Chapitre IV. Le Mexique fortifié sur la scène internationale par une France bicéphale
p. 121-157
Texte intégral
Le ministre et l’expectative patriotique de la colonie
1« La France a toujours été aimée au Mexique, où elle compte beaucoup d’amis »... Phrase anodine, traditionnelle, banale : mais cette banalité se généralise dans la correspondance diplomatique dès l’automne 1940 ; et l’on trouve à cette époque les rapports rétrospectifs les plus complets sur telle ou telle question d’intérêt économique purement mexicain...
2Fort de son expérience en Chine et en Ethiopie dans des circonstances difficiles (évoquées par son fils Lucien), le ministre français Albert Bodard suit les événements politiques d’Europe avec une prudence d’autant plus grande qu’il est mal informé par ses supérieurs hiérarchiques de Vichy. Jusqu’au printemps 1941, aucun élément ne subsiste dans les archives françaises qui permette de penser que la politique française au Mexique change fondamentalement d’orientation — s’il y a encore une politique française à l’égard du Mexique. Ainsi, les principaux échanges entre la légation et le ministre de tutelle concernent les établissements français, le budget du lycée franco-mexicain ou les épreuves du baccalauréat1 ! Les ruptures de la France de Vichy avec la Grande-Bretagne en juillet et avec les gouvernements en exil de Pologne, Norvège, Belgique, Pays-Bas (officiellement en charge des intérêts britanniques au Mexique), et Luxembourg marginalisent théoriquement la représentation française à México. Les liens officiels entre anciens alliés objectifs ou non doivent forcément se distendre ; mais, baignée dans l’ambiance américaine, la légation française ne suit pas dans son ensemble cette évolution avec enthousiasme.
3La position britannique, connue par l’information anglo-saxonne, est mieux acceptée par les Français du Mexique que par ceux de la métropole ; l’image des mains liées de Vichy se généralise progressivement au Mexique. Le ministre Bodard donne l’exemple : il tente, vaille que vaille, de concilier, localement et discrètement, des intérêts officiellement rompus. Toutefois, la propagande franco-anglaise est abandonnée, la propagande officielle française aussi : le poste d’attaché militaire, qui couvrait cette fonction, est supprimé après un échange formel de télégrammes entre Vichy et México2 ; ce cas est loin d’être unique ; le poste est, par exemple, également supprimé à Caracas. Les restrictions financières nécessaires du gouvernement de Vichy s’accordent avec les obligations conciliatrices de l’armistice franco-allemand et de la démobilisation.
4Mais à l’échelle du continent et dans ce contexte de guerre en Europe, plus que l’attitude des colonies de Français en Amérique latine, c’est l’avenir des territoires français d’Amérique qui suscite interrogations, inquiétudes voire convoitises ; que va-t-il advenir des possessions françaises des Caraïbes, sans même parler de Mot Clipperton (traditionnellement revendiqué par le Mexique) ? Le ministre français des Affaires étrangères, Baudoin, s’inquiète des résolutions prises lors de la Conférence panaméricaine de la Havane au sujet des possessions européennes d’Amérique : il demande au ministre Bodard d’entrer à ce sujet en contact avec son homologue mexicain ; cette démarche, logique, montre néanmoins, que l’on considère en France la position du gouvernement mexicain comme importante ou au moins instructive quant à la compréhension de celle des Etats-Unis. Qui plus est, le Mexique est considéré en cette affaire comme l’un des rares pays importants de l’hémisphère occidental qui ait une position modérée et qui soit capable d’influer sur les décisions de l’organisation panaméricaine. Le directeur mexicain des Affaires politiques au Secrétariat des Relations extérieures, Ména, délégué à la Conférence panaméricaine de la Havane en juillet 1940, fait remarquer que les résolutions prises n’ont pas pour objet de modifier l’ordre établi dans les possessions européennes d’Amérique, mais « uniquement de prévoir les dispositions qui seraient prises au cas où cet ordre serait modifié sur l’initiative des puissances européennes ». « Si rien ne vient modifier le statut politique des territoires en question, poursuit le diplomate, les résolutions adoptées seront sans objet »3. Cette déclaration est reprise par le président de la Chambre des députés, le capitaine Manuel Martinez Sicilia, dans sa réponse au traditionnel message du président de la République, le premier septembre :
« Il est impossible de permettre que d’autres Etats s’emparent des colonies qui, pour des raisons d’ordre historique mais non moral, subsistent dans ce continent. L’importance de cette attitude grandit à mesure qu’augmente le danger d’une extension de la tragédie européenne à notre continent4. »
5Remédiant à cette inquiétude, les accords entre le haut-commissaire français Robert et l’amiral américain Greenslade aboutissent à un modus vivendi respecté par l’ensemble des Amériques : l’Amérique française reste sous la coupe de Vichy, mais Vichy est impuissant et Washington y veille.
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6Pour le ministre français à México, même si les moyens ne lui en sont pas laissés, l’heure reste au Mexique à la concurrence, si ce n’est à la propagande contre l’Allemagne. Il laisse transparaître ses intentions dans plusieurs dépêches byzantines signalant que les intérêts culturels et économiques de la France sont en concurrence avec des intérêts allemands. « Dans le groupe des puissances victimes de la politique d’expansion allemande, écrit-il fin août tandis que Vichy rappelle son ambassadeur à Washington, la France est incontestablement celle qui a le plus de prestige5 ». Lorsqu’on apprend officieusement à México au mois d’août que des perquisitions ont eu lieu dans les ports de Veracruz et Tampico chez quelques Allemands, dont l’agent consulaire, et chez les Mexicains notoirement germanophiles, dont le président de la chambre d’industrie et de commerce de Tampico, le ministre français transmet cette nouvelle6 exactement avec les mêmes tonalités (de satisfaction) que l’année précédente où une action de propagande franco-britannique anti-allemande était menée...
7Or le mot « collaborer » figure dans l’article 3 de l’armistice et Laval, interlocuteur privilégié d’Otto Abetz, le reprend dans un discours du 9 juillet 1940. Le maréchal Pétain l’adopte dans son message du 11 octobre, quelques jours avant que son dauphin ne prenne directement en charge les Affaires étrangères. Maintenir des relations solides avec l’Angleterre en dépit de la double rupture diplomatique (idée du secrétaire général Charles-Roux bien reçue par Bodard), est donc une idée éliminée à partir du 27 octobre. Et l’utilisation des représentations françaises et britanniques en pays tiers, pour maintenir un contact, cesse avec les réserves françaises aux propositions britanniques du 12 octobre et la décision du gouvernement de Londres de maintenir ces décisions le 19. On entre dans « l’ère de Montoire » [139, p. 275].
8En septembre 1940, le ministre de France Albert Bodard est avisé par Vichy de sa mise à la retraite. Celle-ci s’accorde bien avec les circonstances ; d’une part, une loi du 13 août 1940 sur la limite d’âge des agents des services extérieurs permet de prononcer, selon l’expression de Charles-Roux, « les mises à la retraite qui ne s’imposent pas » : c’est la loi qui est appliquée à Albert Bodard ; d’autre part, et simultanément, c’est une mesure politique : « pour n’avoir pas suivi ses instructions et coopéré avec son collègue allemand, et pour avoir continué à entretenir des relations amicales avec la colonie britannique et moi-même », écrit le consul général britannique Rees. A preuve, poursuit ce dernier, « Monsieur Bodard, dont les sentiments sont très pro-britanniques et opposés à la politique du gouvernement de Vichy (...), propose qu’on lui donne la tête du mouvement “France libre” au Mexique, arguant que l’on a besoin d’un chef pour unir la colonie7 ».
9Qu’en pense le ministre évincé ? Il ne comprend pas la décision de Vichy, pensant avoir toujours travaillé dans l’intérêt de son gouvernement. « Je suis sûr, écrit-il à ses supérieurs, que le successeur qui m’a été donné continuera mes efforts pour réaliser l’union intime de tous les Français dans l’amour de la patrie8 ». Si l’expression patriotique est anodine en apparence, « l’unionisme » du ministre est évidemment suspect pour le gouvernement de Vichy, d’autant plus qu’il est dénoncé nommément par les autorités allemandes chargées du contrôle de l’armistice [dfcaa, III, pp. 482-483]. En outre, aucun courrier ne lui a été envoyé par Vichy de septembre à novembre, ce qui, sans être exceptionnel, n’en est pas moins révélateur9 ; est-ce seulement un isolement lié à des impératifs d’ordre général (de transmission notamment) ? Cela est peu vraisemblable. Est-ce un isolement lié à des impératifs de politique intérieure ? N’est-ce pas d’abord un isolement lié à la perte de crédit de ce représentant vis-à-vis de supérieurs qui le jugent, avec certaines raisons, peu attaché aux nouvelles orientations (de politique extérieure surtout) du régime de Vichy ? Aucun document ne permet d’infirmer l’une ou l’autre thèse, qui se complètent vraisemblablement.
10Il est néanmoins certain que cet isolement correspond aux vœux répétés du gouvernement allemand [dfcaa, III, p. 482]. Si le gouvernement Laval sait que son ministre à México minimise nettement l’accueil fait aux idées de la France libre, cela peut aussi suffire. Bodard n’écrit-il pas qu’en octobre 1940 « la majorité des Français se laisse peu influencer par les dépêches tendancieuses ou par la propagande, pourtant active, exercée en ce pays », ce qui semble bien vague quant aux termes et aux attributions ; et peu convaincant : ne serait-ce que parce que ces nouvelles « tendancieuses » — comprenons anglo-saxonnes — règnent discrètement et massivement sur l’information mexicaine.
11En tout état de cause, et peut-être même avant les protestations allemandes à Wiesbaden, il est vraisemblable que des informations sur la situation réelle de l’opinion aient transité par la légation de France à Washington : Henry-Haye signale ainsi en décembre 1940 « la situation trouble de la colonie française au Mexique » et la nécessité de l’envoi à México d’une personnalité sûre10.
12Le premier janvier, le ministre de France reçoit traditionnellement à la légation les colonies libanaise, syrienne et française ; des discours sont alors échangés. Cette cérémonie du 1er janvier 1940 acquiert d’autant plus d’importance qu’elle se déroule en présence de diplomates étrangers invités ; en outre, en dépit « des circonstances douloureuses » dans lesquelles s’ouvre pour les Libanais, les Syriens et les Français cette année nouvelle, ceux-ci « se sont réunis en très grand nombre à la légation » et « ont apporté leurs vœux pour le relèvement de la Mère Patrie », au ministre Bodard11. En effet, environ 450 personnes manifestent en cette occasion une unité relative : mais unité autour d’un personnage, Albert Bodard, dont chacun sait qu’il est écarté par Vichy de la trame diplomatique. Et, si bruyantes que soient les manifestations de « confiance dans la personne du chef de l’Etat », elles ne dissimulent absolument pas les manifestations évidentes de sympathie de la colonie pour le ministre désavoué. Ce dernier sait de surcroît faire de cette ultime réception à la légation un rassemblement de francophilie : l’attestent les présences de l’ancien représentant mexicain à la sdn et gouverneur d’Etat, Isidro Fabela, de l’ambassadeur de Cuba, de Carbonell (francophile notoire), du chef du Protocole à la Présidence et du chargé d’affaires de Belgique (alors que les relations diplomatiques franco-belges sont rompues).
13On mesure à cela la distance qui sépare les positions du ministre français de celles de son gouvernement. Contrairement enfin aux habitudes de la correspondance, la dépêche par laquelle A. Bodard relate ces événements ne mentionne pas les discours prononcés le jour de l’an : le ministre ne les joint pas non plus à sa dépêche : en effet, dans son propre discours, le ministre français passe sous silence ce que son successeur appellera « l’œuvre du gouvernement français », il ne parle du gouvernement de Vichy que pour réclamer, en quelque sorte, l’indulgence en faveur d’un gouvernement incapable d’agir librement et d’élever la voix12 : ceci n’est, autant qu’on puisse en juger, pas en conformité avec les directives de son gouvernement. Et la Commission allemande d’armistice proteste avec vigueur [dfcaa, III, p. 488]. Ce n’est donc pas le fait d’un hasard malheureux si, le 22 février 1941, quelques jours seulement après la prise de fonction du nouveau ministre de France au Mexique, à la tête d’une légation dont le personnel est suspect aux yeux de Vichy, le ministère demande, avec des précautions inhabituelles quant au secret (le ministre est tenu de déchiffrer lui-même le télégramme), des renseignements « sur la position prise et l’activité personnelle exercée par son prédécesseur13 » : c’est assurément une démarche directement liée aux protestations de Wiesbaden. Le secrétaire général des Affaires étrangères de Vichy, Rochat, écrit ainsi en février 1940 :
« Mon attention a été particulièrement attirée sur le discours qu’aurait prononcé M. Bodard le 1er janvier dernier et qui serait incompatible avec la politique du Gouvernement français.
D’autre part, un article du journal “Excelsior” paru au mois de décembre (...) annonce que M. Bodard resterait à México et s’intéresserait à la politique de guerre du gouvernement britannique (...).
Veuillez me renseigner confidentiellement sur la position prise et l’activité de votre prédécesseur au cours des derniers mois de sa mission et depuis sa mise à la retraite. »
14Le nouveau ministre à México, Gilbert Arvengas, répond :
« D’une manière générale, l’attitude de mon prédécesseur me paraît avoir porté à la critique, surtout par l’abstention. Il n’a sans doute pas encouragé les tendances gaullistes, mais il ne les a jamais combattues en éclairant nos compatriotes14 ».
