Chapitre xii. Bibliothèques en quartier populaire : un espace public conflictuel ?
p. 217-232
Texte intégral
1En France, les gouvernements locaux profitent souvent des contrats de rénovation urbaine et des fonds dont ils disposent pour bâtir des bibliothèques, et plus récemment des médiathèques, dans les quartiers, en particulier les quartiers dits « difficiles ». Les municipalités pensent ainsi ouvrir un équipement prestigieux dans ces espaces relégués, perçu comme bénéfique sur au moins trois niveaux : comme outil de lien social, comme opportunité pour donner accès à la culture, et enfin comme « équipement le plus emblématique de la République et de notre volonté de vivre ensemble », selon la formule employée récemment par un ministre de la Culture. Les bibliothèques sont ainsi conçues selon le modèle de l’espace public : un équipement ouvert aux usages les plus variés, susceptible de tous les investissements, capable d’accueillir tous les points de vue.
2Parallèlement, nous constatons que ces mêmes bibliothèques et médiathèques de quartier sont des espaces conflictuels dans lesquels apparaissent diverses formes de violence, ce qui semble contredire l’idéal d’un espace ouvert à tous. Mais une chose est-elle exclusive de l’autre comme si l’espace public n’était pas le lieu des conflits ? Peut-on imaginer des bibliothèques et toute autre institution comme étant situées au-delà ou en-deçà des conflits qui les entourent ? Ces conflits ne sont-ils pas précisément ce qui à la fois constitue et menace les institutions ?
Les bibliothèques dans leur ville
3D’un côté, on perçoit la bibliothèque menacée par des évolutions culturelles qui éloignent les publics de la lecture des livres et rendent difficile la fréquentation des bibliothèques, notamment dans les quartiers populaires. De l’autre, la persistance des inégalités sociales et de conflits souvent réduits à des « incivilités », de la « déviance » ou simplement de la « violence » envahit l’espace des bibliothèques de quartier. En effet, les grandes agglomérations sont le théâtre de phénomènes de précarisation, d’inégalités sociales et économiques face à l’accès à un logement digne, à l’emploi et aux services élémentaires. La ville constitue surtout l’espace d’une conflictualité croissante dont les émeutes et les violences urbaines ne constituent que les manifestations les plus visibles.
4C’est bien dans ce cadre que sont pensées les constructions des bibliothèques de quartier dans les périphéries urbaines. Il s’agit principalement de participer à et de favoriser la réduction des inégalités sociales et de valoriser l’attractivité du territoire par la défense et la promotion d’une politique culturelle et de lecture publique volontariste. Dans des territoires à haute conflictualité et socialement très défavorisés, les bibliothèques apparaissent comme des havres de paix proposant une riche palette de produits culturels difficilement accessibles par ailleurs.
Des bibliothèques en banlieue
5La communauté d’agglomération de Plaine Commune, effective depuis le 1er janvier 2000, regroupe neuf villes de la périphérie nord de Paris, pour une population totale de 411 000 habitants en 20151. La création de cette communauté d’agglomération a eu pour objectif de redynamiser un territoire anciennement industrialisé qui a subi de plein fouet la désindustrialisation – entraînant chômage et précarisation – et de mutualiser les efforts en matière de politiques de la ville, en particulier des politiques culturelles et de lecture publique. C’est pourquoi a été créé un réseau de lecture publique qui compte aujourd’hui vingt-cinq médiathèques, trois bibliobus et plusieurs projets de construction de médiathèques dans différents territoires. Ce réseau s’est caractérisé par la modernisation des services proposés, une réorientation en matière de politique culturelle concernant la constitution des collections et les offres d’animations, la mise en réseau des bibliothèques qui possèdent aujourd’hui plus d’un million de volumes. Ce changement d’échelle a permis de disposer d’un budget bien plus important que celui des municipalités, et les bibliothèques ont été rénovées2. Ces anciennes bibliothèques sont appelées désormais « médiathèques de proximité », donnant à voir la volonté d’être au plus près des goûts et des intérêts des lecteurs.
6Si l’on considère les prescriptions de la Direction du livre et de la lecture, on peut voir de nouvelles missions dont sont chargées les bibliothèques. Celles-ci sont définies comme des « lieux de mémoire, de savoir, d’étude, de citoyenneté, de sociabilité, de rencontres, de loisirs et d’apprentissage ». Elles constituent « un espace d’ouverture au monde contemporain3 ». En phase avec leur époque, les bibliothèques de quartier doivent conserver à la fois leurs missions traditionnelles tout en élargissant leurs fonctions et les services qu’elles proposent.
