Chapitre xiii. Démocratie et circulation de l’écrit
p. 233-246
Texte intégral
1Au cours des dernières années, nous avons entendu parler d’une crise du livre et de l’édition : crise de la lecture et transformation des pratiques de lecture, concentration de l’édition dans les mains de grands groupes économiques, abandon de la tâche historique de l’éditeur où coexistaient la pratique culturelle et l’initiative économique. Le « livre de création » aurait abandonné le centre de la scène culturelle occupée désormais par le « livre produit ». Par ailleurs, ces bouleversements apparaissent étroitement liés à ceux des modes de gestion des systèmes éducatifs et tout particulièrement de l’université.
2En nous concentrant sur les évolutions récentes du monde éditorial et universitaire, nous chercherons à mettre à l’épreuve une hypothèse générale de notre travail : la question du livre et de l’écrit relève essentiellement du politique. Cela nous mènera à proposer une analyse des mutations dans le domaine du livre et de l’écrit pour ensuite reposer la question du lien souvent mis en avant entre livre et émancipation, ainsi que ses liens avec la production, la circulation et l’appropriation des connaissances dans une société démocratique. Les capacités émancipatrices du livre et son rôle fondamental comme moyen égalitariste d’accès à la culture seront analysés dans le cadre d’un nouveau contexte économique et culturel. Nous soutenons ainsi qu’il est de grand intérêt d’étudier les transformations dans le monde de l’édition d’après l’hypothèse selon laquelle la tension émancipation/domination propre au politique fait partie d’un combat dont le livre et l’écrit ne sont pas exempts.
De la commercialisation du livre à la marchandisation de l’édition
3Je souhaiterais avant tout partager le sentiment de perplexité que j’ai éprouvé face à un texte mineur dans l’ensemble du travail d’un grand historien du livre, éditeur et bibliothécaire : Robert Darnton. Écrit en 1983, un peu plus d’un an après son classique Édition et sédition, le texte auquel je fais référence fut publié pour la première fois dans une revue américaine académique et « sérieuse », sous le titre : « L’édition : une stratégie de survie pour des auteurs académiques1 ». Dans sa première note de bas de page, Darnton précise que son article rendra compte du processus d’édition académique tel qu’il l’avait vécu dans le comité éditorial de Princeton University Press entre 1978 et 1982.
4« Vous avez fini votre thèse, écrit Darnton, ou bien vous êtes professeur depuis les années 1960 mais vous n’avez pas publié de livres, car vous travaillez sur des sujets très intéressants mais vous n’aviez pas envie de publier jusqu’à maintenant : que faire ? La thèse concerne un village perdu dans l’Ouest américain et le livre du professeur porte sur la structure de la métaphore chez Jane Austen. Eh bien, vous avez un problème2. » Les temps ont changé, autant dans le système universitaire que dans le monde de l’édition. Les maisons d’édition privées acceptent de moins en moins les travaux des auteurs du monde académique alors que ceux-ci ont de plus en plus besoin d’être publiés pour être promus. Son expérience chez Princeton, écrit Darnton, est exemplaire s’il en juge d’après les échanges qu’il a eus avec des éditeurs de différentes maisons d’édition universitaires et d’humanités. C’est là que débute la partie la plus cynique du texte de Darnton : « Eh bien, mon cher auteur, sachez que les probabilités sont contre vous », écrit-il. Dix contre un, environ. La quantité d’ouvrages en cours d’évaluation a augmenté dans toutes les maisons d’édition du même profil : en moyenne de 50 %, en moins de dix ans. Avec humour et toujours une pointe de cynisme, Darnton propose une série de tactiques aux auteurs afin de faire partie des 10 % de chanceux publiés : proposer une série au lieu d’un seul livre, proposer un ouvrage sur les oiseaux (car Princeton n’a jamais refusé de manuscrit sur les oiseaux, on ne sait pas – bien sûr – s’ils en ont publié plus d’un), une nouvelle théorie de la justice, une traduction du japonais (peu importe laquelle), une étude sur l’aristocratie française de n’importe quelle province entre les xvie et xviiie siècles. Bien entendu, au-delà du sujet, il faut prêter attention à la façon de l’aborder : les évaluateurs de Princeton aiment écrire que les études qu’ils approuvent « proposent une recherche profonde de données empiriques avec une importante contribution à la théorie » ; il faut montrer qu’on connaît tout de la dernière théorie littéraire qui vient de Paris ou de New Heaven et bien souligner qu’on s’y oppose ; si vous avez écrit un livre d’histoire, il faut dire que c’est de l’anthropologie, si vous avez écrit de l’anthropologie, il faut dire que c’est de l’histoire ; et surtout il faut choisir un bon titre.