15L’enquête ne s’arrête pas là ; car l’ancien ministre, ne rentrant pas en France, se rend avec sa famille chez des Français, les Dubernard, qui manifestent « des sympathies gaullistes particulièrement ardentes, sans se montrer d’ailleurs hostiles au Gouvernement » de Vichy15. De plus, l’ex-ministre de France, amer, et sa femme adhèrent semble-t-il plus tard à la France libre [361], bien que cela soit contesté par un autre protagoniste [365]. Il est même un moment question que Bodard prenne la présidence du Comité de Français : « Mon prédécesseur écrit le ministre G. Arvengas, comme on me l’assure de divers côtés, s’est inscrit tout récemment ainsi que sa femme au Comité du mouvement de Gaulle. Il hésiterait encore à accepter la présidence d’honneur de ce Comité16 ». Le consul général britannique demande quoi qu’il en soit cette nomination à Londres16bis.
16Confirmée par une « Note pour les Affaires extérieures » signée de Jacques Soustelle, cette adhésion ne suscite pas l’enthousiasme du « représentant personnel du général de Gaulle », Jacques Soustelle ; elle engendre au contraire des tensions dans la colonie : d’aucuns évoquent alors la jalousie et les convoitises dont l’ancien ministre de France serait l’objet [361]. Le gouvernement mexicain, nonobstant l’annonce de sa mise à la retraite prochaine, connue de tous, décore le ministre Albert Bodard avant l’arrivée de son successeur : geste symbolique des autorités mexicaines, peut-être, dans la mesure où rien n’empêchait celles-ci d’arrêter le processus engagé, assez tôt pour ne froisser personne.
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17En septembre 1940, fonctionne, sous l’impulsion de Gilbert Médioni, Jacques Soustelle et plusieurs membres de la colonie, le Comité du Mouvement « France libre ». Cet embryon de représentation des « Français libres » bénéficie à la fois du laxisme certain de la légation française et d’un gouvernement mexicain qui observe, sans jamais intervenir, cette bicéphalie naissante. Entre « cette minorité sans importance17 » que signalait Albert Bodard et cette « colonie presque entièrement acquise au mouvement de Gaulle » que sait trouver Gilbert Arvengas18, quatre mois seulement se sont écoulés, d’octobre 1940 à février 1941... Compte tenu de la volonté de discrétion de l’ancien ministre français, et de l’estime probable d’Albert Bodard pour Jacques Soustelle qu’il connaît bien, une évolution est néanmoins perceptible au sein de la colonie française, de plus en plus majoritairement unie autour de la France libre.
18Au moment de l’armistice, il y avait eu, aux Antilles comme partout dans l’Empire, une démarche des notables locaux en faveur de « la continuation de la lutte aux côtés des Alliés » [9, p. 37]. Il n’est pas sûr qu’au Mexique une telle démarche ait bien eu lieu ; il est au contraire certain que la colonie française adopte très rapidement une attitude prudente. Le ministre Bodard souligne que « le gouvernement de Vichy n’a jamais été attaqué, chacun reconnaissant les efforts patriotiques du maréchal Pétain et tous ses mérites dans les circonstances tragiques que traverse notre Pays »19. Il en cite pour preuve, bien ténue et contradictoire somme toute, la fête, organisée par ses soins au profit d’œuvres d’entraide et de secours patronnées par Vichy, à l’issue de laquelle il a pu transmettre au Département 767 000 francs... somme importante, surtout si l’on tient compte de la situation relativement médiocre des affaires françaises au Mexique à l’automne de 1940. Mais cela ne constitue pas la « preuve de fidélité et de loyalisme » qu’en déduit le ministre : venir en aide à des compatriotes par la voie d’une œuvre charitable ne saurait constituer une adhésion pleine et entière à la politique de Vichy ; l’on sait au Mexique qu’entrent en vigueur en France les premières cartes de pain et de viande... qu’au même moment est promulguée en France une loi portant statut des juifs, non sans écho au Mexique puisque la colonie israélite francophone y est assez importante et bien introduite auprès du ministre français... qu’à l’Est des Amériques les troupes japonaises entrent au Tonkin et précisent contre la France une menace dénoncée quotidiennement par les organes de presse nord-américains. Tout lien immédiat donc entre une œuvre de charité et l’adhésion au gouvernement de Vichy est pour le moins hâtif ! En outre, la fiabilité du discours sur Vichy du ministre Bodard est pour le moins douteuse dès lors que le ministre vichyste lui a fait connaître sa mise autoritaire à la retraite. Tout rassemblement autour du ministre évincé acquiert une valeur de rassemblement autour d’un leader désavoué par des supérieurs jugés dépendants de l’occupant allemand.
19Il est d’ailleurs remarquable que le ministre français ne parle en cette occasion que « de fidélité et de loyalisme », sans en préciser l’objet ; plus tard, il parlera de patriotisme ; qui, en ces circonstances se targuerait de sentiments contraires ? Surtout pas les partisans de la « dissidence » londonnienne... « La colonie française de México, fort laborieuse, conserve un sentiment d’attachement très élevé à la mère patrie, ne désirant que son relèvement et sa grandeur »... « Nos compatriotes sont en général loyaux, mais, pour les maintenir dans cet état d’esprit, il y aurait intérêt à ce que le gouvernement leur témoignât sa sollicitude et mît cette légation en possession de nouvelles suivies sur la mère patrie. »
20L’avertissement du ministre Bodard est on ne peut plus clair : la colonie est prête, si ce n’est en train, de vaciller. Derrière ces différents rapports se profilent l’indépendance d’esprit de la colonie, peu soumise aux accents de la Révolution nationale, et une certaine résonance — si ce n’est importance — du « mouvement de Gaulle » : « la majeure partie de la colonie adopte une attitude prudente » à l’égard de la France libre20, favorable mais prudente.
21Et c’est là une des clés de la compréhension de l’attitude de la majorité de ces 6 350 Français du Mexique : il n’y a pas de contradiction formelle aux yeux de ces derniers entre le fait de « ne pas cesser d’être unie autour du représentant de la France, ni de rester fidèle au gouvernement (à part une minorité sans importance) » et d’exprimer des sympathies pour le « mouvement de Gaulle » : la colonie bienveillante à l’égard du gaullisme, se montre rarement hostile en public au gouvernement de Vichy, parfois critique mais toujours respectueuse du maréchal.
22Les premiers rapports sur la « situation locale » du 10 septembre et du 9 octobre 1940, rédigés par Jacques Soustelle ne sont malheureusement pas parvenus jusqu’à nous : ce n’est qu’à partir d’avril 1941 que les archives du ministère des Affaires étrangères à Paris deviennent consistantes en ce qui concerne la France libre du Mexique. Toutefois, des renseignements tardifs permettent de cerner les positions de la colonie à la fin de 1940 et pendant le premier trimestre de 1941. A défaut des rapports de la police mexicaine, une « Note pour les service d’information » du 15 avril 1941 signée Jacques Soustelle enregistre une certaine dégradation de la situation ; en outre, il ne semble « pas possible » de « remonter ce courant d’emblée ».21 Pourtant, à l’automne de 1940, la France libre semblait voguer le vent en poupe, poussée par l’attitude du ministre français peu enclin à soutenir ses responsables hiérarchiques. La propagande « gaulliste » et le soutien anglo-saxon gagnaient la colonie à l’idée d’un Vichy aux mains liées. Après l’échec de Dakar (22-25 septembre), l’on sait que Churchill, sans abandonner les gaullistes, chercha un « modus vivendi » avec Vichy. Puis, le départ forcé de Pierre Laval du gouvernement de Vichy en décembre 1940 provoque un repli de l’influence gaulliste au Mexique au début de l’hiver 1941 : pendant les mois de janvier et février 1941, « l’illusion largement répandue par la presse américaine que le gouvernement de Vichy allait résister à l’Allemagne a contribué à créer une dangereuse confusion parmi les Français expatriés et dans l’opinion mexicaine ». L’opinion des Français du Mexique, parallèle à celle des élites mexicaines au moins depuis l’automne 1940, est vivement influencée par les informations qu’elle reçoit ; la légation, n’en recevant pas, n’en diffuse pas ou très peu. Les services britanniques sont le véhicule nécessaire des informations « françaises libres » : celles-ci subissent les avatars des relations Churchill-de Gaulle, même si, au Mexique, ils sont atténués, sans nul doute (par rapport à l’Afrique) par l’étroit lien entre Marett et Soustelle. Reste donc pour l’information régulière du Mexique « l’avenue américaine », peu favorable à la France libre ; car, à Washington, le Secrétariat d’Etat cherche à se concilier Vichy : le 7 janvier 1941, l’amiral Leahy arrive à Vichy. Joints aux aléas de la correspondance entre Français du Mexique et de France, ces facteurs engendrent une incertitude endémique, une timidité relative de la colonie française du Mexique.
23Ainsi, quand au Mexique le nouveau gouvernement de Manuel Avila Camacho prend solidement position aux côtés des Etats-Unis, la colonie française peut être comparée au plus classique Janus bifrons : respectueuse — quand ce n’est « grande admiratrice »22 — du maréchal Pétain « seul apte à gérer » la difficile situation intérieure française, elle regarde simultanément pour l’avenir, vers ce général qui refuse l’armistice23 et exprime sa sympathie à ses représentants locaux. Cette attitude, tout en n’étant pas exceptionnellement originale, n’en est pas moins remarquable par sa précocité et son absence de conflit interne aigu — contrairement, par exemple, à ce qui se passe aux Etats-Unis au même moment. Est remarquable aussi, l’attitude des représentants locaux de Vichy et de la France libre, qui ne cherchent pas, au moins jusqu’en 1942, l’affrontement, mais jouent au contraire de l’ambiguïté de la colonie... D’où pour l’historien d’évidentes difficultés de classification.
Méthodes et progrès des propagandes
24Les choses sont plus claires du côté allemand, bien qu’il existe aussi des dissidents, communistes notamment. La propagande allemande dispose, rappelons-le, de moyens importants, directement prélevés, sous forme d’imposition, par la légation sur les ressortissants qui dépendent d’elle. Cette propagande allemande et totalitaire bénéficie d’un terrain favorable, la « yankee-phobie », du prestige de la force et de la force militaire, d’une agence de presse (dnb — Deutsche Narrichten Büro), de plusieurs journaux dont le Diario Alemán et le Diario de la Guerra ; ce dernier, dirigé par Schumacher, paraît de juin 1940 au 28 mars 1941 [228, p. 323]. Elle dispose également d’une infrastructure solide, tant officielle qu’officieuse. Officiellement, la propagande allemande dispose d’une légation importante, réunissant plus de personnel que les légations britanniques et françaises réunies [365], même avant mai 1940... Mais elle dispose aussi d’organismes de diffusion culturelle efficaces, tel le collège allemand qui s’est installé dans un important et nouvel immeuble en février 1940, de la Casa Alemana (Maison allemande) fondée dès 1848...
25Sous le contrôle remarquablement actif de l’attaché de presse de la légation, Arturo Dietrich, et avec l’actif concours d’un certain Moebius fut créée la Deutsche Volksgemeinschaft en 1938. Celle-ci, sur les indications des dirigeants nazis, regroupe à des fins de propagande l’ensemble de la communauté allemande (à l’exception de récents émigrés anti-nazis), publie les « Mitteilungen » (avant d’être dissoute en 1942)... José Vasconcelos (1881-1959), éminent homme de lettres, ancien ministre inspiré de l’éducation et candidat malheureux à la présidence, se fait à son retour d’exil l’inattendu héraut mexicain de l’Allemagne nazie ! Ainsi, officieusement, et les témoignages divers concordent, la Gestapo se livre depuis 1939 à un important ouvrage en territoire mexicain. Si l’on en croit Jacques Soustelle,
« la Gestapo, solidement organisée au Mexique, commença à s’intéresser à nous (Français libres). Tantôt l’un ou l’autre d’entre nous était filé ou photographié dans la rue pour compléter le fichier de cette institution, tantôt des provocateurs ou des agents ennemis nous étaient dépêchés. Je ris encore, poursuit Soustelle, en me remémorant certain soir où le génial peintre mexicain Diego Rivera était venu à mon bureau très tard pour bavarder, sortit avec moi dans la rue obscure ; nous nous trouvâmes face à face avec un olibrius posté au bas de l’escalier et qui blêmit lorsque Diego, plongeant la main dans une poche de son vaste pantalon de velours, en tira un énorme revolver à barillet, genre Far-West, qu’il lui braqua à deux pouces du visage.
Ce contraste entre Rivera, massif, la chevelure et le sourcil broussailleux, l’œil globuleux, et le chétif indicateur qui balbutiait des explications incohérentes était si comique que je m’exclaffai ; le calme indien de Rivera n’y résista pas et nous nous mîmes à rire de bon cœur... Pendant les dernières semaines qui précèdent Pearl Harbor, les Allemands redoublèrent d’efforts. Un spécialiste, camouflé en paisible touriste venant de Colombie, était arrivé au Mexique pour réorganiser la Gestapo. Il fut bien étonné de se trouver percé à jour et mis dans un camp de concentration24 par la Sûreté mexicaine au lendemain de la déclaration de guerre. Quant à Dietrich, il fut expulsé dès mai ou juin 1941 »... [13, I, p. 222]
26Ces activités de propagande allemande sont attestées par les presses mexicaine et nord-américaine : elles publient régulièrement quelque information sensationnelle plus ou moins fondée sur tel ou tel complot nazi... Les archives diplomatiques font également état de cette intense activité allemande, soutenue par une colonie très patriotique et solidaire de sa métropole (à l’exception toutefois d’émigrés récents anti-nazis, intellectuels ou personnalités tels Stefan Zweig [qui se suicide au Brésil], militants communistes etc.). Dès 1933, Jacques Soustelle se souvient avoir vu soudain se déployer dans les rues de México des drapeaux frappés de la svastika devant les entreprises allemandes... Evoquant certains jours où il fut suivi, Gilbert Médioni, pense que « le cours des événements eut changé, il eut certainement été descendu » [363]...
