Société civile et espace public
p. 336-339
Texte intégral
1Clarifier les usages respectifs, en France et en Argentine, des expressions « espace public » et « société civile », ne va pas de soi. Nous sommes confrontés à plusieurs difficultés. Des difficultés de traduction, invisibles à première vue mais bien réelles, et qui n’apparaissent qu’en introduisant dans les filets de l’analyse les concepts allemands et anglais qui participent au même réseau lexical. Des difficultés conceptuelles ensuite parce que les auteurs accordent à ces notions des acceptions différentes à l’intérieur d’une même aire linguistique et que l’articulation conceptuelle entre société civile et espace public est elle-même problématique ; des différences d’ordre anthropologique en ce qu’une même acception théorique peut, chez certains auteurs, subsumer des expériences sociopolitiques que d’autres, à l’inverse, distingueraient nettement.
2Enfin, ces notions font partie également du langage commun où elles jouissent d’une évidence trompeuse, bien éloignée sans doute de ces usages savants. Cela vaut surtout pour la notion de société civile devenue le maître mot de tout discours sur le développement et le politique dans les pays destinataires de l’aide internationale au développement. La présence du concept d’espace public, bien que polysémique, est en revanche peu fréquente dans ces discours programmatiques.
3À première vue, les notions de société civile et d’espace public, telles qu’elles sont utilisées en français, ne devraient poser aucun problème de traduction. Sociedad civil et espacio público, par leur graphie même, s’imposent comme équivalents des termes français. Pour autant, il nous paraît nécessaire de revenir sur les usages respectifs de ces deux expressions de part et d’autre de l’Atlantique.
4Une première manière de percevoir un possible écart de sens au-delà des termes eux-mêmes consiste à faire un détour par les traductions patentées de titres d’ouvrages portant explicitement sur ces notions. En France, c’est celui de Jürgen Habermas, L’Espace public, publié une première fois en 1962, qui assura la diffusion la plus large de cette expression. En fait, « espace public » n’apparaît pas dans le corps du texte. C’est de la sphère publique dont il est question. Le titre allemand de l’ouvrage original – Strukturwandel der Öffentlichkeit: Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft – focalise l’attention sur les deux notions qui nous occupent ici : Öffentlichkeit et bürgerlichen Gesellschaft. Öffentlichkeit – publicité – est dépourvu du caractère possiblement concret, urbain, physique qui est attaché en français à l’expression « espace public ». En revanche, publicité en français évoque immédiatement ce qui en allemand se dit Werbung, « annonce ». Le titre de cet ouvrage de Habermas a été traduit en espagnol de la manière suivante : Historia y crítica de la opinión pública: la transformación estructural de la vida pública. On a perdu la référence à la société bourgeoise. La version anglaise est plus laconique : The Structural Transformation of the Public Sphere.
5La constellation plurilingue – Öffenlichkeit, espace public, opinión pública, public sphere – présente une certaine stabilité au-delà de l’œuvre de Jürgen Habermas. Les traductions d’un ouvrage de Dewey, devenu classique aujourd’hui, le montrent. En effet, The Public and its Problems, publié en 1927, a été traduit en allemand par Die Öffenlichkeit und ihre Probleme, en espagnol par La opinión pública y sus problemas et, en français, par Le Public et ses problèmes. Ces traductions sont postérieures à celles de l’ouvrage de Jürgen Habermas ; elles ont été réalisées entre 1996 et 2004. Elles introduisent dans notre constellation un terme supplémentaire, le substantif anglais, public.
