Frontières, réseaux et politiques régionales à l’heure de l’intégration : la région des Misiones
p. 139-151
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur*
INTRODUCTION : LES FRONTIÈRES À L’INTÉRIEUR DU MERCOSUR
2Les dynamiques frontalières dans le Bassin de la Plata s’articulent historiquement autour des "villes jumelles frontalières". Ces villes ont été en grande partie fondées pendant la période coloniale, avec fonctions de lieu de passage pour assurer la défense des territoires de l’empire espagnol. Ces mêmes villes ont été aussi les nœuds des réseaux de contrebande d’argent, de cuir et d’esclaves entre les domaines des deux empires. Pendant le premier siècle d’indépendance, dans la mesure où les nouveaux Etats cherchaient la consolidation de leurs juridictions territoriales respectives, ces fonctions ont été préservées (Schweitzer, 1997).
3Les différences entre les deux côtés de la frontière ont été déterminées, à partir de cette époque, par l’efficacité des politiques de colonisation. L’insuffisance de l’occupation serait l’une des causes des faibles effets du passage du modèle de développement basé sur l’agro-exportation vers l’industrialisation substitutive de ces régions. Cependant, ces effets sont bien à l’origine de l’apparition de nouvelles fonctions sur les frontières. La fermeture du passage est plus efficace et plus forte à cette époque de vigueur maximale des hypothèses de conflit et du modèle desarrollista basé sur les marchés intérieurs, depuis la décennie 1950.
4Dans la deuxième moitié des années 1980, le passage des régimes militaires vers des gouvernements constitutionnels, le développement des processus de démocratisation et le début des initiatives d’intégration régionale provoquent l’affaiblissement définitif des hypothèses de conflit. Des mesures en faveur de l’intégration commencent à être favorisées par le scénario mondial, orienté vers la création d’associations de pays et vers l’ouverture et l’élargissement des marchés régionaux. Le nouveau scénario de la fin des années 1990 peut être abordé par l’étude des actions développées par les acteurs participant à ces processus. Parmi ces activités, il est possible d’en identifier déjà quelques-unes, orientées vers le développement / formation / superposition des réseaux, entre autres ceux des transports et d’énergie, et vers la mise en place de politiques régionales au niveau général et sur les régions frontalières (carte n° 8).
LA RÉGION DES MISIONES
5La région des Misiones est centrée autour du noyau historique des missions jésuites implantées dans le Bassin de la Plata dès la fin du xvie siècle. Aujourd’hui, cette région est de nouveau dans la périphérie immédiate des points de passage des flux de transport de marchandises à l’intérieur du Mercosur1.
6La Guerre de la Triple Alliance, entre 1865 et 1870, et la fixation des limites internationales ont ouvert la région à la pénétration des colons européens à partir des années 1980 (Abinzano, 1997). Pendant les premières décennies du xxe siècle, les activités étaient limitées à l’extraction de la yerba mate2, presque sans aucune occupation permanente. Ces dynamiques étant plus fortes de la part des Brésiliens provenant du Rio Grande do Sul et des Argentins du Territoire des Misiones, elles entraînèrent la fondation de quelques ports de concentration sur les trois fleuves. Cependant, les différences de techniques d’exploitation et de cultures pratiquées dans les colonies argentines et brésiliennes ont fait que l’exploitation du sol était plus rationnelle du côté argentin. Le peuplement y étant aussi plus faible, ces effets de différences continuent jusqu’à aujourd’hui (Reboratti, 1978).