27Ne perdons pas toutefois de vue que le Mexique est, pendant ces années de guerre, l’une des terres les plus hospitalières du globe pour les exilés de toutes tendances même si, à partir de 1941, l’immigration est quelque peu contrôlée. Relisons par exemple les dernières pages des Mémoires d’un Révolutionnaire [195] de Victor Serge ou de ses Carnets [194] ; ou constatons simplement la multiplicité des propagandes, officielles ou dissidentes, animées par des nationaux impliqués dans le conflit : ces propagandes d’une part n’engendrent qu’exceptionnellement des violences autres que littéraires, et parfois économiques (boycotts, refus d’approvisionnement...), et d’autre part ne font pas l’objet d’une répression mexicaine rigoureuse, au contraire par exemple, du Brésil du président Vargas.
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28Face au puissant courant de la propagande allemande, la propagande britannique semble marquer le pas. Du côté allié néanmoins, fonctionne de manière ininterrompue depuis septembre 1940 un Comité du Mouvement « France Libre » dans la capitale mexicaine : son comité central se réunit au moins une fois par semaine ; Jacques Soustelle assiste à ses séances, « mais sans chercher à y imposer systématiquement son point de vue, préférant laisser à l’initiative de ces bons Français tout ce que leur patriotisme et leur foi leur inspirent ».
29En fait, J. Soustelle est « sûr de leur compréhension et de leur appui » lorsqu’il s’agit de sa « tâche particulière » [13, I, p. 217]. Installé dans les deux pièces de la rue Marsella, le petit groupe réuni autour de J. Soustelle estime supporter le poids de la légitimité française et travaille intensément à la propagande : ce sont ces « éléments avides de jeter le trouble dans l’esprit de nos compatriotes » que vilipende initialement le successeur d’Albert Bodard à la légation de Vichy25 ; ce dernier ne suscite ou n’organise pour autant pas de propagande importante en faveur de Vichy. A ce moment, seuls les « dissidents » travaillent officiellement dans les rangs français à l’élaboration d’une propagande « proprement nationale », républicaine et anti-allemande ; et ce truisme est fondamental : cette propagande seule est capable de retentir dans la caisse de résonance des élites intellectuelles mexicaines, dont les valeurs de souche et de référence restent profondément enracinées dans une culture latine et plus particulièrement française. Condamner 1789, comme le fait la Révolution nationale vichyste, « clouer au pilori Marianne » (Au Pilori, 12 juin 1941) équivaut non seulement à priver la France d’une des clés de voûte de son prestige international, mais aussi à déstabiliser le creuset référentiel des « licenciados » et de la plupart des élites mexicaines. En adéquation avec ce trait fondamental, seule l’action menée par les « gaullistes » mérite, à México, le nom de propagande française. Avec quels moyens cependant ? Extrêmement réduits initialement, mis à part un capital certain de bonne volonté, la France libre mexicaine rencontre une providentielle fortune, aux deux sens du mot :
« Comme je me trouvais, écrit Jacques Soustelle, un jour dans le centre de la ville, devant donner un coup de téléphone, je pénétrai dans un « estanquillo » de la rue San Juan de Latran pour me servir de la cabine publique. En sortant, tandis que je payais ma communication, la boutiquière me pria d’acheter un vingtième de billet de la Loterie Nationale. Je me laissai convaincre. Quelle ne fut pas ma stupéfaction et ma joie quand je m’aperçus, le lendemain, que j’avais gagné cinq mille piastres, soit à peu près cent mille francs ! Ce pactole me permit de faire face aux premières avances nécessaires et aux premiers frais en attendant que Londres pût nous aider. Mes deux collaborateurs et moi ne percevions que notre solde des ffc, qui, même traduite en monnaie mexicaine, n’allait pas très loin » [13, I, p. 2201.
30Tels sont donc les moyens initiaux de la propagande française libre, auxquels il faut ajouter quelque aide — financièrement modeste mais essentielle — de sympathisants locaux. Maigres moyens matériels et financiers donc. La première trace dans les archives d’un versement, outre les soldes, du cnf à Soustelle date du 4 décembre 1941, soit plus d’un an plus tard, lorsque Jacques Soustelle demande des instructions quant à l’utilisation du premier versement « d’un fonds spécial publications20 ».
« (Les) fonds doivent permettre aux Comités de réimprimer et redistribuer (les) documents que nous leur envoyons et qu’ils jugent opportun de diffuser. Nous pouvons alors sans inconvénient n’envoyer que quelques exemplaires de chaque document.
Vous pouvez réimprimer photos, films et écrits individuellement ou utiliser (une) partie des documents dans vos publications déjà existantes. Nous vous laissons (toute) latitude pour juger vous-même des formes les plus utiles de diffusion pour votre région (Mexique, Amérique centrale, Caraïbes). Vous n’avez naturellement pas besoin de dépenser les fonds dans le mois même où vous les recevez... »
31C’est donc seulement à partir de décembre 1941 que Jacques Soustelle dispose d’un fonds spécifique destiné aux publications de propagande ; son montant, modeste, de 200 livres britanniques mensuelles (environ 4 000 pesos mexicains) est versé par le Comité national français. A cette somme allouée par Londres à des fins de propagande écrite, il faut ajouter les dons de particuliers pour le journal mexicain France libre (487 pesos/février 1942) et le produit de quêtes effectuées lors de diverses occasions (269 pesos/février 1942). Au total, le Comité France libre recueille, en février 1942, pour son domaine publication 4 646 pesos (232 livres), soit une somme modeste. En retour, le total cumulé des sommes versées à la même date au compte bancaire du général de Gaulle à México par le Comité central du Mexique est de : 159 000 pesos (7 950 livres), transmis aux organes centraux de la France libre.
32L’attribution par la France libre londonienne de crédits réguliers destinés à la propagande au Mexique est contemporaine du voyage du capitaine Lavergne en Amérique centrale et au Mexique ; voyage de propagande, de représentation personnelle du général de Gaulle, mais certainement aussi mission de supervision — si ce n’est d’inspection. Car l’organisation « France libre » se structure progressivement...
33Après les accords Churchill-de Gaulle signés le 7 août 1940, Jacques Soustelle est désigné comme organisateur de la propagande française libre le 30 septembre de la même année. Il coordonne ainsi, supervise et contrôle la zone suivante : Mexique, Guatemala, Salvador, Flonduras, Nicaragua, Costa Rica, Panama, Colombie, Venezuela, Cuba, la République Dominicaine, Porto-Rico et Haïti... Courroie de transmission26 en matière de propagande et d’information entre Carlton Gardens et les comités locaux « France libre », le représentant personnel du général de Gaulle pour cette zone est l’un des pivots régionaux des Affaires étrangères du Comité national français (Dejean-Escarra) lors de sa création en septembre 1941. Les interlocuteurs hiérarchiques de Soustelle à Londres sont les « Affaires extérieures et économiques » de la France libre et le commissariat de Diethelm dont l’Information est une des charges. Dès août 1940, P O. Lapie est en charge des Affaires extérieures et des colonies ; puis René Pleven, assisté pour les affaires extérieures du commandant Hackin, célèbre archéologue orientaliste que connaît bien Soustelle ; sous Hackin, le professeur commandant de réserve Escarra est chargé des relations avec le Foreign Office et les gouvernements étrangers, et le lieutenant d’Ollonde (E. d’Harcourt) des relations avec les représentants et les comités de la France libre [139, p. 314]...
34Tels sont les interlocuteurs habituels de Soustelle et Médioni ; jusqu’au moment où Maurice Dejean devient commissaire national aux Affaires étrangères du cnf nouvellement créé (septembre 1941). Tout ce personnel des Affaires extérieures de la France libre a un but qu’exprime fort bien un diplomate allié, François Coulet... « Avoir une représentation diplomatique est le privilège d’un Etat indépendant et sans doute le signe le plus indiscutable de sa souveraineté ». De là, l’importance potentielle de la tâche de Soustelle et de Médioni au Mexique et le but primordial qui leur est assigné en Amérique centrale et aux Caraïbes, surtout en considération de la lenteur du recrutement de la France libre — généralité non valable au Mexique.
35De là encore procède l’importance de cette propagande dont les thèmes et l’orientation générale varient quelque peu suivant que l’on s’adresse aux Français du Mexique et des pays de la zone ou aux nationaux de chaque pays. Mais, l’autonomie est la règle imposée par les circonstances et l’empirisme local, la méthode la plus couramment utilisée ; ceci jusqu’au premier voyage de Soustelle à Londres en décembre 1940 et janvier 1941 : il a été en effet l’occasion de poser les principes d’une organisation cohérente et hiérarchisée de l’information.
36Deux notes de J. Soustelle permettent de cerner avec précision les tenants, les circuits, les aboutissants de cette propagande et d’en dégager précisément les thèmes directeurs27. L’une est contemporaine du premier voyage à Londres de son auteur et date donc de la mi-janvier 1941 ; selon celle-ci, toute propagande efficace doit avoir « pour thèmes quelques idées directrices simples répétées avec persévérance sous divers aspects et se résumant en slogans ; il est de première importance que les agents, représentants des comités à l’étranger soient périodiquement tenus au courant des thèmes à traiter, et alimentés en slogans »... Après l’apprentissage du premier semestre 1940, se révèlent l’année suivante les talents d’organisateur du futur chef des services spéciaux de la France combattante (novembre 1943). Pour lors, il s’agit de coordonner et synchroniser les initiatives et bonnes volontés qui, en Amérique centrale et dans les Caraïbes, fusent dans toutes les directions et selon les modalités les plus diverses. C’est dans cet ordre d’idée que J. Soustelle souligne :
« Nos partisans français appartiennent à toutes les nuances politiques de l’avant-guerre, ou plutôt appartenaient à ces diverses nuances. »
37J. Soustelle est l’un des rares individus ralliés en Amérique à être rompu à ces tâches de propagande : il en est logiquement le promoteur et l’unificateur régional, désigné par le général de Gaulle. Il fait donc au Mexique des débuts qui le conduisent en 1942 à la fonction de Commissaire national à l’Information, puis de directeur général des Services spéciaux à Alger en 1943. Au Mexique, Signoret, l’ancien supérieur hiérarchique de Soustelle eût pu théoriquement — puisqu’il se rallia lui aussi — être substitué à Soustelle ; mais la jeunesse, l’énergie de ce brillant normalien autant que son immédiate détermination anti-armistice le désignèrent de fait.
38J. Soustelle pense qu’en marge des thèmes à aborder il convient d’attirer « l’attention des Comités sur le fait que la propagande constitue une de leurs tâches primordiales ». Un membre au moins de chaque comité doit, selon lui, se spécialiser dans ce travail. « En liaison, le cas échéant, avec le représentant local du général de Gaulle », il enverra à Londres « toutes les indications utiles sur l’état de l’opinion et ses variations, les tendances de la presse, etc., et recevra les instructions » quant aux thèmes à aborder28. J. Soustelle développe très logiquement les directives qu’il a expérimentées lui-même au Mexique : diffusion de la responsabilité, hiérarchisée, avec pour finalité une plus grande efficacité, une meilleure pertinence et la répartition de la charge de la propagande.
39A l’automne de 1941, les principaux thèmes abordés par Jacques Soustelle et les Français libres d’Amérique centrale sont les suivants :
40a) le problème français n’intéresse pas seulement les Français mais le monde entier. « On ne saurait concevoir un monde civilisé sans une France libre et fidèle à sa tradition latine, libérale et humaniste » (tous termes chaleureusement accueillis parmi les élites mexicaines) ;
41b) le général de Gaulle n’est pas seulement un héros national français, mais une des grandes figures de l’humanité moderne. « Il sauvera la France pour l’humanité »... cette conception héroïque se calque parfaitement sur celle de la littérature mexicaine ; à tel point que l’on trouvera plus tard de Gaulle et Soustelle qualifiés un peu étonnamment de « machos », en dépit du sens traditionnellement plus restreint de ce terme. Cette conception héroïque est en parfaite adéquation avec la règle fondamentale naissante de la diplomatie mexicaine, la défense systématique des principes (démocratie, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes...), règle qui reste aujourd’hui affichée comme le fondement essentiel théorique des relations internationales du Mexique...
42c) l’historique du mouvement « France libre » et les « origines » :
431. fidélité à la parole donnée. 2. Nécessité de sauver la France, qui disparaîtrait totalement dans une Europe dominée par le « nouvel ordre ». 3. Le général de Gaulle, qui a été « le premier à comprendre la guerre motorisée, eut aussi le mérite de voir que cette guerre serait mondiale, d’où de solides raisons d’espérer. Son geste héroïque n’était pas une vaine bravade, mais se fondait sur une analyse profonde de la nature de la guerre ».
44d) Les Lorces Lrançaises Libres. Leur développement, leurs résultats (surtout après les campagnes de Syrie et d’Afrique). Les volontaires qui s’évadent de France (le professeur Paul Rivet, par exemple, l’un des maîtres à penser de Soustelle, s’évadant par le réseau « Musée de l’Homme » dont on connaît le tragique démantèlement).
45e) Les territoires ralliés : le Conseil de Défense de l’Empire et la déclaration organique du général de Gaulle, avec, en particulier, tout ce qui concerne le régime de la France après la guerre.
46f) « Par contraste Vichy prétend réaliser une révolution nationale, dans un pays ruiné, aux 3/4 occupé, sous la botte allemande. »
47g) L’illégitimité du gouvernement de Vichy (il est parfois question « d’illégalité »).
48h) La politique de collaboration.
491. Sur le plan économique, l’indemnité de 400 millions, le retour à la terre. L’exploitation « éhontée » de la France par les Allemands ; d’où « ruine de la France au profit du Herrenvolk allemand ».
