Chapitre IX. La fin d’une crise structurelle
p. 271-288
Texte intégral
La logique d’une rupture 9 novembre 1942
« Le Mexique, ami sincère de la France, rompt avec le régime fantoche de Vichy ».
El Popular, 10 novembre 1945
« Ordre est donné aux diplomates mexicains de sortir de France ».
Excelsior, 10 novembre 1942
1Le Mexique, peu surpris, apprend le 10 novembre 1942 que son gouvernement a rompu la veille avec le gouvernement de Vichy. La décision, certes prévisible et préparée, n’a été prise qu’au dernier moment et n’a été connue dans les milieux politiques que dans le courant de cette journée du 10 novembre1. Le signal de la rupture est venu de l’extérieur.
2Le 8 novembre, des troupes américaines débarquèrent au Maroc français ; des troupes anglo-américaines firent de même à Oran et à Alger. Pour la France en particulier, ces événements — tournant de la guerre — remettent tout en question : il ne faut alors pas moins de sept mois pour clarifier une situation française devenue extérieurement fort complexe et qui désoriente de nombreux gouvernements latino-américains.
3Dans la fin de l’après-midi de ce 8 novembre, la rupture des relations diplomatiques franco-américaines fut notifiée par Vichy au chargé d’affaires Pinckney Tuck, tandis que la déclaration de guerre de la France de Vichy aux Anglo-Américains était envisagée. Le lendemain 9 novembre, l’ambassadeur, Henry-Haye, du gouvernement de Vichy, reçut à Washington ses passeports ; la rupture entre les Etats-Unis et la France de Vichy était consommée.
4Ce même 9 novembre, tandis que Laval cheminait vers l’Allemagne pour y rencontrer Hitler, le Mexique rompait avec le gouvernement de Vichy. A 18 heures, le secrétaire d’Etat Ezequiel Padilla notifia, en l’absence du chargé d’affaires G. Clauzel, au secrétaire et archiviste Pierre Beauchesne la rupture des relations diplomatiques et consulaires. A 19 heures, le président mexicain Manuel Avila Camacho enregistrait à la radio une allocution pour expliquer cette décision de rupture avec les « autorités subjuguées » de Vichy : « Le Mexique n’a jamais accepté l’idée d’une France vaincue (...). Les Français peuvent avoir une confiance absolue en ce que le Mexique, qui a toujours aimé la France, n’a jamais engagé sa parole internationale que pour défendre une cause noble. Et quelle cause plus noble que le rétablissement d’une république qui, comme la République française, a été le berceau de la liberté en occident, un exemple de démocratie et un symbole de fraternité pour le monde entier ?
5Les Nations unies ne veulent pas d’une victoire à laquelle la France ne participerait pas (...).
6Jusqu’à aujourd’hui, nous avions conservé la conviction que l’administration de l’Etat français, sous la pression des baïonnettes agressives, ne trouvait plus le moyen de défendre ses libertés perdues. Malheureusement, l’attitude assumée par le gouvernement de Vichy devant l’action des démocraties en Afrique est venue apporter la preuve douloureuse que ce gouvernement ne représente pas l’esprit libre de la France ».
7Parallèlement, le secrétariat d’Etat aux Relations extérieures fit savoir à la presse qu’il avait pris les mesures nécessaires pour confier les intérêts du Mexique en France non occupée à la représentation diplomatique de la Suède et pour organiser le départ du territoire français de ses agents diplomatiques et consulaires.
8Le 9 novembre en effet, le gouvernement des Etats-Unis et, par suite, celui du Mexique ont acquis la certitude que Vichy ne coopérerait pas avec les Alliés. L’impression, dans les milieux politiques mexicains, d’une décision prise à la dernière minute n’est pas étrangère à l’étroite concomittance des décisions de Washington et de México : le gouvernement de Manuel Avila Camacho s’est immédiatement aligné — logiquement — sur les positions du gouvernement Roosevelt : la protection des réfugiés espagnols en France, découlant de l’accord du 23 août 1940, ne joue plus aucun rôle significatif dans l’élaboration de la stratégie internationale du Mexique, surtout dès lors que la politique hémisphérique est en cause. Il n’est d’ailleurs pas inutile de constater que la presse écrite mexicaine élude totalement cette question.
9Le 11 novembre, est publiée une interview de « l’ancien chargé d’affaires », Chislain Clauzel, réalisée quelques heures avant que n’ait été annoncée la rupture [E, 11-11-42] :
« En tant que descendant direct du maréchal de France, Bertrand Clauzel, qui fut en 1830 le premier gouverneur d’Alger, je déplore grandement que cette ville ait à souffrir le malheur d’une attaque armée américaine. »
10La position du chargé d’affaires ne varie donc pas à la suite du débarquement en Afrique du Nord ; elle reste alignée sur la position de son gouvernement : poursuivre le combat contre les Anglo-Américains. Selon Excelsior, « G. Clauzel perd là l’ultime occasion de se réhabiliter » aux yeux du Mexique et de la colonie française, acquise à la France libre. Respectant strictement sa fonction de représentant gouvernemental, indépendamment de l’évolution politique intérieure, le chargé d’affaires français s’isole irréversiblement.
11L’isolement est d’autant plus sévère que des personnalités françaises du Mexique, jusque-là fermes remparts de la légalité vichyste, s’en démarquent désormais nettement : ainsi, le consul honoraire de Tampico, Pierre Assémat, démissionne le 9 novembre en faisant savoir à la presse qu’il ne peut plus assumer ses fonctions après la résistance ordonnée par les autorités de Vichy au débarquement allié d’Afrique du Nord [E, 10-11-42].
12G. Clauzel reste pourtant au Mexique, jusqu’en mars 1944 : le gouvernement mexicain ne donne son exeat à la sortie du fonctionnaire français qu’en février 1944, lorsque les diplomates mexicains de Vichy sont libérés par les Allemands ; le chargé d’affaires aurait de plus refusé de s’embarquer pour la France, avec d’autres diplomates français, sur un navire suédois.
13Jusqu’en novembre 1942, le discours sur Vichy le plus courant au Mexique fut le suivant : depuis 1940, « le gouvernement de Vichy s’est enferré dans une position obstinée fondée sur le respect sans faille d’un armistice que les Allemands violent quotidiennement » ; et « le système conceptuel sur lequel repose cette attitude peut, en apparence, être défendu ». Après le 8 novembre, la réalité volatilise ce dernier en quelques jours [139, p. 385].
