La colonisation dirigée en Amazonie et la mise au pas de l’INRA
p. 119-122
Texte intégral
1Au Brésil, les premières lois réglementant l'accès à la terre remontent à 1850. Cette année-là, la Couronne crée l'Institut des Terres Dévolues et émet une loi limitant les acquisitions de terres. Elle crée dans le même temps des "noyaux de population" dans les Etats de Santa Catarine et du Parana.
2Cette politique de création de noyaux de population reprend en 1909 avec le Service National du Peuplement. Dès lors, divers organismes de colonisation publique se succèderont, tels le Service d'irrigation, de Reboisement et de Colonisation (1909), la Division des Terres et de la Colonisation (1938). Cette année-là, on assiste à une première tentative de colonisation organisée, plus systématisée. Diverses "Colonies Agricoles Nationales" sont implantées, dont quelques-unes en Amazonie : Monte Alegre dans le Para, Bela Vista dans l'Amazonas, etc. Ce n'est toutefois qu'en 1954 que l'on essaie de mettre en place un organe technique structuré destiné à l'exécution de programmes de colonisation et d'immigration : il s'agit de l'INIC, l'Institut National d'immigration et de Colonisation. Cet Institut implanta 11 noyaux de colonisation dans le Nord-Est. Il sera suivi de nombreux autres organismes dont la fonction sera d'orienter le développement agraire et d'aménager des zones rurales "neuves" à partir de migrations organisées.
3A partir de 1964, deux actions seront toujours associées : "colonisation" et "réforme agraire", la première permettant de faire l'économie de la seconde. Les militaires qui prennent le pouvoir promulguent quelques mois plus tard le Statut de la Terre qui fait office de Réforme Agraire mais dont la prétention n'allait pas au-delà de la désapprobation de latifundia non exploités, sous certaines conditions. L'IBRA puis l'INDA prendront en charge quelques projets de colonisation publique dans le Nord-Est principalement.
4Ces deux organismes sont remplacés en 1970 par l'INCRA, l'Institut National de Colonisation et de Réforme Agraire. Il ne présente aucun projet de Réforme Agraire mais se propose d'apporter des solutions au problème agraire nordestin par l'évacuation des paysans pauvres vers les terres supposées riches d'Amazonie. Ce projet s'appuie sur la mise en place d'un vaste réseau routier dont l'axe principal va bénéficier d'une grande publicité mondiale : la Trans-Amazonienne.
5L'INCRA veut agir en plusieurs étapes et se donne pour objectif principal l'incorporation d'une vaste frange de la population paysanne à l'économie de marché, en d'autres termes la création d'une classe de petits propriétaires libérés du schéma traditionnel de l'auto-subsistance. Pour cela, l'INCRA était doté de divers moyens financiers, juridiques et techniques. A priori, il ne semble pas devoir exister de problèmes fonciers puisque l'INCRA après le décret d'expropriation du triangle Maraba-ItaitubaAltamira est devenu propriétaire de la zone de colonisation.
6En schématisant à l'extrême, on peut résumer de la façon suivante la démarche de l'INCRA : il s'agit de sélectionner entre 50 000 et 100 000 familles paysannes nordestines qui se porteraient candidates et de les installer en Amazonie sur des lots de 100 ha. délimités par l'INCRA tout au long de la Trans-Amazonienne. L'organisme prévoyait le cheminement suivant :
- diffusion au Nord-Est du programme de colonisation et propagande dans les campagnes ;
- le chef de famille intéressé pose sa candidature auprès des bureaux locaux : sa sélection se fera en fonction de la taille de la famille et de l'expérience agricole principalement ;
- une fois sélectionnée, la famille au complet est acheminée vers l'une des trois ruropoles : Maraba, Altamira ou Itaituba. Chacune des ruropoles est subdivisée en agropoles puis en agrovilles. L'agroville est divisée en deux zones : la zone urbaine se présente sous la forme de quelques rangées de maisons bien alignées, maisons de bois construites avant l'arrivée du colon, et la zone rurale découpée en tranches de 100 ha. sur lesquels 3 ou 4 hectares ont été préalablement déboisés.
