Chapitre III. Puissances : déchéance et ambition
p. 101-120
Texte intégral
L’écho mexicain de la défaite française
1Le 10 mai, l’Allemagne commence son offensive sur le front ouest. « Sur la pente fatale où une erreur démesurée nous avait, de longtemps, engagés, l’armée, l’Etat, la France, roulaient, maintenant, à un rythme vertigineux ». Le 30 mai, la bataille de France « est virtuellement perdue » [5, p. 4].
2La défaite française mobilise-t-elle l’opinion mexicaine ? Après quelques jours de « une », que reste-t-il dans la presse mexicaine de la France ?
3Lorsque se généralise la crise armée en Europe et que la France ne parvient pas à contenir la poussée ennemie, s’affirme chez les militaires nord-américains l’idée d’un danger imminent. Le gouvernement des Etats-Unis décide donc de prendre en compte les réalités à moyen et long terme contenues dans les événements européens : conséquence directe de cette inflexion politique, le Département d’Etat américain adopte une attitude plus souple à l’égard du Mexique, pays dont l’importance stratégique dans l’hémisphère ouest n’est plus à démontrer [252]. Mais le Mexique fait aussi sentir que les circonstances rendent nécessaire cette inflexion.
4Le 10 mai 1940, l’offensive allemande débute à l’ouest : Belgique et Pays-Bas sont envahis... Dix jours auparavant, le Mexique a opposé une fin rigoureuse de non-recevoir à la note assez vive de Washington demandant de régler au plus vite le contentieux entre les deux pays. Le président Lázaro Cárdenas sait que la Maison Blanche prépare les prochaines élections présidentielles ; il sait aussi que l’essentiel de l’attention de Washington en politique étrangère est absorbé par le modelage hitlérien d’une Europe nouvelle. Cárdenas rejette donc la demande américaine, manifestant ainsi la maturation diplomatique en cours de son pays. A la suite de cette énergique réponse mexicaine, le ministre français à México, Albert Bodard, écrit :
« Beaucoup d’esprits sensés ont même l’impression que Washington vient d’essuyer un véritable échec diplomatique1 »
5Le départ en congé « de courte durée » de l’ambassadeur des Etats-Unis, Josephus Daniels, est peut-être directement lié à cet échange de notes sévères entre le Mexique et les Etats-Unis ; le prétexte de santé invoqué par l’ambassadeur paraît en la circonstance un peu suspect, le congé se prolongeant.
6La position du gouvernement mexicain est d’autant plus assurée que le président Cárdenas ratifie le 11 mai un accord séparé d’indemnisation avec la compagnie pétrolière nord-américaine expropriée Sinclair Oil Co. Le front des pétroliers expropriés en 1938 est donc clairement rompu. Le contentieux Mexique/Etats-Unis s’allège du même coup. Surtout, cet accord constitue une reconnaissance tacite de la légitimité de l’acte d’expropriation ; il renforce donc la légitimité et le crédit international du Mexique : le pays respecte sa constitution et les engagements pris lors de la nationalisation en ce qui concerne l’indemnisation des expropriés ; le pays se montre solvable en honorant (partiellement seulement) ses dettes vis-à-vis d’autres pays. Et cela même si, momentanément, le paiement de la dette est suspendu du fait des difficultés d’exportation du pétrole : investisseurs et gouvernements étrangers savent bien qu’étant donné le conflit en Europe, la production pétrolière mexicaine ne trouvera plus à brève échéance de résistances sur le chemin de l’exportation — surtout après la signature de l’accord mentionné ci-dessus. Le Mexique repaiera sa dette.
7Au même moment, Hitler donne l’ordre à ses armées de déclencher l’offensive sur le front ouest... Cette conjoncture favorable au développement de la capacité diplomatique et économique du Mexique est bien reflétée par la presse mexicaine : tout en donnant la première place aux informations venant d’Europe, l’importance de l’accord signé est bien mise en évidence. De plus, à travers les événements d’Europe, ce sont souvent les problèmes de l’isolement, de la défense et de l’avenir en général du continent américain qui sont abordés. L’annonce, le 10 mai 1940, de la constitution d’une Banque interaméricaine de développement (bid) dans le cadre de l’Union des Républiques américaines (oea) participe de ce mouvement : c’est la solidarité financière de fait de l’hémisphère ouest qui est affirmée, aux dépens d’une Europe déchirée et autocentrée. La bid, émanation et création de Washington, doit traduire dans les actes la « good neighbour policy » en aidant les pays latino-américains en difficultés financières : les Etats-Unis, qui la financent, le Mexique, le Brésil, la Colombie et le Nicaragua en sont membres en mai 1940.
8Le 11 mai, le gouvernement du président Cárdenas précise officiellement ses intentions neutralistes. On peut cependant déceler certaines hésitations dans l’opinion et les cadres politiques mexicains. Ainsi, la Confédération mexicaine nationale des jeunesses indépendantes (cnji) annonce le 19 mai 1940 :
« La cinquième colonne est constituée par des ouvriers militarisés qui ignorent les engagements que Lombardo Toledano a pris avec Staline, lequel à son tour est en plein accord avec Hitler. »
9A preuve, continue la cnji, le leader syndical a protesté énergiquement contre l’invasion de la Tchécoslovaquie puis de la Pologne, mais n’a rien dit depuis... Au-delà de la calomnie politique traditionnelle, se profilent effectivement les hésitations de la frange politique liée à l’Internationale communiste, hésitations inhérentes au Pacte germano-soviétique. Mais les attaques de la cnji semblent participer d’une initiative officieuse visant « à sévir énergiquement contre les nazis ou les communistes » qui troubleraient ouvertement l’ordre public ; ce qui serait donc une initiative gouvernementale n’est pas pour déplaire — nous le verrons — à la diplomatie française peu encline à l’indulgence à l’égard de la troisième Internationale. Cette initiative s’officialise : le 20 mai 1940, le président Cárdenas donne l’ordre à son ministre de l’Intérieur de « sévir avec la plus grande énergie à l’égard des communistes ou des nazis » ; les étrangers seront expulsés, les Mexicains internés au bagne des iles Marias. Cette décision, qui sera appliquée avec modération, répond avec une promptitude étonnante aux violentes attaques du sénateur nord-américain démocrate Lee qui déclarait, le 9 mai 1940 :
« Nous n’allons pas rester assis tranquillement pour voir les agents communistes et nazis dominer au Mexique et utiliser ce pays comme une base contre nous. Le moment est venu de définir à nouveau la doctrine de Monroe pour qu’elle puisse être appliquée à ce que l’on appelle aujourd’hui “la cinquième colonne”, alors qu’il y a au Mexique près de 10 000 communistes militants. »
10Ainsi fut fait, par le gouvernement mexicain lui-même, ce qui permet de concilier une mise en œuvre énergique de la doctrine de Monroe et la « good neighbour policy » !
