La latinité : réalité, mythe et propagande
p. 291-295
Texte intégral
Mexique,
« ...“Sentinelle” de la latinité en Amérique... »
Jacques Soustelle,
Le Figaro, 20 juin 1985
« Quand on nous propose de parler du caractère latin de l’Amérique, nous nous mettons immédiatement sur nos gardes et nous préparons à la défense. Car ce qui nous vient d’abord à l’esprit est le panlatinisme de Napoléon III et l’intervention française inhérente des années 1860. Le panlatinisme était le masque idéologique d’une tentative d’établissement d’hégémonie française sur notre continent. Il est vrai qu’il se heurtait à la croissante hégémonie nord-américaine, mais c’est un fait typique des métropoles de considérer qu’un clou chasse l’autre... »
Abelardo Villegas
« Latinidad de América, ¿ Cultura o subordinación ? » [361]
México, 1984
« Si la “latinité” signifie quelque chose pour nous maintenant, c’est dans le contexte très particulier de la lutte pour notre propre affirmation politique et culturelle. L’adjectif “latin” n’est pas un destin (...) mais bien une tâche, un projet (...) universel. »
Horacio Cerutti G.
« La latinidad : ¿ discurso utópico o discurso mítico ? » [361]
México, 1984
1Dans sa « longue marche » vers la reconnaissance officielle, la France libre a sans cesse utilisé au Mexique l’argument de la fraternité latine. Il a même été débattu entre Londres et México de la manière d’utiliser ce concept dans la propagande française. De fait, la plupart des intellectuels mexicains trouve dans la latinité les racines d’une francophilie sollicitée par les événements...
2Qu’est-ce que la latinité ? Comment fonctionne-t-elle dans les années étudiées ? Un colloque organisé en 1986 à Rome par l’Union latine reposa la question... Issu de l’Italie centrale, le latin fut initialement le langage officiel d’une armée de soldats conquérants suivie de juristes et de bâtisseurs de villes ; il s’imposa aux tribus soumises de l’Occident de l’Empire romain : la latinité était donc étroitement liée à un appareil de domination. Puis le latin fut adopté par l’Eglise chrétienne lorsque celle-ci s’établit au cœur de l’Etat, de ses structures ; « le politique conduit ainsi au religieux », explique Georges Duby. Le latin fut ensuite sauvé lorsque les conseillers de Charlemagne entreprirent de restaurer conjointement les institutions ecclésiastiques et l’histoire impériale.
3Après l’An mil, la latinité tendit à revêtir un aspect beaucoup plus complexe : le latin continua de former l’assise de la culture savante, « culture d’une diaspora largement dispersée » ; en contrebas cependant, les peuples employaient de multiples langages issus de ce même latin, très différents de lui ; la latinité de ces peuples profondément marqués par la romanité est alors « d’allure territoriale, géographique ».
4Depuis la fin du Moyen Age, une double évolution s’est poursuivie. D’une part la colonisation, en grande partie espagnole, transporta au bout du monde des langues dérivées du latin : mais, avec leurs mots, marins, trafiquants et missionnaires exportèrent aussi les rites de leur religion, leurs croyances ; ils acclimatèrent partout leurs usages : ce fut la première latinité du Mexique, alors Nouvelle-Espagne. D’autre part, l’unité de la chrétienté brisée au xvie siècle, l’Eglise de Rome prit appui sur le passé romain : latin et structures reproduisent celles de l’Antiquité romaine christianisée, avec imbrication étroite d’une religion publique et d’une conception de l’Etat fondée sur le droit divin ; la Contre-Réforme redonna vigueur à la latinité... « Et lorsqu’elle fut battue en brèche dans les progrès de la déchristianisation, au cours du xixe siècle, ce fut au nom d’une autre latinité, celle dont les révolutionnaires français del789 s’étaient montrés les admirateurs enflammés, qui parlait de liberté et de république » [263]. Cette autre latinité ne fut pas sans émules dans le Mexique indépendant, terre d’expansion de la franc-maçonnerie puis du positivisme.
5Tandis que la dénomination Amérique est la conséquence du premier partage européen du monde et d’une habile propagande florentine, l’utilisation plus récente du concept de latinité pour l’Amérique pose des problèmes spécifiques complexes. Au moment où l’Espagne et le Portugal, pays-clés de l’expansion européenne, se trouvent rétrogradés au rang de puissance de seconde zone, semi-périphériques, la « latinité » de l’Amérique est en effet « inventée », définie, en France dans les années 1860 — ce lieu justifie en partie l’étude qui suit. Pendant ces années, s’élaboraient en Europe de grands desseins visant à rétablir des liens que la phase d’indépendance politique connue par le Nouveau Monde entre 1770 et 1830 avaient partiellement rompus ; mais cette immense secousse, qui bouleversa l’échiquier politique au-delà de l’Atlantique, traduisait dans une certaine mesure le rééquilibrage des rapports de puissance en Europe où, désormais, la Grande-Bretagne et la France post-révolutionnaire se partageaient le monde : dans le domaine économique, celles-ci jouèrent le rôle vis-à-vis des nouveaux Etats hispanophones et lusophones de nouvelles métropoles au dynamisme conquérant. Parallèlement, les élites du continent américain intériorisaient les critères du mode de vie anglo-saxon et les fascinations de la « mode de Paris » ; cela devint un enjeu des nouveaux échanges internationaux. « L’invention de la latinité, écrit Guy Martinière, constitua alors la plus belle réussite de transplantation culturelle française » [362], et par là même, de propagande, sans que celle-ci avoue toutefois son nom.
