Précédent Suivant

Colonisation de la forêt et rôle de l’État : quelques remarques sur le cas de l’« Oriente Colombien »

p. 133-142


Texte intégral

1La Colombie, pays deux fois grand comme la France, mais moitié moins peuplé, dispose de vastes espaces inoccupés. Sa population inégalement répartie occupe en majorité les plateaux et les terres froides. (53 % de la population vit dans 429 "municipes" occupant 8 % du territoire). Les terres chaudes et notamment la forêt tropicale humide sont désertes ou faiblement peuplées. (167 hbts au km2 dans le Quindio département caféiculteur, 2 hbts au km2 dans le Metà (LLANOS) 0,8 % dans l'Amazonas). Le vieil adage suivant lequel dans l'Amérique Andine, hommes et arbres sont séparés, trouve ici sa justification. Mais tout n'est pas à conquérir. D'une part les terres "vierges" ont leurs habitants "primitifs" qui ont des droits légitimes sur le sol et peuvent tenter de les faire reconnaître. Par ailleurs, nombreux sont les sols impropres à une activité agricole'. sols inondables, salins, trop acides ou encore trop éloignés de toute voie d'accès1. Les experts de l'INCORA (Institut Colombien de la Réforme Agraire) estiment toutefois que ce sont plus de 3 millions d'hectares qui dans l'immédiat pourraient être gagnés sur la forêt et faire l'objet d'une activité agricole soutenue.

2Dans ces territoires périphériques se développe un puissant mouvement de colonisation spontanée. Des milliers d'hectares de forêt tombent chaque année sous la hache du petit colon, des péones des nouvelles haciendas, des ouvriers employés par les compagnies forestières. L'INDERENA, chargé par le gouvernement colombien de protéger la flore et la faune du pays, chiffre à 500.000 hectares la superficie annuelle de déboisement. De vastes régions comme celles du Caqueta, du Putumayo ou même du Vaupès dans sa partie nord2 considérées il y a peu de temps encore comme des espaces "naturels" sont maintenant bouleversées par la colonisation et abritent une population en pleine expansion.

3La progression des hommes au détriment de la forêt est donc rapide ; elle n'est pas nouvelle : il y a moins d'un siècle que les versants andins, propices à la culture du café, ont été défrichés par les petits colons en provenance des terres froides. Aujourd'hui c'est la forêt tropicale humide, moins accueillante et surtout d'un rapport financier infiniment moins élevé pour le petit colon, qui recule devant les descendants des pionniers du Caldas, du Vallé ou du Quindio3.

Comment expliquer ce puissant mouvement de colonisation ?

4L'occupation de nouveaux espaces, c'est d'abord la migration des hommes. C'est donc par les causes de cette dernière qu'il nous faut commencer. Une première remarque : le mouvement pionnier n'est pas pris en charge par une population d'origine étrangère4 mais par une masse de petits paysans venant des zones froides ou tempérées du pays. Ceux-ci, confrontés au manque de terre, ruinés par le marché, chassés par la violence politique et sociale, sont les produits directs du modèle de développement choisi par le pays (c'est-à-dire imposé par les classes dominantes, anciennes et nouvelles, alliées au capital étranger et réunies dans ce qu'il est convenu d'appeler l'oligarchie).

5Résumons la situation : Après 17 ans de réforme agraire5 la structure foncière du pays est toujours aussi inégalitaire et bloquée : 62 % des propriétés n'occupent que 4,5 % de la superficie recensée (moy. 1,8 ha) alors que 3,5 % des propriétés (+ de 1000 ha) occupent à elles seules 66 % du sol (0,2 % des propriétés disposent de 30,4 % du sol). Le panorama est donc celui inchangé, et bien connu de la coexistence du latifundia et du minifundia le plus extrême. (Les études les plus récentes indiquent même une aggravation du phénomène - cf. Kalmanovitz 1974). Et à ceci se superposent des inégalités considérables en matière de qualité des sols, irrigation, etc. Ajoutons l'existence officiellement reconnue de plus de 1 million de paysans sans terre et un taux de croissance démographique dans les campagnes parmi les plus élevés du monde (3 %). L'essort très réel de la production agricole colombienne (surtout des cultures commerciales, coton, riz, canne à sucre, sorgho etc...) n'a pas lieu au travers d'une transformation démocratique de l'accès aux moyens de production, mais au travers d'une capitalisation accélérée de la moyenne et grande propriété et d'un déplacement de la frontière agricole, c'est-à-dire par la voie "Junker", catastrophique pour la paysannerie, et la répression. La spoliation paysanne débouche sur la migration. Pour le paysan andin qui ne veut pas disparaître comme "campesino" pour réapparaître sous les traits du marginal urbain, et qui ne trouve pas davantage à s'employer dans l'agriculture capitaliste, reste donc la voie difficile de la colonisation de la forêt tropicale, notamment de l'"Oriente" colombien. La logique du mouvement pionnier et sa force ont donc leur origine dans les contradictions sociales traversant les campagnes.