11Quand la bourrasque se déclenche en Europe occidentale dans un ciel serein, nul, tant au Mexique qu’en France, ne songe à ce que sera la situation quelques semaines plus tard. La France s’effondre sous les coups de la Blitzkrieg. « Que faire devant l’immensité d’un pareil désastre ? » se demande Paul Reynaud [152, II, p. 119].
12L’attention de la presse mexicaine et du monde entier est centrée sur Dunkerque et la débâcle française. Le 10 juin, le gouvernement quitte Paris. Le même jour, l’Italie déclare la guerre à une nation en déroute, geste assez mal perçu par l’opinion mexicaine sensible à d’autres codes de l’honneur. Pour le PRM, c’est une « véritable trahison à la culture » occidentale et à la dignité humaine.
13La France est présentée, à l’opinion internationale, désorganisée ; elle ne répond plus aux télégrammes diplomatiques des chefs d’Etat et détruit partiellement ses archives : le télégramme dénonçant sans équivoque l’intervention italienne adressé par Lázaro Cárdenas à Albert Lebrun reste sans réponse apparente ; et cela, malgré les réclamations pressantes du ministre de France à México Albert Bodard. Les multiples annotations manuscrites sur la correspondance diplomatique confirment, s’il en était besoin, cette désorganisation des services centraux : on ne sait ni à qui, ni où répercuter les dépêches.
14Le 14 juin 1940, les Allemands occupent Paris. Cette date marque dans l’évolution de l’opinion publique mexicaine une étape importante : car si l’on ne situe pas toujours bien géographiquement la France (la réciproque est à peine moins vraie), la ville de Paris est connue, même dans certains pueblos éloignés ; toutes les sources convergent sur ce point. Prenons en pour preuve, à peine antérieure, les réactions enregistrées par Jacques Soustelle en pays otomi :
« — Vous n’êtes pas Américains ?
— Non, “que va”, nous sommes Français.
— Ah, Pariss ? Il y a peu d’endroits où l’on ne sache au moins le nom de cette ville, et où l’on ne multiplie les questions :
— Et Paris est aussi grand que la cité de México ?
— Combien de temps faut-il pour y aller ?... » [13]
15La chute de Paris, l’entrée des troupes nazies dans Paris, fait donc la « une » de la presse mexicaine, tant dans le District fédéral que dans les Etats. Déjà, les bombardements de Paris avaient provoqué une indignation quasi générale et soulevé « une véhémente protestation de l’immense majorité des intellectuels de México »2. Et le Parti de la révolution mexicaine de déclarer : « Dans la plénitude de notre foi fondée sur le superbe et immortel esprit de la France, nous sommes convaincus que, dans son action civilisatrice et grâce à un sacrifice héroïque, la France surmontera cette crise historique et se dressera de nouveau, triomphante et libératrice, comme un exemple de grande force d’âme et comme une garantie de la survivance des vrais principes de la démocratie » [U., 12.06.1940].
16Les événements de mai-juin 1940 apparaissent donc comme une remarquable tribune des principes que le gouvernement mexicain veut siens : à savoir, si l’on en croit le sénateur mexicain Wilfrido Cruz, « les tendances franchement démocratiques du Mexique, respectueux des principes du droit international »... Cette tribune est d’autant plus altière que le Mexique est en 1940 l’un des rares pays d’Amérique latine à ne pas être dirigé par un gouvernement militaire (au moins stricto sensu). Une filiation en relai s’établit dans la conscience intellectuelle mexicaine entre le pays des Lumières et du positivisme et le pays de la première révolution de xxe siècle. Cette filiation s’établit par l’intermédiaire d’une francophilie aux contours particulièrement idéalistes, déjà figée autour du mythe scientiste et généreux de la Révolution française.
17Le 15 juin au matin, México apprend donc la prise de Paris, « ville ouverte » pour la circonstance. Un député mexicain transcrit l’événement ainsi : « La capitale du monde », « la ville qui a toujours été considérée comme le cerveau du monde et comme la source des libertés humaines » envahie par « la barbarie et l’ignominie3 ». Parfaitement sincères, même si leur fait défaut une certaine tempérance, ces propos illustrent bien l’étonnement, la stupéfaction, d’une grande partie du monde à la chute d’une ville et du mythe qu’elle incarne. Alfonso Reyes écrit dans son « Diario » inédit, à la date du 14 juin :
« Les barbares, France, les barbares, chère Lutèce, les Allemands dans Paris, lutte du genre humain. J’ai de la peine à me concentrer pour écrire » [183, p. 552].
18Ces phrases d’un francophile notoire reprennent les vers fameux du Rubén Dario, déjà récités lors de la Première Guerre mondiale... Toutefois, la plupart des commentateurs mexicains, à l’image ou à la suite du général-Président, plaident pour une non-culpabilité globale du peuple allemand » opprimé par le poids d’une armée barbare4 ».