6En 1985, les Ediciones Península publient la traduction de l’ouvrage de Wilhelm Heinrich Riehl, Die bürgerliche Gesellschaft (écrit en 1976), sous le titre La sociedad burguesa. Roberto Bein Mayer souligne dans l’avertissement du traducteur, que « “Die bürgerliche Gesellschaft” admite la doble traducción de “sociedad burguesa” y de “sociedad civil” y que el autor basa buena parte de su teoría en este doble sentido del término “bürgerlich” ». Trancher et choisir l’une des deux appauvrit sinon déforme le propos de l’auteur. Ce problème n’est pas propre à la traduction de Riehl. Parmi les traductions patentées de Hegel, on aura déjà noté que bürgerliche Gesellschaft est fréquemment traduit en français par société civile alors que dans les textes de Marx, cette expression est rendue par « société bourgeoise ». Dans l’ouvrage de Habermas, intitulé en français L’Espace public, l’expression bürgerliche Gesellschaft apparaît à plusieurs reprises.
7Ces notions font partie aussi du langage commun et jouent avec leur ambiguïté, ce qui rend également importante l’analyse de leur fonctionnement pratique et politique. En ce qui concerne l’expression « société civile », bien qu’elle surgisse à l’époque moderne pour s’efforcer de resituer le pouvoir dans ses dimensions séculières face au droit divin des monarchies, elle sera notamment présente en Argentine au cours des années 1960 et 1970 sous sa reformulation gramscienne – dans la tradition du marxisme occidental –, pour réapparaître avec force dans les rangs de la résistance contre les dictatures militaires. Dans ce dernier cas, l’importance de la place de la société civile a été liée à la mobilisation des acteurs sans capacité d’ingérence ni de possibilité de participer activement au jeu politique qui les avait expulsés et opprimés. C’est en ce sens que des auteurs comme Guillermo O’Donnell et Philippe Schmitter, dans des travaux classiques sur les transitions démocratiques, ont lié les phénomènes de « résurrection » de la société civile à une demande progressive de restructuration de l’espace public.
8Plus récemment, à partir de la fin des années 1990, face à une crise sans précédent du système politico-institutionnel et à l’émergence de mouvements sociaux à la recherche de formes alternatives de pratique politique, la notion de société civile est réapparue dans le cadre de projets politiques et intellectuels comme substitut à l’institutionnalisation des partis politiques. Dans le même temps, ces mouvements sociaux ont fragmenté l’espace public en une multiplicité d’espaces : ils ne formulent plus forcément des objectifs politiques généraux comme cela pouvait être le cas dans la vision gramscienne des périodes précédentes. Il s’agissait plutôt d’un tissu complexe d’associations qui construisaient de nouvelles médiations entre les individus et l’État.
9Sans doute, l’un des moments clé de la résurgence de l’expression « société civile » en Argentine est lié à ce qu’on appelait dans les années 1980 « la récupération des règles du jeu démocratique » dans le cadre d’une nouvelle tension entre réactivation de la société civile et demande d’élargissement des formes de participation et de construction de l’espace public. Paradoxalement, ces demandes de démocratisation surgies de la société civile ont été souvent perçues comme « dangereuses » dans une période où, autant les partis politiques majoritaires que les intellectuels les plus influents, privilégiaient la défense de ce système de règles face à la crainte d’un éventuel retour au passé dictatorial.
10Finalement, la réapparition la plus récente de la notion de société civile en Argentine présente une double nouveauté : tandis que d’un côté elle désigne une réalité qui se veut autonome par rapport à la société politique qu’elle ne viserait ni à capturer ni à remplacer, de l’autre elle renvoie à une dimension de la société distincte des relations purement marchandes, ce qui l’éloigne également de la vieille notion marxiste qui identifiait la société civile/société bourgeoise avec le marché. Nous pourrions dire que cette conception plus récente du fonctionnement de la société civile se présente comme un triangle où l’on pourrait distinguer des composantes politiques, économiques, mais aussi culturelles. Conçue également comme espace culturel, divers et contradictoire, la société civile deviendrait dès lors le lieu où se configurent les orientations et les attitudes des citoyens en relation avec l’économie et le pouvoir. Le lieu où l’on décide, modifie ou préserve les positions face au marché mais également face à l’État.
