Mexique-Europe : une nouvelle relation stratégique
p. 213-223
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur*
2L’accord signé entre le Mexique et l’Union européenne a sans aucun doute constitué le succès le plus notable de la diplomatie mexicaine, non seulement pour l’année 2000 mais aussi pour tout le sexennat du président Zedillo (1994-2000). Si l’aspect commercial est le plus concret et celui qui sera le plus rapidement mis en oeuvre, l’importance de l’accord est peut-être aussi et surtout politique. Les négociateurs européens ne cessèrent d’insister au cours et après les négociations sur les différences fondamentales existant entre l’accord UE-Mexique et l’Alena (Accord de libre échange d’Amérique du Nord)1. L’Alena reste en effet l’étalon à l’aune duquel se jugeront les accords de libéralisation commerciales futurs non seulement du Mexique mais de l’ensemble de l’Amérique Latine avec les pays industrialisés. En comparaison donc avec l’Alena, l’accord signé avec l’Europe est à la fois moins et plus important.
3L’aspect commercial est indiscutablement moins transcendantal pour le Mexique que l’accord signé avec les États-Unis et ceci pour deux raisons, une liés aux réalités géo-économiques, l’autre au contenu même des accords. Au moment de la signature de l’Alena, les États-Unis absorbaient déjà 70 % des exportations nationales. En 2000 la proportion dépasse les 80 %. Au moment de la signature de l’Accord avec l’Union Européenne, celle-ci ne recevait que 7 % des exportations mexicaines. La distance surtout, mais également une complémentarité moindre des économies, l’existence de différentes traditions de flux commerciaux et historiques expliquent aisément cette disproportion. Mais il faut admettre en outre que la libéralisation commerciale obtenue de l’Union Européenne n’a pas la portée de celle qui fut obtenue des États-Unis. Le but européen d’obtenir rapidement une "parité" avec l’Alena n’a pas pu être atteint, en grande partie à cause des réserves émises par les Européens eux-mêmes.
4La libéralisation du commerce de marchandises est très importante, mais elle n’est pas totale dans tous les secteurs et des délais plus longs que ceux de l’Alena sont également prévus. La libéralisation du secteur des services doit encore être négociée et, surtout, l’accord exclut une grande partie du commerce agricole2. L’accord avec l’Union Européenne n’inclut pas non plus, contrairement à l’Alena3, de dispositions sur l’environnement ou sur la protection sociale, deux secteurs où l’Europe se veut pourtant à l’avant-garde. Il est toutefois clair que ces deux secteurs ne sont pas prioritaires entre des associés séparés par plusieurs milliers de kilomètres.
5En revanche, l’accord avec les Européens inclut deux aspects absents de l’accord avec les États-Unis. Les Européens insistèrent en permanence pour donner à la nouvelle relation une forte inflexion politique. Ainsi, si au Mexique, le succès de la négociation est avant tout commerciale, pour la Commission européenne, l’accord vaut surtout pour sa partie politique. Sans mésestimer les avancées commerciales, les Européens insistent sur les trois piliers sur lesquels reposera la nouvelle relation, l’un politique, l’autre économique et enfin pilier de coopération au développement, dans cet ordre de priorité et d’importance pour eux.
6Il existe par conséquent un décalage entre les perceptions et les priorités exprimées par chacun des partenaires. Ce décalage aboutit à un désaccord qui ne put être surmonté qu’après un an de discussions avant même que ne commencent les négociations sur la substance de l’accord. Cette année de discussions sur le but des négociations contraste avec la rapidité avec laquelle l’accord fut finalement conclu. Les Européens souhaitaient, comme ils l’avaient déjà fait avec les pays du Mercosur, négocier d’abord le cadre politique. Les Mexicains, en revanche, étaient surtout intéressés par la libéralisation commerciale. Ils proposèrent finalement la signature d’un accord-cadre politique qui permettrait de commencer immédiatement les négociations commerciales4. Ainsi, chacune des deux parties pouvait affirmer que son ordre de priorité avait été respecté. L’accord politique définitif et l’accord intérimaire commercial devaient en effet entrer en vigueur à la même date.