- le colon qui arrive prend alors possession de la maison et de son lot. Cette terre n'est pas un don mais elle est vendue à très bas prix et bénéficie d'un crédit à long terme bon marché ;
- le colon reçoit une prime d'installation puis un salaire pendant 3 mois enfin de pouvoir attendre la première récolte ;
- il reçoit les semences pour la première année ainsi que l'assistance technique d'un agronome et de l'ACAR ;
- la récolte est vendue à la coopérative gérée par l'INCRA ; un crédit de l’ACAR assure au colon des prix minima ;
- l'INCRA garantit au colon une infrastructure scolaire et sociale. Chaque agroville possède son école et son infirmerie ; chaque ruropole son hôpital.
7Dans un premier temps, les colons devaient se consacrer à des cultures de subsistance dans l'attente d'un développement de l'infrastructure commerciale qui leur permette d'entreprendre des cultures qui trouveraient des débouchés sur le marché régional ou national. L'accent était mis sur le riz, le cacao, le poivre, etc.
8Si nous estimons que le Programme a fonctionné, même amplement modifié de 1970 à 1975, il nous faut comparer les résultats atteints et les objectifs fixés au départ. Ainsi on peut établir deux bilans : un bilan quantitatif, à savoir l'importance de la population touchée par le Programme. Un bilan plus qualitatif : dans quelle mesure le colon nordestin a-t-il pu s'intégrer à l'économie de marché ?
9Selon les différentes sources du Ministère de l'Agriculture ou de l'INCRA, le nombre de colons que l'on prévoyait d'installer tout au long de la Trans-Amazonienne variait entre 50 000 et 100 000. Le Plan de Développement prévu pour 4 ans avançait le chiffre de 64 000 colons. En 1975, un an après que le programme de colonisation ait été stoppé, l'INCRA comptabilisait 6 000 familles de colons (Maraba 1 350, Altamira 2 036, Itaituba 1 700). Sur le plan de la production, force est de constater que le schéma de l'auto-subsistance n'a guère été dépassé. Certes, les colons produisent du riz pour le marché régional, mais les rendements restent bien inférieurs à ceux escomptés. Il est toutefois difficile de généraliser, de grandes différences s'étant instaurées entre les colons en raison de plusieurs facteurs : nature du sol, état de l'infrastructure, expérience du colon, force de travail, etc. Il semble que plus favorisée, la ruropole Medicilandia a atteint des résultats nettement supérieurs à ceux des autres zones de colonisation.
10Dès 1973, et surtout 1974, les critiques envers l'INCRA se pressaient sur trois fronts : la Presse qui n'avait rencontré sur le terrain qu'un mode de vie égal à celui que les populations connaissaient dans les régions de départ. Elle se plaçait sur un plan social et relatait les désillusions des nordestins ainsi que les avatars de l'inorganisation. Les milieux d'affaires brésiliens critiquaient le coût de l'opération. Ouvertement les critiques s'adressaient au coût délirant de la Trans-Amazonienne mais ils insistaient sur la nécessité de résoudre au Nord-Est les problèmes du Nord-Est. Les critiques les plus féroces venaient sans aucun doute du Ministère de l'Intérieur. Il accusait l'INCRA d'avoir provoqué par sa propagande un courant migratoire spontané bien supérieur à celui que canalisait l'organe du Ministère de l'Agriculture et de créer des problèmes fonciers en Amazonie sans pour autant résoudre ceux existant en amont.
11Avec l'arrivée à la Présidence du Général Geisel en mars 1974, les critiques du MINTER et des chefs d'entreprises vont trouver un écho favorable et la nouvelle politique amazonienne d'occupation du sol va évoluer dans un double sens : efficacité et rentabilité. Il faut pour comprendre en partie cette étape tenter d'analyser le comportement de l'INCRA pendant les quatre premières années de son fonctionnement.