6Mais la colonisation de l'oriente, n'est pas que l'affaire de petits "colonos" et de leur famille.

7Le capital agraire, usuraire et commercial, les grandes compagnies étrangères, minières et forestières, l'Etat au travers de ses multiples agences et last but not least, les populations indigènes sont parties prenantes dans l'affaire et ne manquent pas d'intervenir. Leurs intérêts sont divergents et souvent contradictoires. Les zones de colonisation sont d'abord des zones de conflits, et de conflits plus violents qu'ailleurs, parce que non médiatisés, contrôlés et institutionalisés comme ils tendent à l'être dans les zones moins marginales du pays. La présence de l'Etat y est faible, la force publique est souvent relayée par les milices privées des grands propriétaires ou des trafiquants de drogue, les droits des colonos ne sont pas reconnus, à commencer par celui de s'organiser en syndicats, et la population indienne n'a rien à attendre du racisme des "Rationales"... et de la rationalité de la mise en valeur capitaliste.

8Prenons le cas du bas PUTUMAYO. Cette région forestière au S.E. de Pasto, enserrée entre deux affluents de l'Amazone (Caqueta et Putumayo) offre un bon exemple de colonisation "spontanée". S'y trouvent réunis comme dans un microcosme les différents acteurs d'un processus de colonisation à l'œuvre dans toute les zones marginales du pays.

91. D'abord les petits et grands colons, le capital agraire, commerçant et usurier : Une étude de l'université du Nariño (V. ALVAREZ 1976) a bien mis en valeur le modèle en trois étapes, suivi par la pénétration agraire : Arrivent d'abord les petits colons, chassés par la misère et la "violence" qui empruntent la route de Pasto à Mocoa créée pour les besoins du conflit militaire avec le Pérou (1932)6 et prolongée en 1966 pour les besoins de la texaco Cy. Cette première vague entame la forêt, crée les premières pistes et jette les bases d'une économie vivrière à base d'horticulture sur brulis. On connaît bien les obstacles auxquels elle se heurte dans son entreprise de colonisation. Citons la méconnaissance du milieu et de ses ressources, l'éloignement des centres de marché, le manque total de capital aggravé de l'impossibilité d'un accès au crédit officiel (absence de titre de propriété), les problèmes constants de frontières avec la population indigène et la grande propriété en formation, l'absence d'infrastructure sanitaire et sociale (hôpitaux, écoles), la maladie et la dénutrition, l'isolement psychologique et moral total etc...

10De fait, rapidement endettés et spoliés, ces petits colons doivent laisser la place à une deuxième génération de pionniers qui disposent d'un petit capital et vont s'engouffrer dans la brêche ainsi faite. Pour ces colons, il s'agira de racheter les "mejoras", de prolonger le défrichement, de faire des démarches administratives pour "titulariser" le domaine et de jeter les bases d'une agriculture commerciale rendue possible par le déplacement du front pionnier. Mais, alors que le petit colon est rejeté toujours plus en avant, ou bien réduit à la condition de "peone" sur son propre terrain, à moins qu'il n'aille grossir la masse de la population marginale qui a tôt fait de se développer dans les cités pionnières (Puerto Assis, Mocoa, etc...), se produit déjà la troisième et dernière étape du processus : sur les meilleures terres à proximité des agglomérations et zones de marché, se constituent de grands domaines destinés généralement à l'élevage dans les mains d'une nouvelle bourgeoisie locale faite de commerçants enrichis, de spéculateurs urbains, de trafiquants divers, d'usuriers et de politiciens etc...

11Ce processus colonisateur a sa transcription géographique : la grande propriété foncière et d'élevage que l'on trouve entre Puerto Assis et Mocoa, n'est guère éloignée de la moyenne et petite propriété dans la région d'Orito et de la Hormigua, elle-même à quelques heures de voyage du front pionnier des colonos sans titre. La colonisation spontanée accomplit l'exploit de reconstituer en peu de temps ce qui est un des traits saillants des structures agraires du pays : La coexistence de la grande propriété "ganadera" ou de plantations sur les meilleures terres, avec le "mini fundio" agricole sur les régions mal situées ou appauvries.