5Après toutes ces énumérations, Darnton se déclare logiquement sceptique face à l’avenir du monde éditorial, en particulier des humanités. Au-delà du trait d’humour, il avait bien vu en 1983, un an après Édition et sédition, que les choses n’étaient plus comme dans les années de l’édition clandestine au xviiie siècle. Mis à part le ton du texte, il indiquait dans la première note de bas de page de l’article qu’il avait été écrit à partir des titres réellement publiés au cours de ses quatre années chez Princeton ; ainsi qu’à partir de ses archives et des manuscrits qu’il était en train de classer après ces années de travail éditorial dans une maison d’édition universitaire.
6Seize ans plus tard, en 1999, un éditeur privé américain, André Schiffrin, publiait un brûlot dans lequel il dénonçait la concentration grandissante de l’édition au niveau international. Il intitulait son livre, sans euphémisme, et suite à une expression de Jérôme Lindon, le fondateur des éditions de Minuit en France : L’Édition sans éditeurs. Plus de quinze ans se sont écoulés depuis sa parution, et les conclusions de Darnton et de Schiffrin se sont fortement complexifiées et radicalisées. Depuis les années 1980, nombre de maisons d’édition dont les catalogues ciblaient la diffusion d’auteurs et d’œuvres de qualité, et qui visaient ainsi à construire des programmes de lecture, ont changé leur politique éditoriale et se sont réorientées sur la base d’un nouveau principe régulateur : faire partie de l’industrie du divertissement ; ou bien, dans le meilleur des cas, s’intégrer à des groupes d’édition-communication qui commençaient à cette époque leur expansion, en absorbant les catalogues des maisons d’édition – dans plusieurs cas – de grand prestige symbolique. La concentration horizontale décidée par les grands groupes de communication dans les années 1980 et 1990 les a en effet menés à s’intéresser à l’édition en vue de construire des conglomérats où pouvaient se côtoyer tous les produits culturels.
7Dans ce nouveau cadre, l’acceptation et la publication des ouvrages ont commencé à être de plus en plus liées aux prévisions de rentabilité et souvent à la sortie d’un film, d’une série ou bien à l’actualité traitée dans les médias imprimés ou audiovisuels de ces mêmes groupes. Aux États-Unis, des groupes comme News Corporation et Newhouse ont pris la tête de cette colonisation du secteur éditorial par les grandes entreprises de communication et de divertissement, et le phénomène, décrit par Schiffrin, s’est imposé comme l’une des caractéristiques d’une nouvelle étape de l’industrie du livre. Rappelons au passage qu’en France deux grands groupes, Hachette et Editis – qui appartient au groupe espagnol Planeta – concentrent près de 70 % du marché éditorial français. En Argentine, la concentration éditoriale est également alarmante. Les vingt maisons d’édition les plus importantes (pratiquement toutes de capitaux étrangers) concentrent la moitié de la production éditoriale (en nombre de titres) et dominent 75 % du marché (en chiffre d’affaires). Des trois groupes les plus importants, Planeta, Random House-Mondadori et Santillana (groupe Prisa), ce dernier est leader du marché des manuels scolaires et des textes parascolaires. En ce qui concerne Random House et Planeta, il suffit d’analyser les listes des cent titres les plus vendus en Argentine ces dix dernières années pour vérifier que plus de la moitié est produite par ces deux groupes, tous deux maîtres d’un savoir-faire de plus en plus efficace dans la production de best-sellers. Depuis les années 1980, et fondamentalement avec les politiques d’ouverture économique aux investissements étrangers en Amérique latine sous le paradigme néo-libéral, les entreprises espagnoles se sont positionnées comme les leaders de la production éditoriale dans la région. Par la suite, avec le jeu des rachats entre les différents groupes d’édition-communication et l’intervention des groupes d’investissement financier au niveau global, cette dépendance s’est mondialisée : le groupe Bertelsmann a débuté sa politique de rachats en Espagne, Random House a fusionné avec Mondadori et d’autres maisons italiennes et espagnoles afin de constituer un groupe bénéficiant d’une forte présence culturelle en Espagne, en Amérique latine et aux États-Unis. Ce qui était alors le groupe français Vivendi a également acheté des maisons d’édition espagnoles déjà implantées en Amérique latine (Aiqué, entre autres) ; et le groupe Planeta – premier groupe d’édition espagnol – a commencé une politique d’expansion qui l’a conduit en 2008, à la suite du rachat du groupe français Editis, à se positionner comme le treizième groupe d’édition au monde avec un chiffre d’affaires pour sa branche édition d’un milliard d’euros. La mondialisation de la production des livres, et la sélection des idées qui seront mondialisées, ou bien de ce qui ne circulera que dans un territoire limité, seront désormais fondamentalement décidées par les stratégies de ces groupes d’édition-communication.