7Reste à savoir si ce décalage initial ne constituera pas à la longue un obstacle au bon fonctionnement de l’accord. Ceci d’autant plus que, si les Mexicains conservent des idées claires, peut-être simples, pour un bon fonctionnement de la nouvelle relation, les Européens sont divisés. D’un côté, le Royaume-Uni, et dans une moindre mesure l’Allemagne, l’Espagne les pays nordiques et les Pays-Bas, privilégient la relation commerciale. De l’autre, le Parlement européen et la France surtout attachent plus d’importance au volet politique. Étant donné que la négociation n’est pas encore terminée, ces différences auront sans doute une influence sur la bonne marche des négociations et de l’accord. Or, la Commission, chargée du côté européen de continuer les négociations5 et de veiller au bon fonctionnement de l’accord, reste ambiguë. En dépit de son discours libre-échangiste, elle est réticente à une multiplication des accords de libre-échange qui érodent la "préférence communautaire"6. Ce principe de préférence s’étend implicitement aux 73 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) signataires de la Convention de Lomé, rénovée à Cotonou. Cette ambiguïté fut clairement démontrée, par exemple, lors de la dispute au sujet des importations de bananes qui opposent l’Europe et les pays ACP d’une part, les États-Unis et l’Amérique latine de l’autre. Cette ambivalence de la Commission est aussi apparue lors de l’échec des négociations du Millénaire à Seattle.
8On peut envisager le cas où les deux priorités s’imposent ensemble dans le fonctionnement d’un accord non seulement important, mais aussi innovant et équilibré. Les deux priorités, pour être distinctes, ne sont pas antagonistes. Mais il est également possible que chacune des deux priorités constitue un obstacle pour la bonne marche de l’autre. Pour éviter un tel scénario, le Mexique et l’Europe devront adopter une stratégie claire pour le futur de leurs relations. Si le succès commercial dépend surtout des entrepreneurs, le succès politique qui doit l’accompagner, et qui seul permettra un rééquilibrage du poids des États-Unis au Mexique, dépend de l’adoption de cette stratégie. La diversification économique, tant désirée par le Mexique devra passer par un rapprochement politique.
UNE NÉGOCIATION POLITIQUE
9À première vue, le résultat le plus important et le plus tangible de la négociation entre l’Europe et le Mexique réside dans la libéralisation commerciale qui permet l’accès à des marchés importants, entraînant une diversification économique. La rapidité des négociations qui a permis une libéralisation commerciale en à peine deux années et onze sessions de négociations, alternativement à Bruxelles et Mexico sous l’égide de la Commission et du ministère mexicain du commerce et de l’industrie (Secofi), renforce cette première impression sur la motivation économique et l’absence d’enjeu politique. L’histoire des négociations dévoile toutefois une réalité bien différente.
10L’année du tournant est sans doute 1989. La Commission ouvre alors un bureau avec un représentant permanent qui aura le rang d’ambassadeur et, quelques mois plus tard, le président C. Salinas de Gortari se rend en visite officielle à Bruxelles. Son but est alors de faire de la Communauté européenne un partenaire important dans sa politique d’ouverture et de libéralisation économique. Il arrive cependant à un mauvais moment pour des Européens occupés à la fois par l’écroulement du Mur de Berlin, qui aura d’ailleurs lieu au cours du voyage du président mexicain, et par les négociations concernant la mise en place du marché unique et l’élaboration d’un nouveau Traité. Le président mexicain comprit rapidement qu’il ne fallait pas s’attendre à une augmentation substantielle des échanges ou des investissements européens. Dans ces conditions, la négociation et signature d’un nouvel accord de coopération dit de troisième génération pour rafraîchir celui qui était en vigueur depuis 1975 pouvait déjà être considéré comme un succès. Cet accord ne prévoyait pas de clauses commerciales préférentielles, ni de véritable relance des relations politiques au plus haut niveau. Il ne reflétait que les relations passées et ne pouvait, bien entendu, prendre en compte les bouleversements importants qui allaient prendre place des deux côtés de l’Atlantique immédiatement après sa signature. Alors que l’Europe approfondissait son intégration en s’ouvrant aux pays de l’Est, le Mexique s’intégrait au bloc nord-américain. Aussi, à peine signé, le nouvel accord de coopération se révélait à l’évidence insuffisant.