7À travers la construction d’une bibliothèque de proximité, le pouvoir politique investit donc le territoire des classes populaires. Cependant, contre toute attente, cet investissement est parfois perçu comme une intrusion, ce qui explique au moins partiellement que les bibliothèques soient prises comme cible de violences allant parfois jusqu’à être incendiées. Ces dernières renvoient à la question de la présence politique dans les quartiers populaires, des représentations que les habitants ont de cette institution culturelle et des possibilités d’émergence d’un sentiment de commune appartenance qui dépasse l’hétérogénéité sociale des habitants de ces quartiers.
Volonté d’intégration locale et conflictualité
8Le premier des problèmes auxquels sont confrontées les bibliothèques en quartier populaire est celui de leur fréquentation et de leur utilisation. À l’échelle du réseau de bibliothèques de Plaine Commune, à peine plus de 10 % des habitants du territoire sont des usagers actifs de ces structures (c’est-à-dire des usagers inscrits et ayant emprunté au moins une fois au cours de l’année). Ce taux de fréquentation, très bas au regard des moyennes nationales (20 %) et des objectifs locaux (à savoir qu’un quart de la population est un usager actif des bibliothèques), est à mettre en parallèle avec le niveau de formation et de diplôme de la population de Plaine Commune4. Ainsi, malgré une politique particulièrement active en matière de promotion de la lecture et d’accès à la culture, le premier obstacle que rencontrent les bibliothécaires dans leur travail au quotidien est cette désaffection de leurs équipements, ce qui vient questionner la représentativité de ce public par rapport à la population. La question de la proximité se pose ici comme un véritable problème : faut-il être géographiquement, socialement, culturellement et politiquement proche des habitants, leur proposer de lire ce qu’ils aiment, ou faut-il au contraire les amener vers autre chose, c’est-à-dire vers d’autres lieux afin qu’ils sortent de leur quartier et vers de nouveaux espaces de réflexion et de sensibilité ? Les bibliothécaires se déchirent autour de cette question. Pour les uns, les gens ne viennent pas à la bibliothèque, car ce qu’elle propose n’est pas du goût des habitants. Ils suggèrent donc de s’éloigner du modèle des humanités et de la littérature pour se rapprocher du goût populaire : des textes plus directement associés à la vie pratique, le sport, la presse (y compris à sensation), etc. Pour les autres, cette alternative est inacceptable, car elle équivaut à enfermer encore plus les classes populaires dans un univers culturellement pauvre en ne leur offrant que ce à quoi ils accèdent déjà.
9Une deuxième problématique se pose de manière crue aux bibliothécaires et aux autorités locales : celle des violences qu’ils peuvent subir dans l’exercice de leur fonction ou des violences à l’encontre des bibliothèques elles-mêmes. Ces violences peuvent prendre une forme verbale (insultes, menaces…) ou physique (agressions, coups, crachats, vols de biens personnels…) ; elles peuvent s’exercer au sein de la bibliothèque ou à l’extérieur, au niveau du quartier (représailles, bibliothécaires suivis dans la rue, voitures personnelles endommagées…). En outre, plusieurs bibliothèques de quartier ont fait l’objet d’attaques plus ou moins importantes telles que des tentatives d’incendies, des incendies ou des caillassages, que ce soit au cours d’émeutes urbaines ou non. Ainsi, près d’une trentaine de bibliothèques a subi des incendies volontaires lors des émeutes de l’automne 2005 ; et nous avons pu recenser près de soixante-dix bibliothèques de quartier incendiées entre 1996 et 2010 sur l’ensemble du territoire5.
10Ces manifestations, plus ou moins récurrentes, viennent donc questionner le rapport de ces médiathèques de proximité à leur quartier et interrogent la relation que les habitants des quartiers populaires entretiennent avec cette institution culturelle : c’est-à-dire à la fois le rapport de ces groupes sociaux avec des institutions largement associées dans l’imaginaire collectif à la culture savante ; et le rapport à l’État, à la puissance politique et à ses représentants, le rapport des habitants au groupe des professionnels (les bibliothécaires) et aux institutions placées en territoire des classes populaires.
