L’image de l’autre
p. 25-29
Texte intégral
1Notre colloque est sans précédent. Cette originalité fait un de ses nombreux attraits. Le sentiment qui l’inspire, en revanche, est classique. Des amis d’un pays étranger, des connaisseurs, des spécialistes, des décideurs... constatent qu’il est méconnu, et s’en affligent : comment accepter une telle ignorance, comment laisser circuler de tels clichés, des vérités si cruellement sélectives et partielles, de telles erreurs, des images qu’on peut trouver simples, fallacieuses, et qu’on peut croire dangereuses ? Alors, ceux qu’animent à la fois, envers ce pays, la familiarité et la sympathie, se disent qu’il faut faire quelque chose et quoi de plus approprié, de plus spontanément adéquat, que d’analyser les faiblesses et les manques de cette image de l’Autre, dans l’enseignement et dans la consommation culturelle et idéologique, d’en soupçonner des effets pervers assez directs, et de demander qu’on lui substitue une image meilleure, dont on attend des effets bénéfiques assez directs à leur tour.
2Notre colloque étudie les images réciproques de la France et du Brésil. C’est une tâche importante et bienvenue, et le programme montre qu’il va le faire avec acuité, résolution, et largeur de champ. Mon rôle, ce matin, en propos liminaire, est en complicité totale avec ceux qui vont suivre, même si l’accent peut en paraître bien général et légèrement décalé. Les bonnes intentions méritent l’hommage de quelques lucidité. Au nom du réalisme, et sans prétendre être original, je voudrais situer les conditions dans lesquelles se fait, se meut et s’emploie l’image de l’Autre.
3Ma première question sera la plus légère, moins littéraire toutefois qu’il peut paraître. S’agit-il de faire aimer, ou de faire connaître le Brésil en France, la France au Brésil ? Chamfort disait cela des femmes, qu’il faut choisir de les connaître ou de les aimer. Laissons à la psychologie galante ce propos, sexocentré et sans doute pertinent, mais retenons son intuition générale. Le choix aimer/connaître n’est pas absolu, mais il est bien là. La connaissance n’entraîne pas nécessairement l’amour, ou plus simplement la sympathie, et à quelque égard les dompte, les canalise, les tient à distance ou les inhibe. L’amour ne rend pas vraiment aveugle, mais il est sélectif en diable.
4Dans les regrets que nous éprouvons devant de « mauvaises » images du Brésil en France, par exemple, nous pouvons être habités plutôt par l’une ou par l’autre inspiration : quoi, une sympathie si mal éclairée ? ou alors à quoi bon une érudition aussi glacée ? En réalité, sympathie et connaissance peuvent aussi être mises en valeur l’une de l’autre. Certes, la situation vraiment fâcheuse est celle ou s’additionnent l’erreur et l’antipathie. Mais en tous les cas ce que je me risque à appeler, pour faire vite, nos stratégies pédagogiques, doit bien apprécier qu’elles peuvent inclure deux régimes différents, que la connaissance est un tableau qui vise à être complet (à son niveau d’exigence) et cohérent, alors que la sympathie est sélective et subjective, et que si ceux qui savent plus et mieux peuvent se permettre, jusqu’à un certain point, de faire la leçon à ceux qui savent moins et plus mal, on ne peut pas prétendre gérer les amours d’autrui, il faut leur laisser leur génie sélectif, aussi bizarres et mal placées que nous en paraissent les lubies.
5Ma deuxième remarque est pour mettre en garde contre une tentation très répandue : celle de faire une lecture et une interprétation trop directes des contenus des manuels, des messages des medias, des observations de comportements, des réponses à des questionnaires... et d’envisager la substitution trop directe d’autres contenus, pour que la bonne monnaie chasse la mauvaise, – en somme, de choisir la dénonciation et l’attaque frontale des contenus jugés mauvais.
6Il y a là d’abord une illusion d’optique. Nous, adultes, intellectuels, personnes engagées politiquement ou culturellement... trouvons à ces matériaux que nous lisons en bloc une cohérence idéologique, et nous apprécions leur perversité à l’un des problèmes que nous avons en tête et que nous sentons au bout de notre propre trajectoire idéologique et en fonction de notre actualité. Mais nous importons tout cela dans le matériau, avec nos grilles.