12Tout cela ne va pas sans conflits. Les zones marginales du pays ont la réputation (méritée) d'être les plus dangereuses du pays. Le petit colon qui résiste à l'expulsion fait l'objet de menaces, souvent mises à exécution. Le développement récent et extraordinaire de la production de drogue dans ces régions ajoute à la violence. Pourtant dans le cas du Putumayo, il ne semble pas que les luttes sociales atteignent la violence qu'elles peuvent revêtir aujourd'hui dans le Caqueta voisin, ou dans la région de Yacopi, Simitarra, Uraba, dans le nord du pays...

2. Le Putumayo c'est aussi les ressources naturelles et leur exploitation.

13- D'abord et surtout le Pétrole avec l'action en deux temps d'une compagnie étrangère : la Texas Petroleum C°. Premier temps : un puissant effet d'entraînement quand dans les années 60 il s'agit de mettre en place l'infrastructure. Plusieurs milliers d'ouvriers seront alors employés à tracer les voies d'accès, à forer les puits, à construire la raffinerie et l'oléoduc reliant ia région de Puerto Asis à la côte Pacifique. Moment d'intense activité où sous l'impulsion des salaires versés, se développe un marché local pour les produits alimentaires, où affluent des migrants attirés par les hauts salaires, où apparaissent de nouvelles agglomérations comme Orito, San Miguel, La Hormiga, etc... Deuxième temps, le reflux et le chômage une fois les installations terminées : La Texas C° a choisi la voie de l'automatisation. Moins de 800 employés lui suffisent aujourd'hui pour assurer la surveillance d'installations qui produisent 40 à 50.000 barils/jours, dont 1.000 seulement raffinés dans la station d'Orito.

14- Ensuite le bois et les exploitations forestières. Ici, et contrairement avec ce qui se passe dans d'autres régions du pays (notamment la côte Pacifique7, il s'agit d'un petit et moyen capital situé autour du Rio San Miguel. Celui-ci, dans les mains d'une bourgeoisie "compradore", aux activités multiples, tire son profit d'un abattage incontrôlé de la forêt et de l'exploitation extrême d'une abondante main-d'œuvre d'"asseradore". Cette dernière, recrutée parmi la population locale de chômeurs et de colons en faillite, prend tous les risques de l'abattage et du convoyage et ne reçoit qu'un salaire dérisoire pour des conditions de travail extrêmement pénibles. (Le bois acheté par la Compagnie $200 le m3 est revendu par elle entre 1.300 et 2.000 pesos à Bogota).

153. Devant tant d'intérêts en présence, que peuvent faire les populations indiennes ? Pour elles la Saga de l'homme blanc8 signifie l'empiètement par les compagnies pétrolières (la tribu Kofane a un puits de pétrole au milieu même de son territoire), la dévastation des forestiers, le grignotage des petits et grands colons, la pression des nouveaux caciques, l'introduction de rapports marchands dans l'ordre communautaire, l'agression culturelle (par les missionnaires catholiques et protestants), le racisme des petits blancs (en fait, des métis) etc... La voie est étroite qui s'ouvre devant elles. Elle n'est pas toujours praticable. Tout va dépendre des rapports de force (puissance des intérêts en présence) et de l'état de décomposition des structures traditionnelles. Elle passe par le maintien des liens communautaires, l'opposition à toute aliénation du sol, et un combat mi-défensif, mi-offensif, comme celui mené par les communautés indiennes de la région du Cauca. Elle nécessite à un moment donné l'intervention de l'Etat.

16Celle-ci, toujours timide, sujette à révision, n'aura lieu que sous la pression de la lutte et quand les intérêts économiques en jeu sont relativement faibles. En 1976, la tribu Kofane voyait sa combativité reconnue et recevait du gouvernement (L'INCORA) une attribution de 9.325 ha de terres ancestrales, déclarées "baldios", pour les besoins de la cause...