11Une troisième problématique est associée à l’évolution des pratiques et modes de consommation culturelle et à l’essor des nouvelles technologies. La démocratisation de l’accès à la lecture et au livre, la privatisation croissante des pratiques culturelles rendue possible par l’essor des technologies (Internet, téléchargement…) obligent les médiathèques à redéfinir leurs missions et orientations, et les forcent à se montrer inventives pour conquérir ou fidéliser le public. Dans cette optique, les médiathèques du réseau de Plaine Commune ont diversifié leurs offres de services en matière de collections et d’animations proposées. Dans un premier temps, les bibliothèques sont devenues des médiathèques par l’incorporation de la musique, du cinéma et ultérieurement d’Internet. Ensuite, leurs activités se sont diversifiées, proposant rencontres littéraires, ateliers de rédaction de CV ou de slam, ateliers cuisine… La bibliothèque est dès lors inscrite « au carrefour du culturel et du social ».
12Mais du point de vue de nombreux bibliothécaires, ces évolutions menacent l’âme de la bibliothèque et en conséquence sa portée culturelle et politique. À force d’aller dans le sens des évolutions du marché et des industries culturelles, les bibliothèques risquent d’abandonner ceux pour qui elles sont censées agir. L’ambition de la bibliothèque est d’être universaliste et démocratique, tant au niveau de son public que de ses collections. À ce titre, elle se doit d’accueillir tous les usagers et toutes leurs pratiques qui sont diverses. Cependant, certains apparaissent comme plus légitimes que d’autres, c’est-à-dire plus en conformité avec les normes institutionnelles et le type de consommation valorisée. Effectivement, l’ouverture de la bibliothèque et sa conception en termes d’espace public cache le fait que les bibliothécaires décident des achats de livres, périodiques, CD ou DVD en fonction de critères qui divisent les productions et les consommations culturelles suivant les clivages savant/populaire, sérieux/trash, bonne littérature/littérature de gare, pornographique/non pornographique, presse sérieuse/presse people, etc.
13Cette ambiguïté produite par le besoin de se rapprocher des classes populaires et en même temps d’offrir « autre chose » à ces populations qu’on considère socialement et culturellement défavorisées est au cœur des conflits opposant les bibliothécaires à une partie du public, bien souvent les plus jeunes. Pour une part, la bibliothèque est pensée comme un espace ouvert, multiple, sous le modèle d’un espace public qui doit être ouvert à tous ; d’autre part, elle est conçue comme un outil de transformation sociale, comme un levier pour l’action gouvernementale, avec une mission « pédagogique » ou de transformation de l’univers culturel des classes populaires.
Les conflits : une question de normes ?
14L’une des manières de caractériser ces conflits est la confrontation et l’opposition aux normes des groupes qui composent la population de ces quartiers. Cette opposition conduit parfois au conflit, la plupart du temps à un éloignement ou à une indifférence, à une fréquentation défectueuse de l’équipement. Quelles sont les normes internes à la bibliothèque, dans quelle mesure peuvent-elles entrer en contradiction avec celles des quartiers ? La bibliothèque, espace où le livre reste majoritaire, exige une certaine hexis corporelle et une individualisation des pratiques. Selon la modalité de lecture promue par les bibliothèques, lire demande un isolement, qui se traduit par une prise de distance par rapport au groupe d’appartenance et une intériorisation des pratiques qui gouvernent la lecture selon un modèle savant reproduit par « la forme scolaire6 » et par un modèle de lecture où ce qui prédomine dans l’activité est le pur rapport à soi.
15Les exigences d’un tel modèle de lecture peuvent entrer en contradiction directe avec certains usages et pratiques d’une partie des usagers, notamment les groupes d’adolescents. Ces derniers favorisent largement un usage collectif de l’espace : jeux sur place, lecture collective et orale, travail scolaire collectif, stratégies amoureuses ou de drague, comportement de groupes… Ces pratiques valent à leurs auteurs plusieurs rappels à l’ordre de la part des bibliothécaires, qui défendent pour beaucoup un usage individuel et silencieux des lieux : interdiction du téléphone portable, interdiction de boire et de manger, promotion d’une lecture individuelle ou collective mais respectueuse des autres usagers, silence, retenue, contrôle de l’utilisation des ordinateurs réservés à des usages considérés comme légitimes. Ainsi, malgré une évolution des usages possibles de la bibliothèque, une certaine attitude reste encore et toujours exigée : « être assis correctement », « ne pas être affalé », « ne pas mettre les pieds sur les tables ».