12En fait, un phénomène non programmé a fondamentalement perturbé l'administration de l'INCRA : l'arrivée d'un contingent considérable de familles paysannes qui se sont spontanément dirigées vers les zones de colonisation et se sont installées sur les terres qu'elles estimaient libres. Une grande confusion en a résulté et à partir de 1973, l'INCRA ne se dédiait plus qu'à l'éclaircissement de la situation foncière. Dès 1972, devant l'afflux de colons spontanés, l'INCRA avait cessé de recruter les gens au Nord-Est et ne prenait plus en charge le voyage des familles candidates. Il attendait que les colons se présentent à ses bureaux, dans les trois agropoles. Un an plus tard, il cessait de verser aux nouveaux colons les indemnisations et salaires d'attente.
13L'INCRA, dès ses débuts, a manqué de moyens financiers et techniques. Le coût d'installation d'une famille avait été largement sous évalué. L'INCRA l'estimait à 9 866,35 Crz1. En fait, selon certaines études, ce coût atteindrait plus de 5 000 dollars par famille. Les promesses faites par l'INCRA quant à l'assistance technique ne furent pas respectées faute de crédits. Prenons l'exemple de Maraba : la colonisation s'étend sur plus de 100 km. et groupe près de 1 000 familles. Le bureau local de l'INCRA compte pour cette population (à laquelle s'ajoutent désormais 3 000 posseiros) une assistante sociale non motorisée, un médecin visitant une fois par semaine les groupements de familles, enfin trois ingénieurs agronomes. En 1974, les techniciens de l'INCRA-Maraba se plaignaient de ne pouvoir respecter leurs engagements faute de moyens financiers et faute de personnel.
14Il ne semble pas utile de revenir ici sur toutes les critiques émises vis-à-vis des conditions dans lesquelles s'est effectuée l'installation des colons : structures d'accueil déficientes, absence de relevé pédologique, conception urbanistique des agrovilles, ce qui éloignait considérablement le colon du lieu de travail, etc. Un constat est évident : l'énorme décalage entre la publicité et l'emphase mises sur la colonisation d'une part et la réalisation du projet d'autre part.
15Un certain nombre de colons ont abandonné leur parcelle (entre 10 % et 2 0 %) mais beaucoup de ceux qui restent s'embauchent momentanément à l'époque du déboisement ou de la cueillette de la noix du Para, comme manœuvres agricoles sur les grandes exploitations qui sont nées à la périphérie.
16En fait, ce qu'il nous faut bien appeler l'échec de l'INCRA en matière de colonisation dirigée dépasse à notre sens largement le cadre de l'organisme lui-même et repose sur l'absence évidente de volonté politique de la part de l'Etat pour amener le projet à terme, sur l'absence d'une Réforme Agraire et le total débordement qui en résulte.
17Nous avons déjà mentionné l'existence de colons spontanés qui se sont installés de façon indiscriminée tout au long de la Trans-Amazonienne et d'autres axes routiers. Ils ont vite absorbé toute l'énergie et tous les moyens de l'INCRA. Ne serait-ce qu'à Maraba, l'INCRA estimait que 3 000 familles s'étaient installées spontanément sur les terres dépendant du Bureau Local. Ceux que l'on appelle posseiros, c'est-à-dire les occupants sans lien juridique avec la terre se sont installés dans la région sans aucun moyen d'information sur l'état d'appropriation des terres. Dans le même temps, la pénétration capitaliste dans l'agriculture amazonienne a contribué à une raréfaction de l'offre de terres. Il faut aussi préciser que les gouvernements des états avaient délivré parfois depuis plus de 20 ans des baux perpétuels pour ces terres qui apparaissaient libres. Ces baux concernaient surtout les régions bien fournies en hévéas ou chataignes du Para. Cette résurgence de propriétaires et cette afflux de population en quête de terres ont créé de très vives tensions tout au long des axes routiers. Aucune structure d'accueil n'était prévue pour ces migrants spontanés et l'INCRA a du bien vite se limiter à entériner une situation de fait en distribuant des autorisations d'occuper la terre afin de maintenir la situation foncière dans un ordre minimum. Il a fallu dans ce but créer un nouvel organe qui, faute de moyens, ne remplira que le nouveau rôle attribué à l'INCRA, le Projet Foncier. Celui-ci dans 24 zones sélectionnées selon la tension qui peut exister sur la terre, doit établir un cadastre grâce à ce cadastre tous les occupants doivent recevoir un titre quelconque de jouissance sur la terre. Désormais et à partir de 1973, l'établissement de ce cadastre sera la principale, si ce n'est l'unique occupation de l'INCRA.