6« Le grand dessein politique de Napoléon III, conseillé par l’économiste Michel Chevalier, ancien disciple de Saint-Simon, fut de proposer l’affirmation d’un mouvement panlatiniste susceptible de faire apparaître la France comme l’héritière des nations latines européennes »... L’entreprise de Napoléon III s’immiscait dans les affaires intérieures d’une Espagne en crise de modernité qui s’interrogeait sur la décadence de son empire colonial et d’une Italie se débattant au milieu des contradictions de l’émergence de son unité nationale. « L’union latine », imaginée par Michel Chevalier, puisait ses origines culturelles aux sources mêmes de l’Antiquité gréco-romaine et réintroduisait le catholicisme comme « ciment d’une unité spirituelle retrouvée » : elle s’opposait d’une part aux tentatives de panaméricanisme défini par Monroe en 1822 et, plus globalement, aux tentatives d’hégémonie mondiale du capitalisme anglo-saxon ; d’autre part à l’émergence agressive du pangermanisme bismarckien. « Bien des créoles “latino-américains” furent ainsi séduits par cette perspective géopolitique ; ils adoptèrent rapidement cette notion de latinité et lui donnèrent la dimension du Nouveau Monde. »
7L’échec de l’intervention militaire de Napoléon III au Mexique fit sombrer la conception impériale et catholique de la latinité dans les désastres du Second Empire. « Mais la greffe culturelle était réalisée. La Troisième République hérita du concept et le laïcisa, sous l’influence des courants positivistes qui la traversaient. Abandonnant tout aspect militaire agressif, la latinité se transforma en élément fondamental du cosmopolitisme culturel qui séduisit tant les élites intellectuelles du continent américain dans les années 1900. Elle rencontra également, dans l’idéologie créatrice des ingénieurs et des professeurs positivistes français, les éléments de base d’un savoir-faire industriel contribuant à moderniser les structures agraires traditionnelles du “latifundio” qui quadrillaient une Amérique encore ancrée dans son passé colonial. L’âge d’or de la latinité créole était atteint. La réussite de cette transplantation culturelle se transforma en arme de combat pendant la première guerre mondiale ». L’endiguement du pangermanisme, en Amérique latine, passa alors par l’exaltation du « génie » latin des deux côtés de l’Atlantique [363].
8Au Mexique, commence à être révisé le lieu commun selon lequel les idées des encyclopédistes français ont eu une influence décisive sur l’éclosion des mouvements d’indépendance en Amérique hispanique [63 b]. Néanmoins, l’influence de Jean-Jacques Rousseau est, par exemple, considérable depuis 1813 ; ses idées « sont utilisées au moment où elles peuvent être utiles au projet de constituer de nouveau la nation mexicaine » ; tout en présidant à sa première constitution en tant que nation, elles restent incorporées à la doctrine libérale qui domine tout le xixe siècle mexicain et n’est pas sans récurrences ultérieures.
9Parallèlement, les sociétés de pensée apparaissent en Nouvelle-Espagne avec l’inévitable retard découlant de sa position de prolongement lointain de l’Europe et des délais de transmissions à travers le relai espagnol ; « cellules de base pour l’élaboration et la transmission de l’esprit des Lumières, puis du modèle créé par la Révolution française », écrit F.X. Guerra, les loges maçonniques se développent dans le Mexique indépendant.
10Après la victoire finale des libéraux dans la guerre d’intervention, les idées et les principes qui animaient les loges sont devenus ceux du régime : le président Porfirio Diaz (1876-1910) a ainsi lui-même fondé la loge « Cristo » de Oaxaca en 1870. En 1867 cependant, avec la victoire des Républicains, c’est un autre courant d’influence européenne qui consacre sa diffusion au Mexique : le positivisme. Introduite au Mexique en 1851 par le libéral Barreda, la doctrine de Comte est explicitement appliquée au Mexique, notamment dans l’enseignement secondaire et supérieur, dans le but de former l’homme nouveau des Lumières ; est supprimé tout enseignement religieux ou spéculatif [63 b]...