8Dans la configuration qui avait précédé la révolution néo-libérale des années 1980, le prix d’un livre sur le marché était principalement défini par les coûts matériels de sa production, le profit qu’en tirait l’éditeur, le règlement des droits d’auteur et les commissions des différents intermédiaires dans le circuit du livre. Néanmoins, la valeur d’usage allait au-delà de ce prix, car elle était liée à ce qu’apporte au lecteur la découverte d’un livre. En revanche, cette vision particulière du métier d’éditeur, qui mettait en tension le culturel et l’économique, s’est effondrée au cours des trente dernières années dans le cadre d’une nouvelle étape de marchandisation et de financiarisation de l’édition mondiale. Aujourd’hui, c’est avant son arrivée sur le marché – mais sur la base des informations que l’on peut extraire de ce marché – que l’éditeur d’un groupe éditorial ou le gestionnaire décide d’approuver la conception, l’idée et le type d’écriture d’un livre. La tâche de l’éditeur devient ainsi en grande partie l’identification et l’adaptation d’un produit afin de s’assurer qu’il ait du succès sur le marché.
9Au regard de ce cadre, il semble important de nous détacher de ce qui confère au livre un statut sacré (en incluant ici certains aspects du système éducatif). Cela pourra peut-être nous aider à comprendre comment se conforment, vivent et meurent les idées écrites dans cette nouvelle configuration du marché éditorial transnational. De nouveaux acteurs – des fonds d’investissement, des grands groupes d’édition-communication – dominent aujourd’hui une majeure partie du secteur de l’édition. En Europe, aux États-Unis, en Asie, et également en Amérique latine, des secteurs majoritaires de l’édition sont maintenant propriétés de structures économiques qui fonctionnent selon les règles et les modes de gestion dessinés par une logique essentiellement financière.
10Depuis une quinzaine d’années, nous entendons dire que les publications électroniques pourraient apporter une solution aux problèmes que nous venons de signaler. Cependant, toutes les analyses qui négligent de réfléchir aux circonstances politiques en amont de ce sujet ignorent que les publications électroniques – dans la configuration actuelle – ne vont faire qu’empirer la situation. La manière et la rationalité sous lesquelles ont été imaginées les publications électroniques conduisent justement à l’abdication de la responsabilité et du jugement qui devraient être développés face à la nouvelle logique des conglomérats éditoriaux3. Comme l’a exprimé récemment Robert Darnton, ce que peuvent nous offrir de meilleur les publications électroniques est « d’envoyer un nombre illimité de thèses sur Internet4 ». Il n’est pas sûr du tout qu’Internet soit le médium qui convienne au développement des idées écrites étant donné que, comme toute forme de reproduction électronique, il valorise le geste plutôt que le travail qui préside au contenu. Pour sa part, le livre s’organise sous un principe fondamental : le fait qu’un individu ou un groupe a travaillé pour transformer cet ouvrage en une unité à définir. C’est justement cette unité que les lecteurs sont appelés à juger5. À chaque fois que nous ouvrons un livre, nous jugeons l’unité des matériaux que l’auteur a décidé de rassembler dans un même volume. Les ouvrages les plus intéressants nous proposent toujours ce questionnement. C’est pourquoi il nous paraît pertinent de refuser le terme de « livre numérique » : un fichier de données informatiques téléchargées sur une tablette ne sera jamais un livre6. Production et réception sont deux vecteurs d’un même parcours. Sans une préoccupation concrète de la réception, peu importe si le livre est ouvert ou si ce questionnement est fait, si le livre a été publié sur papier ou bien en format électronique. La seule chose qui compte est l’augmentation de la productivité, même dans les maisons d’édition sans but lucratif, comme les presses universitaires, qui sont souvent obligées de se plier aux paramètres de la production régie par les exigences quantitatives du marché éditorial et au rythme accéléré de la production académique de publications. La logique des maisons d’édition universitaires – en tant qu’entreprises sans but lucratif – a par ailleurs été fortement altérée au cours des dernières décennies, à la suite des transformations, allant également dans le sens de la marchandisation, dont souffrent les systèmes universitaires.