7Les phénomènes pionniers dans la région ont été forts, surtout au Brésil, jusque vers les années 1970. Bien que ces phénomènes aient dépassé les frontières intérieures de ce dernier vers le Centre-Ouest, ils ne se sont arrêtés à la frontière nationale que pour les statistiques. Déjà en 1959, dans le cadre de la Marcha hacia el Este (le plan de colonisation de l’est paraguayen mis en place par Stroessner), se sont produites les premières migrations de paysans brésiliens expulsés d’abord de la région Nord-Est, et plus tard des Etats limitrophes vers l’est paraguayen, donnant naissance aux brasiguaios (Wagner, 1992). Dans les années 1980 et 1990, la frontière agraire de la province des Misiones, progressant spontanément sur l’axe de la Sierra de Misiones, s’étend en parallèle avec l’expansion du front extractif des entreprises forestières, dans ce cas officiel, sur le Paraná. Une pénétration brésilienne beaucoup plus faible s’intègre aux circuits de la contrebande du bois exercée parfois par les propres habitants de l’extrême Nord-Est de la province.
8Les productions les plus importantes sont alors la yerba mate, le tabac, le thé, le soja et le blé, ces deux derniers plutôt du côté brésilien. Les dernières années sont marquées par la progression de l’exploitation des ressources forestières, notamment du côté argentin où il y a encore grandes aires non exploitées. Liés à cette ressource, se développe l’industrie de la cellulose. Autour des villes majeures s’est développée aussi la production maraîchère, accompagnant l’expansion des marchés locaux, notamment à partir des années 1970. Aujourd’hui, les productions les plus importantes sont la yerba mate, le tabac, la pâte de papier et les produits manufacturés à partir du bois, dans la province des Misiones. Du côté brésilien, les coûts de production pour les céréales et les produits laitiers, supérieurs à ceux des mêmes produits argentins, ajoutés à la surexploitation des terres et à la suppression des obstacles à la circulation, provoquent des tendances récessives (Oviedo et Gortari, 1997).
L’équipement des territoires
9Les territoires de la région des Misiones sont aussi bien mieux équipés et accueillent des activités économiques plus dynamiques par rapport aux régions frontalières environnantes. La première de ces activités est le tourisme, avec pour noyau principal les chutes d’iguazú. À partir des années 1930 ont été créés les parcs nationaux d’Iguaçú et d’Iguazú, des côtés respectivement brésilien et argentin, marquant le début de l’urbanisation de la micro-région de la Triple Frontière. L’arrivée des fronts de colonisation étant postérieure, cette région s’est structurée comme enclave touristique. Les autres aires d’intérêt touristique sont les ruines des missions jésuites, dispersées dans les trois pays et au sud de la région, et différents sites naturels. Dans les années 1980 se sont développés d’autres secteurs, tels que celui lié à la visite de l’usine d’itaipú ainsi que le tourisme d’achat, dans les villes jumelles frontalières de Posadas-Encarnación et le long de la Triple Frontière. L’intégration des circuits touristiques dans l’aire d’Iguazú (chutes, parcs nationaux, Itaipú et tourisme d’achat), s’est réalisée à la fin des années 1980. Les ruines des missions jésuites, exploitées notamment par le tourisme argentin, ne sont pas encore intégrées.
10L’autre grande ressource de la région est l’hydroélectricité, à partir de l’exploitation du Paraná. On peut citer notamment les centrales d’Itaipú et d’Yaciretá, mais il en existe aussi d’autres, de portée plus réduite, comme Acaray, au Paraguay, Uruguai en Argentine, et d’autres encore sur le tronçon brésilien du fleuve Iguaçú. Plus au sud, mais toujours dans cette région, il y a d’autres usines en projet entre l’Argentine et le Brésil, notamment celles de Carabi, San Pedro et Roncador.
11La région des Misiones connaît des processus d’occupation se manifestant de façon différente. D’une part, l’exploitation agricole et forestière est de plus en plus contrôlée, les parcs nationaux essayant aussi de participer à la protection de l’environnement. D’autre part, la construction des grands barrages (mais aussi l’exploitation agricole et forestière non contrôlée et l’expansion accélérée des espaces cultivés), contribuent à une forte dégradation. En fonction de la qualité des sols, des systèmes de production et des moyens de contrôle officiel, on assiste aujourd’hui à l’épuisement des capacités productives de la terre. Ces processus semblent être plus forts au Brésil et au Paraguay. La faiblesse relative de l’expansion des terres exploitées du côté argentin joue ici en sa faveur.