19A partir de ce jour de juin, les commentaires douloureux des événements de France tiennent la première place dans le Journal inédit de Reyes. Pour lui, comme pour le député César Martino (ils représentent chacun une strate spécifique de « l’intelligentsia » mexicaine), « l’humanité s’est réveillée en deuil », « c’est le deuil du genre humain » [182]... Et la métaphore la plus courte dans les commentaires est liée, inévitablement, aux armes de Paris. José M. Sotomayor, écrivain et poète, Jorgé Silva, en font par exemple bon usage :
« France la douce, terre de paix et de bien-être, trahie par ses chefs, laisse entrer les hordes d’envahisseurs. Mais la France ne mourra pas. Comme la nef de Lutèce qui tangue mais ne sombre pas : « Fluctuat nec Mergitur » [l97, p. 10].
20Le Gouvernement mexicain, dans un acte qui manifeste très officiellement sa générosité, propose au gouvernement français de « recevoir et d’adopter 500 orphelins français ». Le gouvernement français décline poliment cette offre plus d’un mois après : « il ne saurait (...) être question d’accepter », honneur et prestige de la France obligent. Parallèlement, de nombreuses organisations font part de leur soutien au gouvernement français, au ministre de France à México ou aux organisations sœurs de l’hexagone5.
21Toutefois, l’attitude du gouvernement, des intellectuels et de la majorité de la presse n’est à l’évidence pas généralisable à tout le Mexique. Lors de l’investiture du président Avila Camacho et des cérémonies publiques de la première semaine de décembre 1940, la délégation française, conduite par l’ambassadeur extraordinaire Bodard, est « l’objet de démonstrations de sympathie populaire »6 ; sans en nier la spontanéité possible, l’on sait que le pouvoir mexicain utilise volontiers ces plébiscites houleux, et qu’il est à même de les organiser. Surtout, l’accueil des Allemands en terre mexicaine est, dans nombre d’Etats de l’Est, très chaleureux et germanophile ; certaines sympathies nazies se font jour. Traitées avec discrétion par le gouvernement mexicain qui ne tient pas à aliéner trop tôt ou trop nettement sa neutralité, la germanophilie d’une partie de la population mexicaine urbaine et les manifestations pro-nazies de la colonie allemande posent cependant de sérieux problèmes à l’administration mexicaine ; et cela encore plus quand la position des Etats-Unis s’infléchira nettement en faveur des démocraties et qu’en particulier de nombreux Allemands franchiront préventivement le Rio Grande, vers le Mexique. Veracruz, Tampico comme d’autres ports mexicains de la côte atlantique sont donc l’objet de la part de la police mexicaine d’une surveillance assez étroite, parfois de perquisitions. Outre une importante colonie allemande, Tampico a bénéficié jusque-là du courant de sympathie accompagnant les achats par l’Axe de pétrole mexicain, au moment où les démocraties le boudaient. Le gouvernement mexicain doit donc aussi compter avec ce sentiment non négligeable au Mexique.
22A cela s’ajoutent d’autres éléments, plus ou moins discutables :
- la nature du pouvoir mexicain de 1940 n’exclut pas totalement, au moins dans son exercice, des possibilités de comparaison, avec le pouvoir fasciste par exemple ; la politique d’indépendance économique nationale prônée par Cárdenas s’inscrit dans un mouvement parallèle à celle du Duce Mussolini ;
- les anglophones ne bénéficient pas d’un courant de sympathie spontané.
23Du premier mois d’exercice du pouvoir exécutif par le maréchal Pétain à Vichy, une seule pièce subsiste dans la correspondance politique et commerciale du ministère des Affaires étrangères français, sous la rubrique « Mexique » (du 17-06 au 17-07). Depuis septembre 1939, les archives françaises sont quelque peu anémiques : pendant les mois de juin et de juillet 1940, cette anémie voisine l’inexistance ; les circonstances en sont la cause. Aucune source, toutefois, ne supplée en France à ce déficit, puisqu’en particulier les ressources de la presse mexicaine se sont également taries en 1939, pour des raisons d’acheminement, de désorganisation des services bibliothécaires, de pénurie financière aussi.
24Politiquement, en France, le 16 juin, Paul Reynaud, démissionnaire, a été remplacé par Pétain revenu de Madrid : malgré le prestige personnel du Maréchal inhérent au premier conflit mondial, cette nomination comme ambassadeur auprès de Franco se doit d’être considérée comme un passif important aux yeux des Mexicains ; et cela d’autant plus que la notion de « carrière diplomatique » est, au Mexique, presque inconnue (au moins aux échelons les plus élevés) : un poste diplomatique est généralement conçu comme un moment d’une carrière politique. Le 25 juin, entre en vigueur l’armistice entre la France et l’Allemagne. Le 29, le gouvernement quitte Bordeaux pour Vichy, via Clermont-Ferrand. Le 10 juillet, l’Assemblée nationale, dans une séance privée, puis officielle, vote à une très large majorité les pleins pouvoirs constituants au maréchal Pétain qui promulgue le 11 les trois premiers Actes constitutionnels fondant l’Etat français ; le lendemain, l’acte constitutionnel numéro quatre est promulgué, qui institue Laval dauphin : la Révolution nationale est en marche... Une nouvelle légitimité un nouvel Etat français sont fondés — constitutionnellement. Le Mexique peut dès lors se réclamer de fondements plus anciens et surtout plus démocratiques.
25A México cependant, l’on ne voit somme toute pas d’un mauvais œil le principe d’un changement de régime en France, étant donné le mauvais souvenir que laissent les dernières années de la IIIe république, dans les affaires espagnoles par exemple. En outre, le pouvoir personnel légitime, dans des limites légales et sous des apparences démocratiques, n’étonne guère le citoyen mexicain habitué au caciquisme ; surtout s’il s’agit d’un militaire glorieux. Le maréchal Pétain est, au total, à la naissance du nouveau régime, perçu par la presse mexicaine comme « une des meilleures ressources de la France en ces difficiles et tragiques circonstances » : ce ne sera que fin 1942, et modérément, que l’on rappellera à México son passé espagnol.