11Après la tentative mexicaine infructueuse de 1989, ce fut au tour des Européens de sonder les Mexicains. Les circonstances étaient différentes. D’une part, la réalisation du Marché unique et la négociation du traité de Maastricht étaient acquises. L’adhésion des pays de l’Est était repoussée à au moins dix ans et les pays ibériques demandaient que leurs propres intérêts géopolitiques et géo-économiques soient également pris en compte. À la Commission européenne, après un rapprochement du aux conflits de l’Amérique centrale, et sous l’impulsion en particulier de son vice-président Manuel Marin, s’élaborait une stratégie politique de rapprochement vers l’Amérique latine - pendant, même s’il était déséquilibré, de la stratégie de rapprochement à l’Europe de l’Est qui favorisait surtout l’Allemagne et les pays Scandinaves. Le second argument européen en faveur d’une relance des négociations avec le Mexique était plus concret : ce dernier avait négocié un accord de libre échange avec les États-Unis. Pour les Européens qui voyaient ainsi se concrétiser la première étape d’une stratégie de grande envergure pour créer un grand marché hémisphérique, il s’agissait de rester présents. Ainsi s’opérait un retournement paradoxal : alors que jusqu’à ce moment, le Cône Sud ou même l’Amérique centrale paraissaient les voies d’accès naturelles pour une présence politique et économique accrue dans le sous-continent, le Mexique devint une priorité stratégique.
12Mais les motivations du Mexique avaient également évolué. D’une part, il était impossible au gouvernement mexicain de répondre aux avances européennes et d’entamer simultanément des négociations internationales de cette importance. Les Européens n’avaient pas répondu à l’ouverture mexicaine trois ans plus tôt. Désormais, l’ouverture de négociations avec l’Europe devrait attendre l’entrée en vigueur et la mise sur les rails de l’Alena. D’autre part, le président Salinas, fort non seulement de l’appui des États-Unis et d’un certain prestige international, mais aussi de la bonne santé apparente du pays, était peu désireux de s’engager dans des négociations avec des Européens qui avaient aussi des intentions politiques. Or, si la légitimité économique du président se renforçait chaque jour, sa légitimité politique était des plus ténue, et ce d’autant plus que l’on s’approchait d’une année électorale. Les avances européennes ne trouvèrent donc pas d’écho au Mexique.
13Malgré l’élection facile, et relativement transparente, du nouveau président mexicain (juillet 1994), le contexte pour des négociations bilatérales se retourna une fois encore. Pour Ernesto Zedillo, le panorama politique et économique avait totalement changé. La rébellion au Chiapas et la crise politique au sein même du parti officiel, crise qui se solda par l’assassinat de ses deux membres les plus importants (le candidat à la présidence de la république et le secrétaire général du parti), n’étaient rien en comparaison des difficultés économiques qu’allaient traverser le pays. L’erreur de décembre 1994, avec la dévaluation inévitable mais mal menée du peso allait coûter au pays la plus grave crise économique de son histoire. Son effet fut si dévastateur que l’onde de choc, "l’effet Tequila" se propagea rapidement à l’ensemble de l’Amérique latine, aux pays émergents et à l’Europe de l’Est. Le président devait trouver une nouvelle légitimité et restaurer la confiance nationale et internationale dans les possibilités économiques d’un pays qui avait encore massivement besoin d’investissements étrangers. Une négociation de libre-échange avec la principale puissance commerciale du monde contribuerait certainement à la restauration de l’image du pays et de son président.