L’intégration physique de la région
12Tout au long des dernières décennies, les accords d’intégration physique, les projets développés dans le cadre du Tratado de la Cuenca del Plata, de 1969, les traités entre l’Argentine, le Brésil et le Paraguay pour l’aménagement partagé du Paraná, signés pendant les années 1970, et d’autres expériences plus récentes, telles que les Planes Generales de Obras de Frontera ou la création de la Comisión de Infraestructura Física del Grupo Multilateral de Corredores bioceánicos, sont la preuve qu’on essaie de mettre en place une véritable politique à l’échelle régionale (tableau n° 10†). En outre, en août 1995, les pays membres du Mercosur introduisent l’étude de projets d’infrastructure dans les agendas du Grupo Mercado Común (Almeida, 1995). En 1997, après l’incorporation de la Bolivie et du Chili au Mercosur, les pays signataires du Tratado de la Cuenca del Plata ont décidé l’incorporation du Fonplata à la structure institutionnelle du Mercosur comme banque de développement de l’intégration régionale. Dans les premières années du Tratado de la Cuenca del Plata, les initiatives d’intégration physique étaient orientées vers l’exploitation des ressources partagées, donnant place à la construction de quelques grands ouvrages dans la région des Misiones, tel que les usines d’Itaipú et de Yaciretá. Dans les années 1990, les investissements se sont centrés de plus en plus sur la mise en place des corridors de transport.
13L’analyse de la localisation des projets sur les cartes permet de différencier trois stratégies principales : a) l’amélioration des conditions d’accessibilité aux ports d’outre-mer pour les productions régionales ; b) l’accélération de la circulation des marchandises entre ports des deux océans, Atlantique et Pacifique ; et c) l’intégration des systèmes portuaires régionaux de chaque côte océanique pour des corridors côtiers ou par des mécanismes de complètement des charges (Schweitzer, 1997). La région des Misiones est le terminal portuaire du corridor fluvial de la Hidrovía Paraná-Tieté de Foz do Iguaçú à São Paulo et aussi, dans une position encore marginale, de la Hidrovía Paraguay-Paraná, dont les ports de Posadas et d’Encarnación font partie. D’autre part, la région est entourée des points de passage des corridors bi-océaniques, mais seule le pont Tancredo Neves, entre Foz do Iguaçú et Puerto Iguazú et la route vers São Paulo et Antofagasta en font partie.
Les tendances du peuplement récent : densification et urbanisation
14Au début du siècle, la population de la région reste dispersée au sud, dans les colonies du Nord-Ouest du Rio Grande do Sul et le sud des Misiones. La progression étant beaucoup plus forte du côté brésilien, la colonisation dépasse les frontières de l’État vers le nord dès les années 1920. En 1940, la population atteint 594 000 habitants, dont Misiones et Rio Grande do Sul concentrent 31 % et 57 % respectivement. Entre 1960 et 1970, la croissance de la population atteint 65 %, centré sur l’État de Paraná3.
15Le phénomène le plus dynamique est celui de la micro-région de Foz do Iguaçú, avec l’arrivée de petits producteurs et l’intensification des cultures, liés à l’enclave touristique et peu après reconvertis vers le complexe soja-blé et d’importants progrès dans les techniques de production. La construction des usines d’Itaipú et Yaciretá est aussi à l’origine du développement de fortes migrations vers la région depuis l’intérieur des trois pays, mais aussi de migrations internes à l’ensemble régional. Le deuxième phénomène démographique lié à l’exploitation des ressources touristiques, la construction des grands ouvrages et l’expulsion des populations rurales, c’est la croissance de l’urbanisation, surtout à partir des années 1980.