14Du point de vue « Français libres », « c’est avec des larmes dans les yeux et une profonde émotion dans le cœur que les deux mille Français qui résident dans la capitale mexicaine et les trois mille qui vivent en province ont écouté le discours de M. le président des Etats-Unis du Mexique annonçant la rupture des relations avec Vichy (...) C’est la vérité que cet acte a uni plus étroitement, si cela était possible, les peuples mexicains et français. Non seulement nous partageons la juste sévérité des jugements de M. Avila Camacho sur les serviteurs des ennemis jurés de notre patrie, mais nous la multiplions... » [E., 11-11-42]. Durant toute la journée du 10 novembre, des centaines de Français se rassemblent au siège mexicain de la France libre (Colima 65) ; nombreux sont ceux venus dans la nuit de province ; et la presse mexicaine de commenter : « les plus décidés partisans de la suspension des relations entre les deux pays étaient assurément les Français ». Cette constatation est importante, car elle permet d’accréditer au Mexique l’idée selon laquelle le gouvernement de Vichy est désavoué en France comme au Mexique par la quasi-totalité des Français, que ce gouvernement ne possède aucun charisme réel, ni intérieur, ni extérieur, et que la légitimité, dès avant 1942, n’est plus en territoire français mais à Londres (plus tard à Alger).
15Le 11 novembre, le président Manuel Avila Camacho reçoit en audience « un groupe de sympathisants de la cause du général Charles de Gaulle » venu lui réaffirmer son soutien. Il les accueille chaleureusement : « Vous n’êtes pas, Français, abandonnés ou sans protection ! Le Mexique n’a pas rompu avec la France, mais avec le régime de Vichy ; c’est pourquoi vous pouvez être tranquilles. Les sympathies du gouvernement et du peuple mexicains, que vous avez pu éprouver jusqu’à présent, seront, n’en doutons pas, plus grandes maintenant. Aujourd’hui, plus que jamais, vous serez traités avec affection » [e., 12-11-42].
16Georges Pinson répond que la délégation « représente la majorité des institutions françaises de México — commerciales, industrielles, bancaires, etc. » et qu’elle offre au président son « inconditionnelle adhésion ». Parmi tous les Français résidant au Mexique, poursuit-il, 95 % étaient membres de la France libre, tandis que les 5 % restant étaient ouvertement vichystes. Mais, depuis hier, par tous les moyens possibles, ces rebelles se sont mis en contact avec nous, regrettant leur erreur, qui les faisait s’opposer à notre cause, et nous demandant de les aider à grossir nos rangs » [e., 12-11-42].
Chronologie comparée de grands événements internationaux et des relations franco-mexicaines 1942
8 nov. 1942 | Débarquement anglo-américain en Afrique du Nord. | France-Mexique | |
9 nov. | L’ambassadeur français à Washington reçoit ses passeports. | 9 nov. 1942 | (18 heures) Le Mexique rompt avec Vichy (notifié à la légation de France à Mexico. |
11 nov. | L’Allemagne occupe la totalité de la France (avec l’Italie). | 11 nov. | M. Avila Camacho reçoit la colonie française |
13 nov. | Darlan apparaît clairement comme la carte américaine en Afrique du Nord. | ||
15 nov. | Déclarations de l’ambassadeur mexicain à Rio de Janeiro : « Charles de Gaulle représente en fait l’unique gouvernement de la France ». | ||
16 nov. | De Gaulle dégage toute responsabilité dans les négociations Alliés/Vichystes d’Alger. | 16 nov. ( ?) | La Gestapo fouille la légation du Mexique à Vichy. |
17 nov. | Laval peut seul signer lois et décrets (art. const. n° 12). | ||
19 nov. | Participation d’un « détachement d’armée française » à la lutte alliée en Afrique du Nord. | 19 nov. | Le gouvernement mexicain demande des précisions au cnf sur sa position internationale. Documents transmis par le ministre mexicain à Londres, Rosenzweig-Diaz. |
22 nov.23 nov. | Ralliement de l’AOF à Darlan. | 25 nov. | On apprend à México que les diplomates mexicains en France sont retenus par les autorités allemandes. |
26 nov. | La flotte française se saborde à Toulon. | ||
27 nov. | L’armée d’armistice est désarmée. | ||
30 nov. | Ralliement de la Réunion à la France combattante. | 30 nov. | Le gouvernement mexicain décide de reconnaître le cnf. |
1 dec. | G. Médioni est informé officiellement de la décision. | ||
3 dec. | G. Médioni invite la presse mexicaine. Tel. de de Gaulle à M. Avila Camacho, de Pleven à Padilla. | ||
4 dec. | Darlan crée le Conseil impérial. | 6 dec. | La reconnaissance est confirmée sans réserve. |
24 dec. | Assassinat de Darlan. | 8 dec. | Maurice Garreau-Dombasle, délégué du cnf, de retour à México. |
17Georges Pinson, président du Comité France libre, ajoute, à propos de l’engagement concret de la colonie aux côtés des Alliés, que vingt-sept de ses membres « résistent déjà à l’ennemi les armes à la main. L’un, fils d’un important commerçant de cette ville, faisait partie du contingent français des commandos ayant attaqué Dieppe. D’autres (...) partiront pour l’Europe la semaine prochaine » [e., 12-11-42].
18Lors de cet entretien cordial du 11 novembre 1942 toutefois, ni le président mexicain, ni la délégation française n’évoquent la reconnaissance éventuelle de la France libre. N’était-ce point pourtant le but recherché ?
Le Mexique entre la rupture avec Vichy et la reconnaissance du CNF 10 novembre-30 novembre 42
19Une vision manichéenne de la France est alors diffusée à travers la presse mexicaine : il y a les « traîtres » et les autres ; ces derniers, « de loin les plus nombreux », représentent véritablement la France. El Popular titre le 11 novembre en première page sur huit colonnes qu’« en rompant avec Vichy, le Mexique a renforcé ses relations avec la France de la Liberté » [ep, 11-11-42] ; Excelsior titre le lendemain que « le gouvernement mexicain manifestera désormais plus de sympathie pour les Français » [e., 12-11-42]. La veille, le même journal écrivait dans son éditorial, en reprenant les paroles du chef de l’Etat, que la rupture diplomatique ne changeait rien ; le Mexique « considère la France comme son amie et sa principale mère spirituelle » [e., 11-12-42]. On pourrait multiplier les exemples à l’infini.
20Conséquence de la rupture avec Vichy, la question des réfugiés espagnols disparaît pendant quelques jours de la presse ; ce corrélat « gênant » du changement de politique n’a pas été soulevé, d’autant qu’il n’a jamais été populaire [129] et qu’il contraste avec les idéaux cardénistes.
21Plus surprenant, avant le 12 novembre, le nom du général de Gaulle est à peine prononcé, tandis que le nom du général Giraud apparaît quelquefois ; a fortiori, le problème de la reconnaissance du cnf n’est que très indirectement abordé et il est inhabituel de lire qu’« il paraît évident de signaler qu’à la rupture avec Vichy, suivra la reconnaissance de la France libre », même en page 15 ! [E., 10-11-42] Plusieurs explications justifient ce phénomène :
- D’une part Washington écarte dans un premier temps le général de Gaulle des événements ; le gouvernement mexicain ne tient pas à se démarquer trop nettement de Washington qui mise pour la France sur une autre personnalité.