14Cette fois, donc ce furent des émissaires mexicains qui se rendirent à Bruxelles. La motivation de la Commission européenne n’avait guère changé, ni l’importance stratégique du pays - même dévasté économiquement. L’Alena était en vigueur et paraissait fonctionner. Le Mexique n’étant pas un grand exportateur agricole et, comme il se trouvait en position de demandeur, la Commission pouvait proposer ce qu’aucun autre pays d’Amérique latine, d’Europe de l’Est ou de la Méditerranée n’aurait accepté : l’exclusion de l’agriculture. Ce fut également du côté européen qu’apparurent les plus grandes réticences pour la libéralisation des services financiers ou audiovisuels7. Les Européens pourront également imposer l’inclusion d’une "clause démocratique". Si cette clause est devenue dans les années quatre-vingt-dix une obligation pour tous les accords extérieurs qui doivent être ratifiés par le Parlement européen, elle fit couler beaucoup d’encre au Mexique. Une telle clause signifiait, selon le ministère des affaires étrangères, une atteinte à la souveraineté nationale d’autant plus dangereuse que le Mexique amorçait une turbulente période de démocratisation. Finalement, là encore, et malgré une dernière tentative d’ajouter une référence à la Constitution, les négociateurs mexicains durent céder et la "clause démocratique" suspensive de l’accord est restée dans le texte final.
LE RAPPROCHEMENT POLITIQUE COMME STRATÉGIE DE DIVERSIFICATION ÉCONOMIQUE
15La situation de demandeur du Mexique n’est pas uniquement dû à la situation politique et économique du pays au moment de l’ouverture des négociations. L’intégration de l’Amérique du Nord s’oppose à l’intégration européenne dans ses objectifs. Alors que les pays européens essaient d’encourager le commerce intrazone, les pays signataires de l’Alena essaient au contraire de diversifier leurs échanges. Si cette diversification ne pose pas de problème aux États-Unis, elle est considéré comme un besoin critique au Mexique. Or, l’Union européenne représente un axe de diversification fragile mais viable. Il n’existe en effet pas pour le moment d’alternative. Avec le Japon, par exemple, même si les relations politiques sont cordiales et qu’il n’existe pas d’obstacle particulier aux échanges commerciaux et aux flux d’investissement, ceux-ci stagnent. Ce pays pourtant dynamique dans d’autres régions ne représente que 3,5 % des importations mexicaines contre 8 % pour l’Europe et 74 % pour les États-Unis. La crise mexicaine puis la crise asiatique ont atténué une présence déjà faible.
16Si l’on considère la timidité avec laquelle les pays asiatiques envisagent la création d’un bloc commercial entre eux, il est douteux que l’APEC (Conférence économique de l’Asie et du Pacifique) dont est membre le Mexique constitue rapidement pour le Mexique un contrepoids à l’Alena. Pour l’investissement étranger accumulé, le retard asiatique est encore plus évident : 58,6 % pour les États-Unis, 21 % pour l’UE et à peine 4,1 % pour le Japon8. Or, étant donnée la proximité des États-Unis, ce n’est pas sur le terrain des flux commerciaux mais des investissement que l’on peut encore espérer une diversification. Le Mexique suivrait alors le chemin du Canada où les Européens maintiennent une présence économique grâce à leurs investissements.
17Avec l’Amérique latine, les possibilités de diversifications restent encore inexploitées malgré la multiplication des accords de libre-échange9. Outre l’absence de complémentarité et les infrastructures insuffisantes, ces accords de libre-échange ne sont pas intégralement appliqués (sauf dans le cas du Chili). Ils restent tributaires de la tournure des négociations entre groupes sous-régionaux et avec les États-Unis dans le cadre du processus de Miami. Même en cas de succès de ce processus, reste à savoir si les États-Unis ne se convertiraient pas en nœud pour les échanges continentaux augmentant encore la dépendance mexicaine. Ceci signifierait également un affaiblissement des efforts latino-américains pour mener une politique indépendante de celle des États-Unis. Ces efforts, dont le groupe de Rio constitue la concrétisation, et ce n’est guère surprenant, sont appuyés avec enthousiasme par les Européens10. Le Groupe de Rio, qui n’a pourtant aucune structure formelle, reste le partenaire privilégié de l’Europe en Amérique latine et les sommets bilatéraux lui ont même donné une certaine forme d’institutionnalisation sur la scène internationale. Si, malgré la fermeture économique des années 1950 à 1970 et les crises des années 1980 et 1990, l’Europe a continué à être un partenaire important de l’Amérique latine, c’est surtout pour des raisons politiques. Pour cette raison, les volets politiques et de coopération de l’accord auront un rôle important dans son succès.