17- L'Etat ne saurait se désintéresser du mouvement de colonisation, trop d'intérêts étant en jeu : D'abord des intérêts économiques et cela doublement : la colonisation comme moyen d'élargir la base de la production sociale et donc essentiellement de la reproduction du capital, national ou étranger (extension de la frontière agricole et surtout exploitation des richesses naturelles, gisement minier, forêt etc..) la colonisation comme moyen de freiner le mouvement migratoire vers les villes : le migrant marginal, en ville coûte infiniment plus cher à la société et à l'Etat que celui qui s'en va coloniser la forêt.

18Ensuite intérêts socio-politiques : diminuer avec la colonisation la pression sociale dans les terres densément peuplées, exporter les conflits dans les zones marginales du pays par la migration volontaire ou forcée des éléments les plus agressifs de la paysannerie dépossédée, cela dans un pays où les luttes les plus sanglantes ont eu pour théâtre la campagne et pour acteurs les paysans ;

19Intérêt géo-politique enfin : affirmer la présence nationale dans les régions frontières, qui sont précisément des zones de conquête faiblement occupées (frontière avec le Venezuela, avec le Perou, le Bresil etc...9

20L'Etat ne saurait donc rester indifférent. Va-t-il pour autant intervenir directement, mettre en place de vastes programmes de colonisation, les diriger, les financer ? Pas nécessairement.

21Dans le cas du Putumayo nous avons vu un puissant mouvement de colonisation se développer pratiquement sans l'intervention de l'Etat (hormis la création d'une route à des fins militaires). Ce n'est pas toujours le cas. L'histoire récentre montre bien comment, suivant les époques et les conjonctures économiques, sociales et politiques, le gouvernement colombien est passé de simples mesures législatives d'encouragement à une politique d'intervention directe, pour revenir enfin à une politique libérale et sélective. Ainsi on chercherait vainement dans la première moitié du siècle de grands projets de colonisation programmés par l'Etat et financés par lui10. La vingtaine de décrets et de règlements élaborés pendant la première décennie libérale (1926-1936) indique certes, l'intérêt du gouvernement pour la colonisation, mais celui-ci ne va pas jusqu'à un réel engagement financier. La colonisation reste d'abord affaire d'initiative privée et la première réforme agraire (Loi 200 de 1936) s'intéresse avant tout au latifundio improductif. Il faut attendre le Front National11 pour que l'Etat décide d'intervenir plus directement et organise quelques tentatives de "colonisation dirigée".

22Au début des années 60 les réformes agraires sont à l'ordre du jour dans toute l'Amérique latine comme moyen de désamorcer les conflits les plus graves en milieu rural, ainsi que comme élément d'une politique destinée à élargir le marché intérieur (Politique "Desarrollista"). Pour la Colombie qui sort à peine d'une guerre civile qui a fait plus de 200.000 morts dans les campagnes et mis en péril les classes dominantes, c'est d'abord l'urgence politique et sociale qui commande. La colonisation est un volet du dispositif mis en place. Le désaccord à son sujet porte sur l'importance qu'il convient de lui donner.

23Pour les tenants de la réforme agraire, elle n'est qu'un complément à cette dernière, pour l'oligarchie foncière peu désireuse de remettre en cause ses privilèges, elle est la preuve par neuf que la réforme n'est pas nécessaire. Les premiers programmes seront dans les mains du Crédit Agricole. La loi de réforme promulguée, ils passeront dans celle de l'INCORA rivale. Les fronts retenus pour les projets-pilotes auront lieu dans le Santander (Sarare, Lebrija, Carare), dans le Tolima et le Huila (Galilea), dans le Méta (Ariari) et surtout dans le Caqueta (Maguaré, Valparaiso, la Mona, Tres Esquinas). Il s'agira, sous le contrôle de l'INCORA, d'orienter la migration de la population, d'apporter une aide technique et financière, d'accélérer les démarches légales pour l'obtention d'un titre provisoire, de contrôler la mise en exploitation des parcelles et d'orienter la production vers un petit nombre de cultures commerciales (Palmier à huile, riz, etc..). L'effort financier de l'Etat sera surtout absorbé par des travaux d'infrastructure et le financement d'études et de techniciens.

24Vingt ans après il est difficile d'évaluer ce qui, dans le développement de ces régions, est dû à la seule initiative de l'Etat. Une étude financée par l'AID, dans les années 60, tentait déjà de mener une comparaison systématique entre colonisation spontanée et dirigée qui se côtoient dans les mêmes zones12. Sa conclusion préfigure déjà ce qui sera la nouvelle politique de la décennie : à ce titre elle mérite d'être citée : "The conclusion arrived in this study imply that no future colonization project should be attempted by the Colombian Government without showing-using sound empirical evidence - that such a project would provide enough benefits to more than offset the expected costs. This assumes that capital is a scarce resource and that there are other investment opportunities in Colombia wich would produce a high benefit-cost ratio. The costs incurred by the Colombian Government in establishing the directed colonization projects in Caqueta were high... (p. 51)).