- D’autre part le cnf observe un relatif mutisme ; tout en soutenant l’opération alliée, il reproche aux Anglo-Américains de ne l’avoir pas mis au courant avant le déclenchement ; l'information gaulliste hésite à cautionner trop ouvertement aux yeux du monde une expédition dont elle ne contrôle ni les tenants, ni les aboutissants et qui peut se révéler dommageable à sa cause. Ce silence de la France libre s’ajoute au Mexique aux consignes « de ne rien faire qui puisse hâter la reconnaissance » avant le retour de Maurice Garreau-Dombasle, le délégué en titre du cnf au Mexique : l’irrigation de la presse mexicaine par la propagande française libre est assurément amoindrie par ces éléments conjugués et par la propagande du bureau des Affaires interaméricaines qui accroît l’emprise des Etats-Unis sur la presse mexicaine. La presse, soumise au contrôle gouvernemental, attend prudemment que le gouvernement de Manuel Avila Camacho prenne clairement position sur ce sujet avant de publier quoi que ce soit d’important en rapport avec le cnf. Alors que semble s’esquisser, au Mexique aussi, la « traversée du désert » pour la France combattante, le président Avila Camacho ne déclare-t-il pas simplement le 10 novembre qu’« en rompant avec Vichy, le Mexique a suivi sa route historique » [e., 11-11-1942] ?
22Le 11 novembre à sept heures, la Wehrmacht franchit la ligne de démarcation ; dans la journée, la France entière est occupée, à l’exception du réduit toulonais où « s’abrite » l’essentiel de la flotte française. Cette réponse allemande au débarquement anglo-américain en Afrique du Nord ne suscite pas de résistance notable dans l’ex-zone libre ; l’armée d’armistice a reçu l’ordre de ne pas bouger. On s’étonne au Mexique de cette France terrassée, ancienne puissance, qui, vue du Mexique, ne connaît pas à l’intérieur de sursaut de dignité.
23La presse mexicaine évoque les 11 et 12 novembre en première page, sur toute la largeur, cette occupation totale de la métropole française, cette France vaincue par l’Allemagne nazie et, d’une certaine manière, par les Anglo-Américains... en Afrique du Nord. Le sort des quelques cent-cinquante Mexicains résidant en France en 1942 et notamment celui des fonctionnaires de la légation et du consulat inquiète les autorités mexicaines : « on est sans nouvelle » des diplomates, titre la presse mexicaine en première page, à côté des informations sur l’Afrique du Nord.
24Tandis que le 13 le soutien nord-américain aux activités d’Afrique du Nord apparaît clairement aux observateurs étrangers, tandis que les « gaullistes » de México envoient des télégrammes de protestation à Churchill et Roosevelt [e., 16-11-42], des informations laissent penser le 15 que les diplomates mexicains seraient libres [e., 15-11-42]. Mais, le 17, on apprend que les autorités allemandes ont pénétré, « au mépris du droit international », à l’intérieur de la légation mexicaine ; livrée aux fouilles de la Gestapo parce qu’elle « était un refuge de persécutés », « l’ambassade des sans patrie » n’aurait « heureusement pu révéler de renseignements » sur le réfugiés espagnols ou sur ses activités propres : selon la presse et les communiqués du ministère des Affaires étrangères, l’ancien ministre, le général Aguilar, aurait en effet, sur la demande du ministère, détruit toutes les archives [e., 17-11-42], (cela expliquerait en partie le nombre réduit de dossiers conservés aujourd’hui à México). Pourtant la presse souligne que les Allemands se sont appropriés « une partie des archives et des coffres-forts de la légation »... En ce qui concerne les diplomates mexicains, la presse diffuse le 19 novembre des nouvelles accompagnées de rumeurs inquiétantes sur le sort des réfugiés espagnols : n’ayant pu rejoindre la frontière portugaise, comme leurs instructions le prévoyaient [e., 25-11-42], ils ont été acheminés sur la station thermale pyrénéenne d’Amélie-les-Bains, à quelques kilomètres de la frontière espagnole [e., 19-11-42] ; leur sort est d’ailleurs partagé par les diplomates guatémaltèques, cubains, nicaraguayens et honduriens. Le 25, Excelsior précise que les diplomates, avec le correspondant du journal Luis Lara Pardo, sont « séquestrés de fait » à Aix-les-Bains, près des Pyrénées » [e., 25-11-42] (Amélie-les-Bains ou Aix-les-Bains ?). Les diplomates sont plus tard transférés en Allemagne et assignés à résidence dans un hôtel de Bad-Neuheim.
25La question du rapatriement des diplomates mexicains que l’Allemagne retient « en otage » (au moins pour négocier l’échange des diplomates) se pose donc en nouvel obstacle sur le chemin de la reconnaissance du Comité national français par le gouvernement de Manuel Avila Camacho. Du reste, l’ambassadeur mexicain à Londres, de Rosenzweig-Diaz, le confirme aux dirigeants de la France combattante.
26Cependant, le 11 novembre, le Sénat adresse une lettre au « Paladin de la France authentique », le « général de Gaulle, chef des Français combattants ». Par ce message, le Sénat exprime sa « solidarité avec ceux qui versent leur sang généreusement sous les bannières de la liberté, en cette heure décisive qui forge les destinées du monde » [e., 12-11-42]. Sans exprimer son souhait de la reconnaissance du cnf par le gouvernement mexicain, ce télégramme d’une institution mexicaine officielle est déjà l’expression d’une étape franchie dans cette direction. Le même jour, plusieurs députés fédéraux affirment publiquement que « l’on doit reconnaître » le « gouvernement de facto » du général de Gaulle ; parmi les députés réclamant cette reconnaissance, se distingue une nette majorité de représentants appartenant à la gauche du Parlement (F. Lopez Arias, C. Garizurieta, A. Carillo), souvent proche de la Confédération des Travailleurs Mexicains (ctm), des positions de Vincente Lombardo Toledano et de son journal El Popular. Le soir du 13 novembre, le secrétaire d’Etat Ezequiel Padilla prononce à la radio un discours sur la prochaine libération de la France ; et le terme employé de « peuple libre » n’est pas innocent [ep, 13-11-42].