18Ceci d’autant plus que le Mexique présente encore des faiblesses structurelles importantes pour être un exportateur compétitif sur le marché européen. Si le Mexique est devenu la dixième puissance commerciale du monde, c’est en partie grâce aux importations massives de produits destinés à être transformés et réexportés aux États-Unis, une version moderne de la maquiladora destinée à disparaître. Pour le niveau de développement moyen tel que mesuré par le programme des Nations Unies pour le développement, (PNUD), le Mexique reste à la cinquantième place, derrière des pays comme la Barbade (29e), le Chili (34e), l’Argentine (39e), l’Uruguay (40e), le Costa Rica (45e) et même le Venezuela et le Panama (48e et 49e respectivement). Le niveau d’éducation et d’inégalités, le caractère obsolète, confus et inefficace du système bancaire et du système fiscal restent des obstacles beaucoup plus formidables que la baisse de quelques pourcentages de tarifs douaniers.
19Dans ces conditions, les Européens restent prudents quant aux retombées économiques pour le Mexique ou au décollage des échanges. Ils soulignent que si, en "quantité", l’accord sera sans doute moins spectaculaire que l’Alena, sa "qualité" sera supérieure11. Cette "qualité" devra se juger non seulement en fonction de l’amélioration de la relation bilatérale mais aussi en fonction de l’amélioration de la structure de l’économie mexicaine. L’aspect de coopération de l’accord devrait en effet permettre, selon les Européens, un appui non basé sur une politique d’aide traditionnelle qui a déjà prouvé ses limites, même dans des pays moins développés que le Mexique. La nouvelle stratégie européenne en Amérique latine, et en particulier au Mexique, vise des appuis plus concrets et ponctuels, en particulier pour les petites et moyennes entreprises. En résumé, l’aspect commercial de l’accord devrait permettre des progrès, mais même s’ils sont importants, ils ne permettraient pas un changement des équilibres commerciaux du pays, actuellement déficitaire vis à vis de l’Europe. L’aspect de coopération devrait permettre d’appuyer le développement national, mais c’est surtout la concertation politique prévue par l’accord qui devrait permettre un changement qui, à long terme, pourrait avoir un effet sur les relations économiques et commerciales.
DES DÉFIS POLITIQUES
20Pour les Européens, le mélange des genres entre l’aspect politique et économique des accords est habituel. Tel n’est pas le cas pour les Mexicains. Cependant, le fonctionnement même du volet commercial de l’accord, avec son mécanisme de solution des controverses unique en son genre, renforce le caractère de compromis politique. Le dialogue institutionnalisé à travers le Conseil conjoint et le Comité conjoint prévus dans l’accord mélangera également constamment les deux domaines. Dans leur relation avec les États-Unis, les Mexicains tentent d’isoler les divers sujets d’intérêt commun pour éviter la pollution d’un thème par l’autre. Ainsi, les problèmes de trafic de drogue ou de migration se discutent dans des groupes de discussion ad hoc, totalement isolés de l’Accord de libre échange d’Amérique du Nord. Les Européens, appliquant leur propre expérience, souhaitent au contraire que les progrès dans un secteur induisent automatiquement une avance dans d’autres et qu’à l’inverse, en cas de désaccord sur l’un des points de la relation bilatérale, le compromis puisse être obtenu par une négociation globale. Ce fut, nous l’avons vu, exactement la méthode employée au cours des négociations avec le Mexique. Les Européens durent finalement accepter l’ouverture de discussions économiques immédiates pour obtenir un accord-cadre avec le Mexique.
