La colonisation dans le Nord Guatémaltèque
p. 129-132
Texte intégral
1Les terres basses du Nord guatémaltèque, chaudes et pluvieuses et très faiblement peuplées, constituent un vaste territoire resté pratiquement inexploité en dépit de potentialités naturelles attractives. Cet espace comprend le piémont des massifs montagneux des Cuchumatanes et de l'Alta Verapaz (soit la partie nord des départements du Huehuetenango, d'El Quiché, de l'Alta Verapaz et de l'Izabal) et l'immense département du Pétén (près de 37 000 km2 : le tiers du territoire national). Ignorée par la Conquête et à peine pénétrée après l'Indépendance (les Itza de Tayazal ont livré leur dernier combat armé en 1697), cette fraction de superficie guatémaltèque occupe depuis une vingtaine d'années une place sans cesse croissante dans les préoccupations de l'Etat et de nombreuses transnationales.
2La colonisation de cet immense ensemble de terres disponibles est présentée depuis 1944, par les gouvernants successifs, comme la solution au surpeuplement du minifundium des Altos indigènes parce que pouvant permettre l'apaisement des tensions engendrées par des structures agraires très inégalitaires. Cette colonisation apparaît aussi comme un moyen d'accroître la production de denrées alimentaires de base chroniquement déficitaires (ces terres devenant ainsi "le grenier du Centramérique"). D'ordre interne, ces préoccupations expriment également la volonté d'"occuper le terrain" dans des zones frontalières incontrôlées afin d'éviter l'installation éventuelle de colons des pays voisins. Pour autant, les richesses de cette région (bois, agriculture, élevage, pétrole) suscitent plus que des convoitises chez les nationaux les plus favorisés comme parmi les sociétés étrangères prospectrices : face à de pareils appétits, les nécessités des petits colons n'importent guère, en définitive.
3Dans ce Nord guatémaltèque, tout est à créer ou presque : d'abord les voies de communication, puis toute l'infrastructure nécessaire à la vie de communautés isolées. L'ampleur de la tâche et l'ambigüité des objectifs avoués par les uns et les autres donnent la mesure des difficultés d'organisation du mouvement de colonisation ainsi que des graves carences qui le caractérisent.
I. LES ORGANISMES D’ENCADREMENT DE LA COLONISATION NORD-GUATÉMALTÈQUE
1. L'immigration spontanée
4Depuis 1954 notamment et en provenance des hautes terres de l'Alta Verapaz et de l'Izabal, on assiste à un fort courant de migration parmi les kekchis mais aussi parmi les ladinos vers le Péten, où ils occupent des terres non encore privatisées. Tous fuient les grandes propriétés où leur travail est insuffisamment rémunéré et où ils ne disposent pas toujours de quelque parcelle de terre (de toute façon trop petite pour nourrir leur famille). Cette migration les contraint aux difficultés ingrates qu'entraînent un milieu malsain et l'absence de toute aide. Après l'anéantissement de la réforme agraire amorcée en 1953-1954 sous ARBENZ, cette "colonisation sauvage" (difficilement chiffrable) ne pouvait être ignorée par les autorités du pays, soucieuses de canaliser le problème agraire national vers cette "frontière intérieure" providentielle.
2. L'intervention des agences gouvernementales du secteur agricole
5En 1946, sous le régime nationaliste réformisant d'AREVALO, une colonie agricole avait été fondée à Poptun, dans le Pétén. Cette expérience unique s'était soldée par un échec, dû sans doute à la pauvreté pédologique du site choisi et à l'absence de moyens de communication : de fait, la route Poptun-Modesto Mendez ne fut achevée qu'en 1958.
6Mais ce n'est que beaucoup plus récemment et dans le cadre de la Loi de Transformation Agraire promulguée en 1962, que des organismes publics ont organisé des parcelamientos dans le nord du pays et sur des terres publiques, dans la logique de la politique agraire initiée en 1956. L'organisme d'exécution, l'ΙΝΤΑ (Instituto Nacional de Transformacion Agraria) reste chargé, outre l'adjudication des terres, de procurer l'assistance financière et technique nécessaire aux colons. A partir de 1970, l'encadrement public est réorganisé. Une banque publique fournit les prêts aux petits agriculteurs : à côté du BANDESA (Banco Nacional de Deserollo Agricola) fondé en 1970 avec l'aide financière de l'AID, l'assistance technique est assurée par d'autres institutions dont DIGESA (Direccion General de Servicios Agricolas) et INDECA (Instituto Nacional de Comercializacion Agricola). Théoriquement, l'ΙΝΤΑ travaille en coordination avec les autres agences gouvernementales. Mais il n'exerce pas pour autant le monopole de l'encadrement, si ce n'est en matière financière (où le rôle dévolu au BANDESA ne rencontre aucune concurrence de la part des banques privées) : en effet, comme dans les autres manifestations de la "lutte contre le sous-développement", d'autres initiatives publiques ou privées interviennent.