25Une chose est certaine :

  1. La colonisation se serait produite en l'absence d'un plan gouvernemental ;
  2. Le nombre de colons ayant bénéficié d'une aide directe est considérablement inférieur au total de ceux ayant participé à la colonisation13.

26On peut dater de 1972 le moment du tournant de la politique agraire du Front National ; à ce moment, le pacte de "Chicorral" scelle la fin d'un timide réformisme et d'une époque qui dans les années 70 avait vu une augmentation sans précédent des invasions de terres (au minimum 2.000 invasions en 2 ans). Deux ans plus tard, le Président Lopez se fera élire massivement sur un programme sans ambiguité consigné dans un texte qui fera l'objet d'un vote de la chambre. Il est symptomatique que dans ce "plan de desarrollo social", 1975-1978, qui ne propose rien moins que de "cerrar la brecha" entre riches et pauvres, entre villes et campagnes, pas un mot ne soit prononcé en faveur d'une colonisation rationnelle et "dirigée" du pays. Quelles sont les raisons de ce brutal revirement ? Une nouvelle stratégie où les considérations économiques et les motifs politiques sont intimement liés. Sa base est le réalisme économique ; sa condition, la capacité de l'Etat de contrôler le mouvement de masse à la campagne. Il s'agit de s'orienter délibérément vers une croissance rapide de la production agricole par le développement de l'agriculture hautement capitaliste (agro-industries) et la modernisation accélérée de la petite agriculture (programme de développement rural intégré).

27Les résultats de cette politique sont prévisibles et acceptés : la faillite d'un grand nombre de petites exploitations agricoles et l'accélération du mouvement migratoire. La colonisation "dirigée", coûteuse, peu productive, n'a plus raison d'être. En bloquant toute possibilité d'accès au sol par le biais d'une réforme agraire, l'Etat sait qu'il reproduit au moindre coût les conditions d'une colonisation spontanée et vigoureuse des terres vierges.

28Sa politique pourra se résumer en des actions ponctuelles et administratives : plus de grands projets coûteux et à la rentabilité incertaine. Il lui suffit de mettre en place progressivement et a posteriori, une infrastructure minimale (les grands projets routiers sont abandonnés)14, de prendre en charge un inventaire des ressources naturelles, de procéder à des réformes visant à rationaliser son administration dans les territoires nationaux et surtout donner toutes les facilités de crédit nécessaire aux intérêts privés qui se lancent dans la mise en valeur capitaliste de l'"oriente".

29Le petit colon sans ressource est délibérément sacrifié ; cette politique froidement réaliste de mise en valeur par le capitalisme privé, a sa contre-partie sociale : la répression de tout mouvement organisé susceptible de traduire la volonté des petits colons de résister à leur déplacement. L'Etat n'y manque pas. L'utilisation massive de la force publique et de l'armée comme moyens ordinaires de ramener l'ordre dans les zones de conflit en témoigne. Mais celà n'est pas toujours nécessaire ; les puissants intérêts privés souvent liés à ceux de la drogue et de la contrebande si considérable dans le pays, assurent eux-mêmes leur police, protégés en celà par l'éloignement et un réseau de complicités qui atteint tous les niveaux de l'appareil d'Etat. L'élection probable de Julio Cesar Turbay (au pouvoir pendant les années 1966-1970) devrait permettre la poursuite de ce qu'un auteur colombien a appelé justement le "Développement répressif accéléré".

30Nul doute que dans les années qui viennent, la Colombie verra son paysage agraire profondément transformé. L'Incorporation de nouveaux espaces à l'économie de marché et progressivement à l'économie capitaliste, devrait se poursuivre à un rythme accéléré. Le coût social élevé du modèle adopté en ce domaine, ne devrait pas faire reculer les classes dominantes.

31Pour elles, il ne s'agit là, après tout, que d'une variante tropicale d'un processus d'accumulation primitive qui, ici comme ailleurs, s'est élaboré au détriment de la population paysanne et a fait la richesse des pays industriels.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

Alvarez Victor M. 1976 : Informe de observacion docente en el Putumayo (Mimeo) U. de Pasto.