502. Sur le plan politique et culturel, création en France de partis et d’institutions calqués sur ceux de l’ennemi, lois raciales, épuration des bibliothèques, etc.
513. Sur le plan militaire, infiltration allemande en Afrique du nord et en Syrie, cession de l’Indochine (le 2 août 1940, le Japon ayant exigé des bases ; le 26 septembre des troupes japonaises débarquaient au Tonkin).
524. Comment, connaissant « Mein Kampf » (avec citations à l’appui) et l’éternel objectif du pangermanisme (ibid.), peut-on attendre quoi que ce soit d’une prétendue « collaboration » avec l’Allemagne ?
53i) Le peuple français n’a pas mérité cette situation, et n’accepte pas la collaboration. Ce serait commettre la plus effroyable injustice que de rendre les Français responsables de l’attitude de Vichy.
54j) La résistance française : publications clandestines, sabotages, évasions de volontaires (anecdotes).
55k) La majorité écrasante des Français est avec la France libre, à l’étranger comme en France.
56l) La France libre n’est ni un parti politique ni une faction. « Les factieux, c’est la minorité qui s’est emparée du pouvoir et le garde sous la protection ennemie ». Les « Français libres » sont seulement ceux qui ont eu la possibilité de ne pas tomber sous la domination directe de l’ennemi et de pouvoir continuer la lutte. Ils sont l’avant-garde de la nation française et n’aspirent qu’à se fondre à nouveau dans l’unité nationale retrouvée.
57m) Tous les Français, libres ou opprimés, sont d’accord sur un programme minimum qu’on pourrait résumer ainsi :
- Libération du territoire.
- Libre détermination de la nation française dans le choix de ses institutions qui ne sauraient ni consister en une résurrection des abus et des vices du passé, ni en l’imitation des régimes étrangers ;
- Coopération avec les Alliés et, après la victoire, avec tous les peuples libres.
58n) Les Français libres se sont prononcés en rebelles contre la capitulation et ses suites, mais c’est pour sauver et maintenir les plus « sacrées des traditions françaises ».
59o) Après la guerre, « la France libérée reprendra son rôle traditionnel de lien entre l’Europe et l’Amérique latine, à laquelle elle est unie par l’histoire et par une civilisation commune ».
60Dès le printemps 1941, deux organisations de la France libre fonctionnent donc au Mexique, avec des objectifs complémentaires :
- Le Centre d’information, future Délégation, dirigé par J. Soustelle et G. Médioni, coordonne pour l’Amérique centrale, le Mexique et les Antilles la propagande et l’expansion de la France libre. Il sert aussi d’intermédiaire entre le général de Gaulle et les gouvernements de la zone concernée.
- Le Comité (central), dirigé par G. Pinson, coordonne pour le territoire mexicain les comités locaux de soutien à la France libre et sert de relai immédiat du Centre d’information au Mexique.
61LA CONTINUITÉ REPRÉSENTATIVE FRANÇAISE AU MEXIQUE
De la légation de Vichy à la France libre : cohésion avec la Grande-Bretagne
62« Extract from México dated 3 January
... « In this Post from the beginning there has been the very closest cooperation with the French, so that this matter presents no problem whatsoever in México. We agree that the majority of the educated and monied classes in México are francophile and there can be no doubt that our own propaganda has benefited from the close contact which we have maintained with the French community. I should say that at least 99 % of the French community can be described as Free French. »
63Ministère britannique de l’Information.
La continuité représentative française et collaboration franco-anglaise. Cf. texte page précédente
México place forte des mouvements « libres »
Parallèlement au développement du mouvement « France libre » à México — et au Mexique plus généralement —, différents groupes nationaux s’affirment comme représentants en exil de leur pays. Le mouvement « France libre » n’est, en aucune manière, un cas isolé, quoique singulier ; en Angleterre et aux Etats-Unis, de tels groupements ont vu le jour ; en Angleterre, des gouvernements en exil ont poursuivi une activité propre... Toutefois, le Mexique offre, en Amérique, une possibilité d’alternative intéressante, en tant que pays libre peu directement lié au conflit mondial et à gouvernement officiellement démocratique.
Sans avoir toujours des données chronologiques sûres, on peut donner de ces mouvements quelques repères utiles à l’insertion et la compréhension des données purement franco-mexicaines dans un contexte plus ample.
Belgique — Gouvernement : Londres (en exil).
Le président de la Chambre des députés belge, van Cauwelaert, accomplit un grand voyage de propagande à travers toute l’Amérique à la fin de l’automne 1941 ; il reste quinze jours au Mexique durant la première moitié de décembre. « Il a pris ici de très nombreux contacts, en particulier dans les milieux du Gouvernement mexicain. Ces contacts lui ont été facilités par le sous-secrétaire d’Etat mexicain aux Relations extérieures, qui était ministre du Mexique à Bruxelles lors de l’invasion de la Belgique »1.
« M. van Cauwelaert, qui est de l’avis général un excellent orateur, a fait ici plusieurs conférences. Il s’est naturellement beaucoup étendu sur l’attitude de la Belgique en face de l’agression allemande et a repoussé les attaques qui avaient été portées contre son souverain. Il a fait, mais en termes mesurés, le procès de la politique française, en se gardant d’ailleurs d’attaquer la personne de M. le maréchal Pétain.
« La dernière de ces conférences a été consacrée à « Hitler et le christianisme ». L’orateur a très heureusement souligné2 le caractère foncièrement anti-chrétien du mouvement national-socialiste et marqué qu’une victoire allemande menacerait de ruine toute la civilisation chrétienne. Ces conférences paraissent avoir eu un vif écho dans l’opinion d'ici »3 M. van Cauwelaert est très apprécié des services nord-américains.
De manière permanente, de nombreux Belges figurent dans les comités pro-alliés et appuient efficacement l’action de propagande de la France libre en territoire mexicain (Lauridan...), de telle sorte que leur action est très souvent indissociable de celle des groupes précités.
Dans les premiers jours de décembre 1941, le Mexique accrédite un représentant diplomatique devant le gouvernement « libre » de Belgique (Londres).
Tchécoslovaquie — Gouvernement en exil à Londres (Psdt Benes).
Relations rompues entre le gouvernement mexicain et le gouvernement tchèque lors de l’entrée des troupes allemandes à Prague (1939) ; renouées (avec le gouvernement tchèque en exil) le 26 mars 1942 dans la lignée des décisions prises lors de la Conférence panaméricaine de Rio de Janeiro (maintenir des relations avec les pays occupés qui luttent pour leur souveraineté et qui ne collaborent pas avec les agresseurs).
Gustave Luders de Negri, chargé d’affaires par intérim du gouvernement mexicain/gouvernement tchèque (Londres).
Karl Wendel, ibid. tchèque/mexicain4.
Peu de citoyens tchèques au Mexique ; quelques noms transparaissent toutefois dans les manifestations de soutien à la France libre. Apparemment pas de problème de dissidence important parmi les Tchèques résidant au Mexique opposés au gouvernement de Prague.
Roumanie — Pas de gouvernement formé en exil (1942). Deux mouvements distincts (Mexique et Etats-Unis). L’ex-roi de Roumanie, Carol, après un séjour à La Havane, s’installe à México le 28 juillet 1941 (résidence à Coyoacan en compagnie de madame Lupescu et de son chambellan Urdarianu). Il n’a pas abdiqué. Pendant les premiers mois de son installation, il s’abstient de toute appréciation sur les événements politiques et militaires de l’Europe ; cette discrétion peut s’expliquer, au moins partiellement, par le souci de ménager la situation de son fils en Roumanie ; son entourage fait d’ailleurs valoir qu’il n’a pas abdiqué, qu’il a quitté son pays par suite d’une pression étrangère et qu’il s’en considère toujours le légitime souverain. Il se contente durant ces mois de fréquenter une partie de la société cosmopolite de México, auprès de laquelle lui-même et madame Lupescu paraissent avoir remporté un succès mondain plus marqué qu’à La Havane. Pressenti pour une invitation à déjeuner à la légation de France fin 1941, son chambellan répondit que le Roi s’était fait une règle, en raison de sa position personnelle et des événements européens, de ne se rendre dans aucune légation d’un pays d’Europe ou d’une « puissance belligérante ».
Il semble que dès le début de son séjour il ait été sollicité, par un certain nombre de ses compatriotes émigrés au Mexique, en vue de prendre la tête d’un mouvement de « Roumains libres ».
Un groupement de cette nature a pourtant déjà été organisé aux Etats-Unis par l’ancien ministre de Roumanie à Washington, Davila ; ce dernier a pris une position anti-dynastique et, misant sur la victoire alliée, espère voir s’instituer, grâce à celle-ci, dans son pays un régime démocratique et républicain... Quant au Roi Carol, ce serait pour protéger, face à toute éventualité, les intérêts de la couronne qu’il aurait fini par accepter — après de longues réflexions et après l'entrée en guerre des Etats-Unis — de collaborer avec les Alliés en vue de la libération du royaume danubien ; son principal appui semble avoir été constitué par un groupe de Roumains établis au Mexique, en majorité israélites.
L’initiative du roi Carol ne semble toutefois pas avoir reçu du gouvernement de Etats-Unis un accueil encourageant : s’agissant d’une restauration dynastique, cela n’est guère surprenant. Des difficultés sont ainsi faites au roi Carol pour la délivrance d’un visa lui permettant de se rendre, même temporairement, aux Etats-Unis ; de plus, au début de février 1942, Sumner Welles déclare que le rétablissement du roi Carol sur le trône ne constitue pas un des buts de guerre des Alliés.
Pourtant, au Mexique, les défenseurs du roi de Roumanie justifient la volonté de restauration du roi en faisant valoir la grande popularité dont il jouirait dans son pays. En 1942 cependant, il ne semble pas que le nouveau mouvement des « Roumains libres » soit appelé à un grand avenir dans le domaine international : durant le premier semestre, ce mouvement non soutenu par le département d’Etat américain ni vraisemblablement par celui de la Cour de Saint James fait très peu parler de lui ; sa principale contribution à la cause des Alliés semblent être de l’ordre de la campagne du « V pour Victoire », insigne alphabétique que le roi arbore toujours depuis à la boutonnière ; le 10 mai, à l’occasion du 65e anniversaire de l’indépendance roumaine, messe et banquet réunissent tous les « Roumains libres » et quelques représentations dont celle de l’association « Pro-Francia Libre » ; à cette date, le mouvement constitué à México comprendrait officiellement « plusieurs milliers de Roumains »5, chiffre difficilement vérifiable.
Autriche — Gouvernement autrichien en exil ; président Hans Rott, Toronto, Canada.
En juin 1941, témoignage de l’existence d’un mouvement autrichien « libre » au Mexique6 ; comme dans d’autres pays d’Amérique centrale.
La délégation « Mexique-Amérique centrale » de ce mouvement « autrichien libre » est dirigée par un ancien fonctionnaire du Baleplatz, Pizarello de Helensburg. En juin 1942, celui-ci déclare au journal « Excelsior » que, de tous les gouvernements de l’Amérique latine, celui du Mexique a été le seul à protester devant la Société des Nations, dès le 19 mars 1938, contre l’annexion de l’Autriche par le Reich ; il ajoute qu’il n’y a cependant que la République du Costa-Rica qui ait reconnu, en juillet 1941, la légitimité du gouvernement autrichien en exil au Canada ; son président, Hans Rott, est un membre du dernier gouvernement de Vienne avant l’Anschluss, et, à ce titre, il serait qualifié pour agir, selon les Accords de la Haye de 1907, comme le chef de l’Etat autrichien en exil. Pizarello de Helensburg conclut une interview par un éloge de Fabela, gouverneur de l’Etat de México en 1942 qui ne ménage pas son soutien à la cause des mouvements anti-totalitaires ; Fabela représentait en 1938 le Mexique à Genève à la SDN et y soutint la cause de l’Autriche au nom du président Cárdenas.
Pas d’unanimité d’opinion en matière politique au sein de l'émigration autrichienne : en juin 1942, le Comité « Autriche libre » de México met en garde le public contre les agissements d’un groupement intitulé « Action République Autrichienne » ; ce groupe n’aurait pas l’appui du « Gouvernement autrichien en exil », représenté par le Comité « Autriche libre » ; il serait composé d’éléments de gauche et d’extrême gauche... soupçonnés par le Comité « Autriche libre » de travailler en accord avec les Allemands et d’être secrètement partisans de l’Anschluss.
Allemagne :
Peu de traces dans les Archives diplomatiques françaises d’un éventuel mouvement « Allemagne libre » ; pas de souvenir non plus chez les témoins mexicains ou français interrogés.
Ce mouvement « Freies Deutschland » est cependant le seul à avoir les honneurs du dictionnaire biographique Porrua [2] : « Plus qu’une société, ce fut un mouvement antinazi... Fondé au Mexique en 1940. Il a créé une maison d’édition « El Libro Libre » en 1941. Il diffusa ses idées par le moyen de cours, de concerts, de représentations théâtrales, etc. Comme la majeure partie des membres étaient israélites ou ennemis du nazisme, après la chute de celui-ci la plupart regagnèrent l’Allemagne et la société se dissolut ».
Un livre [235], paru à Berlin-est en 1974, retrace l’histoire de ce mouvement très minoritaire coupé de la colonie allemande, d’implantation ancienne.
L’auteur, qui ne dissimule pas dans son ouvrage son point de vue marxiste-léniniste, écrit donc l’histoire d’un groupe assez restreint de membres et de sympathisants de l'Internationale communiste réfugiés à México ; ce groupe comprend en outre quelques Français dont Brigitte Chatel, Simone Téry, André Simone...
Ce mouvement semble pouvoir se définir comme une association anti-nazie d’intellectuels de langue allemande et philomarxistes.