3. Le rôle fondamental de l'armée
7Dès 1959, le Président YDIGORAS FUENTES crée la Empresa de Fomento y Desarollo Economico del Pétén (FYDEP), entreprise gérée par l'armée sous la dépendance directe de la Présidence de la République. Le FYDEP organise ou supervise toutes les interventions "développementalistes" mises en œuvre dans le Pétén et en contrôle les principales ressources économiques, à l'exception des concessions pétrolières accordées aux sociétés étrangères. Depuis 1962, il dirige directement l'exploitation du chicle (qu'il contrôlait dès sa création) et achète ce produit aux contratistas ou intermédiaires chargés de recruter la main-d'œuvre et de transporter le chicle à Flores. Contrôlant également l'exploitation forestière et organisant la colonisation agricole, le FYDEP a même le pouvoir, à partir de 1973, de donner des terres en toute propriété.
8Ainsi un organisme contrôlé uniquement par des militaires se substitue-t-il sur un territoire riche de potentialités aux interventions sectorielles des différents ministères (notamment du ministère de l'Agriculture --dont l'IΝΤΑ). Pendant un temps, le FYDEP a même disposé d'une police particulière qui supplantait la Police Nationale.
9Au-delà du Pétén, le rôle de l'armée s’étend à toute la région nord dans la mesure où lui est confiée la réalisation des routes de pénétration et où, dans l'immédiat, elle est seule capable d'assurer l'écoulement, par des avions militaires, de la production agricole des centres de colonisation. En janvier 1974, le général Kjell Eugenio LAUGERUD GARCIA s'engageait, s'il était élu Président de la République, à mettre immédiatement en chantier les travaux de la Route Transversale du Nord : environ 500 km entre El Estor (Izabal) et Nenton (nord du Huehuetenango, près de la frontière mexicaine) en passant par Sebol (nord de l'Alta Verapaz). En 1977, deux tronçons étaient terminés dont l'un reliant Puerto Modesto Mendez au puits pétrolier de Rubelsanto, exploité par la Shenandoah Co., près de Las Tortugas). L'achèvement était annoncé pour 1978.
10D'autres projets, amorcés pour certains, concernent les liaisons nord-sud telles que Coban-Sebol-Flores ou Cunen-Ixcan. L'avancement des travaux routiers joue naturellement un rôle de catalyseur sur le rythme et la nature de la colonisation dans les régions concernées.
4. Les initiatives privées
11Dès les années 1960, quelques prêtres missionnaires d'origine étrangère, prennent l'initiative de l'installation de colons issus des hautes terres, sur les terres chaudes du piémont septentrional. Limitées en nombre, ces tentatives n'en sont pas moins révélatrices des obstacles matériels du processus de colonisation dans cette région et des difficultés de collaboration avec les instances officielles.
12Enfin, quels que soient l'initiateur ou l'organisme de contrôle des centres de colonisation agricole, la gestion est souvent organisée sous une forme coopérative plus ou moins poussée. Les statistiques départementales ne permettent pas d'isoler le nombre des coopératives localisées dans les terres basses et encore moins de juger de leur dynamisme réel.
13Concrètement, les différentes formes d'encadrement se conjuguent selon des modalités variées en fonction des lieux et des moments. Leur portée est autant limitée par l'obstacle de la distance et de l'isolement que par la faiblesse numérique du personnel exécutant, souvent pauvrement formé. Serait-il plus compétent que cela n'éliminerait pas pour autant le problème politique du choix entre l'assistance soutenue à une petite paysannerie totalement démunie de moyens ou l'appropriation des terres les plus riches et les mieux situées par une bourgeoisie, principale bénéficiaire des travaux d'infrastructure routière.