Édition et marchandisation du savoir : de l’open access aux politiques éditoriales
11En avril 2012, une pétition lancée par le mathématicien de l’université de Cambridge, Timothy Gowers, a fait le tour du monde et réuni des milliers de signatures. Gowers appelait au boycott d’Elsevier, le groupe éditorial hollandais leader mondial dans le marché des revues scientifiques7. Elsevier publie deux mille revues scientifiques par an, dont ce sont principalement les universités du monde entier qui paient les abonnements. Rappelons que le marché mondial des revues scientifiques les plus prestigieuses8 est aujourd’hui contrôlé par trois grands groupes : Elsevier, Springer et Wiley. Un premier groupe de mathématiciens a soutenu l’appel de Gowers en dénonçant « un système dans lequel les éditeurs commerciaux font des profits sur la base du travail de mathématiciens et de frais d’abonnement des bibliothèques9 ». Des universités américaines et des universitaires du reste du monde se sont rapidement associés à la pétition. Selon un document publié par l’université Harvard au mois d’avril 201210, les prix pour l’accès aux articles en ligne de deux des éditeurs les plus importants auraient augmenté de 145 % sur les six dernières années : certains abonnements coûtent près de 40 000 dollars (l’équivalent d’un an de scolarité à Harvard). Le 24 avril 2012, Robert Darnton a déclaré au journal The Guardian : « J’espère que d’autres universités vont entreprendre des actions similaires. On est tous confrontés au même paradoxe. Nous faisons les recherches, écrivons les articles, œuvrons au référencement des articles par d’autres chercheurs, le tout gratuitement… Et ensuite nous rachetons le résultat de notre travail à des prix scandaleux11. » Celui qui parle est le directeur de la bibliothèque d’Harvard, avec les budgets d’une des plus riches universités du monde. Peut-être est-ce pour cela que d’autres universitaires qui ont rejoint le débat se montrent un peu plus radicaux dans le ton de leurs déclarations. Beaucoup d’entre eux soutiennent que ces groupes d’édition sont un parfait exemple de capitalisme rentier : ils monopolisent une ressource publique et la font payer à des prix exorbitants. Certains, témoignant d’un sens aigu de la formule, affirmèrent dans le vif des débats que « Elsevier, Springer et Wiley font ressembler Rupert Murdoch [le patron de News Corporation] à un socialiste ».
12Depuis lors, de plus en plus d’universités à travers le monde ont commencé à exiger de leurs chercheurs de rendre leurs publications disponibles en libre accès, même si cela implique de renoncer à publier dans des revues qui permettent aux universitaires de faire valider leurs travaux, de les diffuser, ainsi que de construire une réputation pour eux-mêmes et pour leurs universités12. Alors qu’il est encore en construction, ce mouvement a déjà sensibilisé une bonne partie de la communauté mondiale des chercheurs et les pouvoirs publics dans certains pays.