16Les villes les plus importantes ne dépassent pas le million d’habitants. Sur les frontières, quatre villes ont une population d’entre 210 000 et 130 000 habitants en 1991 : Posadas, Foz do Iguaçú, Cascavel et Ciudad del Este. Ces villes sont aussi, dans certains cas, des villes jumelles frontalières. La manière dont chaque pays s’est sorti de la crise des années 1980 et les stratégies de développement régional et local adoptées par les acteurs présents dans la région ont provoqué des transformations dans les dynamiques propres des régions frontalières. A la fin des années 1990, si on prend les données de façon isolée, c’est la ville de Posadas qui demeure le centre urbain le plus peuplé de la région, mais les autres trois villes le suivent de près avec une population presque équivalente.
17La simplification du passage de la frontière améliore les conditions pour la mise en relation des populations et des activités développées par les sociétés locales et de la région frontalière, et c’est pourquoi, à mesure que cette intégration devient plus forte, se développent la formation de conurbations transfrontalières, qu’on aperçoit dès aujourd’hui entre Puerto Iguazú, Foz do Iguaçú et Ciudad del Este, et entre Posadas et Encarnación. Une autre tendance qu’on observe déjà du côté paraguayen, sur la Triple Frontière, est celle orientée vers la métropolisation, avec l’intégration des deux autres villes et des aires périurbaines de la micro-région frontalière en une seule agglomération autour de la ville principale.
18Le noyau le plus important est composé par l’agglomération de Ciudad del Este, avec 250 000 habitants, à laquelle sont intégrés Hernandarias (70 000 habitants), Puerto Franco et Minga Guazú (40 000 habitants chacune), soit un total d’environ 400 000 personnes du côté paraguayen, s’ajoutant Foz do Iguaçú, avec 250 000 habitants, et, du côté argentin Puerto Iguazú, avec un peu plus de 30 000. La population totale atteint presque 700 000 habitants. Le deuxième noyau de la région est composé par les villes jumelles de Posadas-Encarnación, avec respectivement plus de 250 000 et 60 000 habitants, ce qui fait un total d’environ 300 000. Une troisième paire frontalière, bien plus petite et située plus au sud, est constituée par les villes de São Borja (52 000) et Santo Tomé (17 000). Enfin, une constellation de villes comprises entre 30 000 et 100 000 habitants (telles que Chapecó, Santo Angelo, Ijuí, El Dorado et Oberá), parsèment le reste du territoire, mais elles sont plus éloignées de la frontière.
DES INCERTITUDES NOUVELLES
19Dans les années 1990, les nouvelles dynamiques économiques liées à l’expansion des échanges internationaux et à la formation du marché régional dans le cadre du Mercosur entraînent de nouveaux changements qu’annoncent des transformations dans les territoires de la région. Ces transformations s’expriment de façon directe sur le territoire dans la construction de nouvelles grandes infrastructures de transport et d’énergie, mais aussi dans la modification des modalités d’organisation et des stratégies d’aménagement.
La perte de spécificité des régions frontalières
20Pendant de longues années, les frontières entre les pays de la région ont eu des fonctions de limite de juridictions, de fermeture face à la pénétration extérieure, de fixation des populations étrangères et de limite de marché. La fonction de limite était double. Celle-ci impliquait tant les flux transfrontaliers de population, de marchandises et d’informations que l’établissement même des populations et activités. Fermeture relative, puisque le passage de la frontière demeurait facile pour les populations des villes jumelles, et, ensuite, pour les "touristes d’achat", étrangers à la région. La perméabilisation progressive du passage, à partir des années 1970, et plus encore des années 1980 crée les conditions de base pour la remise en jeu des asymétries entre les deux côtés des frontières construites tout au long des décennies précédentes. Parfois, on assiste à une atténuation de la concurrence et à l’essor d’une véritable complémentarité, sans en arriver pourtant à éliminer complètement les doublons dans le domaine des équipements, des services et des infrastructures.
21Ces asymétries entre marges se sont constituées en facteur d’attraction de nouvelles activités, dépendant, entre autres, des oscillations des taux de change, des différences de prix, des politiques de promotion, de la mise en place des législations restrictives. Ces dynamiques se sont développées plus encore après la mise en place des mécanismes de facilitation du passage des frontières et de la construction des infrastructures de transport permettant le dépassement des "obstacles physiques" qu’étaient les frontières fluviales. Les conditions selon lesquelles se sont réalisés les échanges entre les marges frontalières permettent proposer l’hypothèse de l’existence d’un "bénéfice", avantage ou gain spécifique aux régions frontalières.