16Ce contrôle reflète une première forme de frontière entre la bibliothèque et le quartier. En effet, l’entrée dans la bibliothèque est très souvent accompagnée d’injonctions des bibliothécaires à l’encontre des usagers les plus jeunes : jeter leur chewing-gum, enlever leurs écouteurs, retirer leur casquette, remonter leur pantalon trop descendu… À ces remarques sur la tenue vestimentaire s’ajoutent des « suggestions », injonctions relatives aux formules de politesse. Il n’est pas rare de voir des bibliothécaires insister auprès de certains usagers pour obtenir un « bonjour » ou un « merci ». Or, du point de vue des bibliothécaires, ces pratiques traduisent une certaine conception du métier qui renvoie à la volonté de participer à la « production des individus », en leur faisant adopter les règles nécessaires au vivre-ensemble7. Mais elle devient vite le lieu d’un conflit qui commence à distinguer progressivement deux groupes sociaux : ceux qui s’adaptent aux normes institutionnelles et ceux qui cherchent à leur désobéir. Ainsi les bibliothécaires nous disent qu’« on a un rôle d’éduquer les enfants de la ville ». « Un jour y a un jeune qui rentre, pourtant c’est la mode hein, le jean taille basse et on voyait la marque du slip, je lui ai dit : “tu remontes ton pantalon ou tu sors”, et il a dit : “oui madame”. Ensuite il a remonté son pantalon. » ; « J’ai des collègues qui ne laissent rien passer, pas de casquette, pas de portable, pas d’écouteurs, pas de chewing-gum ! » ; « J’insiste sur le bonjour, parce que c’est important »8.
17Une deuxième norme interne à la bibliothèque contribue aussi au traçage d’une ligne de séparation entre l’espace de la bibliothèque et celui du quartier. Souvent, les bibliothécaires interpellent les usagers qui ne respectent pas les codes de la politesse ou du langage jugé normal au sein de cette médiathèque. Cette question du langage apparaît très visiblement lorsque certains usagers s’expriment dans une langue autre que le français. Si ces échanges ne donnent pas nécessairement lieu à des rappels à l’ordre de la part des bibliothécaires, beaucoup estiment néanmoins qu’il s’agit là d’une pratique inappropriée, inadéquate au sein d’une institution telle que la bibliothèque : « C’est surtout qu’on reçoit beaucoup de pays différents, si à chaque fois faut leur répondre dans la langue… cela dit, moi ça ne me choque pas mais on dit “bonjour”, c’est vrai on est quand même en France ! Non mais c’est vrai ! »
18Mais lorsque la pratique langagière, quoique bien française, est considérée comme inappropriée, voire « violente » à l’intérieur de l’institution, alors la réponse des bibliothécaires peut être beaucoup plus répressive. La bibliothèque est une institution chargée de véhiculer l’accès à la culture, à l’écrit et de faciliter ainsi l’émancipation, l’autonomie et l’exercice de la citoyenneté. À ce titre, la seule langue légitime orale en son sein est « le français », ce qui rentre immédiatement en contradiction avec les usages langagiers à l’échelle du quartier. En effet, les territoires étudiés ici se caractérisent par la diversité des origines nationales des habitants, diversité omniprésente dans les échanges verbaux. Cette importance accordée à l’usage du français à l’intérieur de la médiathèque renvoie, outre à cette ambition de favoriser l’intégration, à la volonté de ne pas voir se développer ou favoriser le communautarisme. Et cela au moment même où les bibliothèques cherchent à élargir leurs collections vers ces langues étrangères, ce qui permet de noter que la bibliothèque exige un rapport « intellectuel » aux langues étrangères, ces dernières étant toujours secondes9.