Pologne — Gouvernement Londres ; représentant à México.
Pays-Bas — Ibid.
Espagne — Voir les chapitres consacrés à cette question.
L’accord franco-mexicain du 23 août 1940 sur les réfugiés espagnols
64La signature de la convention d’armistice franco-allemand le 22 juin 1940 ne résoud aucunement le problème des réfugiés espagnols en territoire français. Environ 125 000 réfugiés s’inquiétent, au contraire, du sort que peut leur réserver l’avenir.
Du 22 juin au 23 août : avant l’accord
65En France, « la défaite avive encore une xénophobie de défense qui n’avait fait que croître au long des années 30 » ; toute crise affaiblit le sens de l’hospitalité [148]. En 1930, les travailleurs étrangers, notamment des ouvriers agricoles d’origine espagnole dans le sud-ouest, représentaient plus de 4 % de la population totale française, selon une thèse récente ; dès 1932 cependant, la main-d’œuvre étrangère fut contingentée. Aux travailleurs, s’ajoutent avant 1940 les réfugiés chassés par la victoire franquiste, après que la République espagnole a livré ses derniers combats : la France, traditionnel refuge des exilés, ouvre ses frontières, non sans atermoiements. Mais les menaces de guerre, puis la guerre elle-même rendent ces réfugiés fort embarrassants pour la diplomatie française : sans même considérer les opinions politiques hors-saison d’une partie de ces réfugiés (surtout depuis le Pacte germano-soviétique), ces réfugiés mettent en danger la neutralité des relations avec l’Espagne. Depuis la nomination de Pétain comme ambassadeur auprès de Franco en 1939, la surveillance à exercer sur les républicains en exil est devenue l’un des grands problèmes intérieurs à régler. Car si Daladier a reconnu Franco, c’est pour s’assurer de la neutralité de l’Espagne en cas de guerre avec l’Allemagne. « En outre, la présence de tant d’Espagnols “rouges” inquiète les conservateurs français : ceux-ci rappellent par exemple que Pétain avait dû interner les soldats russes à la Courtine pendant les mutineries de 1917 »... Prévoyante, la IIIe République a donc imposé les 2 et 4 mai 1938 de sévères mesures de sécurité. Arthur Koestler raconte par exemple, dans l’Ecume de la terre, les quatre mois qu’il passa en 1939-1940 dans « les camps de concentration pour étrangers indésirables »... Contrairement à d’autres pays européens, la France n’a pas souhaité utiliser globalement cette main-d’œuvre supplémentaire dans les circuits économiques énergiquement sollicités par la guerre imminente, puis présente.
66Cependant, l’expression « la France aux Français », expression d’Edouard Drumont reprise par Maurras et hurlée par les manifestants du 6 février 1934, « atteint à la respectabilité » lorsqu’elle devient le 25 juillet 1940 le titre de l’éditorial d’un des plus grands quotidiens français, Le Temps. Car Vichy va loin : les chômeurs sont plus nombreux que pendant la dépression et les réfugiés constituent un risque potentiel de troubles ; le gouvernement s’accorde donc le droit d’interner tout étranger de sexe masculin ayant entre 18 et 45 ans, tant que la main-d’œuvre sera excédentaire29 ; il crée, par là même, ses propres camps de concentration. Depuis le 22 juillet 1940, fonctionne de plus une commission pour la révision des naturalisations, laquelle retire la nationalité française à 15 154 réfugiés de diverses origines — assez peu d’« Espagnols » républicains cependant, semble-t-il.
67En 1939 déjà, le député des Basses-Pyrénées, Ybarnegaray, demandait à la Chambre que l’on rejette le « poids écrasant » des réfugiés espagnols en France ; le 8 juillet 1940, le maréchal Pétain qualifie ces derniers « d’indésirables » au cours d’une entrevue diplomatique et donne son accord de principe à un projet de réémigration massive ; Laval, en 1942, parle de « rouges » indésirables, dont le gouvernement français désire se débarrasser » ; en janvier 1943, le cabinet Giraud déclare au représentant américain qu’il est « disposé... à se débarrasser des Espagnols maintenus depuis la guerre civile uniquement parce qu’ils constituent un danger pour l’ordre public » ; en 1944 l’attitude du gouvernement provisoire, est dominée par le sentiment d’un héritage difficile et oscille entre l’admiration pour la valeur militaire des réfugiés dans la résistance et l’armée de libération, et l’inquiétude vis-à-vis d’une possible subversion communiste30. La tonalité du problème est ainsi donnée : quelle a été la politique adoptée par le gouvernement de Vichy vis-à-vis des quelque 120 000 à 140 000 réfugiés espagnols de France et d’Afrique du Nord ? Quelles en sont les éventuelles spécificités ? Quel est son degré d’autonomie proprement nationale ? Tandis que la politique de Vichy à l’égard des Juifs a été, par exemple, finement étudiée et qu’il a été clairement montré que « les mesures de Vichy contre les Juifs sont d’origine française »31, celle à l’égard des réfugiés espagnols reste encore dans une pénombre documentaire : un important accord franco-mexicain du 23 août 1940 sur les réfugiés espagnols contribue à combler cette lacune.
L’accord franco-mexicain
68Ce texte est récemment apparu dans les archives du ministère des Affaires étrangères français, dans la série Guerre 1939-1945 Vichy Amérique (Espagne) volume 284, feuillets 1 à 7. Mais on trouve aussi :
- de nombreuses autres allusions et références contenues dans les archives du Quai d’Orsay32 ;
- plusieurs documents de la Délégation française auprès de la Commission allemande d’armistice (dfcaa)33 ;
- la publication, sans référence de sources, du texte de la proposition mexicaine à México en 1973 par Pareyón Azpeitia dans son livre « Cárdenas ante el mundo » (pp. 133-135) et à Madrid en 1977 par M. Javier Rubio dans sa somme « El exilio espanõl de la guerra civil de 1936-1939 », troisième volume, (p. 921-924) ;
- la publication in extenso de l’accord par M. Javier Rubio ; sans indication de source ;
- des allusions à cet accord dans la presse mexicaine des années 1940-1942 et la presse française des premiers jours de septembre 1940.
69Le document est un accord diplomatique bilatéral, entre le gouvernement mexicain du général Lázaro Cárdenas et l’Etat français du maréchal Pétain. Le texte est constitué d’une lettre du ministère français des Affaires étrangères adressée à la légation du Mexique à Vichy incluant :
- le texte de la lettre du 22 août 1940 du ministre mexicain à Vichy, Luis I. Rodriguez, proposant les termes de l’accord ;
- l’accord sous forme d’une réponse affirmative du ministre français Paul Baudoin, datée du 23 août 1940.
70La proposition mexicaine concernant les réfugiés espagnols doit être comprise comme un aboutissement : avec la défaite, le poids économique des réfugiés devient « écrasant » ; avec la signature de l’armistice, c’est le statut de réfugié qui, par l’article 19 de la Convention, est gravement remis en cause. Le président Cárdenas, démocrate convaincu, soutien et porte-parole inébranlable de la République espagnole, soucieux aussi de restaurer le crédit international de son pays en se présentant comme « l’apôtre du droit face à la guerre en Europe », a déjà accueilli au Mexique avant l’été 1940 près de 10 000 réfugiés espagnols ayant transité par la France. Dans les premiers jours de l’été 1940, Cárdenas demande à son représentant en France d’entrer en contact avec le nouveau gouvernement français afin d’aider à la solution du problème des réfugiés espagnols34. Le 8 juillet, Rodriguez est reçu à Vichy par Pétain ; cette entrevue engendre la réunion, le 23 juillet, d’une commission franco-mexicaine chargée d’étudier le problème (Bressy, de Seguin, Lagarde, Fourcade, Perrin, Dumas, Ménard et Vezin, côté français ; le ministre, le consul général et quatre autres membres de la légation, côté mexicain). Les travaux de cette commission aboutissent directement au texte de l’accord.
71Par cet accord, le gouvernement mexicain d’une part s’affirme prêt à accueillir au Mexique tous ceux des réfugiés espagnols en territoire français qui, librement, en feront la demande fart. 1), prenant à sa charge leur transport (art. 3) ; d’autre part, il s’engage à « contribuer » par l’intermédiaire de sa légation à subvenir aux besoins de tous les réfugiés espagnols ne recevant pas d’aide du gouvernement français, en attendant leur émigration (art. 2).
72Le gouvernement français réaffirme quant à lui respecter le droit d’asile accordé aux réfugiés et exclure toute extradition pour raison politique ainsi que toute répression qui ne soit pas de la compétence des tribunaux français (art. 2) ; il s’engage à ce que son administration collabore « étroitement » avec l’organisme mexicain spécialement créé afin de prendre en charge la réémigration.
73L’accord, moyennant une garantie minimale des droits des réfugiés par le gouvernement de Vichy, assure ce dernier d’être à terme déchargé de tout ou partie de ce poids économique d’abord, politique ensuite, constitué par les réfugiés. En contrepartie de son accueil, le Mexique voit dissipée la menace d’une possible extension de l’article 19 de la Convention d’armistice à d’autres ressortissants étrangers que les Allemands : remise aux autorités nationales des ressortissants ; surtout, le pays de la première révolution du XXe siècle connaît ou espère connaître avec cet accord sa réhabilitation juridique internationale, donnant même une leçon de droit et d’hospitalité à l’une des puissances mondiales traditionnellement connues pour ces deux raisons.
Après l’accord du 23 août 1940
74Sur un peu plus de 120 000 réfugiés en France métropolitaine (été 1940), une partie importante se trouve en zone occupée (1/4, 1/3 ?) et se trouve d’emblée en marge de l’accord. Ce paramètre étant considéré, la portée apparente de l’accord peut se juger au moyen de quelques chiffres : ont émigré au Mexique en 1939 7 397 réfugiés ; en 1940 (surtout avant juin) 2 055 ; en 1941, 1917 ; en 1942, 3 055. On constate donc une pérennité du courant d’émigration vers le Mexique, révélatrice d’une certaine continuité de la volonté politique française de se décharger du problème espagnol, avant comme après l’armistice : les documents publiés de la dfcaa attestent, au moins jusqu’à la fin 1941, du volontarisme de la politique vichyste en ce domaine. Soulignons cependant qu’à partir du 9 novembre 1942 au moins, l’accord devient caduc avec la rupture des relations franco-mexicaines, elle-même liée au débarquement allié en Afrique du Nord.
75La mise en œuvre de l’accord est assez lente, en raison de la constitution de l’organisme mexicain d’émigration, de la mise au point des papiers nécessaires à l’émigration, et du changement de gouvernement au Mexique (donc des mutations diplomatiques inhérentes). En octobre 1940, une circulaire d’information sur l’accord est diffusée par la légation mexicaine auprès des réfugiés espagnols35 ; en novembre et décembre se mettent en place les premiers mouvements migratoires et, au plus tard courant janvier 1941, les premiers mouvements de réfugiés s’embarquent à Marseille pour l’Amérique latine : l’« Alsina » appareille de Marseille, par exemple, le 15 janvier avec 165 réfugiés à son bord.
76En ce qui concerne la protection des réfugiés — en zone libre seulement —, tandis que le printemps 1940 avait connu quelques rapatriements largement « encouragés » par les autorités françaises, jusqu’à preuve du contraire Vichy ne semble pas avoir extradé ou remis de force des Espagnols au gouvernement nationaliste avant février 1942 ; toutefois, les autorités françaises du Maroc remettent à leurs homologues espagnols le dirigeant anarcho-syndicaliste Cipriano Mera. Mais, l’accord ne précisant rien à ce sujet et ne pouvant rien prévoir en raison de l’article 10 de la Convention d’armistice, tandis qu’au printemps 1940, les camps de réfugiés s’étaient vidés d’une importante partie de leurs réfugiés, ces camps se remplissent à nouveau dès la démobilisation et la signature de l’armistice. En outre, dès décembre 1941, 3 500 réfugiés espagnols sont envoyés comme travailleurs en zone occupée : 40 000 Espagnols des deux zones sont de même envoyés en Allemagne pendant la guerre36 en vertu de la loi du 27 septembre 1940 qui reprend celle d’avril 1939 et établit le travail obligatoire des réfugiés. L’arsenal législatif (17-07 — 16-08 — 10-09-1940) tend alors à concrétiser la xénophobie des années 1930, comme l’a bien montré Pierre Guillaume37.
77Les limites à l’application de l’accord du 23 août 1940 viennent pour l’essentiel de deux directions : Mexique et, surtout, Allemagne.
78— Au Mexique, le président Manuel Avila Camacho succède à Lázaro Cárdenas le 1er décembre 1940 : priorité est donnée au développement économique, la politique extérieure mexicaine s’alignant globalement sur celle de Washington. Contrairement à son prédécesseur, le nouveau président n’éprouve strictement aucune sympathie pour tout ce qui, de près ou de loin, est Hé à la IIIe Internationale ; face à une situation économique intérieure difficile, à une opinion hostile à l’immigration espagnole et alors qu’en France les structures de l’émigration commencent à fonctionner, le gouvernement mexicain publie des décrets (21 janvier et mars 1941) restreignant et réglementant l’immigration.
79— Pour l’Allemagne, sont d’emblée exclus de l’accord, outre les Espagnols prisonniers, pour lesquels Vichy ne demandera pas l’application des Conventions internationales, les nombreux réfugiés des Compagnies de travailleurs, majoritairement passées sous contrôle allemand après la défaite. Plus généralement, semblent exclus du bénéfice de l’accord les réfugiés espagnols de la zone occupée. Surtout, les négociations franco-mexicaines de juillet-août 1940 engendrent, de la part du gouvernement allemand (tenu au courant par Vichy et México), une démarche vis-à-vis de l’Espagne : le gouvernement allemand demande au gouvernement nationaliste son avis sur le projet franco-mexicain ; le gouvernement espagnol déclare ne pas voir d’inconvénient à l’application de l’accord, sauf pour environ 800 personnes dont il remet la liste à l’ambassadeur allemand le 8 août 194038. Dans un premier temps donc, le gouvernement allemand fait sienne cette position qu’il transmet à la France par la Commission d’armistice : première restriction importante à l’accord.