26La colonie française du Mexique réagit de même en ce qui concerne l’opportunité de l’arrivée au pouvoir d’un tel homme, « colonie si patriote et grande admiratrice de Monsieur le Maréchal Pétain7 », le promoteur de « la paix dans l’honneur »... Mais cette dernière idée sera la première remise en cause, alors que la personnalité même du maréchal ne le sera qu’exceptionnellement, y compris par les mouvements français du Mexique dénonçant l’armistice... Pétain est en 1940 perçu généralement comme le « vieux chef » qui « sut dire un non catégorique aux exigences de Hitler », exigences outrepassant l’armistice et formulées à la mi-juillet.
27A un moment de dépression aussi sensible que définitive de la politique radicale cardeniste, ni les milieux gouvernementaux mexicains, ni la colonie française, ni le ministre Albert Bodard ne condamnent le maréchal Pétain et son gouvernement : si s ancre profondément l’idée que la bataille doit continuer et annuler un armistice que l’on comprend mal outre-océan, l’idée que « la glorieuse France est ensevelie dans la fosse creusée par le néfaste gouvernement de Léon Blum8 » n’est pas étrangère à un jugement somme toute modéré porté sur le nouveau gouvernement installé à Vichy ; cela, au moins jusqu’en mai 1941. Il reste que, dans des termes fortement empreints de culture française, une grande partie des élites politiques du Mexique déplore l’effondrement de cette France « héroïque, libérale et sublime9 ». Mais au-delà de cette commisération sincère que provoque au Mexique l’effondrement de la France souveraine, cet événement brutal contribue à l’émergence du Mexique en tant que puissance : contre les puissances européennes, le Mexique peut se targuer d’être l’un des rares pays de culture européenne et de droit latin à respecter les principes du droit international. La France, qui n’a pas su tenir ses engagements — à Munich par exemple —, apparaît elle-même comme n’étant plus vraiment digne de son rayonnement traditionnel.
28Mieux encore, la France défaite et qui accepte de se débarrasser d’éléments aussi fondateurs de son rayonnement que la république, par exemple, donne au Mexique la conscience de sa propre grandeur : le 23 août 1940, la France lui délègue par un accord bilatéral gestion et protection sur son propre territoire des réfugiés espagnols, considérés comme en transit vers les horizons américains. Nous examinerons plus loin cette conséquence de la défaite et de l’armistice français. Mais ce délabrement de la puissance française laisse une place vacante et permet une construction nouvelle, opportunité que saisit de fait la France libre.
Un épiphénomène : Léon Trotsky et la diplomatie française
A Coyoacan, le 21 août 1940, est assassiné l’exilé soviétique, ancien commissaire aux Affaires Etrangères de l’URSS, organisateur de l'Armée Rouge, Léon Trostky. Réfugié au Mexique en janvier 1937 après un séjour en France, Trotsky s’est rendu au Mexique à l’invitation du peintre de génie Diego Rivera ; ce dernier, grand ami de la France comme de la France libre mexicaine, immortalisa du reste l’exilé russe sur une immense fresque polychrome.
Les relations sont pour le moins conflictuelles entre le peintre et l’exilé au gré surtout des flux et reflux idéologiques du premier et en raison principalement de la faible influence du dernier sur le communisme mexicain...
Trotsky apparut plusieurs fois au centre des préoccupations de la diplomatie française au Mexique : lors de son embarquement de France pour le Mexique, toute facilité lui avait été accordée par les autorités françaises ; subsistent des lettres du Quai d’Orsay aux autorités portuaires destinées à réduire les procédures d’admission sur le navire à leur plus simple expression : la France n’était pas fâchée de céder cet encombrant personnage au Mexique. On trouve mentionné le nom de Trotsky également lorsque celui-ci chercha à faire venir son fils demeurant à Paris ; mais il semble bien que le ministère français des Affaires étrangères ne se soit pas trop activé en ce sens.
Sources : Voir [210-209]
Mae, Guerre 1939-1945, Mexique, Vichy, d. 8 et 8 bis, 21-08-1940, 22-08-1940, 28-08-1940 no 154, 13-09-1940 no 161 (Bodard).
Selon l’avocat de Trotsky, Goldman, celui-ci a été assassiné parce qu'il se préparait « à remettre à la justice une liste nominative d'un certain nombre de personnalités du Mexique et de l’Amérique du Sud à la solde de Staline, avec mention des sommes reçues (...) et preuves à l'appui ».
mae, Guerre 1939-1845, Vichy, Mexique, d. 8, 28-08-1940, no 154, Bodard.
Le président Cérdenas déclare devant le Congrès le premier septembre 1940 qu’en matière de « doctrine démocratique, le Gouvernement condamne l’emploi de la violence politique, spécialement quand elle se présente comme un apport étranger qui, sans respect aucun pour la souveraineté du pays, commet des crimes abominables comme celui qui récemment a causé une commotion de l’opinion publique ».
J. Soustelle et G. Médioni : La naissance d’un bureau de la France libre
29Après la signature de l’armistice, l’Angleterre demeure seule contre l’Axe. Au Mexique, comme partout ailleurs, la propagande franco-anglaise antinazie ne peut perdurer, sauf initiative privée. Pétain et son entourage escomptaient que prévalût ce qu’ils appelaient une « paix dans l’honneur » ou une « paix de soldat » ; c’est-à-dire un schéma de réconciliation impliquant que fussent énoncés les thèmes d’une paix blanche : la souveraineté nationale reconnue sur le tracé des frontières existantes (sauf peut-être pour l’Alsace et la Lorraine) dans l’Empire français autant que dans la métropole, l’indépendance de la diplomatie, la libre disposition des forces armées... A priori, ces dispositions ne pouvaient que rassembler une large majorité des Français expatriés. Quoi qu’il en soit, telles sont ces expectations de la paix dans l’honneur qui avaient amené de Gaulle dans l’une de ses premières allocutions à la radio à sa fameuse apostrophe « on vous a fait croire ». A México, cette apostrophe est rapidement assimilée par une partie de la colonie française et de la population francophile : « Au lendemain de notre défaite, écrit Gilbert Arvengas, faute d’éléments suffisants d’appréciation, elles ont été conduites à critiquer la conclusion de l’armistice10 ».