27Le 16, Gilbert Médioni rentrant hâtivement de Washington, déclare à la presse « qu’existe désormais la possibilité que le Mexique reconnaisse à son tour » le gouvernement de la France libre [E., 17-11-42]. Ce 16 novembre, le général de Gaulle répond au télégramme du Sénat mexicain par un télégramme adressé à son président, Fernando Amilpa et reproduit par la presse le 20 :
« ... Le noble peuple mexicain, dressé au cours de toute son histoire tel le champion de la liberté, a compris que les seuls représentants authentiques de la France étaient ceux qui n’avaient jamais accepté ni l’armistice, ni la capitulation. Jamais le peuple de France n’a senti davantage la solidarité qui l’unit à la vaillante nation mexicaine et aux libres Républiques d’Amérique latine...2. »
28Afin de suivre un mouvement qui paraît inéluctable, le 21 novembre, le président de la Chambre des députés, Jacinto López, écrit à son tour au général de Gaulle dans des termes très cordiaux. Six jours auparavant, faisant preuve d’un étonnant manque de réserve, l’ambassadeur mexicain à Rio de Janeiro, Davila, déclarait déjà :
« En rompant avec les hommes fantoches de Vichy, comme conséquence logique, le Mexique est d’opinion que le général de Gaulle représente effectivement actuellement le véritable esprit de la France combattante qui se délivrera du joug nazi (...). Charles de Gaulle représente et est de fait l’unique gouvernement de la France, le seul qui mérite le respect et la vénération de tous...3. »
29Alors que l’amiral Darlan écrit à Alger qu’il « a pensé qu’il était nécessaire de maintenir en Afrique le principe de souveraineté légale française et de barrer la route à la dissidence » [139, p. 398], c’est-à-dire à la France combattante, Excelsior écrit que l’« on encourage la reconnaisance du gouvernement de de Gaulle » et que « le Mexique pourrait bien être le dix-neuvième pays du monde à reconnaître la France combattante » [e. et ep, 17-11-42]. Et la presse mexicaine de publier en première page les déclarations de de Gaulle déclinant toute responsabilité dans les négociations en cours entre Alliés et « vichystes d’Alger »...
30Car, au Mexique, cette période, loin de prendre l’allure de la « Tragédie » des Mémoires du général de Gaulle, est, en ce qui concerne la France libre, l’apogée. La presse ne reflète pas du tout le sentiment de De Gaulle du tragique lié, en particulier, au sabordement de la flotte française dans le port de Toulon le 26 novembre. Bien au contraire, cet épilogue peu glorieux est présenté par la presse mexicaine sous son seul aspect d’honneur sauvé pour la France ; on a presque l’impression que la flotte, à Toulon, a commis un acte puissant de résistance, dans l’esprit du général de Gaulle ! Et le mouvement mexicain visant à la reconnaissance officielle du cnf de Londres n’est nullement amoindri par ces événements et ceux d’Afrique du Nord.
31Le 19 novembre, par l’intermédiaire de son ministre à Londres, le gouvernement mexicain demande au Comité national français toute l’information qu’il jugera utile sur le statut international de la France combattante : le gouvernement mexicain envisage la reconnaissance à moyen ou court terme4. Le même jour, deux documents d’information sont remis au ministre de Rosenzweig-Diaz qui les transmet en les accompagnant de propos très favorables ; il soutient la proposition du Comité : la meilleure formule de reconnaissance serait, selon lui, celle déjà adoptée le 28 septembre par le gouvernement soviétique. De Rosenzweig-Diaz fait cependant part au Comité national français de ses craintes « qu’aucune décision ne puisse être prise par son gouvernement avant que les diplomates mexicains retenus par Vichy n’aient été autorisés à sortir de France »5. En situation de faiblesse, le Comité national français admet maintenant la nécessité d’œuvrer en faveur d’une reconnaissance rapide, malgré l’absence de son délégué régional, Garreau-Dombasle, en mission en Amérique andine où il espère recueillir la reconnaissance d’un gouvernement. Les circonstances en Afrique du Nord rendent urgentes toute manifestation en faveur de la France combattante : il faut montrer à Roosevelt comme à Churchill que le rayonnement du cnf n’est en rien entamé par cette mise à l’écart en Afrique du Nord... On pousse donc le Mexique (et le Canada) à la reconnaissance. Il ne s’agit plus de ménager la susceptibilité d’un diplomate déçu, mais de mettre tous les moyens en œuvre pour surmonter cette crise profonde. Toute reconnaissance, même partielle, est dès lors bienvenue6.
32Le délégué-adjoint du Comité national français à México, Gilbert Médioni, revenu le 16 novembre de Washington, s’emploie à aplanir les obstacles s’opposant à la reconnaissance. Après la rupture entre Vichy et le Mexique et la dénonciation implicite de l’accord du 23 août sur la protection des réfugiés espagnols, « il était évident que l’une des principales objections qui étaient faites à la reconnaissance (...) n’avait plus raison d’être ; il restait néanmoins bien des résistances à vaincre, bien des hésitants et des tièdes, et même dans les hautes sphères gouvernementales, nombre d’ennemis avoués ou cachés ».
33Gilbert Médioni s’efforce donc « de renouer ou de prendre » des contacts avec les différentes personnalités du pays7 : il rencontre ainsi fièvreusement le général Aguilar, ancien ministre du Mexique à Vichy, Mme Palma Guillén, ministre du Mexique à Cuba, les ministres de la Marine, de la Défense nationale, du Travail, de l’Intérieur, l’ancien président Emilio Portes Gíl, le directeur du Popular, le président du Parti de la révolution mexicaine (prm), l’ancien secrétaire particulier du ministre des Affaires étrangères, le gouverneur de l’Etat de México, un ancien ambassadeur et plusieurs députés et sénateurs... Pour nombre d’entre elles, la délégation de la France libre rédige des aide-mémoire de quelques pages, contenant des faits précis et des chiffres devant servir à préciser leurs interventions en faveur de la reconnaissance : pays reconnaissant le cnf, territoires libérés, participation de la France combattante à la guerre. Trois diplomates alliés de México, le ministre de Grande-Bretagne, Charles Bateman, celui de Pologne, Marchlewsky, et le chargé d’affaires de Belgique Walter Lauridan, appuient, à la demande du délégué adjoint du cnf, ces démarches8.
34Par ailleurs, un ami mexicain de Gilbert Médioni s’efforce, sans que la délégation française paraisse intervenir, d’obtenir le concours des principaux journaux et des principales revues de la capitale pour une publication plus suivie des câbles de la France combattante, de ses articles et éditoriaux : le nombre des insertions de la délégation dans la presse mexicaine en octobre 1942, pendant le séjour de Gilbert Médioni à Washington, avait en effet diminué. La délégation française s’adjoint en outre de nouveaux rédacteurs pour couvrir le maximum de sujets possibles.