13Pour que l’accès ouvert (open access) se développe au niveau transnational, il faudra passer des conventions institutionnelles, ou bien édicter des lois comme c’est le cas pour l’Argentine, afin de favoriser la publication des résultats des recherches financées avec des fonds publics dans les archives numériques de ces institutions. Et il serait pertinent de les « libérer » au moment indiqué (afin de stimuler le débat avec des collègues d’autres institutions, une fois les résultats brevetés par l’institution en question, etc.). Ces réglementations pourraient même être à la base de critères ou de points d’appui pour l’évaluation des enseignants-chercheurs ou l’attribution de fonds aux projets de recherche au sein des universités et des centres de recherche publics. Les chercheurs qui soutiennent cette politique en faveur de l’open access remarquent encore que ce système pourrait aussi favoriser la transparence, la visibilité et l’accessibilité tout en assurant la possibilité de choisir parmi une variété de critères d’évaluation des enseignants-chercheurs, au-delà du critère quantitatif des publications qui, lui, ne changerait pas pour autant du seul fait de donner libre accès aux articles. Au moins, défendent-ils, on évitera que les publications les plus prestigieuses, dont ont besoin les chercheurs pour développer des projets à la hauteur des avancées de leurs propres disciplines, ne soient disponibles que pour ceux qui travaillent dans les universités les plus riches, notamment celles des pays du Nord.
14Et c’est là qu’un tout dernier problème se pose, que je souhaiterais évoquer : ne devrions-nous pas lier en effet les problèmes que posent les projets d’open access à de nouvelles formes d’évaluation pour que cette transformation soit réellement démocratique ? Le mouvement pour l’accès libre s’est construit en résistance à la marchandisation des savoirs produits par la communauté scientifique, contre ce cercle vicieux qui conduit au rachat d’une production financée en bonne partie par des fonds publics au travers des grands groupes d’édition scientifique déjà cités qui en assurent la diffusion. Or, ce deuxième problème que nous avons mentionné plus haut, celui de l’évaluation des chercheurs, est étroitement lié à la marchandisation du savoir imputable aux éditeurs des revues payantes. Ce qu’il faudrait également mettre en question, c’est la culture d’évaluation académique introduite à partir des années 1980 : « la culture du résultat », une culture introduite en Amérique latine au travers des exigences d’organismes comme la Banque mondiale, et en Europe principalement à partir du processus de Bologne et la prolifération des classements universitaires mondiaux qui ont changé les règles du jeu académique.
15En effet, depuis les années 1980 nous assistons à une promotion des critères d’évaluation académique qui prétendent prendre la mesure des résultats de la « productivité académique », qui pourrait être mesurée et évaluée régulièrement comme n’importe quelle autre activité économique. Ces types d’évaluation, qui sous différentes formes ont pris de l’ampleur dans une bonne partie des universités du monde13, font en sorte que l’attribution des budgets, et donc la survivance des institutions de formation et de recherche, sont de plus en plus liées à une augmentation de la productivité dans un système orienté par la concurrence. Les universités sont ainsi de plus en plus financées selon des critères éloignés d’une logique qui viserait à construire un système équitable et orienté par un principe d’égalité. L’enseignant-chercheur est également évalué individuellement d’après ces critères de productivité, en Argentine comme en France, principalement à partir de la production de « papers ». Ce système d’évaluation quantitative, dont la rigueur scientifique est plutôt faible, a amené les chercheurs – entrepreneurs d’eux-mêmes, pourrait-on dire, pour reprendre la formule foucaldienne – à instituer des stratégies de survie bien différentes de celles que Darnton suggérait au début des années 1980. En Argentine, la stratégie la plus connue est celle de « sortir le chien avec des colliers différents » : vous produisez un bon article ou bien vous récupérez des fragments de votre thèse et vous les exploitez dans différentes revues de différents pays, ainsi que dans différents congrès, dans différents pays, au cours des années. Dans le monde anglo-saxon, le nouveau totem de l’évaluation des enseignants est le « facteur h », du nom du physicien Jorge E. Hirsch qui a élaboré cet instrument statistique en 2005. Un instrument qui combine deux types de variable : le nombre d’articles que vous avez publiés dans votre vie (plus exactement le nombre d’articles recensés par les bases de données électroniques disponibles) et le nombre de citations de vos articles par d’autres. Dans l’article évoqué plus haut, Grégoire Chamayou passe en revue toutes les stratégies possibles pour améliorer son « impact bibliométrique » grâce à son « impact citationnel » : s’autociter dans chacun de ses propres articles, faire pression auprès de ses doctorants et boursiers pour qu’ils vous citent dans chacun des articles qu’ils produisent, etc. En France, on parle de « la stratégie du saucisson » ou de « la tronçonneuse » : écrire des livres est devenu de plus en plus inutile, un ouvrage de 300 pages étant équivalent à plus d’une dizaine d’articles. La stratégie adéquate est donc de « couper le saucisson » : faire plusieurs articles. Et si par hasard, à la fin, vous recolliez les morceaux, ce sera peut-être l’occasion de publier un livre, mais celui-ci n’apportera rien à l’évaluation de votre productivité. Traduire et faire paraître des éditions critiques devient également de plus en plus « inutile ». Publier des articles est devenu le but principal.
