Protesta/protestation, marcha/marche, acto político, manifestación/manifestation
p. 327-330
Texte intégral
1Sous le nom de « manifestation », on désigne ordinairement toute « occupation momentanée par plusieurs personnes d’un lieu ouvert public ou privé et qui comporte directement ou indirectement l’expression d’opinions publiques1 ». Manifester revient donc à participer à une démonstration collective et publique, généralement dans la rue ou sur une place. Quatre éléments permettent a minima de définir cette démonstration2 : l’occupation momentanée de lieux physiques ouverts, l’affirmation publique d’une demande qui concerne et s’adresse à la société tout entière, la dimension collective, au nombre variable, de l’action ; et enfin son caractère politique, si l’on entend par là que la revendication interpelle les pouvoirs publics. Cette définition élémentaire doit être reprise sous l’angle de la signification proprement politique de l’action envisagée : une production publique d’acteurs qui transforme l’ordre social, la composition du sujet « peuple » et le rapport au pouvoir gouvernemental, en sollicitant à la fois un public et une opinion publique. Les protestas argentines (les protestations) sont des manifestations spontanées de personnes qui ne peuvent être identifiées auparavant sous une identité politique ou sociale quelconque et qui n’obéissent pas à des consignes antérieures. Ces consignes s’élaborent dans et par la protestation qui se donne comme une réponse à un événement à la fois politique, économique ou social important, et qui témoigne du rejet populaire du pouvoir gouvernemental, que ce soit pour une disposition qu’il a prise ou au contraire pour s’être abstenu d’agir. Comme le signale Francisco Naishtat, dans la protesta s’exprime le caractère incomplet de la représentation politique3 ; elle manifeste ce qui est exclu de la représentation formelle. La protestation est en elle-même une forme de rupture de l’ordre établi, mais une telle rupture peut être une révolte avec des conséquences institutionnelles, elle peut n’être qu’une estallido et n’aller pas plus loin, ou elle peut être encore une expression circonstancielle de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas une voie formelle de manifestation, elle peut enfin devenir un mouvement social ou politique, et se consolider dans le temps ; voire encore, simplement adopter la forme routinière de l’action politique ou sociale par la normalisation d’un espace de représentation informelle.
2Les estallidos de 1993 à Santiago del Estero et le cacerolazo des 19 et 20 décembre 2001 sont des exemples de protestations radicales4. Les marchas (les marches), pour leur part, sont des manifestations généralement préparées par des mouvements ou des organisations sociales au cours desquelles les manifestants se déplacent d’un point à l’autre de la ville pour réclamer contre le pouvoir constitué. Il s’agit d’une procession ou d’un défilé de personnes construit autour d’une consigne précise. L’exemple le plus connu est la marcha des Mères de la place de Mai. Pendant la dictature, vu l’interdiction des réunions publiques, les Mères étaient contraintes par les militaires de « circuler ». C’est pourquoi, dans ses premières manifestations et pendant toute la période militaire, elles tournaient en cercle autour de la pyramide de la place de Mai. Depuis, elles organisent des marchas pour réclamer « Juicio y Castigo » aux responsables des disparitions5. Les actos políticos sont des manifestations généralement organisées, mais pas exclusivement, par des partis politiques. Il n’existe pas de traduction en français pour acto político et bien que nous puissions le rapprocher de l’idée de meeting, celle-ci ne reflète pas exactement la notion d’acto. Il existe une très longue tradition des actos politiques dans l’histoire argentine, et cette histoire est intimement liée à celle de la place de Mai qui fut et reste le lieu privilégié des manifestations politiques en Argentine6. L’acto, comme parfois la manifestation, est une démonstration en faveur d’un parti politique. Elle se produit devant un public, qui est toujours le « troisième destinataire » de l’apparition publique, le peuple étant le premier acteur, le deuxième le pouvoir interpellé. Comme le suggère Silvia Sigal, nous pouvons soutenir qu’il existe deux moments dans les actos políticos argentins. Ils commencent par un moment-manifestation, concrètement par la marche des cohortes qui représentent chacune une force ou une fraction du parti. Et ils culminent lors du moment-acte pour lequel ces cohortes confluent au point de rencontre (en l’occurrence, le plus souvent une place ou un monument), face à la scène où sont prononcés des discours. Généralement, l’acto político se signale comme le moment privilégié de la communication entre les masses et le leader qui prononce le discours.