35Enfin, les négociations entre le gouvernement mexicain et le Comité national français commencent, dans la dernière décennie de novembre par l’intermédiaire du directeur des Affaires politiques du ministère des Affaires étrangères mexicain, Tello, et du délégué-adjoint du cnf, Gilbert Médioni. Le 24 novembre, ce dernier écrit :
« La reconnaissance de la France combattante est envisagée sur une base plus large que Cuba, mais le Mexique étudie le problème de droit soulevé : le Mexique veut confier à la Suède la défense de ses intérêts en France, mais ne peut accepter la réciprocité sans reconnaître l’existence légale de Vichy9. »
36Durant les deux dernières semaines de novembre, les très officielles autorités du District fédéral organisent, avec la collaboration de la revue Tiempo, connue pour ses sympathies françaises libres, un grand sondage d’opinion publique, étonnante manifestation en faveur de la France combattante : en vingt et un lieux différents de la capitale, des stands sont montés et déploient leurs banderoles avec cette question : « Croyez-vous que le gouvernement mexicain doive reconnaître le gouvernement des Français libres ? »... La formulation de la question est en elle-même une demi-réponse ; parlait-on auparavant de « gouvernement de la France libre » ou même de « gouvernement des Français libres » ? Certes, pas aussi explicitement ! En outre, est-ce une question si populaire pour que la capitale soit aussi largement consultée ?... Il s’agit à l’évidence autant d’une opération de propagande en faveur de la France libre, que d’un véritable sondage de l’opinion publique mexicaine [Tiempo, 28-11-42 et 04-12-42].
37Sur 4 245 réponses, 86,3 % sont en faveur de la reconnaissance ; 13,7 % y sont opposées. Ces résultats apportent la caution de l’opinion publique à la prévisible reconnaissance du Comité national français de Londres ; cet acte très pointu de politique étrangère (aux yeux d’au moins 99 % des Mexicains) pourra être présenté comme l’expression d’une volonté populaire !
La reconnaissance mexicaine du comité national français dans la formation de son réseau de relations
18-06-1940, Le général de Gaulle appelle à poursuivre le combat.
07-08-1940, Accord Churchill/de Gaulle sur l’organisation et l’emploi d’une force de volontaires français. De Gaulle reconnu comme leader des français libres.
27-10-1940, Création du Conseil de défense de l’Empire.
06-01-1941, La Grande-Bretagne négocie avec de Gaulle et le Conseil de l’Empire dans la zone contrôlée par la France libre les questions communes.
24-09-1941, Création du Comité national français.
26-09-1941, Gvt Brit. reconnaît le cnf comme le représentant de tous les Français libres.
Reconnaissance du cnf par gvt soviétique (partielle).
06-10-1941, Reconnaissance du cnf par gvt belge.
07-10-1941, Reconnaissance du cnf par gvt tchèque.
24-10-1941, Reconnaissance du cnf par gvt polonais.
04-11-1941, Reconnaissance du cnf par gvt grec.
12-11-1941, Reconnaissance du cnf par gvt yougoslave.
13-11-1941, Reconnaissance du cnf par gvt hollandais.
16-12-1941, Reconnaisance du cnf par gvt norvégien, luxemb.
1942, Représentants accrédités avec tous les gouvernements cités.
28-02-1942, Les Etats-Unis reconnaissent le contrôle du cnf sur îles françaises du Pacifique.
29-04-1942, Reconnaissance du cnf par gvt cubain.
06-1942, Reconnaissance du cnf par gvt égyptien et d’Arabie Saoudite.
08-1942, Reconnaissance du cnf par gvt Afrique du Sud.
09-1942, Reconnaissance du cnf par gvt Nouvelle-Zélande.
10-1942, Reconnaissance du cnf par gvt Australie. URSS (sans réserve).
30-11-1942, Le Mexique reconnaît le cnf (reconnaissance partielle). C’est
— le 19e pays à reconnaître le cnf,
— le second en Amérique après Cuba à reconnaître la France libre comme gouvernement de la France,
— le premier pays américain à reconnaître sans réserve l’autorité du cnf sur les territoires contrôlés par lui.
La normalisation des relations franco-mexicaines
Les termes de la reconnaissance
38Le 30 novembre 1942, le délégué-adjoint Gilbert Médioni, écrit au ministre mexicain des Relations extérieures, Ezequiel Padilla :
« J’ai l’honneur d'informer Votre Excellence, que le Comité national Français m’a prié de porter à votre connaissance, son très vif désir de nouer des relations avec le gouvernement des Etats-Unis du Mexique. Il m’a, en conséquence chargé de vous demander, si dans les circonstances actuelles le gouvernement mexicain serait disposé à envisager sa reconnaissance officielle »10.
39Le soir même, le ministre répond :
« J’ai l’honneur d’accuser réception de votre note...
Vous remerciant vivement des compléments d’information joints, ainsi que des aimables commentaires sur la position internationale de mon gouvernement, j’ai le plaisir de vous exprimer ce qui suit :
Le gouvernement du Mexique considère que le Comité national français établi à Londres correspond aux plus nobles traditions de patriotisme du peuple au nom duquel il agit et qu’il constitue, depuis le 26 septembre 1941, la plus évidente conséquence de la ferme intention de la France de concentrer tous ses ressources et ses efforts actuellement disponibles pour reconquérir sa souveraineté intégrale.
En conséquence de ce qui précède :
1° - Cette dépendance de l’exécutif — tenant compte d’une évidente situation de fait — établira volontiers avec les représentants du Comité national français dûment accrédités au Mexique, toutes les relations nécessaires au règlement des questions concernant aussi bien les Français adhérents au Comité et qui résident dans la République, que le gouvernement du Mexique et l’organisme que vous dirigez avec tant dedignité.
2° - Le ministère de l’Intérieur (Gobernación) est déjà informé de la décision du gouvernement du Mexique de considérer comme valables les passeports délivrés par le Comité national français. Pour ce faire aussi, les instructions inhérentes ont également été envoyées aux agents diplomatiques et consulaires du Mexique à l’étranger.
3° - Le gouvernement du Mexique reconnaîtra également la validité des documents délivrés par les autorités compétentes du Comité national français dans tous les territoires où il exerce indiscutablement sa souveraineté.
En vous communiquant ce qui précède, je me permets de rendre un hommage au patriotisme et à la tenacité de M. le général de Gaulle et de ses collaborateurs distingués ; j’exprime de plus les vœux fervents pour le triomphe de notre cause commune »...11
40Le lendemain 1er décembre en fin de journée, un communiqué de presse résume cette correspondance et la reconnaissance de la France combattante fait la une de la plupart des journaux des 2 et 3 décembre. Il n’est néanmoins pas explicitement question de reconnaître le CNF comme un gouvernement, même sur une étendue géographique restreinte : les limites de cet accord sont évidentes. En outre, certains termes (exerce « indiscutablement » sa souveraineté) éclairent les réserves importantes du gouvernement mexicain, en retrait, par exemple, par rapport à certaines déclarations de Washington.
41Le 3 décembre 1942 cependant, comprenant la portée potentielle et circonstancielle de la reconnaissance mexicaine, le général de Gaulle adresse au président mexicain un télégramme qui, si une publicité suffisante lui est accordée, introduit une heureuse confusion toute volontaire entre le CNF et la France :
« En décidant d’établir des relations officielles avec le Comité national français, le gouvernement du Mexique a accompli un geste chevaleresque bien conforme aux nobles traditions de votre grand pays. La France qui continue à combattre contre toutes les tyrannies ne se trompera pas sur la profonde signification de cette décision qui affirme à la face du monde la force des liens qui unissent le peuple français et le peuple mexicain dans leur commun attachement aux idéaux de la démocratie. Je prie votre Excellence d’agréer mes vœux et ceux du Comité national français pour la grandeur et la prospérité du Mexique, ainsi que les assurances de ma très haute considération personnelle »12.