19Ce conflit autour des normes langagières apparaît de manière aiguë en ce qui concerne le langage des « jeunes ». Les formes langagières des jeunes de milieux populaires sont celles qui suscitent le plus de réactions et de rappels à l’ordre de la part des bibliothécaires, qui portent tant sur le volume sonore que sur le langage en lui-même. Ce conflit est important, car la question du « français » opposé aux langues étrangères masque les divisions sociales dans la pratique de la langue et repose la question de la langue « légitime » comme seule langue acceptée10. De plus, le caractère « populaire » des pratiques réprimées est aussi occulté par cette caractérisation de « juvénile ». Aux yeux de l’institution, ce qui pose problème n’est pas un conflit de « classes sociales » mais d’intégration sociale des étrangers et des jeunes. Sans pouvoir le dire, les bibliothécaires deviennent les agents d’une imposition politique, ils se comportent de fait comme un groupe social qui se sert d’une institution publique pour imposer une forme linguistique à un autre groupe : « [J’interviens] quand ils commencent à crier, en plus à être grossier, qu’ils s’énervent un peu mais ils s’en rendent pas compte. Une fois j’avais été en voir un, je lui avais dit : “en plus t’es grossier”. Il m’avait dit : “mais non j’ai pas dit de gros mots”. Il s’est même pas rendu compte qu’il était grossier. »
20Les groupes d’adolescents qui viennent à la bibliothèque pratiquent pour beaucoup « les vannes », ces joutes verbales qui se font dans une logique de spectacle et de surenchère11. Les jeunes introduisent donc au sein des médiathèques des codes langagiers qui leur sont propres, qui impliquent fortement la dimension groupale du langage. Ces pratiques entrent directement en contradiction avec les normes existantes au sein d’une institution qui invite au contraire à l’isolement, la concentration et l’intériorité.
21Pour détourner les normes institutionnelles ou ne pas perdre la face lors d’un conflit avec un bibliothécaire, il n’est pas rare que les jeunes mobilisent une langue étrangère, généralement la langue de leurs parents pour ceux qu’on qualifie de jeunes « issus de l’immigration ». Face à ces stratégies, les bibliothécaires s’avouent désarmés. « Parfois, on sait bien qu’ils se foutent de nous, peut-être même qu’ils nous insultent, en arabe, mais on ne comprend pas… » On peut donc observer au sein de la bibliothèque un conflit opposant différentes langues, c’est-à-dire d’un côté la langue revendiquée par l’institution, et de l’autre les formes linguistiques multiples, mouvantes et inventives des jeunes de catégories populaires. Les conflits pouvant apparaître entre bibliothécaires et jeunes qui fréquentent la bibliothèque, sur la base de toutes ces formes linguistiques, donnent successivement « l’avantage » aux groupes ou individus engagés dans le conflit12.
Conflit avec les autres institutions
22Pour attirer et fidéliser le plus grand nombre possible, pour devenir un acteur important de la vie sociale et culturelle locale, les bibliothèques multiplient les partenariats en direction des autres institutions du quartier : écoles, associations, antennes jeunesse, centres de loisirs, PMI, associations, centres sociaux… Ces démarches ont un double objectif : faire connaître la bibliothèque pour encourager une augmentation de sa fréquentation, et servir de lieu de ressources documentaires pour les activités des institutions partenaires. Mais en même temps qu’elles cultivent cette volonté de travail en collaboration, les bibliothèques cherchent à se distinguer des autres acteurs locaux en réaffirmant certains principes qui sont au fondement de l’identité professionnelle des bibliothécaires et de la bibliothèque elle-même. Une première distanciation apparaît dans les collaborations avec les établissements scolaires, fondée principalement sur l’opposition entre « lecture devoir » (à l’école) et « lecture plaisir » (à la bibliothèque) revendiquée par l’immense majorité des bibliothécaires. Ces derniers se sentent particulièrement embarrassés, car ils pensent leur collaboration avec l’école nécessaire et craignent dans le même temps d’être confondus avec une institution perçue comme autoritaire, voire discriminative envers les milieux populaires dans leur maîtrise des règles de la langue écrite, le livre étant l’objet commun aux deux institutions.