30L’alliance franco-britannique de mai 1940 avait eu sa formulation extrême avec l’engagement de ne pas conclure une paix séparée. En juin, cette alliance dut être relâchée sous l’effet des défaites militaires... Mais elle ne se relâcha pas aussi vite dans les faits, à México par exemple où les événements sont vécus différemment. Pétain appelé au gouvernement, l’offre d’union franco-anglaise abandonnée, l’anglophobie de l’amiral Darlan ; l’armistice, l’attitude britannique de soutien énergique du général de Gaulle jusqu’à Dakar, Mers-el-Kebir, le refus notifié à Londres le 25 juillet de recevoir comme ambassadeur Sir Bland à Vichy... Ce fut alors que le Maréchal présidant aux destinées de la France décida que la rupture des relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne serait menée jusque dans ses conséquences strictes ; non seulement il n’y aurait pas de représentant diplomatique anglais à Vichy, mais encore il y aurait fermeture des consultais britanniques en zone libre et en Afrique. La collaboration franco-britannique à l’étranger, donc au Mexique, ne pouvait se poursuivre, ne serait-ce qu’en matière de propagande. En Grande-Bretagne, il en résulta « la fatidique riposte » [150] d’officialiser de Gaulle et le mouvement des « Français libres », opposants à Vichy qui s’agrégeaient autour de lui depuis les « appels » des 18 et 19 juin ; le 2 août, un mémorandum de Churchill donnait un statut « aux volontaires français sous le commandement du général de Gaulle » et le dotait même d’une amorce d’administration, vouée dans les années suivantes à se developper aux dimensions d’un gouvernement en exil. Le 30 juillet, on annonça aux Communes que le blocus anglais atteignait la France et l’Afrique...
31Avant cette date, avant le refus de Vichy de recevoir l’ambassadeur britannique, l’ancien secrétaire d’Etat et nouveau général, de Gaulle, avait répondu au « lieutenant Soustelle », attaché militaire adjoint de la légation de France au Mexique, en l’assurant de « sa cordiale sympathie », selon une expression habituelle pour enregistrer un ralliement. Le premier échange de correspondance entre de Gaulle et Jacques Soustelle est ainsi antérieur à la décision de la Grande-Bretagne de donner un quelconque statut aux volontaires rassemblés autour du général « réfractaire ».
32Dorénavant, pour la France de Vichy et la « France libre », pour le Mexique aussi, des questions essentielles s’organisent autour du thème central de la légitimité.
33La légitimité du gouvernement mexicain, depuis Huerta, semblait quelque peu suspecte aux autorités françaises qui hésitèrent pendant les années 1920 à reconnaître les gouvernements successifs sans prendre de multiples précautions. La situation a toutefois évolué depuis Callès.
34De Gaulle prononce à la bbc le 18 juin son « appel ». Pour lui, la seule demande d’un armistice par le gouvernement du maréchal Pétain signifie la fin d’une légitimité. Lui, seul, entend créer à partir de sa solitude l’Etat légitime de la France. Dès le 19 juin 1940, la presse mexicaine publie discrètement et sans commentaire le texte du second appel du général de Gaulle, sous des titres tels : « Un militaire exhorte la France »... [E., 19-06].
35A México, personne dans la colonie française n’entend, semble-t-il, ces appels radiodiffusés ; Jacques Soustelle ne les entend pas [365] : resté à México bien qu’ayant « cessé de dépendre de la légation » de France depuis sa démobilisation, il entretient le consul général britannique Rees de ses projets de rallier le Canada afin d’y embarquer pour l’Europe ou simplement de s’y rendre utile à la cause alliée. Lors d’un entretien de cette sorte, le consul gallois lui aurait appris qu’un général français réfugié à Londres avait décidé de poursuivre le combat ; mais la presse mexicaine du 9 juin avait déjà dû l’en prévenir... Soustelle télégraphie début juillet au général jusqu’alors presque inconnu, se mettant à sa disposition5. « J’ai retrouvé, écrit-il, dans le carnet de notes de Boislambert de juillet 1940 la trace de mon premier échange de télégramme avec la France libre [13, p. 69]. La réponse « se fait attendre » quelque peu [365], aux dires de l’intéressé ; mais arrive enfin, concise, assez stéréotypée, datée du 20 juillet 1940 :
« Référence à votre télégramme no 96. Suis heureux connaître votre action et vous félicite de votre résolution de continuer la lutte aux côté de nos alliés. Mon seul représentant désigné pour l’Amérique du Nord est M. Jacques de Sieyès à New York. Cordiale sympathie.
Général de Gaulle [4] »
36Jacques Soustelle et une partie de la colonie française n’attendent cependant pas la réponse londonienne pour organiser les individus hostiles à l’armistice de Rethondes et pour que demeure une efficace propagande franco-britannique, anti-nazie et anti-défaitiste désormais. « Dès juillet 1940, sous l’impulsion de quelques patriotes tels que Georges Pinson (important importateur de produits français et protagoniste du mouvement France libre du Mexique), René Dubernard, Périlliat, Fouque, Férandel, les Français du Mexique ont formé un comité » [13, p. 217]. Au Mexique, sans fonction officielle puisque son poste d’attaché militaire adjoint est promptement supprimé, Jacques Soustelle est, selon nos sources, le premier Français d’Amérique centrale à prendre contact avec de Gaulle à Londres.