21Contrairement à ce qui se passe dans l’Alena, il existe donc également la possibilité que l’accord commercial soit déstabilisé par des limites politiques. Il est vrai que la démocratie semble se consolider au Mexique12, éliminant l’un des principaux points de frictions avec la contrepartie européenne, mais de nombreux problèmes structurels demeurent, qui pourraient causer des violations aux droits de l’homme. La faiblesse du système de justice et de police, en particulier pour le combat contre le trafic de drogue, la corruption et l’insécurité sont sans doute les plus sérieux, sans compter la situation toujours fragile du Chiapas. Aux Nations-Unies13 comme dans l’Union européenne14, la relation entre démocratie et développement s’établit de façon toujours plus claire.
22La fameuse clause démocratique justifie que l’article 58 de l’accord établisse que les violations aux principes de démocratie ou de respect des droits de l’homme soient considérées comme une infraction dans l’application de l’accord. Il est vrai que, par ailleurs, il n’existe guère de modalités qui permettent d’appliquer facilement cet article. Il n’existe pas de critères pour évaluer le degré de gravité des violations éventuelles aux droits de l’homme et donc à l’accord15. Une fois les violations constatées, il existe la possibilité de réduire les programmes de coopération ou de retarder des réunions bilatérales. Ces mesures concrètes ne suffiront probablement pas aux groupes de pressions européens, en premier lieu le Parlement européen ou les parlements nationaux qui se sont déjà fait plusieurs fois l’écho des critiques des organisations non gouvernementales16. Elles manquent en effet à la fois de visibilité et d’efficacité.
23Il existe une seule mesure de rétorsion réelle possible, la suspension de l’accord. Mais elle est au contraire trop drastique. Il s’agit plutôt d’une épée de Damoclès, d’une pression morale, mais qui peut toujours gêner l’application et la bonne marche de l’accord dans les années qui viennent. Son invocation soulignerait mieux l’engagement politique pris par le Mexique à côté de son engagement commercial. Enfin, notons que la Commission européenne étudie la façon de mieux nuancer les instruments juridiques à sa disposition pour promouvoir le respect des Droits de l’Homme17. En cas d’affinage des moyens de pression politique sur les membres ou les pays associés à l’Union Européenne, une augmentation des escarmouches politiques, en particulier au Parlement européen, est prévisible.
24De petites attaques politiques pourraient également se présenter du côté mexicain, avec par exemple l’accusation de "non-constitutionnalité" émise par le troisième parti en importance du pays, le Parti de la révolution démocratique (PRD). Les principaux représentants de la gauche mexicaine critiquent ainsi le caractère démocratique de l’accord lui-même, dans la mesure où un rôle primordial est accordé au Comité conjoint. Ce comité est formé de membres des gouvernements européens et de la Commission d’un côté, de membres du gouvernement mexicain de l’autre. Son rôle est de gérer l’accord et d’impulser ses progrès. Or, il s’agit d’un rôle de décision dans la mesure où de nombreux thèmes importants n’ont pas encore été négociés (en particulier dans le secteur des services) et devront donc l’être dans les années qui viennent. Le comité jouera donc un rôle important dans l’élaboration d’accords internationaux, rôle qui revient en principe au Sénat mexicain18. En cas de problèmes en Europe, certains Mexicains pourraient lancer un recours en inconstitutionnalité.
CONCLUSION
25Le Mexique a su tisser, en l’espace de quelques années, un réseau de relations politiques19 et économiques étroites avec les deux principales puissances mondiales, les États-Unis et l’Europe. Institutionnellement et politiquement, la nouvelle relation20 avec l’Union européenne possède des potentialités importantes, que l’on ne retrouve guère dans l’Alena. Les champs de coopération possible vont en effet plus loin que le domaine économique seul. Le pari de la diversification grâce à l’Union européenne reste encore à gagner. La nouvelle administration du président Fox hérite d’un accord incomplet mais riche en ouvertures économiques et politiques. Le fait que le pays connaisse pour la première fois en ce siècle une alternance démocratique qui semble durable est sans doute un atout de plus pour une meilleure relation avec l’Europe. À court terme toutefois, il faut espérer que la diplomatie du nouveau président sache assurer une nouvelle continuité. Or, il semble que celui-ci soit de nouveaux tenté par les sirènes du latino-américanisme ou même par des accords de libre échange avec l’Asie, en particulier le Japon. Le bassin du Pacifique pourrait devenir une nouvelle priorité pour les exportateurs et les diplomates mexicains.