7Le matériau, lui, est neutre par nature, et c’est celui qui le reçoit et qui l’agite qui lui donne du sens en fonction de son bagage, de son itinéraire, des enjeux qu’il sent. Apprendre et comprendre, c’est relier du nouveau à ce qu’on sait déjà, à ce qu’on est déjà, à ce qu’on croit déjà, c’est donner soi-même du sens à la nouveauté. L’enseignement n’est pas la « transmission » de connaissances habitables d’une seule façon, il appelle leur apprentissage et leur appropriation. La sociologie de la culture nous montre aujourd’hui que la consommation culturelle est une sorte de production, un re-travail sur ce que les auteurs et producteurs ont pensé et voulu – ce qui est déconcertant et frustrant dans un premier temps pour l’auteur, le savant, le professeur ou le journaliste, mais au fond plutôt rassurant – c’est la dictature tranquille des experts qui devrait faire froid dans le dos. Les représentations et le bagage affectif et cognitif de chacun commandent la réception de tout ce qui circule. S’il en est ainsi, faut-il viser plus à remplacer les « mauvaises » images par de « bonnes », ou repérer d’abord les raisons et les emplois de ces images ?
8Les « mauvaises » images n’occupent pas une place que la science ou l’expertise auraient eu l’imprudence de laisser vide. Elles ont leurs ressorts, leurs origines et leurs enjeux, qu’il n’est pas moins utile de connaître que leur contenu.
9Les images de l’Autre – ce sera ma troisième remarque – ne viennent pas toutes d’aujourd’hui, ni du lieu même où on peut les surprendre. Des images passionnelles, des mots de passe, des schèmes, des idées obsédantes, des plis de pensée, des objets... survivent des rapports passés, réels ou fantasmatiques, entre notre société et celle de l’Autre, et qui reviennent faire signe encore et toujours, à la surprise de notre logique et de notre connaissance méthodiquement construite. Il y a quelques années, à Marseille, un colloque avait ainsi étudié la présence, chez nous, d’une Egypte aux signes bien divers venus de toute une suite d’imaginaires plus ou moins anciens. Le grand germaniste Robert Minder s’était attaché aux images affectives de l’histoire allemande et de l’histoire française en Allemagne, et à prendre des anecdotes et des objets dérisoires en flagrant délit de prégnance bien plus fort et durable que les savoirs fondés en dignité. Le beau livre récent de Jean-Paul Duviols nous fait plonger dans l’Amérique espagnole vue et rêvée par les Européens pendant trois siècles. Michel Duchet et son équipe du CNRS nous disent que les gravures de Théodore de Bry ont fixé pendant plusieurs générations l’image européenne du sauvage américain... L’inventaire efficace de l’image de l’Autre peut donc prendre utilement le chemin d’une archéologie mal prévisible du souvenir et d’une généalogie de schèmes affectifs et intellectuels, au moins autant que celui d’une revue analytique du présent. Au reste, notre colloque l’a délibérément prévu.
10Un point capital fournira ma dernière remarque : se représenter l’Autre, c’est souvent foncièrement, d’abord, se parler de soi d’une autre façon. On élit ou on invente, chez l’Autre, ce qui fait contraste, ou ce qui ressemble, selon que cela gratifie. L’Autre dérange, puisque différent, il faut le réduire, le domestiquer, lui trouver une place, un rôle, on le déchiffre à travers l’image idéale de soi. Le définissant, on se définit et on se place soi-même. Les images favorables de l’Autre n’échappent pas plus à ce ressort que les défavorables, et il y a toujours un intérêt – fût-il désinteressé – à connaître l’Autre tel qu’on décide de le connaître – même, sans doute, dans la science.
11C’est humain de cultiver ainsi son identité. Je ne demande donc nullement qu’on répudie un comportement si fortement fondé. J’attire seulement l’attention sur une conséquence, pour qui souhaite être réaliste : si l’on veut réussir à mettre à distance les représentations mythiques de l’Autre, au profit de connaissances meilleures, l’affaire est moins de rectifier l’image simplifiée de l’Autre que de construire une façon moins complaisante de cultiver l’image de soi, un rapport plus exigeant, moins enfantin, moins simplement gratifiant à sa propre identité. En ce sens, améliorer l’image du Brésil en France, ce serait d’abord améliorer chez les Français le mode d’emploi de la France... et vice versa.
12Que peut-on faire, alors, finalement, dans cette ambition générale de provoquer une meilleure image de l’Autre – Brésilien, mais aussi bien Mexicain, Allemand, Belge, Malgache ou Chinois... ? J’évoquerai trois voies.