Acosta Ayerbe Alejandro 1975 : Aspectos generales de los territorios nacionales ; in : Colonizacion, Enfoque Colombianos, Bogota.

Binilla Victor Daniel : 1966 ; Caqueta I ; El despertar de la Selva ; in : Tierra No 2, Oct. Déc. 1966.
Ed. Tercer Mundo.

Camacho Guizado Alvaro : Imagen del colono ; revista del Instituto Geografico Agustin Codazzi ; No 3, 1972.

Delgado F.A. : Estrategias para el desarollo forestal de Colombia ; in : Memories IV Congreso Forestal Nacional ; Bogota 1973 (Mimeo).

Dominguez Camilo : Problemas generales de la Colonizacion Amazonica en Colombia ; in : Enfoques Colombianos, No 2, 1975.

Dominguez Camilo : "Puerto Asis" : Migracion, Desarrollo y conflictos en areas petroleras ; tesis de grado ; U. de Bogota, 1969.

Eidt Robert C. : Colonization as a fact of land development in Colombia ; in : The Association of Pacific Coast Geographers, No 29, 1967.

Eidt Robert C. : Pionner settlement in Colombia ; in : The Geographical review, Avril 1968.

FAO/IRBD. 1970, Colombia ; Land Colonization project ; 25 p.

Flores Gonzalo de las Casas : La colonizacion y el uso de la Selva tropical ; in : Enfoques Colombianos No 2, Bogota, 1975.

Gros Christian : La fin d'une autonomie indienne : le cas des indiens du Pira Parana ; in : Cahiers des Amériques Latines, No 15, 1977.

Kalmanowitz : Desarroilo repressivo accelerado ; in : Ideologia y Sociedad, No II, 1974.

Questions et remarques relatives au thème : LES MÉCANISMES D’INTERVENTION DE L’ETAT ET DU SECTEUR PRIVÉ

Questions posées à Hélène Rivière d'Arc :

D. Preston :

"Quelle est l'importance de Brasilia dans la mise en valeur de l'Amazonie ; la capitale a-t-elle remplacé São Paulo, ou bien sert-elle seulement de représentante de la force financière pauliste ?"

R : Brasilia est le relais de São Paulo qui reste le centre financier et économique du pays ; mais c'est à Brasilia que tout se négocie, souvent d’ailleurs entre les mêmes personnes. Brasilia est par ailleurs la base de départ de la plupart des avions particuliers qui partent vers l'Amazonie ; de même pour les vols de l'armée.

P. Monbeig : "Il serait souhaitable de fournir des indications sur le nombre des colons, la population des villes. Quant au "supermarché", n'est-il pas la forme moderne du "Grand magasin" qui jadis était le premier commerce à fonctionner dans une ville pionnière. La division et la spécialisation des commerces viennent dans une seconde étape".

R. Pébayle : "Une première constatation : la similitude d'évolution entre l'Amérique et le reste du Brésil Forestier : les coûts très élevés, les migrations spontanées, l'insuccès de l'encadrement de l'INCRA, l'intervention du Grand Capital et le transfert de la colonisation à quelques grandes compagnies... tout ceci est banal au Brésil. L'originalité amazonienne réside dans son échelle et la rapidité de l'évolution.

Dès lors, on peut entrevoir trois directions de recherches amazoniennes :

- étudier la colonisation globalement sous l'angle de l'organisation de l'espace ; il est en effet certain que des "tris" spontanés vont se produire parmi les implantations urbaines, dirigées ou non.

- Observer l'impact des succès et échecs amazoniens sur la régionalisation au Brésil en général. Il est certain à cet égard que la conviction selon laquelle il existe des terres neuves, commence à être ébranlée, et qu'"elle le sera de plus en plus dans les prochaines années. Celà devrait se traduire, dans le Brésil Atlantique, par de nouvelles conceptions d'aménagement régional.

- enfin, puisque l'Amazonie succède à des phases anciennes et connues de colonisation, pourquoi ne pas donner dans la simulation de l'expansion pionnière : des hypothèses diverses, en fonction précisément des divers encadrements, pourraient être considérées. Nous pourrions alors faire œuvre très utile en matière de géographie appliquée.

Une question de détail : est-il possible de préciser le rôle de l'église en Amazonie ?