18Il semble difficile d'affirmer que l'opération de colonisation dirigée de l'INCRA en Amazonie soit un échec total avec la même véhémence que le MINTER ou les hommes d'affaires paulistes. Peut-être même à cause de leur comportement. Certes, après 1974, on assiste à une remise au pas de l'INCRA. Il recule progressivement par rapport à ses engagements. Il refuse une assistance qu'il qualifie de paternaliste et abandonne ses objectifs sociaux pour des objectifs plus économiques. Il finira par distribuer les titres de propriété avec une singulière rapidité, ce qui traduit certes une tentative de stabiliser les colons mais aussi la volonté de l'organisme de se dégager de ses responsabilités.
19L'INCRA va par ailleurs lancer plusieurs opérations de vente de terres sans condition limitative et sans imposer de contrôle postérieur sur l'utilisation de la terre. Dès 1973, il met en vente 491 lots de 3 000 ha. dans le Rondonia et le Para et reçoit plus de 2 900 demandes. Au début de l'année 1975, il lance une nouvelle opération de vente de terres portant sur 8,5 millions d'hectares dans le Rondonia, le Roraima, l'Amazonas et le Para. La taille des lots varie entre 72 000 ha. et 110 ha. Six mois plus tard, une opération similaire est lancée portant cette fois sur 2 millions d'ha. Ces lots de 3 000 ha. se situent à la limite des parcelles de la colonisation. Signalons que ces terres étaient partiellement occupées par des posseiros que l'INCRA doit ramener vers les abords de la Trans-Amazonienne pour qu'ils puissent acquérir des parcelles de terres.
20Avec la mise à l'écart de l'INCRA, le principal contrôle civil de l'Etat sur la région disparaît. L'étape de la vente de terres marque la volonté de ne plus renouveler l'expérience de la colonisation dirigée et totalement assistée.
21Cette vaste opération de peuplement, présentée à ses débuts comme une œuvre nationale grandiose qui connaîtra une certaine publicité internationale ne semble en définitive qu'une opération démagogique. Elle était une réponse partielle à une conjoncture difficile : sécheresse nordestine, crise du régime militaire, contestation des années 68-69, critique de la Presse internationale envers la question indienne, etc. L'ambitieux programme de conquête de l'espace amazonien dans la plus pure tradition des bandeirantes tentait de créer un consensus national. Ce but fut-il ou non atteint, là n'est pas notre problème. Il ne se présentait qu'à court terme, ne répondant qu'à la conjoncture du moment.
22Plus largement, cette tentative s'inscrivait dans la préoccupation propre aux militaires d'occuper un espace vide qui peut attirer la convoitise étrangère. Dès les années 50, certains militaires appellaient à l'occupation des terres vierges par l'ouverture de routes et la création de noyaux de population.
23Il ne faut toutefois pas expliquer cette tentative de colonisation uniquement par des facteurs externes. Même s'il n'y a pas eu une réelle volonté politique de mener le programme à terme, il répondait à un objectif moins clairement défini, plus global et à long terme : la création de nouvelles zones rurales avec une classe de petits ou de moyens propriétaires pleinement intégrés à l'économie de marché mais produisant pour la consommation interne. En ce sens, la colonisation publique fut un échec car elle a plus souvent prolétarisé les colons nordestins qu'elle ne les a transformés en classe moyenne rurale.
Notes de bas de page
1 4,95 Crz 1970 : 1 dollar.
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