II. LA FAJA TRANSVERSAL DEL NORTE
14Le projet de 1ΊΝΤΑ (1971-1975) prévoyait l'installation d'environ 35 000 familles sur les terres basses limitrophes du Pétèn, aux sols fertiles et bien arrosés. (La zone est divisée en cinq grands secteurs géographiques à l'intérieur desquels sont définis des "périmètres d'implantation"). En 1973, trois parcelamientos étaient en cours d'occupation : Ixcan Grande avec 170 familles, Fray Bartolomé de Las Casas (Sebol) avec 674 familles et Chocon (Modesto Mendez) avec 863 familles.
15Dans la Zona Reina (région d'Ixcan), deux prêtres ont également installé des colons : l'un (maryknoll américain) sur les municipes de Barillas et Chajul, l'autre (missionnaire espagnol du Quiché) ayant installé 200 familles et créé un village sur les terres basses d'Uspantan. Seule la seconde initiative a obtenu l'appui de l'INTA, les prêtres maryknoll ayant été ensuite expulsés du pays en raison de leurs prises de position à l'encontre de la politique gouvernementale.
16En 1977, on dénombrait 12 665 coopérativistes dans la seule Zona Reina, essentiellement originaires du Quiché et du Huehuetenango. Victimes de l'absence d'eau potable, incapables d'écouler leur récolte faute de moyens de transport, ils n'avaient toujours pas reçu leurs titres de propriété après plusieurs années d'occupation des terres réparties par l'INTA. Autant de carences également manifestes dans le Pétèn et de manière parfois plus accentuée.
III. LA COLONISATION DU PÉTÈN
17Prolongeant le Yucatan mexicain, le Pétèn est le domaine de la forêt avec les sols les plus fertiles au sud et près du Bélice, les pluies diminuant et les sols devenant nettement plus pauvres au nord du 17e parallèle. Les seules terres appropriées ont été adjugées peu après l'Indépendance lors de la création de Flores en 1831 : 16 000 hectares ont été ainsi répartis entre 24 propriétés. Jusqu'à une époque récente, les habitants du Pétèn communiquaient plus facilement avec le Bélice et le Mexique qu'avec le reste du Guatémala. L'économie régionale repose sur un faible développement de l'agriculture et de l'élevage, à peine suffisants pour le ravitaillement local, et sur l'exploitation du chicle (en déclin régulier depuis son début en 1939) et du bois. De 1950 à 1964, la population passe de 16 000 à 30 000 habitants, cet accroissement étant dû pour l'essentiel à l'immigration spontanée depuis les Verapaces.
18A ceux-ci viennent s'ajouter les colons pionniers installés par le gouvernement entre 1959 et 1969, principalement dans les zones frontalières proches du Mexique.
19L'achèvement de la route de pénétration du Pétèn en 1969 (jusque La Libertad) a pour conséquence la constitution de grandes propriétés foncières, processus légitimé par deux lois d'adjudication de terres votées en 1969 et 1971-72 par le Congrès. En fixant à 22 caballerias (soit 1 000 ha) le maximum de superficie d'une exploitation concédée dans le Pétèn et en établissant l'égalité de tous (individus et sociétés anonymes) devant les adjudications, la loi sanctionne l'éviction des petits paysans par les grands propriétaires. L'exclusion visant les possesseurs de biens immobiliers de plus de 45 ha est facilement tournée par l'anonymat d'une société ou par l'utilisation de prête-noms. Ainsi se constituent au Pétèn des réserves foncières importantes, susceptibles d'une valorisation rapide par le développement de l'élevage ou de productions agricoles destinées à l'exportation ou à l'industrie (cardamome, palmier à huile africain), selon un modèle classique de l'histoire agraire guatémaltèque.
1. La constitution des grandes propriétés à partir de 1970
20Sur les terres les plus fertiles et le long des voies de communication, les postulants à la grande propriété pratiquent, avec l'appui du FYDEP, une politique systématique d'éviction des premiers immigrants pauvres, fondée sur la terreur et des manœuvres légitimées par l'absence de titres de propriété. Les petits paysans ainsi dépouillés ne peuvent que partir ou devenir salariés agricoles ou encore fermiers temporaires chargés de semer l'herbe des grands domaines ainsi constitués et destinés à l'élevage. Selon Claude TOMEN ("El Pétèn : una solucion al problema agrario nacional ?", document dactylographié, 55 p., Guatémala, 1973), ceci concerne aussi bien des colons ladinos récents que les nombreux paysans kekchis installés depuis plusieurs décennies dans la région du rio Concuen au nord de l'Alta Verapaz. TOMEN indique que dans cette région se créent des "coopératives" de plusieurs dizaines ou centaines de caballerias, comme ces 200 cab. de l'aldea Boca de Santa Isabel passées à la "Coopérative Concuen" constituée officiellement par les fils de 21 finqueros de la Côte Sud ; ou encore : ces 76 cab. octroyées à un groupe de profesionales de Zacapa.