42Le même jour, le Commissaire national aux Affaires étrangères, René Pléven, adresse à son presque homologue E. Padilla un télégramme similaire ; il y compare les deux peuples qui « continuent à servir dans cette guerre comme jadis dans la paix, le même idéal de liberté, de justice et de respect de la personne humaine »... Certains commentateurs rappellent aussi que le Mexique fut le premier pays à dénoncer l’Anschluss. Tous, unanimes, mettent en lumière « l’attachement du gouvernement mexicain aux idéaux de la démocratie »13... Quel pas de géant accompli aux yeux du monde par un Mexique jusque-là perçu comme un pays aux troubles presque institutionnels et aux antipodes de l’exercice démocratique ! Une image modifiée... mais pour combien de temps et s’agit-il vraiment d’une modification structurelle ?
Les enjeux
43Il convient d’examiner les enjeux pour la France combattante d’une telle reconnaissance. Localement, c’est l’aboutissement sous la direction effective de Gilbert Médioni d’un processus commencé plus de deux années auparavant. De très nombreux télégrammes adressés au cnf par des particuliers mexicains ou des Comités mexicains de soutien à la France combattante mentionnent Gilbert Médioni comme moteur primordial du résultat obtenu14 ; beaucoup lui en attribuent la paternité quasi-exclusive. C’est d’ailleurs cette image que l’on perçoit à Londres, avec ses corrolaires : l’amertume de Maurice Garreau-Dombasle qui n’a pas recueilli les reconnaissances espérées de Quito et de México ; et la susceptibilité quelque peu froissée du ministre mexicain à Londres qui ne voit dans aucun communiqué son rôle mentionné15. Pleven écrit ainsi le 3 décembre à Médioni :
« Je tiens à vous exprimer les félicitations chaleureuses du général de Gaulle et du Comité national français pour le succès (...). Je sais que ce résultat est la récompense de deux années d’efforts et de la foi qui vous a soutenu. Se produisant au moment actuel, la reconnaissance du gouvernement mexicain prend une importance et une signification politiques qui aura un grand retentissement dans les deux Amériques. Vous avez bien travaillé16. »
44L’importance continentale de la reconnaissance est un enjeu essentiel, surtout au moment de la « tragédie » algérienne où Roosevelt a obtenu le maintien à l’écart des Français de Londres. Le pouvoir d’entraînement de cette décision sur les gouvernements de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud est prévisible. « Au moment où l’Afrique du Nord est le théâtre des événements que vous connaissez, écrit Pleven, cette reconnaissance revêt à nos yeux une importance particulière. » Venant au lendemain de la décision prise par le Canada de désigner un représentant auprès du Comité national, elle montre au département d’Etat (américain) l’opposition générale à une politique qui tendrait à accorder à l’expédiant Darlan une durée indéterminée. « Vous ne devez pas, poursuit une circulaire du cnf, manquer de tirer du geste accompli par le Mexique tout le parti possible pour notre action dans le pays de votre résidence. Profitez de cette occasion pour resserrer vos relations avec les représentants des pays sud-américains »17. La portée de la décision mexicaine dépasse donc le simple cadre régional et les termes limités de la reconnaissance : le cnf peut se servir à travers le monde de cette décision comme d’un fer de lance dans son opposition à la politique menée par Washington, au moment où l’avenir du cnf est relativement incertain. De là, la diffusion sur dix-huit postes ou délégations, à travers le monde, et à deux reprises, de l’instruction qui vient d’être citée.
45Quelle est cependant l’impact immédiat de cette décision mexicaine ?
Conséquences régionales et limites
46Le 28 novembre, Gilbert Médioni communique que « la reconnaissance du Comité national par le Mexique aura lieu par l’échange de lettres » entre le cnf et le ministère mexicain des Relations extérieures18. Cet échange a bien lieu dans les tout premiers jours de décembre. S’il n’affirme pas ainsi dans les termes un décalage très net du Mexique vis-à-vis des Etats-Unis, les circonstances de la reconnaissance du cnf, écarté des événements du Nord, en font automatiquement un symbole chargé de sens.
47Quel est le contenu réel de ce décalage ?
48Le 28 février 1942, le consul général des Etats-Unis à Nouméa déclarait au nom de son gouvernement qu’il reconnaissait le contrôle effectif du cnf sur les territoires français du Pacifique. Le 9 juillet, une déclaration de Washington sur la défense des territoires sous le contrôle du cnf entraînait la nomination de deux représentants américains auprès du Comité, l’amiral Stark et le général Boite.
49Le 22 octobre 1941, le gouvernement mexicain avait autorisé la délégation de la France libre à renouveler sous certaines conditions les passeports français. Le 20 mai 1942, il admettait que la signature et le sceau du chef de cette délégation ait une valeur sensiblement identique à celle de la légation de Vichy. L’attitude générale du gouvernement Avila Camacho vis-à-vis de la France libre, semblait nettement plus diligente que celle de la dilatoire et très présidentielle administration Roosevelt. Mais ni les Etats-Unis, ni le Mexique ne reconnaissent d’organisme gouvernemental à cette date. La décision de reconnaissance du 30 novembre, avec des limites terminologiques et géographiques floues, n’entraîne évidemment pas une très nette dissociation de la politique extérieure mexicaine d’avec celle de Washington. Les circonstances et le poids mexicains de francophilie, seuls, donnent explicitement à la décision mexicaine un poids que les décisions des Etats-Unis n’ont pas eu. Mais les lignes de conduite essentielles de la politique étrangère mexicaine restent en cohérence étroite avec celles des Etats-Unis : rupture avec l’Axe puis déclaration de guerre, saisie des navires et mise sous séquestres des biens de l’Axe, rupture avec Vichy... Seul le moment choisi par le gouvernement mexicain est révélateur d’une originalité, originalité au moins nécessaire au respect d’une opinion publique « yankeephobe » : le gouvernement mexicain de Manuel Avila Camacho se doit de devancer, même fictivement, les Etats-Unis en certains domaines afin de ne pas être accusé d’alignement inconditionnel sur les positions de Washington. La reconnaissance de la France combattante au Mexique est alors un relai permettant une large diffusion par la presse de cette « originalité » mexicaine ; elle sert donc non seulement les intérêts menacés de la France combattante, mais aussi l’image nationale et internationale du Mexique affichée depuis Lázaro Cárdenas : la défense de l’idéal démocratique et de tous les peuples opprimés... L’image internationale que le Mexique cherche à donner aujourd’hui de lui-même en dérive nettement.