37Auparavant, il y avait bien eu l’initiative « étrange » [365] d’un ressortissant italien, depuis douze ans au Mexique, Leone Castelli : « antifasciste » en 1940 et « francophile de profession »11 ; celui-ci, en sa qualité d’éditeur du journal (à faible diffusion) « La Marsellesa », se faisant passer apparemment pour un ressortissant français, propose à de Gaulle de fonder au Mexique un comité de soutien. L’affaire — obscure — fut sans suite. « Car, écrit le dernier représentant de Vichy à México faisant preuve, en cette circonstance unique et surprenante, d’un bon sens que je déplore », les Français libres déclinèrent (même ensuite) « les services de ce personnage unanimement discrédité qui aurait fait en définitive à leur cause, plus de mal que de bien ». Il nourrit dès lors « des griefs d’ordre personne] » à l’égard du mouvement gaulliste, et aurait même intenté un procès à Gilbert Médioni, co-fondateur avec J. Soustelle de la délégation de la France libre à México. Depuis ce premier incident, il propose aussi régulièrement que vainement ses services aux titulaires successifs de la légation française de México. Sa réputation délétère, le fait que son nom figurera bientôt sur la « liste noire » américaine, l’antipathie apparemment générale dont il jouit dans la colonie française font que la légation de France, selon ses propres termes, ne croit pas « devoir confondre la cause du Maréchal et celles de Monsieur Castelli4 » ; les annonceurs français désertent alors complètement son malheureux journal ! Mais ce ne sont peut-être pas tant les objurgations de la légation de France qu’une réprobation unanime, point de convergence des tenants du gouvernement de Vichy et des « dissidents », qui ont raison de cette tentative12.
38Jacques Soustelle et Gilbert Médioni sont les catalyseurs et les artisans fondateurs d’un refus coordonné de l’armistice. Le docteur Gilbert Médioni est né le 14 juin 1902 à Constantine (il est de douze ans l’aîné de Soustelle) ; docteur en médecine et grand amateur d’art précolombien, il séjourne au Mexique lors de la déclaration de guerre pour satisfaire sa passion (il publiera deux livres sur ce sujet). Ensemble, Médioni et Soustelle fonderont et dirigeront la délégation « France libre » de México.
39Jacques Soustelle et Gilbert Médioni partagent donc une passion pour les civilisations et l’art précolombiens. Ils ne sont que des résidents temporaires au Mexique et se distinguent ainsi de l’importante colonie « mexicaine » d’origine française. Connaissant bien le Mexique, ils se distinguent aussi de tous les autres exilés européens que la guerre a chassés. Ils connaissent bien la situation politique française et européenne, ne serait-ce que parce qu’ils l’ont vécue, contrairement à la majorité de la colonie française. Soustelle seul cependant a eu une activité politique marquée, de sensibilité proche de la SFIO : mais l’exercice professionnel parisien de Gilbert Médioni le maintenait au contact direct des réalités politiques. Tous deux se trouvaient à México lorsque fut décrétée la mobilisation générale (G. Médioni n’a pas dû rentrer en France lors de la mobilisation, ayant plus de 6 mois de résidence au Mexique) ; tous deux n’ont pas vécu la « débâcle » en France. Aucun des deux n’a entendu les appels des 18 et 19 juin 1940 du général de Gaulle ils en ont appris la substance par la presse mexicaine, la radio britannique d’Afrique ou leurs amis britanniques. Ils travailleront ensemble à la construction du Centre d’information des forces françaises libres du Mexique. L’un succédera à l’autre à la direction de la délégation « France libre » de México. Tous deux rejoindront Londres...
40Jacques Soustelle désira gagner Londres : telle fut son intention première que de se mettre directement, dans la capitale londonienne assiégée, au service du général « rebelle » qui voulait regrouper les résistances à l’armistice. Le général de Gaulle demanda au sous-lieutenant Soustelle de rester à México le temps nécessaire à l’organisation solide d’un mouvement de soutien efficace à la cause de la France libre. « Rejoignez Londres, mais auparavant créez un comité de soutien à la France Libre » aurait-il télégraphié à Soustelle [365].
41Après un délai d’un mois environ, c’est, en quelque sorte, dans la continuité du Comité interallié que l’on peut inscrire le développement de la France libre à México.
42Globalement, l’armistice, le nouveau gouvernement de Vichy et la rupture de celui-ci avec le gouvernement de Churchill ne créent pas dans la colonie française du Mexique une scission comparable à celle qui affecte la colonie de la côte-est des Etats-Unis : le mouvement « France libre » apparaît au Mexique comme un surgeon de la légation française. Il forcira à côté d’elle, sans que nul jardinier n’y vienne véritablement ou décisivement mettre bon ordre ; il forcira dans l’alignement initial du Comité interallié, recevant de lui et de la Grande-Bretagne, directement ou indirectement, une partie importante de ses éléments nutritifs, jusqu’à déraciner progressivement ce qui apparaît à certains égards comme l’arbre matriciel.
43Ainsi, et cela est fort important, l’observateur mexicain a pu avoir l’impression d’un transfert progressif de la légitimité — et de la représentativité — de la France de la IIP République vers la France libre, d’une certaine solution de continuité favorable à l’image mexicaine, non seulement de la France libre, mais, surtout et plus généralement, de la France. Il faut néanmoins remarquer que le gouvernement mexicain (de Cárdenas puis de Manuel Avila Camacho) est, fondamentalement, le promoteur passif de cette solution de continuité puisque jamais il n’est intervenu directement dans les affaires françaises du Mexique.
44Quoi qu’il en soit, les activités « gaullistes » de Jacques Soustelle sont connues des services compétents du gouvernement Laval dès le 22 août 1940. Et Vichy demande, en la personne du secrétaire général du ministre des Affaires étrangères, Charles-Roux, des précisions sur l’activité de l’ancien attaché militaire-adjoint : car il semble que l’on cerne mal à Vichy l’activité de Jacques Soustelle ; ou bien, mieux renseigné qu’il n’y paraît, Vichy cherche à tester la fidélité et la loyauté du ministre français Albert Bodard en lui demandant des précisions ; il ne subsiste dans les archives diplomatiques aucune trace d’une réponse à cette demande formulée ainsi :
« Il me revient que la collaboration de M. Soustelle au Journal français du Mexique prêterait à critique. Veuillez m’éclairer à ce sujet.
