Pueblo, peuple, multitude, multitud, foule
p. 319-322
Texte intégral
1Contrairement au terme « foule », celui de « peuple » est dans la théorie politique étroitement lié à l’idée de formation d’une volonté politique. Le contraste peut être illustré avec la critique d’Ernesto Laclau vis-à-vis du concept de multitude de Michael Hardt et Antonio Negri. Les luttes sociales contemporaines, quoique décousues et sans médiation politique, convergent dans la constitution d’un sujet émancipateur : la multitude dans l’empire (une entité politique sans limite et sans centre). Laclau signale la différence avec son concept de « peuple », dont la construction suppose un processus d’articulation politique.
2Nous analyserons comparativement les usages conceptuels de chaque terme pour éclairer les formes de protestation sociale surgies en France et en Argentine à partir de la décennie 1990. Ces formes non classiques s’éloignent des modèles d’action collective organisée et liée au destin d’une catégorie sociale et/ou d’un mouvement politique. Elles se distinguent par le profil hétérogène et diffus des manifestants et de leurs discours. Les usages conceptuels, de toute évidence, activent des différences linguistiques, théoriques, culturelles et historiques. Nous commenterons les usages de multitud/foule et pueblo/peuple : le premier surgit de l’expérience argentine et le second de l’expérience française. Pour finir, nous interrogerons la traductibilité de tels mots en prenant en compte chacun des contextes de signification.
L’Argentine et le degré zéro de la politique
3Multitud est réapparu dans le champ intellectuel comme concept appliqué à l’une des formes d’action collective qui ont composé le grand mouvement de protestation de décembre 2001 : le cacerolazo (voir notice correspondante et l’article de Farinetti et Vommaro dans cet ouvrage). Dans l’usage, multitud évoque une forme d’action collective attribuée aux classes moyennes des grandes villes. Cet usage sémantique reflète une forme d’intégration de ces catégories sociales à un mouvement de protestation qui avait débuté par une vague de pillages à destination des commerces d’alimentation et des supermarchés, attribuée aux classes populaires.
4Horacio González se sert du concept de multitud comme d’un support pour déchiffrer le sens politique des cacerolazos. Dès 2001, il fit apparaître ce terme dans ses rubriques d’opinion du journal, face à chaque protestation de cette nature. Sa ligne de raisonnement est la suivante1 : la multitud est présente, elle n’a pas de projection de conscience ; elle n’a ni passé ni futur. Néanmoins, la multitud dialogue nécessairement avec le pueblo, enraciné dans une histoire politique commune et dans une tradition de lutte populaire. La multitud comme catégorie sociale reflète le caractère désorganisé, pluriel et juxtaposé des demandes du mouvement protestataire. Dans le cacerolazo, il n’existe nul porte-parole du collectif pour dissimuler sa nature aléatoire, fragmentée et politiquement désorganisée. Le pueblo, au contraire, connote la production imaginaire et pragmatique d’une unité qui peut être renvoyée à une historicité.
5Une figure du cacerolazo de 2001 qui a circulé dans le débat public et intellectuel est l’épargnant de classe moyenne dont les dépôts/réserves bancaires, en raison de la crise économique, ont été en partie immobilisés (corralito) et convertis de dollars en pesos. Maristella Svampa, qui étudie l’apparition de l’épargnant dans la cartographie de la protestation, s’accorde avec González pour considérer qu’il s’agit d’un stéréotype négatif lié à la classe moyenne commandée par des intérêts économiques mesquins et contraires à la politisation2. En réalité, signale González, le concept de multitud a commencé à jouir de popularité, au point de remplacer celui de pueblo, quand la théorie politique a considéré que l’apparition de la multitud était un événement volatile provenant de la dissolution de la mobilisation de masses organisées, liées à la classe ouvrière3. Notons la distinction couramment acceptée entre multitude et masses (masas).
La France et la crise du lexique traditionnel de la politique
6En France, l’opposition entre foule et peuple paraît se décliner au premier abord presque à front renversé par rapport à son acception argentine, car elle est largement tributaire de l’approche psychologique de la foule établie par Gustave Le Bon. Dans cette perspective, le peuple, et non la multitude, est la manifestation de cette pluralité irréductible quand il apparaît de façon disruptive sur la scène publique, contre toute tentation de fonder en dehors de cette pluralité le lieu du pouvoir. Jacques Rancière identifie le « pouvoir du peuple » au pouvoir des « sans-parts » et de ceux qui n’ont « pas de titre » à gouverner4.