80Mais c’est après Montoire, en novembre 1940, que la position allemande se modifie radicalement : la Commission allemande d’armistice signale alors qu’en raison de l’article 10 de la Convention elle s’oppose au départ d’un contingent de 500 Espagnols prêts à embarquer39 : l’article 10 prévoit que la France n’entreprendra « aucune action hostile contre le Reich » et empêchera tout transfert à caractère militaire à l’étranger. Cette interprétation de l’article 10 est vivement contestée par la dfcaa, laquelle insiste très vivement pour qu’un moyen terme soit rapidement trouvé, invoquant l’impossibilité économique pour la France de conserver et de surveiller les réfugiés. Mais, là encore, Vichy devance les exigences allemandes : dès mars 1941, toute réémigration est suspendue. Or ce n’est qu’en juin 1941, il est vrai après de nombreux rappels de la Commission allemande, que l’interdiction d’émigrer pour les réfugiés espagnols est signifiée à Vichy : le 27, von Welck déclare au nom de son gouvernement « qu’aucun réfugié ne peut (désormais) être autorisé à partir pour l’Amérique, soit à titre privé, soit dans un convoi » ; en outre, les réfugiés « communistes actifs » devront être « remis » aux autorités de la zone occupée « afin d’être conduits en Allemagne pour y être « isolés »40... Avec les contingents de travailleurs espagnols réfugiés puis envoyés des deux zones vers l’Allemagne, c’est le début d’une autre émigration forcée des réfugiés espagnols qui en conduira 7 189 à Mauthausen et 1 000 dans d’autres camps (5 015 n’en reviendront pas, soit plus de 60 %, et près de 4 % de l’effectif total des réfugiés espagnols en France de 1940)41.
81Plusieurs explications se cumulent pour expliquer ce « revirement » de la position allemande : d’abord, à l’automne de 1940 et jusqu’à la fin de la guerre, les liens étroits entre le mouvement gaulliste de México (animé par Jacques Soustelle, Gilbert Médioni et Georges Pinson) et les réfugiés espagnols ; ensuite la tentative des Français libres et des Britanniques de rallier à de Gaulle ce centre stratégique de l’Afrique occidentale française qu’est Dakar, « l’affaire de Dakar » jointe au ralliement à la France libre de l’aef, en février-mars 1941 ; puis la participation d’un certain nombre de réfugiés espagnols aux opérations militaires de la France libre (Tchad/Lybie) ; enfin, les subterfuges variés utilisés par la légation mexicaine à Vichy pour faire sortir de France des personnalités non autorisées. Mais on peut aussi s’interroger : l’Allemagne a-t-elle jamais eu l’intention de laisser appliquer par Vichy cet accord ? Son contrôle sur les ports français ne suffit-il pas à bloquer en pratique toute émigration qui lui déplairait ?
82Grâce cependant à la volonté expresse de Vichy de se « débarrasser » des réfugiés, grâce surtout à l’extrême activité déployée par la légation du Mexique à Vichy et le consulat général du Mexique à Marseille (Gal Aguilar et G. Bosques), 1917 réfugiés s’embarquent en 1941 et 3 055 en 1942 (mais ce dernier chiffre bénéficie des conséquences du débarquement allié en Afrique du Nord). Ceci, en dépit du mépris pour les « rouges » espagnols exprimé sans détour par Laval, et de la rupture diplomatique mexicano-allemande inhérente à Pearl Harbor. Toutefois, l’arrestation en juin 1942 à Vichy d’un membre du personnel de la légation mexicaine (le général espagnol Riquelme) révèle qu’à la fin du premier semestre de 1942 Vichy n’inscrit plus au rang de ses priorités la réémigration espagnole : cet aspect au moins de l'accord du 23 août 1940 a définitivement vécu.
83Sur les 123 000 réfugiés de France métropolitaine du printemps 1940, environ 115 000 sont à la fin de 1942 encore en Europe. En 1943/1944, 40 000 travaillent en Allemagne et plus de 8 000 y sont internés ; environ 67 000 demeureraient donc en France occupée, dont un nombre non négligeable dans les mouvements de résistance ; la situation des réfugiés se durcit alors sévèrement, jusqu’à la Libération, à laquelle plusieurs milliers d’Espagnols participent, selon Rubio. Le 15 mars 1945, le Gouvernement Provisoire de la République Française concède aux réfugiés espagnols le bénéfice du statut international des réfugiés et de diverses autres dispositions.
84L’accord du 23 août 1940, mesure conservatoire pour les réfugiés espagnols dans « le climat de repli inhospitalier et même xénophobe de l’été 1940 », montre donc une continuité certaine de la politique française avant et après l’armistice ; elle est alors justifiée officiellement par « l’état des ressources et des moyens de surveillance dont (le pays) dispose » : l’accord permet quoi qu’il en soit à quelque 5 000 réfugiés espagnols de traverser l’Atlantique. Marrus et Paxton ont discerné dans leur étude « Vichy et les Juifs »42 à travers les mesures de Vichy contre les Juifs trois « objectifs propres » à la France de Vichy ; parmi ceux-ci, deux sont sans conteste opératoires dans le cas des réfugiés espagnols (encourager le départ des réfugiés se trouvant en France, réduire l’élément étranger, inassimilable, dans la vie publique, l’économie et la vie culturelle françaises). En cherchant avec insistance à faire admettre son point de vue par l’Allemagne et pour ses objectifs propres, mis en forme par l’accord du 23 août 1940, le gouvernement de Vichy s’est ainsi opposé à la politique allemande pour laquelle l’objectif primordial restait de ne pas fournir à son ennemie britannique — voire à la France libre des renforts expérimentés et de ne pas aviver « une violente propagande anti-allemande ».
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85Au Mexique, la légation de France n’est pas informée des négociations préliminaires de juillet-août 1940. Le 26 août 1940, le ministre Albert Bodard fait état de rumeurs : « des pourparlers auraient été entamés » entre le gouvernement français et les organisations d’assistance aux réfugiés espagnols43. Mais l’accord entre les gouvernements français et mexicain est déjà conclu ! Il faut attendre les premiers mois de 1941 pour trouver dans la correspondance diplomatique une trace explicite de cet accord... Même en ce qui concerne les termes de l’accord, il est légitime de se demander si le texte de l’accord est jamais parvenu à la connaissance des représentants français à México : ministres et chargé d’affaires semblent démunis dans leurs tentatives de réponse aux protestations réitérées espagnoles et mexicaines ; ainsi, lorsqu’en 1941 « les divers Comités d’Entre-aide... ont envoyé... des télégrammes protestant contre l’attitude des autorités françaises coupables... d’avoir arbitrairement dénoncé l’accord intervenu au mois d’août 1940 entre la France et le Mexique »44 ; un télégramme adressé au ministre de France par une organisation syndicale mexicaine en mai 1941 exige « que soit respecté l’accord signé entre le gouvernement qu’il représente et le gouvernement mexicain »45 ; un autre, de la Société des Amis de l’URSS du Mexique dénonce « le gouvernement de Vichy qui viole., le compromis signé avec le gouvernement du Mexique en août 1940 et suivant lequel il s’obligeait à respecter ces réfugiés politiques46... »
86Le contenu de l’accord semble alors connu de la légation de France comme des organisations espagnoles ou mexicaines : « la légation du Mexique, écrit G. Clauzel à la fin de 1942, a, pour sa part, une tâche particulièrement lourde et importante : la protection des réfugiés espagnols en France, aux termes de l’accord intervenu au mois d’août 1940 »...48. Quant aux mécanismes de fonctionnement de cet accord ils sont, au plus tard en octobre 1942, rendus publics au Mexique, et d’une manière simpliste par la revue Tiempo : le gouvernement mexicain est saisi par une organisation d’aide aux réfugiés ; il établit une liste des cas et des demandes, la transmet à sa légation à Vichy ; le gouvernement de Vichy doit alors théoriquement viser les passeports des réfugiés mentionnés ; les réfugiés peuvent alors émigrer (Tiempo, 29-10-1942).
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L’application vue de México
87En septembre 1941, le ministre français à México, Gilbert Arvengas, écrit :
« Les réfugiés espagnols installés ici s’agitent beaucoup depuis plusieurs mois et manifestent bruyamment la plus véhémente indignation des traitements infligés à leurs frères réfugiés en France. Ils s’efforcent d’intéresser à la cause de ceux-ci l’opinion mexicaine47. »
88L’accord gouvernemental franco-mexicain du 23 août n’a pas résolu la question des réfugiés espagnols. Il suffit de lire les quelques livres parus en France et aux Etats-Unis sur les camps de concentration de réfugiés espagnols en France méridionale pour s’en convaincre ; reste d’ailleurs à écrire l’histoire de ces mêmes réfugiés en Afrique du Nord.
89Dans les relations franco-mexicaines, l’obstacle « espagnol » reste donc central. Pourtant, un nouveau ministre mexicain à Vichy est nommé à l’automne en remplacement de Luis I. Rodriguez : le général Aguilar. Ce mouvement diplomatique est normalement lié à la succession présidentielle Cárdenas/Camacho et au remplacement traditionnel des clientèles politiques. Cependant, la nomination à Vichy d’un ancien représentant au Japon recouvre sans doute aussi la volonté du gouvernement mexicain
- d’évincer un ministre trop marqué à « gauche » pour être efficace, au Mexique comme en France ;
- de ne pas s’aliéner définitivement la nouvelle puissance européenne, l’Allemagne hitlérienne, sans qui l’accord risquerait de rester lettre-morte.
90Le tact et « la bonne grâce » évidente du général Aguilar lui permettent de « remporter un notable succès personnel auprès des milieux français et diplomatiques »48. Surtout, le nouveau ministre mexicain collabore avec des personnalités efficientes et compétentes, dont un général espagnol réfugié, Riquelme, qui contribuent à la mise en œuvre de l’accord.
91Si le gouvernement d’Avila Camacho a donc bien édicté des lois et instructions restreignant notablement l’immigration espagnole, sa volonté de concrétiser dans une certaine mesure l’accord demeure indubitable. Parallèlement, à México, les pressions s’organisent et se multiplient afin d’obtenir du gouvernement mexicain une position plus intransigeante sur la question espagnole.
92Quant au ministre français à México, Gilbert Arvengas, il se trouve de plus en plus mal à l’aise : son loyalisme à l’égard du maréchal Pétain et de Flandin est mis à l’épreuve de la « désinformation » dont il est l’objet tant de la part de la presse anglo-saxonne, des réfugiés espagnols et de la colonie française sensiblement anglophile, que de la part d’un ministère de tutelle qui le laisse sans information : « En l’état actuel de la documentation de ce poste sur un problème qui intéresse pourtant directement le Mexique, je ne dispose pas des éléments de réponse qui seraient nécessaires », écrit-il au printemps 1941.
93Et même s’il peut quelquefois démentir des informations afférentes aux réfugiés espagnols, le ministre « n’en reçoit pas moins continuellement, de différents syndicats, associations et groupements, de véhémentes protestations contre l’attitude qu’aurait le gouvernement français à l’égard des républicains espagnols »49 ; parmi les protestations :
- des organismes officiels de soutien aux réfugiés espagnols tels la foare (Fédéración de Organismos de Ayuda a los Refugiados españoles), la jare (Junta de Ayuda a los Republicanos Españoles) ;
- des syndicats mexicains proches de la ctm (et de son ancien leader Vicente Lombardo Toledano) ; cette cheville ouvrière du cardenisme se maintient unie, après la succession présidentielle, sur la question des réfugiés espagnols.
94Fin mars 1941, une partie de l’opinion mexicaine s’émeut vivement de la mesure prise par le gouvernement français de Vichy pour empêcher que ne parte de France un certain nombre de réfugiés espagnols, d’âge mobilisable ; ils étaient, nous l’avons vu, sur le point de s’embarquer, à Marseille, à destination du Mexique. Les divers comités d’entraide aux Républicains espagnols envoient alors au gouvernement de Vichy, à sa représentation au Mexique et au président de la République mexicaine des télégrammes50 : ils protestent contre l’attitude des autorités françaises coupables, selon eux, de dénoncer arbitrairement l’accord intervenu au mois d’août 1940 entre la France et le Mexique.
95Pour certains de ces comités, l’interdiction opposée par le gouvernement français au départ des réfugiés est due à la pression exercée par le général Franco : en février 1941, lors de l’entrevue avec le maréchal Pétain, Franco aurait remis près de deux mille demandes d’extradition concernant des républicains espagnols. Alors, « si l’Espagne ne modifie pas son attitude », ces comités proposent une nouvelle fois que l’Amérique latine la prive de l’« aide » économique dont elle bénéficie en ce début de conflit mondial.
96Pour des journaux que la légation de France qualifie « d’extrême gauche », tels le « Popular » (organe de la confédération syndicale ctm), le motif de l’interdiction serait la haine de la bourgeoisie française à l’égard des républicains espagnols » qui défendirent leur patrie contre l’invasion fasciste »... Ces journaux proposent que « tous les amis du peuple espagnol » envoient des protestations à la légation de France. En avril 1941, le ministre en a déjà reçu un nombre non négligeable, d’après ce que l’on en peut juger. L’une, par exemple, adressée au ministre français par un syndicat de « travailleurs » de Guadalajara, est conçue en termes particulièrement indignés et prend la défense « des victimes de la barbarie fasciste » des camps de concentration51.