3Toutes ces manières d’apparaître collectivement dans l’espace public se distinguent, certes, mais elles partagent, toutes, la même potentialité, ou la même puissance de manifestation politique. L’apparaître public, dans l’action collective de manifester, fait naître, le temps de la manifestation, un acteur politique inédit qui défait les partages du social et du politique sur lesquels reposent les reconnaissances ordinaires d’une société. D’un côté, bien que les actos soient généralement convoqués par les partis politiques, qu’ils répondent à des groupes politiques fortement identifiés et qu’ils affichent des consignes clairement exprimées, l’expérience des manifestants peut, au cours de la manifestation, déborder l’intentionnalité des organisateurs ; et les processus de singularisation des acteurs politiques peuvent défaire ou au moins mettre en question les identités définies par le parti politique. On dira alors que, même en ce cas où elle est préparée et soumise à la logistique d’un parti, la manifestation fait advenir un peuple-acteur qui se soustrait, au moins momentanément, aux assignations identitaires ou communautaires qui définissent les participants dans l’ordre social reconnu. D’un autre côté, également, les protestas, si spontanées et désorganisées soient-elles, peuvent révéler une intelligence de l’action collective. Si désarticulée et violente qu’une protestation puisse apparaître, elle peut aussi être un moment instituant d’un espace public partagé et d’une subjectivation des acteurs qui y participent7. On peut penser, en suivant Goffman8, que la logique interactionnelle dans laquelle les acteurs sont pris participe à l’avènement d’un sujet-acteur-peuple temporaire au travers des coopérations mobilisées pour agir et des anticipations mutuelles, en sorte qu’ils coproduisent en même temps et l’événement et eux-mêmes comme acteurs de cet événement, et que le cadre structural de leur action est reconfiguré par cette interaction. Il y a ainsi une triple inventivité des manifestations : invention d’un peuple d’acteurs, invention d’une scène de visibilité de ces acteurs, invention de normes à l’aide desquelles se reconfigurent les mondes sociaux. Paradoxalement, toute manifestation est productrice de ce qu’elle manifeste : elle engendre le peuple et le monde qu’elle rend visible, elle rend visible le peuple et le monde qu’elle fait naître. Si la langue anglaise nomme demonstration ce que le français nomme manifestation et l’argentin protestation, c’est peut-être au sens où toute manifestation est une protestation qui démontre l’existence effective de celles et ceux qui manifestent et protestent.
Bibliographie
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Filieule Olivier, Stratégies de rue, Paris, Presses de la FNSP, 1997.
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10.3917/scpo.filli.2013.01 :Goffman Erving, Strategic Interaction, Philadelphie (Pa.), University of Pennsylvania Press, 1969.
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Schuster Federico, Naishtat Francisco, Nardacchione Gabriel et Pereyra Sebastian (dir.), Tomar la palabra: estudios sobre protesta social y acción colectiva en la Argentina contemporánea, Buenos Aires, Prometeo, 2005.
Sigal Silvia, La Plaza de Mayo: una crónica, Buenos Aires, Siglo XXI, 2006.
Tilly Charles, Tarrow Sidney, Politique(s) du conflit : de la grève à la révolution [2006], trad. Rachel Bouyssou, Paris, Presses de la FNSP, 2008.
Notes de bas de page
1 O. Fillieule, Stratégies de rue, Paris, Presses de la FNSP, 1997, p. 44.
2 O. Fillieule et D. Tartakowsky, La Manifestation, Paris, Presses de la FNSP, 2008, p. 15.
3 F. Naishtat, « Ética pública de la protesta colectiva », in F. Schuster, F. Naishtat, G. Nardacchione et S. Pereyra (dir.), Tomar la palabra: estudios sobre protesta social y acción colectiva en la Argentina contemporánea, Buenos Aires, Prometeo, 2005.
4 Voir dans le vocabulaire la notice « Estallido, émeute… » et dans le présent volume le chapitre de M. Farinetti et G. Vommaro, « Tout ce qui est solide se dissout dans l’air : participation politique et estallidos sociales dans l’Argentine récente ».
5 E. Jelin, Los nuevos movimientos sociales, Buenos Aires, CEAL, 1985 ; U. Gorini, La rebelión de las Madres: historia de las Madres de Plaza de Mayo, t. I, 1976-1983, Buenos Aires, Norma, 2006.
6 S. Sigal, La Plaza de Mayo: una crónica, Buenos Aires, Siglo XXI, 2006.
7 F. Schuster et alii, Tomar la palabra: estudios sobre protesta social y acción colectiva en la Argentina contemporánea, Buenos Aires, Prometeo, 2005.
8 E. Goffman, Strategic Interaction, Philadelphie (Pa.), University of Pennsylvania Press, 1969.
Auteurs
Julia G. Smola est professeure de théorie politique à la UNGS. Elle est docteure en sciences sociales, spécialité philosophie politique de l’université Paris-Diderot et de l’université de Buenos Aires. Elle travaille sur le discours et la théorie politique.
Étienne Tassin était professeur de philosophie à l’université Paris-Diderot. Décédé en janvier 2018 à l’âge de 62 ans, il était un spécialiste reconnu d’Hannah Arendt. Il a cultivé de nombreuses collaborations avec des penseurs de l’Amérique latine, où il se rendait régulièrement. Il est l’auteur de Le Supplément au voyage de Bougainville et autres œuvres morales de Diderot (édition présentée et commentée, avec un dossier, par É. Tassin, Agora, Presses Pocket, 1992), Le Trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique (Payot, 1999), Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits (Le Seuil, 2003), Le Maléfice de la vie à plusieurs. La politique est-elle vouée à l’échec ? (Bayard, 2012).
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