pillages" rappelons P. JALEE, Le pillage du Tiers-Monde, Maspéro, 1970, et certains "rapports au Tribunal B. RUSSELL" (voir plus loin le cas d'Haïti).
16 Quelques travaux d'une bibliographie déjà fournie : P.A. BARAN, The political economy of growth, Monthly review press, New-York, 1957 (traduction chez Maspéro).
P. BARAN et P. SWEEZY, Le capitalisme monopolistique, 1968 ; et E. MANDEL, La théorie de la valeur travail et le capitalisme monopolistique, in Critique de l'économie politique, 1970.
A. EMMANUEL, L'échange inégal, Maspéro, 1969.
P. DOCKES, L'internationale du capital, PUF, 1975.
S. AMIN, L’accumulation à l’échelle mondiale, U.G.E., 10-18, 2ème édition, 1976.
A.G. FRANK, Capitalisme et sous-développement en Amérique Latine, Maspéro, 1968.
Maria Conceiçao TAVARES, Auge y declinacion del proceso de subtitucion de importaciones en el Brasil, Boletín Economico de America Latina, 1964.
Alain TOURAINE, Les sociétés dépendantes (Amérique Latine), Edit. Duculot, 1976.
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Foyers industriels nouveaux en Amérique latine, Afrique noire et Asie
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