Je ne verrais, pour ma part, qu’intérêt à ce que le journal fût invité à cesser tout rapport avec l’intéressé13, »
45Qui renseigne Vichy sur les activités de Jacques Soustelle ? Est-ce l’ambassade à Washington qui répercute l’information ? Sont-ce plutôt les services d’information allemands via l’ambassade à México puis la Commission allemande d’armistice qui préviennent Vichy, car il est certain que la légation d’Allemagne suit de très près les activités françaises non conformes à l’armistice et qu’elle a pu prévenir à Wiesbaden les services compétents du gouvernement de Vichy [dfcaa, III, p. 482] ? C’est l’hypothèse la plus solide, puisqu’elle se concrétise, plus tard, par des protestations officielles. Jacques Soustelle condamne donc dès leurs premières semaines d’existence ces « abominables armistices », conspués le 30 juillet par de Gaulle à la bbc, et cette « révolution par en haut » qui « descendra de proche en proche jusqu’aux assises mêmes de l’Etat et de la Nation » (Pétain, 13 août 1940) ; cette contestation est publique, avant même que le général de Gaulle ne le charge de fonctions « officielles » par un télégramme du 30 août :
« Voudriez-vous vous charger de la propagande dans l’Amérique centrale pour les Forces Françaises Libres en coopération avec le ministère britannique de l’Information [4] ? »
46Sans délai apparent, Jacques Soustelle s’investit dans la tâche qui lui est assignée. Le consul général britannique peut ainsi rapporter à Londres au début d’octobre 1940 les mentions dans la presse mexicaine de « Soustelle, agent de publicité de De Gaulle »14.
47Au Mexique, un Centre d’information est ainsi d’abord fondé en août 1940 [13, I, p. 219]. Ce Centre est créé avec le soutien officieux, rapidement officiel, de la légation britannique ; cette dernière véhicule la correspondance entre le Centre d’information de la France libre à México et Carlton Gardens à Londres. Le 7 août 1940, l’accord Churchill-de Gaulle organise et définit l’emploi des Forces françaises libres. Les membres des ffl seront, modestement, soldés par le gouvernement britannique. Le Centre d’information de la France libre transmet et diffuse des informations sur la situation en France et dans le monde ; il fait connaître la position de la France libre sur chacune d’elles ; il renseigne l’organisation du général de Gaulle sur la situation au Mexique, en Amérique centrale et dans les Antilles. Signe d’existence et d’activité du général de Gaulle et de son organisation, il doit être un des pôles unificateurs de la colonie française derrière le général de Gaulle. Enfin et surtout, il doit à long terme favoriser la reconnaissance par le Mexique du mouvement qu’il représente.
48Installé dans de très modestes locaux de la rue Marsella (Col. Juarez) dans le centre de la capitale, près du Paseo de la Reforma, c’est donc un non moins modeste bureau d’information et de propagande qui fonctionne dès l’été 1940. Il repose essentiellement sur les épaules de Jacques Soustelle et Gilbert Médioni « sensible et scrupuleux » [13, I, p. 219]. Avec « des moyens insignifiants », la tâche de J. Soustelle et de « son bras droit » consiste dès lors officiellement à : — « contrecarrer la propagande de l’Axe » (ce que ne fait plus la légation de France — au moins officiellement) ; — « établir des relations officieuses avec le gouvernement mexicain ».
49Dans « deux petites pièces glaciales et sombres » travaille « une petite équipe fraternelle » ; celle-ci, « bien souvent, tard dans la nuit, rédige fiévreusement des articles, se penche sur le marbre de l’imprimerie ou, prosaïquement, copie des adresses, ne connaît ni dimanches ni fêtes mais ne songe sans cesse qu’aux moyens d’améliorer son travail ! » Cette « petite équipe » se compose, outre les deux personnes déjà cités, de Michel Drumont (il partira rejoindre Londres en 1941), d’une secrétaire, Carmen Espitallier (membres de la colonie « barcelonnette »), de Marie-Thérèse Médioni et de Laddie Drumont dont les tâches ne nous semblent pas nettement définies [13, I, p. 219]. Mme Georgette Soustelle qui poursuit ses recherches d’ethnologie dans la Sierra Zongolica, se joindra en 1941 et pour assez peu de temps au groupe.
50En septembre, le Centre d’information prend le nom de Comité du Mouvement France Libre, avant de devenir plus tard la Délégation du Comité national français. Dans le même temps, Jacques Soustelle devient le représentant personnel du général de Gaulle puis le délégué du Comité national français pour l’Amérique centrale, le Mexique et les Antilles avec Gilbert Médioni, comme délégué adjoint.
51Le développement du Centre d’information de la France libre au Mexique s’appuie sur celui d’un Comité de Français du Mexique créé à l’initiative de Georges Pinson : la convergence des deux démarches lui donne sa force et permet les progrès de la France libre au Mexique... Encore faut-il ajouter à ces deux éléments fondateurs une troisième composante : un Comité pro-Francia de Mexicains sympathisants enracine au Mexique les idéaux de la France libre et constitue une aide aussi précieuse que fondamentale dans ses démarches auprès du gouvernement mexicain.
52Entre le Centre d’information et le Comité, il existe plus qu’une simple démarche parallèle ou concomitante : la convergence des deux structures et rapidement leur complémentarité explique en grande partie l’expansion rapide de la France libre dans un pays a priori favorable aux idéaux prônés par elle.
53« Dès juillet 1940, écrit J. Soustelle, sous l’impulsion de quelques patriotes tels que Georges Pinson, René Dubernard, Perrilliat, Fouque, Férandel, les Français du Mexique avaient formé un comité » [13, I, p. 217]. Le travail des deux résidents temporaires, Médioni et Soustelle consiste à établir d’une part une liaison permanente au Mexique avec le général de Gaulle et, d’autre part, à terme, des relations avec le gouvernement mexicain. Mais si cette fonction de liaison donne une inévitable prééminence au Centre d’information, le Comité joue, au Mexique, un rôle essentiel de courroie de transmission et de représentation de l’unité française derrière le général de Gaulle. Il semble en outre que ce Comité de Français préexiste en tant que tel à l’organisation du mouvement structuré français libre au Mexique. « Au cours d’une réunion, poursuit J. Soustelle, à laquelle nous conviâmes la colonie française dans une grande salle du centre de la ville, ce comité fût réélu et élargi et prit officiellement le titre de « Comité de la France Libre ».