26Cette tendance à vouloir à tout prix marquer sa présidence d’un accord ambitieux, Fox l’a hérité de Carlos Salinas, avec l’Alena, et d’Ernesto Zedillo, avec l’Union européenne. Elle sera renforcée par le développement de l’APEC (Asian Pacific Economic Conference, la Conférence de coopération économique du Bassin pacifique) que le Mexique présidera justement à la fin de 2001. Le manque de constance des Mexicains serait désastreux pour le rapprochement avec l’accord à un moment où l’Europe s’enfonce dans ses propres difficultés et contradictions politiques, rendant plus difficile une prise en compte de l’Amérique latine. Il faut donc espérer que les relations UE/Mexique n’entrent pas à nouveau dans une phase d’indifférence comme ce fut le cas le plus souvent auparavant.
27Si il sait utiliser l’accord le Mexique se débarrassera de son image de pays satellite des États-Unis pour acquérir celle de point de liaison entre les trois grandes sous- régions de l’Occident : les États-Unis, l’Europe et l’Amérique latine. Aucun pays d’Amérique latine, et moins encore le Canada, ne peut aspirer à une position stratégique d’une telle importance dans un avenir proche.
28La trame d’une nouvelle relation existe donc, il reste à la tisser. À court terme, le Mexique devra savoir exploiter les possibilités ouvertes par l’accord s’il veut créer un véritable contrepoids à sa relations avec les États-Unis et diversifier ainsi ses relations extérieures. Le dialogue politique qui s’ouvre désormais avec l’Europe, au moment où celle-ci consolide sa politique extérieure et de sécurité commune, peut faire du Mexique un acteur plus important du panorama international. Pour cela, le pays doit répondre à trois défis. Le premier, comme dans le reste du monde, est la modernisation économique. Les crises des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix et l’Alena n’ont fait que renforcer la nécessité d’une telle modernisation.
29À moyen terme, le Mexique devra répondre à deux autres défis. En premier lieu, celui de la démocratisation avec une meilleure répartition des revenus et un engagement plus grand de la société civile. Plus des progrès seront évidents dans ces deux domaines et moins il y aura de risques de frictions avec des groupes d’intérêts européens invoquant la clause démocratique. En second lieu, le Mexique devra infléchir les orientations traditionnelles de sa politique étrangère, fondées sur un respect du principe de souveraineté. Ce respect est toujours resté très strict dans le discours, même si le Mexique n’a pas hésité à avoir une politique étrangère active en Amérique latine. Dans ces deux cas, il semble que le mouvement de réforme enclenché à partir de 1994 connaisse une certaine accélération avec l’élection du président Vicente Fox.
30Une mauvaise prise en compte de l’aspect politique de l’accord exposera en revanche le pays à des problèmes tels que ceux qui se sont présentés en mai et juin 2000, lorsque le Parlement italien avait finalement pu empêcher l’entrée en vigueur de l’accord complet au premier juillet 2000, comme prévu. Au delà du caractère anecdotique de ces réticences et de celles qui ne tarderaient pas à apparaître en cas de problèmes politiques internes, un mauvais fonctionnement de l’accord empêcherait l’UE de le considérer comme un partenaire à part entière. Ceci compromettrait à la fois le rôle central du pays dans le système mondial et dans sa volonté de diversification extérieure.
Notes de bas de page
1 Souvent plus connu sous son acronyme anglais NAFTA même au Mexique où son nom officiel est TLCAN (Tratado de Libre Comercio de América del Norte).
2 Sont exclus les trois secteurs les plus importants de la production européenne : les céréales, les produits laitiers et la viande. Il est vrai que ces secteurs sont hautement subventionnés en Europe, mais c’est également le cas aux États-Unis.