23Les bibliothèques se voient également confrontées à d’autres conflits. Soumises au devoir de réserve et de neutralité comme tout service public, elles ne peuvent pas s’engager dans des actions, activités ou politiques documentaires orientées idéologiquement ou religieusement. Cette obligation de neutralité traduit la volonté de faire de cette institution un espace démocratique où chaque individu ait sa place. Malgré ces principes d’universalisme, de neutralité et de démocratie, des tensions apparaissent entre les orientations des bibliothèques et certaines dynamiques locales. Dans les quartiers populaires de la banlieue parisienne, la présence religieuse est très importante et constitutive de l’identité du quartier. Or, la forte présence de la religion musulmane peut être vécue par certains bibliothécaires comme une entrave à l’exercice de leur mission et la liberté de penser qu’est censée véhiculer la bibliothèque. Plusieurs conflits opposent certaines bibliothèques de ce réseau à des représentants de cette religion, concernant des documents proposés au prêt, certaines animations ou encore le rangement des livres : « Un jour, il y a un type qui arrive, fou de rage, et qui me dit que le Coran est à côté de la Bible et que c’est impur ! » ; « Il faut faire attention ici, parce que ce sont les barbus qui tiennent le quartier ! »
24Beaucoup de ces conflits ont pour sujet la représentation du corps et notamment du corps féminin. On pense aussi au contrôle social dont certaines femmes font l’objet par les hommes (maris, frères, pères). La bibliothèque peut alors apparaître comme un lieu de refuge et d’émancipation de la sphère familiale et est à ce titre parfois entourée d’interdits : interdiction de venir à la bibliothèque, d’emprunter certains documents ou de participer à certaines animations13. Ce type d’interdictions déclenche chez les bibliothécaires la volonté d’aider ces femmes, et renforce leur sentiment d’utilité sur ces territoires en particulier. On assiste ainsi à l’opposition entre principes antagonistes de deux institutions différentes, la bibliothèque et la religion.
25Le partenariat entre bibliothèques et institutions avoisinantes peut atteindre ses limites également dans le cadre associatif quand celui-ci est porteur d’un projet politique : « Elle [une élue de la ville chargée de la Culture] ne comprend pas, je m’intéresse qu’aux faits, je peux pas prendre telle ou telle direction, je lui ai dit, je représente les bibliothèques14. »
26Aussi, on peut dire que les bibliothèques, sous l’impulsion d’une partie de leurs professionnels, constituent des « espaces de résistance » face à ce qu’elles perçoivent comme des changements sociétaux dangereux. L’une de ces résistances apparaît dans la volonté de ne pas « faire dans le communautarisme », et celle de contrer le sentiment de « ghettoïsation » de certains quartiers : l’ambition est d’élargir l’horizon de ces territoires et de leurs habitants, et de ne pas se cantonner aux problématiques spontanément associées à ces espaces et qui finissent par les stigmatiser : violences, immigration, trafics, pauvreté. « C’est pas parce qu’on est en banlieue qu’il faut tout faire dans la banlieue. » ; « Les gens en ont peut-être marre qu’on leur parle d’immigration ! » ; « Pour savoir ce qu’on devrait avoir, faut aller au marché de Saint-Denis. Les DVD, genre bollywood, ça s’arrache comme des petits pains. C’est ce qu’il faudrait mais on ne peut pas, on peut pas faire dans le communautaire. »
27Enfin, une bonne partie des bibliothécaires lutte contre une menace culturelle qui pèse sur les classes populaires et qu’il convient de rapporter aux effets des industries culturelles et de la commercialisation de la culture de masse. Une tendance fortement accentuée et accélérée par les effets de numérisation des produits culturels et par Internet qui expose de manière accrue à des produits culturels de mauvaise qualité. C’est ainsi que les bibliothécaires parlent souvent de proposer « autre chose » aux classes populaires. En effet, le danger n’est plus celui de l’accès à l’écrit (largement disponible en France grâce aux éditions bon marché de toute espèce et au développement d’Internet), mais à un écrit de bonne qualité. Face à l’abondance des produits perçus comme culturellement pauvres mis à disposition sur le marché, les bibliothèques et les médiathèques semblent effectivement avoir un rôle à jouer. Si l’école fut jadis le moyen de contrecarrer par la politique publique cette emprise du marché sur la culture, comment ne pas se voir associé à une institution scolaire source elle aussi de difficultés pour les milieux populaires ?
L’espace public de la bibliothèque et le territoire du quartier
28Les bibliothèques de quartier occupent, à maints égards, des positions analogues à celles des autres institutions publiques au sein des quartiers populaires. Mais elles conservent une certaine spécificité. Elles sont pensées par les autorités politiques, par les bibliothécaires et par une partie des habitants des quartiers comme des espaces ouverts à tous et à tous les investissements. À la place que le livre et l’écrit occupent dans notre culture politique, s’ajoute ce que la bibliothèque représente comme symbole de la démocratisation culturelle et politique. La bibliothèque constitue ici un paradigme de citoyenneté, d’intégration, de progrès. Or, comme nous venons de le voir, les bibliothèques sont aussi le théâtre de conflits sociaux importants, ce qui conduit à une double ambiguïté.