Conclusions
16Nous avons essayé de montrer dans la première partie de ce chapitre les grandes lignes qui orientent la transformation du monde du livre et de l’édition au sens large depuis les trente dernières années. Des mutations que nous pourrions résumer par la suprématie du livre produit à la place du livre de création, l’expansion transnationale des grands groupes d’édition, la financiarisation et l’« oligopolisation » du marché du livre, et le repli des éditions de diffusion restreinte. Nous venons de présenter synthétiquement les changements dans la production et la circulation des savoirs produits à l’université, sous forme d’articles, fondamentalement en ligne, depuis quelques années. Quel sera donc dans ce cadre le rôle de nos maisons d’édition universitaires ? Éditer les revues spécialisées qui circuleront peut-être gratuitement dans la communauté de chercheurs ? Coller les morceaux qui permettent de « construire » des livres à partir de ces articles diffusés en amont parmi les spécialistes ? Il nous semble que le moment est venu de nous poser des questions sur la place que pourrait occuper ce type de maisons publiques, et sans but lucratif, dans le paysage éditorial au sens le plus large. En effet, qui publiera désormais les « livres vieillis » ? À part quelques éditeurs résistants, et qui peuvent s’autofinancer grâce à des fonds produits en dehors du monde de l’édition, qui publiera des travaux qui puissent unir la rigueur scientifique à l’extension du lectorat au-delà des frontières des disciplines et donc de celles et ceux qui sont capables de maîtriser des savoirs de plus en plus spécialisés ? Il serait peut-être pertinent de nous demander si les maisons d’édition universitaires, publiques, ne devraient pas commencer à remplir ce rôle délaissé par le marché du livre, quoique toujours fondamental pour la construction de la citoyenneté dans nos sociétés démocratiques : faire circuler de façon claire, adaptée et professionnelle les savoirs produits par nos institutions éducatives, par les chercheurs, les artistes, les spécialistes des domaines les plus variés. Il ne serait pas déraisonnable de demander aux universités de reconsidérer leur potentiel culturel à une époque où les médias et les grands groupes d’édition sabrent leur production intellectuelle.
17En France, certaines maisons d’édition universitaires ont commencé à chercher un équilibre entre la publication des monographies de leurs propres chercheurs et une politique éditoriale qui vise à élargir le champ de lecteurs au-delà du public universitaire au sens strict. Des coéditions avec des petites maisons, mais aussi avec des groupes d’édition, témoignent de ces changements. Néanmoins, la politique du livre en France ainsi qu’un système complexe d’aides à la publication d’ouvrages dits « difficiles » contribuent également à soutenir le travail des petites maisons qui parient sur des ouvrages à rotation lente en librairie. Le système ne fonctionne pas à la perfection, mais il existe toute une tradition dans la profession éditoriale qui a permis de résister à l’avancée des nouvelles logiques managériales dans l’édition. Néanmoins, les éditions publiques joueront sûrement un rôle de plus en plus important dans ce combat. En Argentine, au cours des dix dernières années, nous avons assisté à l’apparition à vitesse accélérée d’un grand nombre de maisons d’édition universitaires. De nouvelles universités ont été créées, et une trentaine de maisons d’édition universitaires ont été fondées ou bien relancées avec une nouvelle énergie et des budgets modestes mais décents. À Buenos Aires, ainsi qu’à Córdoba, Mendoza, Santa Fé, La Plata, entre autres, des presses universitaires ont entamé un processus de professionnalisation et de publication soutenue d’ouvrages. Néanmoins, leurs politiques éditoriales ne sont pas toujours très claires : elles se limitent parfois à la publication d’ouvrages issus de congrès académiques ou bien de documents pédagogiques. Certaines maisons commencent à entrevoir que toute une partie des ouvrages publiés auparavant par les éditeurs du circuit commercial a été abandonnée.