131 – L’enseignement– notamment l’enseignement de l’histoire auquel je pense particulièrement par pente professionnelle – dispense des savoirs déjà organisés et construits, des « contenus » comme on dit de façon pas très heureuse dans les discours sur cet enseignement. C’est nécessaire et sage. Mais cet enseignement peut être, du même pas, à l’occasion de tout temps, de tout lieu, de tout groupe enseignés, le terrain d’exercices qui entraînent à une domestication progressive des linéaments de la pensée historienne : notamment, un jeu sur les catégories du Même, du Semblable et de l’Autre, profondeur des temps et diversité culturelle des sociétés humaines portant à conjuguer constamment la proximité et l’altérité.
14Et sans qu’on institue nécessairement un enseignement de l’ethnologie sous ce label savant, nos disciples pourraient aussi donner des occasions délibérément organisées d’observer d’autres cultures, en montrant qu’elles sont intelligibles en elle-mêmes, plutôt qu’en référence à nos idées. Contre le rituel où l’on se voit en voyant des autres, sympathiques ou antipathiques, le seul fait de poser que l’observation des autres peut-être tout simplement une observation raisonnée, et de donner à l’exercer, même de façon fruste et avec des résultats factuels très modestes, a des chances de combattre la tandence à marcher au stéréotype.
152 – Si contempler l’Autre est piégé, si le dialogue avec lui est faux, façon complaisante de parler de soi, on peut chercher à déjouer le piège par une rouerie bien légitime. Lui et moi ne sommes pas seuls au monde ; introduisons donc un tiers qui vienne semer le désordre dans mes facilités. Un tiers singulier jeté dans la conversation, le récit ou l’étude propre à servir de test, de réactif, de contestataire aux gratifications que l’enfermement solitaire avec une seul autre assurait en ce contexte. On peut, on doit aussi mobiliser, autant que des tiers, une puissance supérieure, celle du concept, celle des références générales et des thèmes organisateurs par lesquels nous pensons. Un historien français, Paul Veyne, a essayé il y a une bonne dizaine d’années de convaincre ses collègues que si l’histoire reste bien un inventaire des différences, la meilleure façon d’individualiser ces différences qui peuplent l’histoire est de les ranger sous leur concept le plus général, et non sous leur date.
163 – Enfin, pour connaître l’Autre, le mieux n’est-il pas, plutôt que d’écouter mes savants, mes experts, mes décideurs, ou ses définisseurs à usage externe, de rencontrer des expressions qu’il se donne de lui, pour lui, où il dit sa propre identité ? Voie difficile, car beaucoup de choses m’y échapperont... mais dans ses quêtes, ses représentations, ses obsessions, ses énoncés, je verrai peut-être l’essentiel, fût-ce en traduction. Par exemple dans sa littérature, et dans son historiographie et dans sa science sociale où les questions successives ne seront pas moins intéressantes que les réponses successives.
17J’ai voulu dire que nos images présentes renvoient à leurs ressorts, et beaucoup à l’histoire, cette gestion raisonnée de l’imaginaire rétrospectif (une expression que j’emprunte à Albert d’Haenens). Que cette histoire, c’est ce qui s’est passé, mais aussi ce qui fut imaginé, qui n’est pas moins réel que ce qui fut « objectivement ». Et j’ajouterai que cette histoire, nous la mobiliserons mieux et la pensons mieux quand nous la construisons pour penser nos initiatives et nos projets. L’histoire devrait être plus souvent reconnue comme une discipline faite pour l’avenir. La vraie question, ici, est celle de nos intentions.
Bibliographie
NOTES
Michèle Duchet (sous la dir. de), L’Amérique de Théodore de Bry, Paris, CNRS, 1987. Jean-Paul Duviols, L’Amérique espagnole vue et rêvée, Paris, Promodis, 1985.
Robert Ilbert et Philippe Joutard (édité par), Le miroir égyptien, Marseille, J. Laffite, Le Quai, 1984 Robert Minder, « Remarques sur les images affectives de l’histoire franco-allemande » et « Manuels d’histoire et inconscient collectif », textes repris dans Allemagne d’aujourd’hui, supplément au vol. 79,1982, « La pensée vivante d’un humaniste », Robert Minder.
Paul Veyne, L’inventaire des différences, Paris, Seuil, 1974.
Auteur
Professeur à l’université de Paris VII
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