R : Il semble qu'il y a : d'une part l'église catholique qui est souvent accusée d'avoir un rôle subversif, et qui prend généralement en charge le sort des petites villes de "posseiros", d'autre part, les églises protestantes surtout implantées dans le Sud (parmi les agriculteurs d'origine Allemande) qui ont un rôle "dynamisant" dans les opérations de colonisation privée. Il y a apparemment très peu de contacts entre elles.

Questions posées à Claude Collin Delavaud :

G. Schneier : Nous avons vu au Pérou des expériences telles que celle de Cooperacion Popular, (ou Accion Popular) ; l'organisme se proposait l'intégration des communautés indigènes à la vie nationale à partir de la réalisation d'œuvres publiques en utilisant les traditions collectives. Dans une seconde phase qui correspond à un type de politique sociale qui se généralise en Amérique Latine, on voit apparaître la notion de "développement communautaire", avec l'accent mis sur la notion de participation. Quelle est la relation entre les formes d'encadrement développées par ces organismes et les nouvelles structures d'encadrement mises en place par les P.I.A.R. ?

R : Les P.I.A.R. sont encore à l'étude ; quant au sentiment communautaire des petits irrigateurs, il est très faible. Il est donc difficile de les intégrer comme des entités collectives face aux coopératives.

F. Metral : "Qui a le contrôle de l'eau dans le périmètre irrigué ? Y a-t-il une redistribution des parts d'eau entre grandes coopératives sucrières et minifundistes après la Réforme Agraire ?

R : L'eau est à l'Etat, mais on a guère pu en fournir aux communautés sans léser les coopératives ; or, celles-ci sont prioritaires.

H. Théry : "L'intérêt strict des coopératives ne serait-il pas de mécaniser les cultures pour dépendre moins de la main-d'œuvre des minifundistes ? Si oui, la contradiction entre leur intérêt et celui des minifundistes ne peut-elle être résolue que par l'extension des surfaces irriguées si l'on veut éviter l'accumulation de la population à Lima ? Dans ce cas, doit-on avoir recours à de très grands travaux et à des formes nouvelles d'aménagement et d'encadrement, comme ceux du Grijalva ou de la Côte Equatorienne ?

R : On a en effet tenté de mécaniser, ce qui réduit d'autant l'intervention des paysans et aggrave le sous-emploi. En fait la situation ne peut être débloquée qu'en trouvant de nouvelles ressources hydrauliques ; celà serait possible en amenant l'eau du Versant Oriental au système hydrographique du Versant Pacifique. L'ouvrage de base, un tunnel, est cependant fort coûteux. Cela permettrait par contre de disposer de terrains limoneux très favorables et en grande partie plans, d'hommes déjà logés, voire d'un réseau d'irrigation ; donc ces grands travaux, justifiés pour la plupart.

Questions posées à Christian Gros :

Chr. Taillard : "Quelle est la place des communautés indigènes dans la culture et l'économie de la drogue ? Y a-t-il des déplacements de communautés indigènes en raison de la situation de guérilla ? Il serait intéressant d'étudier cette forme de colonisation des communautés, pour la comparer à celle des petits colons individuels, afin d'analyser les conflits que ces deux formes peuvent entraîner.

O, Dollfus : La population rurale Colombienne est depuis des décennies beaucoup plus solide que les paysanneries des Andes Tropicales du Sud.
- Bourricaud dans un rapport à l'OEA dès 1963, a très parfaitement analysé les transferts de conflits sociaux des Andes vers les secteurs de "colonisation agricole" des régions forestières chaudes et humides.
- Laughlin C. a bien montré dans "El reto del desarrollo" que l'Etat ne doit pas intervenir dans les problèmes des minifundistes et notamment dans les formes de colonisation agricole paysanne, tout échec étant alors payé directement par les colons minifundistes.

I. Brisseau : "Les migrations vers les terres chaudes s'inscrivent-elles dans une tradition ancienne d'échanges entre terres hautes et terres basses comme c'est le cas dans le Sud du Pérou ? C'est là une grande différence avec les situations où les entreprises de colonisation sont créées ex-nihilo.
La reproduction des structures agraires du haut vers le bas est certaine, mais elle est beaucoup moins bloquée, car il y a possibilité d'accès à la propriété ; en revanche, la différenciation socio-économique de la paysannerie est plus rapide et plus profonde.

Claude COLLIN-DELAVAUD : "Dans quelle mesure y a-t-il dans vos secteurs de pénétration de colons en Amazonie Colombienne, des communautés indigènes qui ont été anéanties, intégrées ou repoussées ?