50Le fort contraste entre la déclaration du 30 novembre et la mise en œuvre de la reconnaissance par le gouvernement Avila Camacho confirme qu’interviennent considérablement dans les décisions de politique étrangère de second plan d’une part la relation du gouvernement à une opinion publique nationale très susceptible dans ses relations avec le voisin du nord ; d’autre part le souci du même gouvernement de donner de lui-même l’image internationale définie ci-dessus.
51La déclaration officielle de reconnaissance n’est pas immédiatement suivie des éléments diplomatiques habituels. Quant aux termes même de la reconnaissance, ils prêtent à l’ambiguïté. Selon une déclaration de 1930 de Genaro Estrada régissant la politique extérieure mexicaine, le gouvernement mexicain n’emploie jamais les termes de « reconnaissance » ou de « méconnaissance » d’un gouvernement ; les « relations diplomatiques » sont « nouées », « renouées » ou « rompues ». Ces termes seuls sont employés dans les déclarations de caractère officiel19. Il y a donc non seulement ambiguïté sur le terme de « reconnaissance », mais aussi ambiguïté sur ce qui est reconnu : le terme de « gouvernement » n’est jamais mentionné ; El Nacional, organe officieux du gouvernement, précise le 3 décembre : « Nous savons bien que ce Comité n’est pas encore, comme nous le voudrions, un gouvernement légalement constitué, mais si sa légalité n’apparaît pas dans sa structure juridique et politique, elle se trouve dans le cœur de tous les Français, qui, dans une captivité pénible ou au loin dans les pays libres, aiment leur pays parce que c’est la France, c’est-à-dire un peu le pays de tous les hommes »... Mais cette déclaration bienveillante n’engage à rien. La légation de Suède en charge des intérêts français (Vichy) maintient d’une certaine manière un consulat de ce gouvernement en payant les pensions de la colonie.
52Vis-à-vis du cnf, depuis la reconnaissance, peut-être à la suite de quelque observation américaine, le gouvernement mexicain paraît « réticent ». Le délégué du cnf demande le 8 décembre une audience au ministre E. Padilla : il n’a toujours pas de réponse le 23. A cette date, le statut diplomatique n’est pas non plus accordé à la délégation du cnf au Mexique. Les représentants britanniques et polonais au Mexique avertissent d’ailleurs le délégué adjoint du cnf qu’il aura « encore beaucoup de difficultés à surmonter avant de refaire une situation nette »20. Les Relations extérieures mexicaines ne conseillent-elles pas à Médioni « d’être très conciliant avec la Suède, à cause des services rendus en France » ?
53Théoriquement la Suède est alors autorisée seulement à s’occuper officieusement des rares partisans de Vichy ; mais le paiement des pensions lui permet de fonctionner pratiquemment vis-à-vis de la colonie entière. Le cnf ne peut écarter la Suède de cet intérêt purement français, tant en raison de sa débilité financière, qu’en raison des demandes expresses de maintien du statu quo formulées par le gouvernement mexicain21. Inversement, la Suède a pris en charge les intérêts mexicains en France et le gouvernement mexicain ne cherche pas à envenimer la situation avec Vichy.
54La délégation se maintient donc, partenaire officiel mais pas véritablement diplomatique du gouvernement mexicain. Ni « l’expédient provisoire » Darlan, ni la « gérance des intérêts français » par le général Giraud en Afrique du Nord après le 24 décembre 1942 n’impliquent des changements notables dans les relations entre le Mexique et le cnf du général de Gaulle ; ce n’est que lorsque les négociations Giraud-de Gaulle sembleront prêtes d’aboutir sous les auspices américains que la situation se déliera plus nettement. Le 3 mai 1943, le Mexique autorise la délégation du cnf à échanger des télégrammes chiffrés avec le cnf à Londres22. Surtout, à la veille de la création officielle du Comité français de libération nationale (cfln) le gouvernement mexicain fait discrètement savoir « qu’il serait assez disposé à donner une forme plus catégorique à la reconnaissance du 30 novembre »23... le 2 juin 1943 ! Six mois après l’annonce officielle de la reconnaissance ! Faut-il comprendre que les Etats-Unis ont suggéré au Mexique de ne plus entreprendre de démarches vis-à-vis de la France combattante, maintenue d’abord à l’écart de la scène algérienne, puis refusant ensuite d’y participer à n’importe quelle condition ? Faut-il simplement penser que les autorités mexicaines, voyant de Gaulle à l’écart des événements d’Afrique du Nord, ont jugé inopportun de s’engager trop avant, d’autant que les buts proprement mexicains de la reconnaissance étaient déjà largement atteints : national, vis-à-vis d’une opinion publique rétive à toute aliénation visible de souveraineté aux Etats-Unis ; international, en raison des options démocratiques affirmés comme piliers de la diplomatie mexicaine ?
55Quoi qu’il en soit, en juin 1943, la situation est prête de se débloquer ; et le délégué s’impatiente de ne pas voir notifiée plus rapidement aux autorités mexicaines la formation, le 3 juin, du cfln.
56Ce n’est pourtant que le 7 février 1944, alors que la diarchie Giraud-de-Gaulle est depuis longtemps dépassée et que les Alliés livrent de violents combats en Italie, que le gouvernement mexicain franchira l’ultime étape : ce 7 février, décision est prise, à México, de nommer un représentant diplomatique à Alger auprès du cfln. Le 16, le général Antonio Rios Zertuche est désigné pour ce poste ; il reçoit l’agrément des autorités d’Alger le 26, part le 21 mars vers les Etats-Unis, qui retardent son embarquement transocéanique, arrive finalement à Dakar aux environs du 21 avril et semble en poste en mai — un an et demi après la reconnaissance du cnf24 ! Conséquence directe, le délégué devient ministre plénipotentiaire du cfln puis du Gouvernement provisoire de la République française le 2 juin 1944. Le terme de la normalisation des relations franco-mexicaines est atteint. Tandis qu’à l’automne de 1944 la légation du Mexique en France réintègre ses locaux parisiens, pour cause de Libération, la délégation du cfln devenu Gouvernement provisoire (gprf) fonctionne dans les locaux de la légation de France, la villa de « Havre 15 » à México — où se trouve encore ce qui ne tarde pas à devenir l’ambassade de France.
***
57Pendant la Deuxième Guerre mondiale, quelques habitants du village mexicain de San Rafael — producteur de bananes, d’oranges, de vanille — ont rejoint le général de Gaulle : témoignage de la survivance d’une mémoire française chez les habitants de ce village qui compte 6 000 descendants d’émigrés d’un autre village, de Franche-Comté, Champlitte. Ce lient datant de 1833 ne s’est pas ensuite rompu : chaque année, jusqu’à la mort du général de Gaulle, les habitants de San Rafael lui ont envoyé une croix de Lorraine — en vanille25 !