7En France, depuis le tournant du siècle, on use et on abuse à droite comme à gauche du terme « peuple » et du qualificatif « populaire » pour désigner un horizon d’attente autour de la défense de la laïcité face à l’islam et aux musulmans. Et dans ces conditions où un peuple se constitue politiquement face à eux et les exclut de la possibilité même d’y figurer, il semble difficile pour les musulmans, sinon impossible, d’amorcer une chaîne d’équivalence et de trouver un nom au « tiers-peuple5 ». Pourtant, ce « tiers-peuple » se manifeste parfois de façon disruptive – mais dans un silence assourdissant, comme privé de la possibilité de se nommer : ce fut notamment le cas lors des émeutes de novembre 2005, dont le déclencheur fut la mort de deux jeunes poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois, et qui se sont étendues de manière exceptionnelle à tout le territoire national pendant trois semaines, après qu’une grenade a été lancée sur une mosquée de la ville durant la prière qui suit la rupture du jeûne du ramadan6. Quand il s’agit de se nommer comme « tiers-peuple », ceux qui ne se sentent pas appartenir au peuple français – bien qu’ils aient la nationalité française –, acceptent mal les signifiants qui leur sont proposés. Il en va ainsi de la dénomination « indigène », promue depuis l’Appel des indigènes de la République en janvier 2005 : conçue pour faire référence à l’époque coloniale et construire une chaîne d’équivalence entre Noirs, Arabes, musulmans, Roms, etc. Cette dénomination semble parfaitement opératoire en ce qu’elle nomme à la fois ce à quoi Noirs, Arabes et musulmans refusent de s’identifier – des parias –, et ce qu’ils ne sont pas – des autochtones.
Multitud/foule et pueblo/peuple
8Ne retrouve-t-on pas ici le sens pris par le terme multitude pour désigner les « nouveaux » mouvements sociaux en Argentine, qui se caractérisent par la pluralité de leurs acteurs et l’impossibilité d’articuler politiquement les luttes de différentes catégories sociales qui surgissent et opèrent en même temps ? Il y a ici une autonomie propre du sens qu’a pris le terme multitud en Argentine depuis le tournant du siècle et qui semble aussi valable pour désigner, par exemple, les phénomènes protestataires des banlieues françaises. Ce sens n’est pas rendu dans sa traduction par le mot foule en français, et il convient de conserver celui de multitude, reprenant ici Hardt et Negri.
9Cependant, le sens de foule en français, par lequel on traduit en général multitud, semble plus proche de celui de masas en Argentine, pointant le risque de dissolution du sens politique. Au regard du risque de voir le concept de multitude rendre opératoires ces confusions, alors même qu’il les exclut en son principe, c’est l’ambivalence constitutive de la figure du peuple – en tant qu’il désigne à la fois le tout d’une communauté et une partie de la société –, la seule qui puisse configurer un espace politique où apparaissent les luttes qui en émanent.
Bibliographie
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González Horacio, « Cacerolas, multitud, pueblo », Página/12, 11 février 2002.
González Horacio, « La multitud volátil », Página/12, 19 avril 2013.
Hardt Michael et Negri Antonio, Empire, Paris, Exils, 2000.
10.4159/9780674038325 :Kepel Gilles, Banlieue de la République : société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Paris, Gallimard, 2012.
Khiari Sadri, « Le peuple et le tiers peuple », in Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Judith Butler, Georges Didi-Huberman et Sadri Khiari, Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La Fabrique, 2013, p. 115-136.
10.3917/lafab.colle.2013.01.0115 :Laclau Ernesto, La Raison populiste, Paris, Seuil, 2008.
Rancière Jacques, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
10.3917/lafab.ranci.2005.01 :Svampa Maristella, Cambio de época: movimientos sociales y poder político, Buenos Aires, Siglo XXI, 2008.
Notes de bas de page
1 H. González, « Cacerolas, multitud, pueblo », Página/12, 11 février 2002.
2 M. Svampa, Cambio de época: movimientos sociales y poder político, Buenos Aires, Siglo XXI, 2008.
3 H. González, « La multitud volátil », Página/12, 19 avril 2013.
4 J. Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
5 S. Khiari, « Le peuple et le tiers-peuple », in Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Judith Butler, Georges Didi-Huberman et Sadri Khiari, Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La Fabrique, 2013, p. 115-136.
6 G. Kepel, Banlieue de la République : société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Paris, Gallimard, 2012.
Auteurs
Marina Farinetti est politiste, professeure de théorie politique et chercheure au Centro de investigaciones en historia conceptual de l’université Nacional de San Martín, Argentina. Dernières publications : « Día de furia en Santiago del Estero: el 16 de diciembre de 1993 », in Gabriel Di Meglio et Sergio Serulnikov (dir.), La larga historia de los saqueos en la Argentina. De la Independencia a nuestros días (Buenos Aires, 2017) ; « Montesquieu en Santiago del Estero: Temor y política en la trama imaginaria del juarismo », in Apuntes de investigación del CECYP, n° 26 (2015, en coll. avec C. Zurita).
Alexandre Piettre est chercheur au LCSP à l’université Paris-Diderot, associé au GSRL à l’École pratique des hautes études et à l’ISSRC à l’université de Lausanne. Ses recherches portent sur l’islam dans la transformation des espaces sociaux des quartiers populaires et de l’action publique locale.
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