22Ce gain implicite était représenté par les opportunités générées par la mise en relation des asymétries existantes entre ces marges. Ces gains bénéficiaient notamment aux commerçants locaux et aux secteurs liés aux réseaux de contrebande frontalière et aux entrepreneurs locaux et régionaux4. La mise en place des taux douaniers communs, l’élimination des contrôles à la circulation et des processus d’équilibrage des prix dans le cadre de l’avancement des processus d’intégration régionale, contribuent en revanche à diminuer les asymétries et à faire disparaître les bénéfices frontaliers (Valenciano, 1995). Ces effets peuvent déjà être détectés dans les villes frontalières où les dynamiques du développement dépendent directement de la vigueur de ces bénéfices, notamment du côté paraguayen, d’Encarnación et de Ciudad del Este. On peut donc poser la question de la nécessité de la reconversion des activités localisées dans ces régions frontalières.
23Le deuxième facteur de modification des conditions de développement des régions frontalières est aussi commun à l’ensemble des territoires du Cône Sud. Il s’agit de l’augmentation du volume du commerce intra et extra régional. D’une part, on assiste à la multiplication des échanges régionaux, depuis la signature des premiers accords d’intégration argentino-brésiliens de 1986, notamment après le Tratado de Asunción en 1991 et l’entrée en vigueur de l’union douanière, en 1995. D’autre part, la montée du commerce extra régional est associée à l’ouverture des marchés, liée directement aux besoins d’intégration des processus productifs et à la concurrence des "entreprises mondiales" pour de nouveaux marchés. Ces modifications des dynamiques des économies du Cône Sud, notamment l’ouverture des marchés et la dépendance par rapport aux exportations, impliquent des changements dans les stratégies d’insertion développées par les grandes entreprises transnationales présentes dans la région, aussi dans celles des producteurs nationaux et régionaux. Pour les États, il s’agit de la mise en place de corridors de transport, notamment dans le cadre des stratégies de liaison bi-océanique mais aussi d’amélioration des conditions de sortie de la production exportable vers les ports et les centres de consommation.
24Dans le cas des régions frontalières, l’ouverture des marchés est liée à quelques conditions déjà identifiées plus haut. Il s’agit ici non seulement de la disparition des "bénéfices" de la situation frontalière, mais aussi de la mise en concurrence des productions avec celles des autres régions, notamment des pays associés au marché commun. Bien qu’en principe la construction des infrastructures améliore l’accessibilité à la région, elle peut aussi contribuer à la création d’effets négatifs. Les régions traversées par des corridors ne recevront pas automatiquement les bénéfices possibles du passage. Parfois, ces régions n’en tireront que des effets négatifs, tels que les atteintes à l’environnement, l’émigration et la disparition d’activités pour cause de délocalisation ou de faillite. C’est la localisation des nœuds des réseaux qui importe, et non pas les lieux de passage. Il semble donc nécessaire d’attirer de nouvelles activités pour profiter de l’arrivée du corridor. En outre, ces mêmes corridors peuvent permettre l’élargissement des marchés de certains produits localisés dans les grands centres industriels et provoquer le déplacement des producteurs locaux ou régionaux peu compétitifs.
25En ce début de siècle, deux corridors se consolident dans la région. L’un d’eux passe par le nouveau pont Santo Tomé-São Borja, traverse le sud et s’articule dans le nord avec le passage plus traditionnel de Paso de los Libres-Uruguaiana. L’autre est celui qui franchit le pont entre Puerto Iguazú et Foz do Iguaçú, construit en 1985. Ce dernier suit le Paraná jusqu’à Corrientes-Resistencia et relie l’intérieur des États de Paraná et de São Paulo aux ports chiliens, notamment celui d’Antofagasta. La construction de nouveaux ponts en projet sur le fleuve Uruguay, entre l’Argentine et le Brésil, permettra l’accès des produits du Nord-Ouest de l’État du Rio Grande do Sul et de l’État de Santa Catarina.