3 Qui a donné lieu à deux accords parallèles sur ces deux thèmes.
4 Dans le complexe processus de décision communautaire, cette solution permettait à la Commission européenne de commencer les négociations commerciales pendant que les quinze parlements nationaux et le Parlement européen entamaient le processus de ratification de l’accord global.
5 À l’insistance de la France, elle n’a toujours pas obtenu le droit de négocier seule la libéralisation des services. Les positions nationales resteront donc importantes et compliqueront sans doute les discussions futures.
6 La préférence qu’à conditions égales, les pays européens doivent s’accorder entre eux.
7 Ces réticences ne marquaient pas toutes des oppositions aux négociations avec le Mexique mais souvent des questions de principe sur le pouvoir de négociation de la Commission Européenne dans ces secteurs.
8 Pour l’Asie il faudrait ajouter 1,8 % pour l’Inde. La Suisse, non membre de l’UE mais partie prenante de l’Espace économique européen, représente 2,5 % selon les chiffres publiés en l’an 2000 par le Centre français du commerce extérieur.
9 Dans l’ordre de signature, le Mexique possède un accord de libre-échange avec le Chili, la Colombie, le Venezuela, les pays d’Amérique centrale (y compris le Panama), et la Bolivie. Il négocie des accords sectoriels avec l’Argentine et l’Uruguay et le principe de telles négociations paraît désormais acquis avec le Brésil.
10 Il y eut une politique européenne d’appui au Croupe de Contadora, prédécesseur du Croupe de Rio, dont la manifestation la plus claire fut la déclaration franco-mexicaine sur le Salvador. L’Europe reste de loin le plus important partenaire de coopération de l’Amérique centrale même si elle n’est plus depuis longtemps leur premier partenaire commercial.
11 Ce sont les paroles du délégué de la Commission au Mexique, M. López Blanco, lors de diverses conférences de presse.
12 L’élection de Vicente Fox, candidat du Parti d’action nationale (opposition catholique et libérale), à la présidence du Mexique (juillet 2000) en est la meilleure preuve.
13 Le PNUD, programme des Nations-Unies pour le Développement avait fait de l’an 2000 l’année du respect des droits de l’homme. Son rapport annuel pour cette même année fut consacré à la relation entre croissance, lutte contre la pauvreté et libertés fondamentales.
14 L’attitude des quatorze partenaires de l’Autriche en 2000 démontre que, contrairement au discours mexicain, les Européens considèrent de moins en moins la question des droits de l’homme comme un thème strictement national, même dans un pays où le gouvernement a été démocratiquement élu.
15 Eibe Reidel et Martin Will Human Rights Clauses in External Agreements of the European Community Document interne de la Commission Européenne, p. 17.
16 Rappelons que le parlement italien a retardé de plusieurs semaines la ratification, et donc l’entrée en vigueur de l’accord, pour des raisons touchant au respect des droits de l’homme, après l’expulsion de plusieurs dizaines d’observateurs italiens du Chiapas. Des arguments comparables avaient été soulevés devant le Folketing (parlement) danois au moment de la ratification. Le parlement européen avait également, au tout début de la négociation bilatérale, voté une motion condamnant l’attitude du gouvernement mexicain au Chiapas.
17 Ce ne furent pas les régimes les plus fermés du Tiers Monde qui ont été à l’origine de ces études, mais un pays déjà incontestablement démocratique tel que l’Autriche.
18 Sen. Jorge Alfonso Calderón Salazar (coord. general) Voto particular : Acuerdo de Asociacion economica, concertacion politica y cooperacion entre México y la Union Europea Mexico D.F., 2000, pp. 97-107.
19 Le Canada fut pourtant le premier pays américain à souhaiter une relation préférentielle avec les Européens. Près de trente ans après, aucune négociation en ce sens n’a commencé.
20 L’annonce du Plan Puebla-Panama, destiné à renforcer la coopération régionale entre le Mexique et les pays d’Amérique centrale, fait partie de cette nouvelle politique, lancée au début de l’année 2001 par le nouveau président mexicain (voir introduction).
Notes de fin
* ITAM, Mexico
Auteur
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