21Dans toute la partie méridionale du Pétèn (au sud du 17e parallèle), les membres influents de la société guatémaltèque, militaires, hauts-fonctionnaires, etc. se font octroyer d'immenses domaines au détriment de la petite paysannerie. Ainsi entre la route San Luis Flores et la frontière du Bélice. 600 cab. ont été concédées à un groupe de colonels et de généraux (dont Fausto DAVID RUBIO et LANGERUD GARCIA) tandis que plusieurs centaines d'autres sont allées à des employés du FYDEP comme à des membres du parti MLN pour lesquels le FYDEP construit une route de desserte (op. cit.).
22Un grand projet de développement de l'élevage est mis en œuvre par le FYDEP dans la région centrale (Libertad, San Benito, Santa Ana, San Francisco et au sud du lac Pétèn Itza). Pour le seul projet Libertad, 151 170 hectares ont été répartis entre 153 fincas et le FYDEP a contracté les services techniques d'une entreprise internationale. L'exploitation demeure extensive et orientée vers les marchés extérieurs de la viande.
2. La situation critique des petits paysans colons
23Lorsqu'ils ne sont pas dépouillés de leurs terres, les petits exploitants colons sont absolument livrés à eux-mêmes. Selon une enquête réalisée en 1976 par l'Université San Carlos, la situation des paysans installés le long des rios La Pasion et Usumacinta, est à cet égard exemplaire. Amenés vers 1966-67 par le FYDEP pour gêner les projets mexicains de barrage sur l'Usumacinta, totalement isolés, ils n'ont reçu que quelques céréales, des machetes, puis plus rien. Beaucoup de ces paysans, ne sachant ni pêcher ni chasser, n'ont survécu que grâce à l'aide d'organisations comme Caritas ou la Fundacion del Centavo. Dix ans après, ils n'ont toujours pas reçu leurs titres de propriété et ils ne reçoivent aucune assistance technique de la part du FYDEP. Leur organisation en coopératives adhérentes de la FEDECOAG (17 en 1973) est purement formelle. Ces paysans restés analphabètes n'ont reçu aucune formation coopérativiste et les gérants formés rapidement à la capitale ont surtout profité de leur situation pour s'enrichir. La FEDECOAG est cependant intervenue, avec succès semble-t-il, pour accélérer l'octroi des titres de propriété collective et pour signer en 1977 un accord avec le FYDEP concernant la gestion des affaires coopérativistes de la région. Jusqu'à 1975, la commercialisation de leur production dépendait du FYDEP auquel il fallait payer le transport fluvial vers Sayaxché. La FEDECOAG obtint que le mais soit acheté par INDECA (mais les pesanteurs bureaucratiques de cet organisme gouvernemental entraînent de lourdes pertes pour les paysans (récoltes emmagasinées dans de mauvaises conditions, délais de paiement, etc).
24On mesure avec cet exemple nullement isolé la faiblesse de l'encadrement réel des colons installés dans le nord-guatémaltèque. Depuis quinze ans, beaucoup vivent dans un dénuement dramatique aggravé par le déracinement. La diversité ethnique des colons, leur origine nationale parfois différente (de nombreux salvadoriens ont immigré dans le Pétèn), le caractère récent de leur implantation et l'inexistence ou la déficience grave des services de bases ont multiplié et multiplient les sources de conflits, tandis que continuent de se reproduire les mécanismes d'exploitation économique (amenuisement de certaines parcelles par héritages, location de terres, travail salarié temporaire, spéculation des accapareurs, conditions unilatérales des transporteurs). En 1977, ce "grenier du Centramérique" ne disposait pratiquement pas de routes ni de silos mais les nombreux aérodromes militaires et privés suffisaient amplement à fournir une infrastructure de contrôle qui soutient désormais dans la région, la puissance des nouveaux riches.
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