29La première se situe du côté de l’institution et de ceux qui adhèrent à ses principes. L’ambivalence résulte ici d’une confusion à propos de la façon de concevoir ce qu’est un « espace public » conçu comme un lieu de bonne entente, de « civilité » et de respect des mœurs. Ce qui y est invoqué, c’est le « respect des normes », seul garant d’un désiré « vivre ensemble », tel que le disent les bibliothécaires. Mais cette conception est à l’origine de toute une série de problèmes politiques majeurs, à commencer par celui de l’origine des normes de l’institution et du contrôle des ressources qui en découle (c’est-à-dire la question du pouvoir). Qui dicte les normes ? Qui décide des investissements, des collections, des usages ? À qui profite l’ordre normatif existant ? Les conflits observés dans les bibliothèques laissent voir une contestation de la légitimité dans la production des normes (avant même l’examen de leur contenu) et dans le contrôle des ressources.
30Lorsqu’un espace institutionnel est conçu comme non conflictuel, lorsqu’il exclut la contestation et l’opposition aux normes, il cesse d’être un espace public, car celui-ci est nécessairement conflictuel et la contestation des normes est consubstantielle à son existence15. Le conflit peut rendre difficile l’exercice d’un métier comme celui de bibliothécaire, certes. Mais c’est justement sur ce point que la délégation d’une mission politique, comme celles dont sont investies les bibliothèques, dans l’exercice d’une profession est probablement l’une des causes majeures du malaise existant entre les institutions et ces quartiers devenus ainsi « difficiles » aux yeux des professionnels et des hommes politiques qui dirigent toutes les instances de l’État (y compris les institutions du service public, les municipalités et collectivités territoriales).
31Mais le paradoxe qui alimente les ambivalences politiques qui habitent les bibliothèques ne se situe pas exclusivement du côté du pouvoir politique et de la profession de bibliothécaire. Les habitants eux-mêmes sont partagés quant au statut de ces espaces. La bibliothèque est parfois appréhendée comme la bibliothèque de « notre » quartier ; elle l’est parfois comme « leur » bibliothèque. Tantôt les habitants s’approprient l’équipement, tantôt ils le rejettent comme une intervention d’un agent extérieur. Les normes de la bibliothèque sont alors perçues comme l’imposition d’un autre groupe social qui intervient dans « notre » territoire sans que « nous » ne soyons capables d’influer sur sa présence en aucun sens. Les habitants vivent alors un sentiment de dépossession, voire d’aliénation. Cette ambivalence traverse la totalité de l’espace du quartier et en conséquence le rapport des classes populaires avec les institutions et la politique. Les agents de l’État, les fonctionnaires, et les hommes politiques, sont-ils « eux », « ils », cet autre qui constitue notre opposant ? Ou sont-ils « nos » représentants, « nos » instituteurs, « nos » bibliothécaires, les conducteurs de « nos » bus, etc. ? Évidemment, cette ambivalence ne divise pas les quartiers simplement en deux groupes opposés comme si l’univers populaire contemporain pouvait se réduire à ceux qui seraient « pour » (les mieux intégrés) et ceux qui seraient « contre » ou qui s’excluraient d’eux-mêmes par leur comportement. Nos observations montrent que les groupes sont pluriels, que les nuances sont multiples et que très fréquemment une même personne est habitée par ces sentiments contradictoires que nous venons de décrire. Ainsi, il y a dans les quartiers cette demande de plus d’État et plus de service public et cette contestation permanente de l’action d’un État perçu comme arbitraire, injuste, excluant et parfois même (post)colonialiste.
32Nous voyons alors comment dans le territoire de la ville et de ces espaces d’habitat populaire se jouent des questions politiques majeures. Ce qui est en jeu à l’intérieur des bibliothèques est la question de la citoyenneté et de sa définition. Contrairement à ceux qui pensent que la promotion du politique par la citoyenneté est une question qui peut être réglée avec plus de proximité et plus de décentralisation, ce que nous observons ici à travers le cas des bibliothèques de quartier, c’est que les espaces locaux sont habités par des conflits qui ne sont pas uniquement d’ordre social et encore moins local. La question de la citoyenneté n’est pas uniquement une question de civisme et de participation entendue comme adhésion à la gouvernance. Car la citoyenneté est bien sûr un statut (un ensemble de droits), mais elle doit être également entendue comme un processus où le contenu de la citoyenneté se fait en conflit permanent avec les institutions avec lesquelles les individus et les groupes dialoguent.