11Au-Mexique, les idéologies se superposent parfois en strates, se substituant les unes aux autres, non sans laisser de traces durables ; libéralisme, positivisme, spiritualisme, marxisme sont importés d'Europe, en fonction de nécessités internes propres à la formation sociale mexicaine [59 c]. Mais ces idéologies mexicaines participent de courants plus larges : d’une part le courant ontologique et idéaliste, véhiculé par exemple par l’Ariel (1900) de l’Uruguayen Rodo, qui oppose l’humanisme spiritualiste de l’Amérique latine, incarné par Ariel, au matéralisme utilitariste des Etats-Unis, incarné par Calibán ; d’autre part, le courant d’appréhension de la réalité lié à la figure de José Marti : pour ce dernier, « le bon gouvernant en Amérique n’est pas celui qui sait comment se gouverne l’Allemand ou le Français, mais celui qui sait de quels éléments est fait son pays » ; de là, le rejet de l’importation de modèles idéologiques européens ou nord-américains, latins ou anglo-saxons ; cela n’implique cependant pas l’isolement culturel, l’apport exogène devant être « greffé sur un tronc américain »... Dans les deux cas, la voie de la latinité est ouverte au Mexique sur un mode qui contourne difficilement la francophilie.
12Au moment où la métropole espagnole perdait le contrôle de ses anciennes colonies américaines, la France a donc créé le concept de latinité dans un but précis de propagande, notamment anti-anglo-saxonne. Mais ce thème est, dès sa création, le principal catalyseur et vecteur des autres courants d’influence française : de fait, le gouvernement de Vichy lui-même ne peut utiliser le concept en raison de son étroite relation avec le phénomène d’universalité suscité par la Révolution française. Concept d’origine essentiellement pragmatique, la latinité assure par l’élasticité de son contenu global sa pérennité : ainsi l’adaptation Second Empire/IIIe République ; mais elle nourrit nécessairement autour d’elle une intense polémique étrangère. Les constitutions mexicaines, mélange de traditions et de modèles importés, du droit coutumier anglo-saxon et de la tradition écrite du droit romain transmise à la France, se trouvent par exemple au cœur de l’affrontement polymorphe défini autour de la latinité.
13Le cadre franco-mexicain constitue l’un des laboratoires privilégiés d’analyse du fonctionnement de ce concept de latinité : Mexique, pays métis de colonisation hispanique — et donc latine —, pays limitrophe de la première puissance américaine, anglo-saxonne, pays de la première révolution du xxe siècle ; pays d’une importante colonie d’ascendance française et pays dont une partie des élites urbaines exprime ouvertement et traditionnellement des sympathies francophiles... France, protagoniste dans la création du vocable et du concept de latinité ; pays de la Révolution de 1789 et de la Déclaration des droits de l’homme ; pays qui très tôt, avant même semble-il la création du mot, a fait de la latinité l’un des arguments fondamentaux de sa propagande vis-à-vis des colonies espagnoles du Nouveau Monde puis vis-à-vis, en particulier, d’un pays hors de sa sphère de colonisation et d’influence directe, le Mexique [322].
14La Deuxième Guerre mondiale détermine une période de crise exceptionnelle durant laquelle une vieille puissance, la France, connaît en matière de relations internationales, après une « décadence » certaine [140], les profondeurs et les miasmes de « l’abîme » [139], tandis que le Mexique, dont le crédit international fut très faible depuis la première décennie de sa révolution, atteint « un sommet dans son histoire économique et politique et dans sa vie extérieure » [129]. Cette situation, jugée paradoxale par certains Européens convaincus, tenant de leur supériorité culturelle et pris dans le tourbillon égocentrique du « nouvel ordre européen », évoque implicitement chez la plupart une situation analogue au Carnaval des Fous.
15En quoi toutefois la latinité est-elle encore dans les années 1940 un élément structurel des relations entre la France et le Mexique ? Plus précisément, la latinité demeure-t-elle un véhicule culturel essentiel et central des relations politiques entre les deux pays ?... Le symposium sur la latinité tenu à México en 1984 n’a finalement apporté que peu d’éléments de réponse à ces questions cruciales, malgré les exposés d’Abelardo Villegas et E. Rodriguez Monegas : « Latinidad de América : ¿ Cultura o subordinación ? » et « Latinidad versus Sajonismo ».
16L’Espagnol Manuel Lucena Salmoral déclarait, il y a peu, que l’unique solidarité récente « eurolatine » a été celle des « régimes fascistes qui croyaient précisément au mythe de la latinité » ; dans quelle mesure cette affirmation infirme-t-elle tout ou partie du contenu conceptuel de la latinité ?
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Vichy et la France libre au Mexique
Ce livre est cité par
- Siller, Javier Pérez. (1998) México Francia. DOI: 10.4000/books.cemca.4071
- Yankelevich, Pablo. (2019) European and Latin American Social Scientists as Refugees, Émigrés and Return‐Migrants. DOI: 10.1007/978-3-319-99265-5_7
- Katz, Friedrich. (2000) Mexico, Gilberto Bosques and the Refugees. The Americas, 57. DOI: 10.1017/S0003161500030182
- NOBLET, Eddy. (2004) Guerre, influences politiques et relais d'opinions publiques Étude de cas : le Mexique face à la guerre civile espagnole. Histoire, économie & société, 23e année. DOI: 10.3917/hes.043.0397
- Faucher, Charlotte. Humbert, Laure. (2018) Introduction – Beyond de Gaulle and beyond London: the French external resistance and its international networks. European Review of History: Revue européenne d'histoire, 25. DOI: 10.1080/13507486.2017.1411336
Vichy et la France libre au Mexique
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