18Osons affirmer pour conclure que quand la circulation des idées écrites est limitée, l’espace public est menacé. Si l’information la plus coûteuse à trouver ne circule pas, et qu’elle est réservée aux seuls experts, il n’y a pas de discussion publique démocratique possible entre les citoyens et leurs institutions. Pouvons-nous songer à une démocratisation de l’édition, au sens le plus large possible, comme une tâche que pourraient se donner nos universités, grâce à la publication d’éditions numériques en libre accès associées à des éditions papier pour le plus grand nombre de citoyens ? Y a-t-il de la place pour une gestion démocratique de ces types de financements publics afin de créer des modèles de gestion publique, ou mixte, de la production, circulation et accès à la pensée et à la création ? Je reprendrai pour finir la réponse que donnait François Maspero avant de se retirer du projet aux éditions qui portaient son nom : « Je veux faire le pari que oui. » Tout compte fait, le commerce de la barbe à papa est toujours bien présent dans les foires.
Bibliographie
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Chamayou Grégoire, « Petits conseils aux enseignants-chercheurs qui voudront réussir leur évaluation », Contretemps [en ligne], 2009 [consulté le 28 mai 2018]. Disponible sur : http://www.contretemps.eu/petits-conseils-enseignants-chercheurs-qui-voudront-reussir-leur-evaluation/.
10.3917/rdm.033.0208 :Darnton Robert, « Le nouvel âge du livre », Le Débat, no 105, 1999/3.
10.3917/deba.105.0176 :—, El beso de Lamourette: reflexiones sobre historia cultural, Buenos Aires, FCE, 2010, p. 105-113. Version originale en anglais publiée dans The American Scholar, 52, 1983, p. 533-537.
—, Apologie du livre : demain, aujourd’hui, hier, Paris, Gallimard, 2011.
Waters Lindsay, L’Éclipse du savoir, Paris, Allia, 2008.
Notes de bas de page
1 Voir El beso de Lamourette: reflexiones sobre historia cultural, Buenos Aires, FCE, 2010, p. 105-113. Version originale en anglais publiée dans The American Scholar, 52, 1983, p. 533-537.
2 El beso de Lamourette, op. cit., p. 105.
3 Nous reviendrons sur cette question en nous référant particulièrement à la tension entre publications papier et publications électroniques dans le monde universitaire.
4 Nous pourrions distinguer aujourd’hui principalement deux types d’auteurs, bien différents entre eux, qui tentent de s’« émanciper » de la tutelle des éditeurs en passant au numérique, ces derniers étant identifiés comme leurs obstacles principaux : ceux qui vendent beaucoup de livres d’un côté, et ceux qui n’arrivent pas à se faire publier de l’autre. Les chercheurs en sciences humaines figurent pour beaucoup dans le deuxième groupe, malgré leur besoin grandissant de publier pour satisfaire les exigences des nouvelles règles managériales de l’université. En effet, les publications constituent l’un des principaux outils quantitatifs d’évaluation du « rendement » des chercheurs dans cette nouvelle configuration sous paradigme néo-libéral. Pour ces derniers, Darnton propose la « solution » de l’édition électronique, même s’il signale que pour devenir un livre une thèse universitaire doit être modifiée, voire réécrite, en fonction des lecteurs potentiels qui ne seront plus les spécialistes de son milieu le plus proche. C’est justement ce à quoi les éditeurs se réfèrent quand ils parlent de la valeur ajoutée de leur travail : tout un ensemble de compétences techniques auxquelles s’ajoutent, aujourd’hui encore plus qu’hier, les compétences liées à la diffusion/distribution, nécessaires pour faire d’une thèse ou d’une enquête universitaire un livre. Le rêve numérique de l’auto-édition supprime une grande part de compétences qui sont justement celles qui font également que des recherches deviennent des livres. R. Darnton, « Le nouvel âge du livre », Le Débat, no 105, 1999 ; et du même auteur, Apologie du livre : demain, aujourd’hui, hier, Paris, Gallimard, 2011.