97D’autres, enfin, sur la foi d’une correspondance télégraphiée de Genève au journal Universal52, accusent les Allemands d’être responsables des difficultés auxquelles se heurtent les autorités mexicaines pour exercer en France leur droit de protection à l’égard des réfugiés espagnols. Ceux-ci sont « présumés ennemis » par le gouvernement du second Reich : il s’oppose à leur sortie du territoire français lorsqu’ils ont de 18 à 45 ans et qu’ils sont susceptibles de porter les armes. Cette thèse est reproduite dans un article que publie Manuel Albar dans la revue hebdomadaire Orbe : l’auteur décrit la situation tragique dans laquelle se « trouveraient » les réfugiés espagnols en France ; il relève que c’est sur les injonctions du gouvernement allemand53 que les autorités françaises se sont opposées à l’embarquement des 350 réfugiés pour le Mexique dont nous avons déjà parlé. Aux yeux de Manuel Albar, cette mesure constitue une dénonciation unilatérale de l’accord intervenu en août 1940 entre les gouvernements français et mexicain ; alors même que ce dernier aurait scrupuleusement observé les stipulations financières de l’accord... L’auteur de l’article voit ainsi dans cette situation le cas « sans précédent » d’un gouvernement dictant à un autre sa propre politique intérieure à l’égard de citoyens — réfugiés politiques de surcroît — d’un pays tiers ; à son avis, « la Gestapo impose ses décisions au gouvernement de Vichy » et lui « laisse tout l’odieux de leur exécution » : propos proches de ceux tenus par les « dissidents » gaullistes.
98Au même moment, le gouvernement mexicain rappelle « pour consultation » son ministre en Allemagne, Azcarate, et saisit les navires de l’Axe réfugiés dans ses ports.
99Le ministre français Arvengas écrit en 1941 à son supérieur Darlan :
« Les appréciations si sévères portées contre notre attitude à l’égard des réfugiés espagnols sont significatives du parti pris avec lequel certains groupements, qu’ils soient d’extrême-gauche ou pro-alliés, persistent à considérer ce qui touche à la politique française actuelle. Votre Excellence peut être assurée que je m’efforce de les combattre, en procédant aux mises au point nécessaires grâce aux informations qu’Elle a bien voulu me faire parvenir... »
100Le ministre poursuit en précisant toutefois qu’il « a lieu de croire que les autorités mexicaines, mieux éclairées sur la situation véritable, ne s’associent pas à ces appréciations malveillantes. Il en serait autrement au cas où le cours des événements amènerait ceux qui sont encore nos amis sur ce continent à nous considérer comme dans le camp adverse ; la question des réfugiés espagnols pourrait alors servir de prétexte à une campagne susceptible de troubler nos relations avec le Mexique54 ».
101Le gouvernement mexicain ne se montre pas en avril 1941 aussi sceptique que les gaullistes et la presse quant à l’efficacité de ses interventions en faveur des républicains espagnols : l’organe officieux du gouvernement « El Nacional » reproduit, le 1er avril des informations provenant de la légation du Mexique à Vichy : des résultats favorables auraient déjà été obtenus en ce qui concerne l’hébergement, l’alimentation et l’éducation d’environ 80 000 Espagnols dont certains sont établis aux environs de Marseille, dans les châteaux de la Reynarde et de Montgrand. Annonce-t-on que les autorités françaises retiennent 350 réfugiés s’embarquant à Marseille ? La légation du Mexique fait savoir, quelques jours plus tard que, grâce à ses démarches, de nombreux Espagnols, dont quelques personnalités de l’ancien gouvernement de Madrid et la veuve du président Azaña, s’embarquent sur le « Carimare » à destination de Veracruz. De plus, en réponse à des protestations transmises par la légation mexicaine, le haut-commandant à Fort-de-France annonce « l’adoucissement de la situation » de certains réfugiés espagnols alors en transit prolongé à la Martinique...
102La question du transfert — et transport — des réfugiés espagnols républicains vers le Mexique, comme vers d’autres pays de l’Amérique latine, reste donc au centre des préoccupations apparentes du gouvernement mexicain jusqu’à la rupture des relations entre Vichy et México. Quelle que soit l’importance réelle des relations franco-mexicaines, elles ont, dans la présentation par le gouvernement mexicain de sa politique étrangère, un rôle de tout premier plan : après le naufrage de la SDN qui avait permis au Mexique de faire entendre sa voix, les relations avec la France demeurent le seul théâtre d’opération de quelque importance de sa diplomatie extra-continentale : la principale opportunité de faire entendre sa voix pour d’autres problèmes que ceux de son voisinage.
103Dans cette ligne, un télégramme du 15 octobre 1941 fait écho à une demande formulée par le gouvernement d’Avila Camacho55 ; concernant la sortie de réfugiés espagnols d’Algérie, le télégramme, annoté par les services du ministère à Vichy, tend à prouver l’efficacité des démarches mexicaines ; il suggère en effet que des visas de sortie ont été accordés aux Espagnols quelques jours plus tard.
104Le 15 octobre également, le ministre français Arvengas rapporte des rumeurs selon lesquelles « au milieu de novembre prochain près de quatre cents républicains espagnols, venant de Casablanca, débarqueront à Veracruz avec l’agrément des autorités mexicaines ». Il ajoute que, selon ses informations, une partie de ces réfugiés a quitté Marseille il y a quelques mois à destination de l’Amérique du Sud, mais qu’elle a dû interrompre son voyage en Afrique : les bateaux français sur lesquels elle avait pris passage, l’Alsina, le Wyoming et le Mont-Viso, n’ont pu traverser l’Atlantique en raison des mesures dont ils risquaient d’être l’objet de la part des vaisseaux britanniques. L’embarquement transatlantique des réfugiés espagnols a finalement lieu le 28 octobre à Casablanca.
105Cette interférence espagnole au cœur des relations franco-mexicaines se prolonge jusqu’à la rupture des relations diplomatiques — et au-delà. En septembre et octobre 1942 par exemple, des rumeurs parcourent les cercles espagnols « rouges »56 de México ; les mesures prises par les autorités françaises rendraient désespérée la situation des 120 000 républicains réfugiés en territoire français. A México, plusieurs meetings de protestation sont organisés pour éveiller l’opinion publique mexicaine ; il est même question un moment d’organiser une manifestation devant la légation de France. Toutefois, cette campagne se traduit seulement par de nombreuses protestations de particuliers, de syndicats ou de gouverneurs locaux adressées au représentant français le chargé d’affaires Ghislain Clauzel ; ce dernier, avec une sélection de ces protestations, transmet en 1942 « l’indignation mexicaine » au gouvernement français...
106Si l’on généralise cet examen, l’on constate que de 1940 à fin 1942, les méthodes de pression des réfugiés espagnols du Mexique sur le gouvernement français changent peu ; à peine se font-elles plus pressantes, plus fréquentes et plus dramatiques... En dépit de la précarité croissante de la situation des réfugiés espagnols en France, trois facteurs viennent tempérer considérablement le mouvement de protestation au Mexique contre l’attitude française :
- la volonté du gouvernement mexicain de ne pas brusquer les événements parce que les réfugiés perdraient leur principal protecteur et que le gouvernement y perdrait de son prestige ;
- la volonté du mouvement France libre d’éviter sur ce point l’affrontement direct avec le gouvernement de Vichy ;
- le contrôle progressivement plus étroit des organisations de réfugiés espagnols par les autorités mexicaines.
107En juillet 1941, le secrétaire d’Etat au Relations extérieures, Ezequiel Padilla, personnalité politique de tout premier plan, laisse entendre lors d’un entretien avec le ministre français Gilbert Arvengas que « le gouvernement mexicain préfère éviter de prendre ouvertement position » sur les accusations des organisations de réfugiés espagnols... Bien qu’Ezequiel Padilla reçoive « autant de protestations » que la légation, il ne paraît pas au ministre français que « l’on puisse compter sur lui pour combattre la campagne tendancieuse » entreprise contre le gouvernement qu’il représente57...
108En octobre 1942, Ezequiel Padilla [72, 98], dont les aspirations à la présidence sont d’ores et déjà connues, déclare à la presse que son pays demeure « un énergique défenseur du droit d’asile et qu’il a ouvert son territoire à tous les persécutés politiques ». Les journalistes annoncent aussitôt que « les sentiments humanitaires du Mexique vont se manifester par la proposition à d’autres nations américaines d’une démarche conjointe auprès du gouvernement de Vichy afin d’empêcher la livraison à l’Allemagne ou au général Franco des travailleurs espagnols se trouvant en territoire non-occupé »58...
109Car, pendant l’été 1942, les relations entre Vichy et México se détériorent rapidement. La décision, fin juin 1942, de rappeler le ministre du Mexique en France59 est effectivement liée à cette question des réfugiés espagnols en territoire français, même si elle participe, d’abord, d’un mouvement général qui conduit méthodiquement et presque irréversiblement le Mexique à l’engagement dans le conflit mondial. Le général Aguilar, ministre rappelé au Mexique, fait ainsi des déclarations, « dans des termes extrêmement violents », lors de son arrivée à New York :
« Le général Aguilar s’est plaint aussi dans les termes les plus violents de la manière dont votre Excellence concevait le problème de l’aide aux réfugiés espagnols. Il a ajouté que son principal effort à Vichy avait été de tenter en vain de dissuader le gouvernement français de livrer au gouvernement du général Franco les Espagnols réfugiés sur notre territoire 60. »
110Dans la revue Hoy du 28 novembre 1942, l’ancien ministre mexicain en France, le général Aguilar, raconte une de ses entrevues avec le chef du gouvernement et ministre des Affaires étrangères, Pierre Laval. Cette audience avait été sollicitée « pour connaître la position de Laval sur le problème des réfugiés espagnols en France ». Ceux-ci sont sous la protection de la légation du Mexique selon l’accord franco-mexicain précisément signé par Laval lorsqu’il était président du Conseil pour la première fois.
« La réponse de Laval fut très cordiale en ce qui concerne les relations entre les deux pays ; ensuite lorsque nous arrivâmes au problème des réfugiés espagnols, il me dit : “Pour le moment, je ne suis pas très au courant de ce problème ; mais je vais me renseigner.”
« Tout aussitôt il commença à faire les allusions habituelles aux Espagnols, les qualifiant de “rouges” indésirables, dont le gouvernement français désirait se débarrasser. Je lui fis valoir que les républicains espagnols ne méritaient pas l’épithète collective de “rouges” puisque la majorité d’entre eux n’étaient pas communistes, qu’il y avait parmi eux des personnes très compétentes, honorables et dignes de considération, et que de toute manière, tous méritaient le respect puisque la France leur avait offert son hospitalité...61 »
111La question des réfugiés espagnols joue donc un rôle primordial dans la diplomatie franco-mexicaine. Ceci est particulièrement sensible lorsque le ministre mexicain à Vichy est rappelé à México, le 27 juin 1942.
112Si l’on examine cependant dans le détail les motivations du rappel du ministre mexicain à Vichy, se révèlent successivement un désaccord avec son gouvernement sur « un certain aspect du financement des réfugiés62 » (Aguilar a-t-il voulu aller plus loin que son gouvernement dans le soutien aux réfugiés ? A-t-il détourné des fonds ?) ; et le fait que le ministre a décidé lui-même d’interrompre sa mission en France « à la suite d’un manque de parole de Laval » : ce dernier, « après avoir promis d’autoriser un républicain espagnol à partir pour le Mexique, l’aurait ensuite livré à la Gestapo63 ».
113Ce rappel intervient de toute façon après l’arrestation d’un général espagnol, Riquelme, travaillant pour la légation du Mexique à Vichy.
114En France, le « bonheur des Français malgré eux » succède alors à la « Révolution nationale ». Un an plus tôt, le maréchal Pétain constatait que « de plusieurs régions de France, il sentait se lever depuis quelques semaines un vent mauvais ». A l’automne de 1942, la situation intérieure française s’est aggravée ; les incidents entre México et l’Hôtel du Parc à Vichy se multiplient tandis que le Mexique et l’Allemagne sont désormais en guerre. Dès ce moment, on voit de fait mal, à Vichy comme à México, comment un pays en guerre avec l’Allemagne peut continuer à entretenir de bonnes relations sur un problème épineux, les réfugiés, avec un pays qui affirme son désir « de collaborer » avec l’Allemagne...
115L’un des plus intéressants incidents concernant les réfugiés est l’arrestation du général Riquelme à Vichy en juin pendant une absence du général Aguilar64 ; le sous-secrétaire d’Etat mexicain aux relations exérieures, Torres-Bodet, souligne que cet incident est grave d’une part parce qu’il contrevient à l’accord franco-mexicain du 23 août 1940 et, d’autre part, parce que le général espagnol Riquelme est un collaborateur de la légation du Mexique.
116Torres-Bodet exprime donc au représentant du gouvernement de Vichy l’espoir que ce dernier réservera une suite favorable à la démarche de protestation faite à ce sujet par le ministre du Mexique. Il ajoute, à titre personnel, que, « dans le cas contraire, il est à craindre que cet incident n’ait des répercussions d’autant plus désagréables » que le Mexique vient de déclarer la guerre à l’Allemagne. Il prie donc Clauzel de signaler cet état de choses à Laval, chef du gouvernement français. Le sous-secrétaire laisse en outre entendre que la représentation diplomatique française « n’a eu à se plaindre jusqu’à présent d’aucune mesure inamicale de la part des autorités mexicaines », avertissement particulièrement clair et sans précédent. Le représentant français demande alors sans ambages au Département de « vouloir bien le tenir au courant, s’il le juge opportun » ; deux jours plus tard Vichy, sous la plume de Rochat, avise son représentant que :
« La mesure prise à l’égard du général Riquelme est simplement une mesure d’éloignement de Vichy. Le gouvernement français a admis la présence à la légation du Mexique d’un certain nombre d’auxiliaires espagnols pour collaborer à l’œuvre de secours aux réfugiés, mais ces auxiliaires ne jouissent nullement des privilèges diplomatiques. Vous (Clauzel) pourrez faire observer au ministère des Affaires étrangères, s’il vous saisit de nouveau de la question, que cet incident n’est pas le premier de ce genre. Dans un précédent cas, l’Espagnol en question, réfugié dans les locaux de la légation du Mexique et que celle-ci se refusait catégoriquement à rendre aux autorités de police, était un agent double qui espionnait cette légation65.