Bibliographie
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10.3917/csp.015.0023 :Notes de bas de page
1 Les autres villes étant : Aubervilliers, Épinay-sur-Seine, La Courneuve, L’Île-Saint-Denis, Pierrefitte-sur-Seine, Saint-Denis, Stains, Villetaneuse. Voir http://www.plainecommune.fr, chiffres clés, consulté le 25 septembre 2017.
2 Cette modernisation a porté sur la rénovation des équipements existants et sur une nouvelle politique en matière de recrutement du personnel, plus diversifié et plus jeune.
3 D’après le « Programme-cadre des nouvelles médiathèques de proximité », Direction du livre et de la lecture, Direction de l’architecture et du patrimoine, Délégation au développement et à l’action territoriale, 2003, http://www.culture.gouv.fr/culture/dll/programmeruches2007.pdf, consulté le 18 mars 2014.
4 38 % de la population âgée de 15 ans et plus sont sortis du système scolaire sans diplôme et plus des trois quarts n’ont jamais fréquenté un lycée d’enseignement général.
5 D. Merklen, Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2013.
6 B. Lahire, D. Thin et G. Vincent, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », in G. Vincent, L’Éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1994, p. 11-48.
7 F. Dubet, Le Déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002.
8 Les propos cités entre guillemets correspondent à des extraits d’entretiens réalisés avec des bibliothécaires travaillant dans des bibliothèques de quartier populaire dans le réseau de bibliothèques de Plaine Commune. Ces entretiens ont été réalisés entre 2007 et 2010.
9 L’un des éléments phare de la politique actuelle de Plaine Commune est la constitution de fonds en langue étrangère destinés aux communautés les plus représentées à l’échelle du quartier : fonds en langue tamoul, arabe, turque… Par ce travail de politique documentaire et d’animations, la bibliothèque vise à faire venir en son sein la population environnante.
10 P. Bourdieu et L. Boltanski, « Le fétichisme de la langue », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 4, 1975, p. 2-32.
11 D. Lepoutre, Cœur de banlieue : codes, rites et langages, Paris, Odile Jacob, 1997.
12 Nous abordons ici la question du conflit en opposant deux catégories, les « bibliothécaires » et les « jeunes ». Il ne faut pas y voir une homogénéité des positions et attitudes au sein de chacune des catégories. Plusieurs divisions importantes traversent le groupe des bibliothécaires, mais nous ne les développerons pas dans le présent article.
13 M. Petit et alii, De la bibliothèque au droit de cité : parcours de jeunes, Paris, Éd. de la Bpi, 1997.
14 Propos d’une bibliothécaire concernant l’organisation d’activités communes pour la commémoration des événements du 17 octobre 1961, avec une association très orientée politiquement.
15 É. Tassin, « Les gloires ordinaires : actualité du concept arendtien d’espace public », Sens Public, nos 15-16, A-t-on enterré l’espace public ?, 2013/1-2, p. 23-36.
Auteurs
Denis Merklen est professeur de sociologie à la Sorbonne Nouvelle et membre de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine et du Creda. Il est connu pour sa sociologie politique des classes populaires et a mené de nombreuses recherches en Argentine et en France, en Chine, à Haïti, au Sénégal et en Uruguay. Il est l’auteur de En quête des classes populaires. Un essai politique (La Dispute, 2016, avec S. Béroud, P. Bouffartigue et H. Eckert), Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? (Presses de l’Enssib, 2013), Quartiers populaires, quartiers politiques (La Dispute, 2009), Pobres ciudadanos. Las clases populares en la era democrática (Gorla, 2005 et 2010), Asentamientos en La Matanza (Catálogos, 1991).
Charlotte Perrot-Dessaux est sociologue. Elle est l’auteure d’une thèse intitulée La Lecture publique à l’épreuve des quartiers populaires. Enquête dans les bibliothèques de la Seine-Saint-Denis (université Paris-Diderot – Paris 7, 2017). Elle a aussi publié « Les bibliothèques populaires argentines, ou quand la promotion de la lecture est prise en charge par la “communauté” », in A. Sandras, Des bibliothèques populaires à la lecture publique (Presses de l’Enssib, 2014).
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