Les déstabilisations
26L’ensemble des processus qu’apportent la modification des fonctions des frontières et l’augmentation des flux de marchandises génère différentes transformations territoriales (avec des vitesses différentes selon le cas), mais aussi la prise de mesures de la part des gouvernements et de l’ensemble des acteurs, mises en place à des échelles variables. Ces modifications suscitent des incertitudes sur l’avenir des dynamiques des territoires dans les régions frontalières, celle des Misiones en particulier. Quelques-unes de ces dynamiques peuvent avoir des sens différents, selon le point de vue de l’acteur, mais elles peuvent toutes amener à des processus de type régressif pour la société locale.
27L’intensité des rapports entre les activités développées dans chaque portion du territoire frontalier avec les dynamiques nationales et mondiales est définie à partir des articulations des acteurs privés et publics et de la façon dont elles s’expriment dans les territoires. C’est pourquoi l’on peut poser l’hypothèse de la fragmentation territoriale. Ce phénomène, qui pourrait déjà être détectable aujourd’hui, dans le cas de la construction des grands barrages, risque de s’approfondir à mesure de la progression de la construction des nouveaux projets d’infrastructure dans la région, notamment des corridors de transport. Il existe pourtant deux possibilités, ou deux formes d’expression de la fragmentation, selon que les activités nouvelles sont ou non attirées par le passage de ces corridors, par des projets associés ou par d’autres politiques d’attraction.
28D’une part, il est possible que certaines micro-régions bénéficient des processus de concentration des activités et des populations, tel qu’on peut le détecter déjà dans la micro-région trifrontalière de Puerto Iguazú-Foz do Iguaçú-Ciudad del Este et dans les villes jumelles de Posadas-Encarnación — tandis que certains territoires seront seulement des lieux de passage des "canaux terrestres", entre les nœuds des réseaux de transport. D’autre part, il est aussi possible qu’aucune mesure d’attraction n’arrive à réactiver des activités en danger de régression ou de disparition, ni à générer de nouvelles dynamiques. Tel semble peut-être le cas pour la région des Misiones, si les corridors bi-océaniques passant par le nord ou par le sud l’emportent sur ceux de la région, à cause des différences de coût enregistrées par les technologies de transport ou de l’offre en quantité et qualité des équipements et des services, ou bien si les stratégies d’attraction d’activités développées sur les centres de la région n’atteignant pas leurs objectifs5.
29L’attraction de la population et l’exclusion sociale sont liées directement aux caractéristiques qu’assument les territoires frontaliers atteints tant par les modifications de fonctions des frontières (la perte des "bénéfices frontaliers"), que par les cycles de construction des grandes infrastructures ou par les stratégies de maintien ou d’attraction des activités dynamisant les économies locales. Les problèmes détectés lors de mon travail de terrain semblent être plus graves que ceux que les politiques officielles ont énoncés et qu’on essaie de résoudre.
30Tout d’abord, l’augmentation explosive de l’urbanisation du côté paraguayen, sans accroissement de l’offre de logement, génère l’apparition de bidonvilles là où, quelques années plutôt, se trouvait seulement la forêt. L’insuffisance des services et des équipements urbains contribue au développement de la transmigration des Paraguayens vers l’Argentine et le Brésil pour des motifs d’éducation ou de santé. Deuxièmement, la perte du "bénéfice frontalier" s’accompagne de la diminution du niveau d’activité économique et du tourisme d’achats, et de l’augmentation de la contrebande, ce qui entraîne un accroissement du chômage. Dans le cas de la microrégion tri-frontalière, ce phénomène touche plutôt les côtés paraguayen et argentin. Le chômage contribue aussi à la transmigration de la force de travail, notamment dans le couple frontalier de Posadas-Encarnación. Troisièmement, les cycles de construction des grandes infrastructures génèrent leurs propres phénomènes migratoires et d’expulsion de population. D’une part, les dynamiques de ce type dans la micro-région de la Triple Frontière ont été dominées depuis les années 1960 par la Marcha hacia el Este, puis par la construction d’itaipú et par l’augmentation du tourisme d’achats. D’autre part, dans le cas de Yaciretá, les effets sont doubles : aux migrations de la main-d’œuvre attirée pendant la longue période de construction (pour l’essentiel déjà terminée), et son entrée au chômage, premier pas avant l’émigration, se superposent les expulsions des populations habitant les zones qui se trouveront inondées à chaque étape de remplissage du lac de barrage. La résolution de ces phénomènes dépend de la réussite du développement de nouvelles activités ayant besoin de main-d’œuvre.