5 Voir à ce sujet : L. Waters, L’Éclipse du savoir, Paris, Allia, 2008.
6 Il ne s’agit pas ici de refuser les nouveaux formats de circulation des idées et de l’information. Il s’agit d’attirer l’attention sur la relation étroite entre contenu et support sur laquelle ont travaillé des historiens du livre comme Robert Darnton et Roger Chartier. Par ailleurs, des professionnels du livre et des éditeurs européens ont lancé un appel qui pose des questions dans ce sens : « Nous ne pouvons nous résoudre à réduire le livre et son contenu à un flux d’informations numériques et cliquables ad nauseam ; ce que nous produisons, partageons et vendons est avant tout un objet social, politique et poétique. Même dans son aspect le plus humble, de divertissement ou de plaisir, nous tenons à ce qu’il reste entouré d’humains ». Voir : « L’Appel des 451 pour la constitution d’un groupe d’action et de réflexions autour des métiers du livre », dont les premiers signataires furent entre autres Giorgio Agamben, Maurice Nadeau, Rémy Toulouse et Éric Hazan.
7 L’appel original de Gowers et les réactions peuvent être consultés sur son blog : http://gowers.wordpress.com/2012/01/21/elsevier-my-part-in-its-downfall/
8 Nous nous référons ici aux revues qui utilisent le peer reviewing – évaluation par des pairs – et qui ont une forte influence, renforcée par le fait d’être publiées en anglais, dans le facteur d’impact (ou facteur h) avec lequel on évalue les universités et les centres de recherche dans le « marché mondial de l’enseignement supérieur ». Il s’agit du mode d’évaluation principal dans les universités anglo-saxonnes et chinoises : il a une forte influence dans le classement de Shanghai et l’attribution des budgets du secteur privé et des organismes internationaux de recherche.
9 Cité par Le Monde, [en ligne], « Harvard rejoint les universitaires pour un boycott des éditeurs », 25 avril 2012 [consulté le 7 juin 2018]. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/sciences/article/2012/04/25/harvard-rejoint-les-universitaires-pour-un-boycott-des-editeurs_1691125_1650684.html
10 Voir : http://isites.harvard.edu/icb/icb.do?keyword=k77982&tabgroupid=icb.tabgroup143448
11 Voir : http://www.guardian.co.uk/science/2012/apr/24/harvard-university-journal-publishers-prices
12 Même si ces modes de validation du savoir et de construction du prestige académique sont plus répandus dans les sciences dites « dures », elles sont également utilisées comme critères dans la construction des carrières des universitaires dans le champ des humanités. En Argentine, deux débats sont au cœur de ces problématiques. Le premier est lié à la demande des syndicats d’enseignants de modifier les critères d’évaluation des enseignants-chercheurs, afin d’éviter ce qu’ils appellent « la course au paper », en introduisant des éléments d’évaluation comme la formation des jeunes chercheurs, les directions de projets avec la communauté non universitaire et d’autres éléments dans les grilles d’évaluation, et en établissant des concours dans les universités ainsi qu’au CONICET (l’organisme principal de financement de la recherche publique en Argentine). En deuxième lieu, une initiative parlementaire a promu une loi d’open access pour les articles au titre de résultats de projets financés par la puissance publique. Il s’agit néanmoins d’une loi complexe qui doit tenir compte du secret nécessaire pour certaines publications, qui impliquent d’éventuelles prises de brevets, mais qui vise à renforcer la libre circulation des savoirs au sein de la communauté des chercheurs argentins, ainsi qu’entre chercheurs argentins et étrangers. Cela aurait également un impact positif sur l’accès des bibliothèques universitaires aux résultats de la recherche produite dans le pays grâce à la création de banques de données électroniques publiques pour ces articles.
13 Voir dans ce sens l’article de Grégoire Chamayou, « Petits conseils aux enseignants-chercheurs qui voudront réussir leur évaluation », Contretemps [en ligne], 2009 [consulté le 28 mai 2018]. Disponible sur : http://www.contretemps.eu/petits-conseils-enseignants-chercheurs-qui-voudront-reussir-leur-evaluation/.
Auteur
Heber Ostroviesky est enseignant-chercheur à la UNGS, diplômé de sciences politiques à l’université de Buenos Aires et titulaire d’un DEA à l’IEP de Paris. Il s’est spécialisé en politiques culturelles du livre et de la traduction. Il a été responsable du Bureau international de l’édition française à Paris. Il dirige la maison d’édition Futuro Anterior (Argentine) et est éditeur de la revue de critique politique et culturelle Crisis.
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