Le gouvernement doit comprendre la nécessité où se trouve le gouvernement français d’exercer un contrôle vigilant de l’ensemble de ces éléments. »
117Au moment où des manifestations patriotiques ont lieu dans plusieurs villes de zone sud (1er mai 1942), où l’Allemagne exige le transfert dans le Reich d’ouvriers qualifiés (18 mai), où l’on oblige les Juifs de zone occupée à porter l’étoile jaune, où la France libre s’illustre à Bir Hakeim, peu avant qu’elle ne se transforme en « France combattante » (14 juillet) et que les stratèges anglo-saxons ne programment l’opération « Torch », les relations franco-mexicaines se tendent donc vivement autour de l’épicentre apparent « réfugiés espagnols ». La déclaration de guerre du Mexique à l’Axe en juin 1942 ; la mauvaise tenue, sous la pression des faits, de la « double neutralité » préconisée par Weygand ; six mois de guerre entre l’Allemagne et les Etats-Unis (depuis le 11 décembre 1941) ; la distorsion croissante entre la légation de France et la colonie française de México..., tout cela contribue, conjointement, d’une part à la perte de crédibilité de la diplomatie et du gouvernement vichyste, d’autre part à une prise en considération croissante des thèses et opinions de la dissidence gaulliste.
118La question des réfugiés espagnols en territoire français n’a en effet pas que des incidences dans les relations entre le gouvernement d’Avila Camacho et celui de Laval et Pétain. Jamais cependant, la France libre n’a cherché à exploiter trop avant la question des réfugiés espagnols et à envenimer à ce propos les relations entre Vichy et México ; les enjeux potentiels de l’accord du 23 août sont trop importants — ou le demeurent aux yeux du gouvernement mexicain — : cela suffit pour que la France libre sur ce point élude tout affrontement direct avec Vichy.
119Le Comité national français, après neuf mois d’existence et d’intense propagande au Mexique, cherche à obtenir son éventuelle reconnaissance de la part du gouvernement mexicain ; les délégués de la France libre en analysent les obstacles potentiels. Ainsi, le délégué du cnf pour les Antilles, Philippe Grousset, rapporte en juin 1942 « une explication plausible de l’attitude réticente » du gouvernement mexicain — explication fournie par une « personnalité importante de l’ambassade mexicaine à la Havane » :
« Le Mexique (...) se considère comme le protecteur des républicains espagnols, qui sont encore au nombre de dizaines de milliers, détenus dans des camps de concentration français. Il se propose de les absorber peu à peu dans toute la mesure où le permettent tant son économie et son marché du travail, que les moyens de transport disponibles. Dans ces conditions, ce pays se doit dans l’intérêt de ses futurs ressortissants de maintenir avec Vichy des relations telles qu’il puisse veiller à leur protection matérielle tant qu’ils demeurent sur le territoire français, et que lorsque des contingents seront acheminés sur le Mexique, ils puissent sans entrave s’embarquer par le Maroc.
« Ces raisons éclairent d’un jour nouveau le comportement en apparence paradoxal d’une nation en guerre avec l’Axe et dont les sympathies, dans les sphères gouvernementales tout au moins, devraient s’exprimer de façon concrète en notre faveur.
« Si, comme je le pense, l’explication est valable, il y a peu d’espoir d’obtenir à México le même résultat qu’à La Havane66. »
120Mais cette explication, et le représentant du cnf à México le suggère, est insuffisante ; en particulier parce qu'elle néglige totalement la position des Etats-Unis à l’égard du cnf et du général de Gaulle. Néanmoins, elle met bien en évidence l’un des paramètres fondamentaux de la position du gouvernement mexicain à l’égard du cnf67. Celle-ci est confirmée par une allocution radiodiffusée en faveur de la France libre d’un ancien diplomate mexicain alors gouverneur de l’Etat de México : Isidro Fabela, qui a adopté avec enthousiasme la cause des réfugiés espagnols, attaque violemment « le principe même du maintien des relations diplomatiques avec le gouvernement français » ; il admet que celles-ci peuvent, à la rigueur, être justifiées par la mission protectrice des diplomates mexicains en France, mais qu’il n’en sera plus de même si les efforts de ceux-ci en faveur des réfugiés devaient être définitivement voués à l’insuccès68 En ce cas, le Comité national du général de Gaulle devra alors être reconnu.
121La question des réfugiés espagnols n’est donc pas seulement un prétexte au sein des relations franco-mexicaines, parce qu’au moins le gouvernement mexicain la considère, officiellement, comme une affaire sérieuse. Il y va, en outre, de son prestige international, étant en position de supériorité, au moins morale, à l’égard de son ancienne puissance colonisatrice, et à niveau égal de discussion avec ce qui fut son principal modèle politique : la France. Le Mexique peut aussi, par ce biais, agir sur l’un des points sensibles de l’opinion publique internationale, — quand elle n’est toutefois pas accaparée par la guerre. Remarquons pour finir qu’avec la rupture des relations franco-mexicaines (Vichy/México) la question ne disparaît pas pour autant des relations entre la France et le Mexique ; le gouvernement d’Avila Camacho considère avoir toujours la charge morale des réfugiés espagnols en territoire français après le 10 novembre 1942.
122Le problème n’est en très grande partie pas résolu le jour du débarquement allié en Afrique du Nord (07/08 novembre 1942) : l’administration locale, dans l’ensemble plutôt favorable à Vichy, maintenue par le commandement allié anglo-américain, le problème des réfugiés continue de se poser en des termes similaires pendant des mois encore. La correspondance diplomatique fait alors état de démarches du gouvernement mexicain auprès du haut commissariat en Afrique française. Et le gouvernement mexicain réaffirme être disposé à accepter au Mexique « le plus grand nombre possible d’Espagnols se trouvant actuellement dans les camps de concentration en Afrique du Nord69 »... Remarquons sévèrement pour conclure qu’il existe, à propos des réfugiés espagnols, une parenté certaine entre le vocabulaire employé par Laval et celui employé par le secrétaire aux Affaires extérieures du cabinet Giraud (en particulier l’expression « se débarrasser de »)70.
123Quant à l’attitude vis-à-vis des réfugiés du Comité national français du général de Gaulle devenu Comité français de libération nationale et enfin gouvernement provisoire de la République française, elle est révélatrice à la fois de l’embarras d’un héritage difficile et d’une certaine inquiétude du risque de subversion communiste ; celle-ci est fondée sur l’expérience des Espagnols mêlée à une non moins certaine admiration pour la valeur militaire des réfugiés engagés dans la résistance puis les armées de libération de la France : le premier char de la division blindée de Leclerc à faire son entrée dans Paris libéré le 24 août 1944 ne portait-il pas le nom d’une grande ville espagnole ?
Notes de bas de page
1 V/ 08-08-1940, no 142b, Bodard.
08-08-1940, no 143, Bodard.
2 V/ 04-08-1940, Seguin à Bodard.
07-08-1940, Bodard à Seguin.
23-09-1940, Seguin à Bodard.
10-10-1940, Bodard à Seguin.
3 V/ 21-08-1940, no 146, Bodard.
4 V/ 13-09-1940, no 161, Bodard.
5 V/ 23-08-1940, no 149, Bodard.
19-09-1940, no 162, Bodard.
24-08-1940, nlo 150, Bodard.
6 V/ 27-08-1940, no 153, Bodard.
7 L/ vol. 264, 26-09-1940, Rees, consul général britannique (México), à de Gaulle (Londres).
8 V/ 05-10-1940, no 165, Bodard.
9 V/ 11-11-1940, no 262, Bodard.
10 V/ 16-12-1940, no 23082309,/Henry-Haye (Washington)
11 V/ 03-01-1941, no 2, Bodard.
12 V/ 27-02-1941, no 35, Arvengas et Journal français du Mexique, 5 janvier 1941.
13 V/ 22-02-1941, no32, Rochat (Vichy) et Arvengas (México).
14 V/ 27-02-1941, no 35, Arvengas.
15 V/ 27-02-1941, no 36, Arvengas.
16 V/ 24-03-1941, no 53, Arvengas.
17 V/ 05-10-1940, no 165, Bodard.
18 V/ 21-02-1941, no 17, Arvengas.
19 V/ 05-10-1940, no 165, Bodard.
20 V/ 05-10-1940, no 165, Bodard.
21 L/ d. 264, (14), 15-04-1941, Soustelle à CNAE (Londres).
22 V/ 21-02-1942, no 17, Arvengas.
23 L/ d. 264, (14), 15-04-1941, Soustelle.
24 V/ 03-04-1941, no 48, Arvengas.
25 V/ 21-02-1942, no 17, Arvengas.
26 L/ d. 266 (19/20), 30-04-1942, de Gaulle à Soustelle (México)
27 L/ d. 266 (55), 20-09-1941, Soustelle à de Gaulle.
28 L/ d. 266 (5), s.d. Soustelle.
29 Ministère de l’Intérieur, Bulletin officiel, 1940, no 10.
30 Pareyón Azpeitia, Cardenas ante el mundo, México, La Prensa, 1973, pp. 127-128.
« Hoy », México, no 301, 28-11-1942.
A/d'. 1304, 20-01-1943, no 372, note.
31 Marrus, Paxton, Vichy et les juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981, p. 26.
32 mae, Guerre 1939-1945, Vichy-Europe, Espagne, vol. 284.
33 Délégation française auprès de la Commission allemande d’Armistice (dfcaa). Recueil de documents publiés par le gouvernement français, 5 volumes, Paris, 1947-1959
T. 3, pp. 222, 242 à 251 ; t. 4, p. 99 ; t. 5, pp. 39-93.
34 Pareyon Azpeitia, op. cit., p. 124.
35 Rubio, Javier, el Exilio espanol de la Guerra Civil de 1936-1939 Madrid 1977 vol. 3, pp. 921-924.
36 Ibid. 37.
37 Guillaume, Pierre, « Du bon usage des immigrés en temps de crise et de guerre 1932-1940, » - Vingtième siècle, 7 ; 1985 (numéro spécial) pp. 117-125.
38 Rubio, opus ai. p. 454, et dfcaa, opus cit., T. 3, p. 251.
39 dfcaa, opus cit. T. 3, pp. 5, 114, 222, 248.
40 dfcaa, opus cit. T. 5, p. 39.
41 Rubio, opus cit. pp. 401-410.
42 Marrus, Paxton, opus cit., pp. 26-27.
43 V/ 26-08-1940, Bodard.
44 V/ 09-04-1941, no58, Arvengas.
45 Memorandum de Ghislain Clauzel, chargé d’affaires à México, novembre 1942, archives privées communiquées à l’auteur.
46 V/ 06-09-1941, Arvengas.
47 V/ 22-09-1941, no 129, Arvengas.
48 Memorandum, opus cit.
49 V/ 23-07-1941, no 98, Arvengas.
29-04-1941, no 69, Arvengas.
50 V/ 22-09-1941, no 139, Arvengas.
51 V/ 09-04-1941, no 58, Arvengas.
52 El Universal, mars 1941.
53 V/ 09-04-1941, no 58, Arvengas.
54 V/ 09-04-1941, no58, Arvengas.
55 V/ 15-10-1941, t. no 188, Arvengas.
56 V/ 33-10-1942, no 211, Clauzel.
57 V/ 23-07-1941, no 98, Arvengas.
58 V/ 23-10-1942, no 211, Clauzel.
59 V/ 03-07-1942, no 94, Clauzel.
60 V/ 24-07-1942, no2830, Henry-Haye (Washington) à Laval.
20-07-1942, no 1228, Gentil (Lisbonne) à Laval.
61 Hoy, revue, México, no301, 28-11-1942.
62 V/ 03-07-1942, no94, Clauzel (on parle d’un éventuel scandale financier).
63 L/ d. 266 (8), 20-08-1942, cnae (Londres) à Garreau-Dombasle (México).
64 V/ 04-06-1942, nos 69-70, Rochat (Vichy) à Clauzel (México).
65 Nous n’avons aucune trace de cet incident.
66 L/ d. 266, 15-06-1942, no 102, Ph. Grousset (La Havane) à cnae (Londres).
67 L/ d. 266, 20-08-1942, cnae à Garreau-Dombasle (México).
68 V/ 23-10-1942, Clauzel à mae.
69 L/ d. 1304, 20-01-1943, no372, Sec. aux Affaires extérieures à Sec. aux Affaires politiques (Alger).
70 Idem 71.
Notes de fin
1 mae, Guerre 1939-1945, Vichy, Mexique, 18-12-1941, no 173, Arvengas à Darlan ;
2 Propos somme toute assez étonnant...
3 Ibid.1 et même série 24-02-1942, no 54, Clauzel à Darlan.
4 mae, G. 1939-1945, V. Mex., 30-03-1942, Clauzel à Darlan.
5 mae, G. 1939-1945, V. Mex., 16-02-1942, no47, Clauzel à Darlan ; 12-05-1941, no 114, Clauzel à Darlan ; 29-07-1941, no 112, Arvengas à Darlan.
6 mae, G. 1939-1945, V. Mex., 23-06-1942, no 158, Clauzel à Darlan, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères.
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