***
31De l’analyse de l’ensemble des initiatives proposées et développées par les acteurs présents dans la région (même ceux qui ne participent pas de façon directe à des dynamiques transfrontalières évidentes, ou ceux qui ne sont pas présents, mais dont leurs actions ont des effets sur l’organisation des territoires), il ressort une volonté commune pour prendre des mesures de compensation destinées à contrebalancer de possibles effets négatifs, à équilibrer les différences à l’intérieur de la région ou à mieux profiter de conditions favorables, au cours des différentes phases de l’occupation du territoire. Ces initiatives comportent aussi des propositions concernant la construction de nouveaux projets d’infrastructure ou la mise en place de nouveaux mécanismes de coopération horizontale. De manière caractéristique, les projets sont désormais appuyés par les organismes de décision situés à différentes échelles : l’État fédéré (ou la province), la nation, mais surtout la région, c’est-à-dire le Bassin de la Plata ou le Mercosur.
Bibliographie
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Bibliographie
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Wagner, Carlos, 1992, Brasiguaios, homens sem pátria. Porto Alegre, Vozes.
Notes de bas de page
1 La Région des Misiones réunit les régions occidentales des États brésiliens de Paraná et Santa Catarina et le Nord-Ouest du Rio Grande do Sul, la province argentine de Misiones et le Nord-Est de Corrientes, et les départements de l’Est du Paraguay, caractérisés aussi par des écosystèmes en commun, le Paranaense au Nord et la Pampa au Sud.
2 Feuilles d’un arbuste proche du houx, dont on fait une infusion stimulante et diurétique (appelée aussi "thé des jésuites").
3 La population de la région frontalière serait, selon Reboratti, de 130 000 habitants en 1900, la plupart dans les deux aires citées et seulement 13 000 dans les États de Santa Catarina et Paraná. Dans son travail, il n’y a pas de données pour le Paraguay, mais on peut affirmer que la population était encore plus faible que dans les deux États cités. Dans cette région se réalise la rencontre de deux frontières en progression : celle du sud, des colons occupant les terres fiscales, expulsés des aires de colonisation antérieure, et celle plus riche, des descendants des colons du café provenant de São Paulo et le Nord de l’État (Reboratti, 1978).
4 On pourrait même poser l’existence d’une rente de localisation générée par l’existence de la frontière et par la mise en rapport des asymétries, appropriée par les propriétaires immobiliers, par des commerçants et les producteurs occupant les terrains publics et privés et par des municipalités et gouvernements provinciaux, par la voie des taux. Par conséquent, on pourra assister dans les années prochaines à des tendances vers l’affaiblissement de ce revenu.
5 C’est le cas, par exemple, des corridors qui lient São Paulo et les ports du Chili et le sud du Pérou traversant la Bolivie ou celui de São Paulo à Valparaiso par l’Uruguay et/ou Buenos Aires.
Notes de fin
* Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Tecnológicas (CONICET), Centro de Estudios Urbanos y Regionales (CEUR), professeur à Université de Buenos Aires (UBA).
† Sources: IPD (s/d), Prefeitura municipal de Foz do Iguaçú (1991), Municipalidad de Ciudad del Este (1997), Municipalidad de Puerto Iguazú (1985) et Ente Binacional Yaciretá (1996).
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