R. : Il s'agit en fait d'un secteur de piémont presque vide d'indigènes.

Notes de bas de page

1 Dans une étude de l'Institut Colombien de Géographie, Augustin CODAZZI estime que 77 % des 50 millions d'hectares forestiers devraient préserver leur vocation forestière, (cf. Gonzalo de las Salas F. 1975) cf. aussi le classement des sols, effectué par le ministerio de minas et le departamento national de planeacion.

2 Ainsi le nord du Vaupès appelé maintenant Haut INIRIDA abrite une population de plus de 65.000 individus, dont 8.000 pour San José de Guaviaré sa nouvelle capitale.

3 On estime à 15 % la superficie forestière restant dans les zones andines.

4 Le seul exemple important d'une colonisation étrangère, est celui de la Kaigai Kogyo Kabushiki Kaisha, qui dès les années 1929, entreprend l'installation de colons japonais entre Corinto et Palmira. Cette colonisation florissante, comptait plus de 80 familles en 1967, regroupées au sein d'une puissante coopérative exploitant près de 5.000 hectares de cultures commerciales.

5 En fait la première loi de réforme agraire remonte à la loi 200 de 1936...

6 A la même époque et pour les mêmes raisons, a été créée la route de Garzon à Florencia qui devait favoriser la colonisation du Caqueta voisin.

7 Dans cette région, le pillage auquel se livrent les compagnies forestières-souvent étrangères-a été maintes fois dénoncé par la presse, les syndicats, etc... : Une seule compagnie, la Pothlan Foras, a obtenu une concession de plus de 400.000 ha (cf. El Tiempo : 9 mars 1973). L'INDERENA chargée par le gouvernement Colombien de porter remède aux dévastations perpétrées par l'exploitation anarchique de la forêt, mais qui n'a guère les moyens financiers et le pouvoir (ou la volonté) nécessaires pour agir, calcule que 50 % de la production brute de bois (en moyenne 2 Millions de m3/an) sortent du pays chaque année, la majeure partie sans contrôle ou par contrebande... (cf. Delgado 1973).
Le dernier "Congreso Forestal" estime quant à lui que si le déboisement se poursuit au rythme actuel, la Colombie restera sans forêt économiquement exploitable d'ici une vingtaine d'années, (cf. Flores, 1975).

8 Il convient de rappeler que le Putumayo comme le Caqueta voisin a été le théâtre d'un féroce génocide perpétré par les caoutchoutiers péruviens et Colombiens. Dans les 10 années qui ont précédé le conflit avec le Pérou, on estime que la population indienne qui était sous le contrôle de la "Casa Arana" (péruvienne) serait passée de 60.000 à 10.000 individus.

9 De 1903 à 1924, la Colombie aurait perdu un territoire sensiblement égal à la superficie de ses territoires nationaux actuels : cf. A. ACOSTA, 1976.

10 La création d'intendance et de Commissariat sur les territoires nationaux date du décret 475 de 1905. 70 ans auparavant on parle pour la première fois de "territoires Nationaux" qui, n'étant pas habités par des habitants réduits à la vie civile, peuvent être organisés et gouvernés par des lois spéciales cf. A. ACOSTA AYERBE, 1975.

11 1958 : Pacte entre libéraux et conservateurs. En 1952, La caisse du Crédit Agricole avait déjà été chargée de promouvoir la colonisation du Valle de Madgalena. Ceci restera sans effet. L'Institut de Colonisation et Immigration créé en 1953 (chargé de favoriser la colonisation étrangère) sera aussi un échec.

12 R.L Tinnermeier-New Land settlement in the Eastern Lowlands of Colombia p. 51 (1964). Pour les colons "spontanés" l'auteur propose les chiffres suivant : 35 % n'ont aucun titre de propriété ; 45 % ont une facture mais pas de titre ; 22 % ont un titre enregistré qui leur permet d'accéder au crédit.

13 En 1967, moment de pleine réalisation du "Projet Caqueta", R.C. Edit, 1968, calcule que sur 20.000 familles attirées par les perspectives de colonisation, 4.000 seulement ont reçu des titres pour les terres défrichées (superficie moyenne attribuée, 50 ha). Mieux encore, selon le même auteur, 15 % des familles des colons du Caqueta auraient reçu une aide financière directe de l'INCORA.

14 Notamment la "Carretera Marginal" qui devait, du Venezuela à l'Equateur, longer le Piémont Andin, en reliant les principaux centres de colonisation.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.