11En France, la notion de société civile semble confinée dans la sphère de l’analyse des dynamiques sociopolitiques. Se revendiquer de la société civile ne constitue pas en soi une autodésignation qui pourrait servir de label garantissant certains traits de l’organisation (apolitisme, solidarité, moralité, etc.). Et ses usages comme catégorie analytique oscillent entre la conception hégélienne et celle diffusée par les grandes agences de coopération internationale depuis le début des années 1980 pour désigner l’ensemble des regroupements d’individus hors des sphères politique et économique. L’observation empirique de ces groupes invalide cependant cette déclaration d’autonomie. En fait, c’est surtout pour la description sommaire des sociétés non occidentales que cette expression est convoquée. Et dans les appareils catégoriels mobilisés dans ce champ, on observe alors une multiplicité d’usages des deux notions d’espace public et de société civile, allant de la synonymie à la complémentarité.
12Il y a pourtant quelques inconvénients théoriques et politiques à prendre ces notions l’une pour l’autre. Par exemple, la pratique du lobbying, mode d’action fréquent des regroupements de la société civile au niveau européen, n’a pas la même signification politique qu’une manifestation publique. Subsumer ces manières de faire sous une même catégorie ne peut qu’obscurcir l’analyse en confondant ce qui en appelle à l’opinion de chacun (visibilité) et ce qui relève de la défense discrète d’intérêts (secret). Le faisceau des traductions évoquées plus haut l’exemplifie amplement.
Bibliographie
Dewey John, The Public and its Problems, New York, Holt, 1927.
—, Die Öffenlichkeit und ihre Probleme, Berlin, Philo Verlagsgesellschaft, 1996.
—, Le Public et ses problèmes, trad. Joëlle Zask, Tours, Farago, 2003.
—, La opinión pública y sus problemas, trad. Ramón del Castillo, Madrid, Morata, coll. « Raíces de la memoria », 2004.
Habermas Jürgen, Strukturwandel der Öffentlichkeit: Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, Berlin, Surkhamp, 1962.
—, L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. Marc de Launay, Paris, Payot, 1962.
—, Historia y crítica de la opinión pública: la transformación estructural de la vida pública, trad. Antonio Domenech, Barcelone, Gustavo Gili, 1981.
—, The Structural Transformation of the Public Sphere: an Inquiry into a Category of Bourgeois Society, Londres, Polity Press, 1989.
O’Donnell Guillermo, Schmitter Philippe C. et Whitehead Laurence (éd.), Transitions from Authoritarian Rule: Prospects for Democracy, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1986.
Riehl Wilhelm Heinrich, Die bürgerliche Gesellschaft, Stuttgart, Cotta, 1976 [1856].
—, La sociedad burguesa, trad. Roberto Bein Mayer, Barcelone, Edicions 62, coll. « Homo sociologicus », 1985.
Auteurs
Heber Ostroviesky est enseignant-chercheur à la UNGS, diplômé de sciences politiques à l’université de Buenos Aires et titulaire d’un DEA à l’IEP de Paris. Il s’est spécialisé en politiques culturelles du livre et de la traduction. Il a été responsable du Bureau international de l’édition française à Paris. Il dirige la maison d’édition Futuro Anterior (Argentine) et est éditeur de la revue de critique politique et culturelle Crisis.
Michèle Leclerc-Olive, mathématicienne et anthropologue, est membre de l’Iris (CNRS-EHESS) et anime l’Atelier de recherche et de traduction en sciences sociales (ARTeSS). Quelques publications : « Espace public et crise financière. Traduire les langages savants de l’aléatoire », Hermès, 2010 ; « Les figures du temps dans la philosophie de G. H. Mead » in G. H. Mead, La Philosophie du temps en perspective(s) (Éd. de l’EHESS, 2012) ; « Traduire les sciences humaines. Auteur, traducteur et incertitudes », META, 2016.
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