58Du xixe siècle aussi datent ces liens culturels étroits, primordiaux, entre France et Mexique ; cruciaux, vitaux, ils affleurent sans cesse dans la présente étude d’un moment de crise aiguë. Le gouverneur de l’Etat de México n’écrivait-il pas en 1942 que « la situation de la France intéresse le monde entier, et plus particulièrement le Mexique, pour tout ce que représente la France dans notre culture et dans notre cœur » [E., 20-10-1942] ? Ainsi, toutes les lignes qui précèdent convergent vers l’étude d’un élément constitutif d’une image nationale et d’un mythe fondateur des relations culturelles franco-hispanoaméricaines. Ce dernier volet, tout à la fois central et délicat de maniement, clôturera cette étude de ces relations franco-américaines au travers de la crise des trois premières années de la guerre.
L’avenir des réfugiés espagnols : 1942-1944
01-12-1942, La jare (Junta de Ayuda a los Refugiados Espanoles) est dissoute par décret présidentiel de Manuel Avila Camacho.
20-01-1943, Le gouvernement mexicain déclare accepter le plus grand nombre de réfugiés espagnols d’Afrique du Nord. Le cabinet Giraud emploie l’expression « se débarrasser de », déjà utilisée par Vichy, dans son projet de suite à donner.
04/05-1943, Très nombreuses interventions des Républicains espagnols en faveur de leurs concitoyens d’Afrique du Nord auprès du président Manuel Avila Camacho.
04-1943, Le délégué Maurice Garreau-Dombasle insiste auprès du cnf pour que soient libérés tous les réfugiés espagnols d’Afrique du Nord internés ou sous contrôle.
30-09-1944, Les Républicains espagnols de México offrent un grand banquet en l’honneur de la libération de la France au ministre français Garreau-Dombasle.
05-12-1944, Le Parti de la Révolution mexicaine (prm) et les trois principales centrales ouvrières crom, ctmctal organisent une manifestation de masse contre Franco à México.
Source : Correspondance diplomatique, G. 1939-1945, Mexique, Londres cnf et Alger cfln puis gprf.
De la décision de reconnaissance du cnf par le Mexique à la normalisation des relations franco-mexicaines
30-11-1942, Reconnaissance du cnf par le gouvernement mexicain.
03-1942, Le gouvernement mexicain envisage d’envoyer une mission militaire en Afrique du Nord sur invitation nord-américaine.
16-04-1943, Energique mise en garde du gouvernement mexicain au gouvernement de Washington sur la politique continentale d’après-guerre.
03-05-1943, Le gouvernement mexicain autorise la délégation du cnf de México à communiquer par télégrammes chiffrés avec le cnf à Londres.
02-06-1943, Le gouvernement mexicain souhaite officieusement donner « une forme plus catégorique » à la reconnaissance du cnf.
02-06-1943, Le Comité français de libération nationale (cfln) est officiellement formé avec à sa tête les généraux de Gaulle et Giraud.
Fin 1943, situation économique et sociale préoccupante au Mexique (inflation, agitation diffuse dans le pays).
La colonie libanaise du Mexique manifeste en faveur de l’indépendance du Liban.
07-02-1944, Le Mexique décide d’envoyer un représentant diplomatique à Alger.
15-02-1944, Amorce de rupture entre les « giraudistes » (peu nombreux) et les « gaullistes » à México, enrayée par l’isolement des premiers (et leur rupture parfois trop récente avec Vichy) et par l’habileté de Maurice Garreau-Dombasle.
16-02-1944, A. Rios Zertuche est nommé ministre du Mexique à Alger (cfln).
05-1944, A. Rios Zertuche est en poste à Alger.
18-05-1944, Attentat manqué contre Manuel Avila Camacho.
06-1944, Une délégation militaire mexicaine est en Afrique du Nord sur invitation des Etats-Unis.
16-07-1944, Le Mexique reprend le paiement des indemnités aux Français victimes de la Révolution (interrompu depuis octobre 1942).
07-1944, Tentative de soulèvement militaire au Mexique, nombreuses grèves et manifestations populaires.
18-08-1944, Déblocage des avoirs français au Mexique.
Source : Correspondance diplomatique, G. 1939-1945, Mexique, Alger cfln et gprf.
Notes de bas de page
1 L/ d. 1304 (20) 23-11-1942, Médioni à cnae.
2 L/ d. 264 (252) 16-11-1942, de Gaulle (Londres) à F. Amilpa (México). Et Excelsior 20-11-1942, p. 1.
3 L/ d. 1304 (12) 15-11-1942, Ledoux (Rio de Janeiro) à cnae.
4 L/ d. 1304 (13) 15-11-1942, Ledoux (Rio de Janeiro) à cnae.
5 L/ d. 264 (253) 19-11-1942, Dayet (Londres) à de Rosenzweig-Diaz (Londres).
6 L/ d. 1304 (19) 21-11-1942, cnae à Médioni.
7 L/ d. 1304 (69) 05-12-1942, Médioni à cnae.
8 L/ d. 1304 (70) 05-12-1942, Médioni à cnae.
9 L/ d. 1304 (23) 24-11-1942, Médioni à cnae.
10 L/ d. 1304 (51) 30-11-1942, Médioni à Padilla.
11 L/ d. 265 (57) 04-12-1942, Médioni à cnae (annexe).
12 L/ d. 265 (31) 03-12-1942, de Gaulle à Avila Camacho.
d. 265 (45)
13 L/ d. 265 (32) 03-12-1942, de Gaulle à Avila Camacho.
14 L/ d. 265 (27, 40, 41, 43, 46, 85, 86, 87...).
15 L/ d. 265 (105) 23-12-1942, cnae à Garreau-Dombasle.
16 L/ d. 265 ((38) 03-12-1942, Pleven à Médioni.
17 L/ d. 265 (36) 03-12-1942, Médioni à cnae.
(83) 05-12-1942, Médioni à cnae.
18 L/ d. 265 28-11-1942, Médioni à cnae.
19 L/ d. 265 (87) 05-12-1942, Médioni à cna.
20 L/ d. 265 23-12-1942, Garreau-Dombasle à cnae.
21 L/ d. 265 23-12-1942, Médioni à cnae.
22 L/ d. 265 (106) 30-04-1943, Garreau-Dombasle à sre (Alger).
23 L/ d. 265 02-06-1943, Garreau-Dombasle à sre (Alger).
24 L/ d. 265 (47) Garreau-Dombasle à sre (Alger).
(55) 16-02-1944 Garreau-Dombasle à sre (Alger).
(59) 26-02-1944 Garreau-Dombasle à sre (Alger).
(60) 20-03-1944 Garreau-Dombasle à sre (Alger).
(69) 19-04-1944 Garreau-Dombasle à sre (Alger).
d. 264 (296) 05-06-1943.
25 Demard J-C., Aventure extraordinaire d’un village franc-comtois au Mexique, Besançon, 1984.
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