54De ce comité initial, en l’état actuel de nos travaux, nous ne connaissons que très peu de choses. Quant au Comité France libre du Mexique, son histoire ne nous est correctement connue que lorsqu’il lie étroitement sa destinée au Centre d’information de la rue Marsella15. Mais il « fait tache d’huile », puisque l’on recense fin 1941 trente-huit comités locaux « France libre » au Mexique ! Ces progrès sont parallèles à la transformation du Centre d’information en Comité du mouvement « France libre » et aux ralliements des Nouvelles-Hébrides, du Cameroun et de la quasi-totalité de l’AEF, de Tahiti enfin en septembre 1940.
55Cette évolution bénéficie d’une part d’une attitude peu tranchée — si ce n’est peu claire — et presque passive de la légation dirigée par le ministre français Albert Bodard, lequel est rapidement relevé de ses fonctions par le gouvernement de Vichy ; d’autre part, d’une lénifiante bienveillance ou indulgence du gouvernement mexicain qu’il nous faudra expliquer.
Les moyens de la fiction neutraliste mexicaine
56« Le Mexique a toujours soutenu les principes de non-invervention, d’autodétermination et de résolution pacifique des conflits. Il a évité d’adhérer à des blocs de pouvoir et a milité en faveur d’un ordre international où se reconnaisse l’indépendance effective des nations. Le Mexique a défini sa vie indépendante comme celle d’un pays qui ne se subordonne pas aux pouvoirs économiques ou à des définitions stratégiques imposées » [343, p. 40].
57Tels sont les principes de la politique internationale mexicaine hérités de Cárdenas. Mais quels sont précisément les moyens économiques et politiques permettant au Mexique la définition puis la mise en pratique d’une politique de neutralité en 1940 ?
58Entre 1934 et 1940, le coût de la vie au Mexique a augmenté — si l’on en croit les statistiques officielles vraisemblablement inférieures à la réalité — en moyenne de 58 %. Il s’agit là d’un indice général ; l’indice du prix des vêtements, par exemple, est passé dans les mêmes limites chronologiques de l’indice 100 (1934) à l’indice 195,60 (juillet 1940). En outre, le coût de la vie a plus augmenté à México que dans le reste du pays, en raison, selon le représentant français, de l’influence plus sensible des touristes américains sur les prix : la capitale est « la ville où ils viennent en plus grand nombre et où ils séjournent le plus longtemps »16 ; de là, notamment, l’habitude des commerçants mexicains de majorer les prix pour les étrangers résidants ou non, habitude classique à travers le monde mais dénoncée maintes fois auprès du ministre français à México par les membres de la colonie française.
59Après les nationalisations pétrolières le « dérapage » du pesos inhérent à la crise des exportations s’est accentué. Ces dévaluations sont logiquement répercutées sans délai, voire avec anticipation, sur l’ensemble du marché, y compris les produits de production exclusivement nationale. Entre 1934 et 1940, le coût de la vie à México augmente en moyenne pour les étrangers de plus de 60 % selon la légation de France.
60Toutefois, ces causes de sempiternels gravamina de la colonie française doivent être nuancées : en France, pendant le Front populaire, la hausse des prix fut également considérable tandis que le franc baissait de 57 % et que, comme au Mexique bien que moins systématiquement, la fuite des capitaux fut une réalité impressionnante ; il est vrai qu’à la veille de la guerre cette tendance s’accentua au Mexique et qu’elle disparut en France.
61Pourtant, la situation financière et économique mexicaine du deuxième semestre 1940 n’est pas aussi dramatique que le laissent entendre les diplomates, parfois trop à l’écoute en ce domaine de la colonie française : le Mexique est certes en proie à une inflation sévère et préoccupé à juste titre par ses exportations pétrolières et sa balance commerciale ; mais, en raison des événements européens et du changement de présidence aussi, peut-être n’a-t-il pas dans le domaine économique autant de raisons d’inquiétudes que de raisons d’espérer. Il ne nous semble pas en effet que « l’impression déprimante » relevée par l’historien P. Léon17 pour l’Amérique au début de la guerre puisse être retenue pour le Mexique comme une idée opératoire, surtout jusqu’à l’entrée en guerre des Etats-Unis en décembre 1942 : dès l’automne 1940, l’horizon économique du Mexique s’éclaircit sensiblement ; l’attitude austère des élites politiques participe dès cette période de la réserve inhérente à toute affaire intimement liée au grand voisin du nord ; le nouveau président mexicain Avila Camacho en donne le ton.
62Les intérêts européens étroitement liés à leur métropole ont, par contre, de plus sérieuses raisons d’inquiétude, car la guerre interrompt les liaisons transocéaniques : les commerçants français du Mexique de « nouveautés » et de spiritueux s’inquiètent vivement ; parmi ces commerces, « El Puerto de Liverpool », « Paris Londres » de la famille Cuzin, « El puerto de Veracruz » des Spitalier, « El Palacio de Hierro » encore... De surcroît, la pénétration économique des Etats-Unis s’effectue « tout naturellement au détriment des concurrents européens, une fois de plus occupés à s’entre-dévorer18 ».
63Les liens entre le Mexique et les Etats-Unis se resserrent de plus en plus ; ces derniers prêchant un panaméricanisme retrouvé. Signe des temps, le vice-président nord-américain reste un mois de suite au Mexique en visite officielle19. Les différends mexicano-britanniques s’aplanissent, notamment sur la question des pétroles ; on entrevoit dès la fin 1940 une solution, et l’on parle même dans les milieux diplomatiques d’une « reprise prochaine » des relations diplomatiques entre les deux pays20. La concurrence internationale sur certains produits provoque une hausse des prix à la production : ainsi, en mars 1941, le Japon paie au Mexique pour son mercure 18 dollars de plus l’unité que les Etats-Unis. Ceux-ci sont contraints de s’aligner, d’autant que l’Allemagne s’approvisionne elle-aussi au Mexique, par des voies détournées (Italie surtout puis Japon, semble-t-il) et au prix fort : l’importance du mercure pour la fabrication du matériel de guerre explique cette spéculation sensible dès 1939 et avantageuse pour un pays producteur comme le Mexique. Les Etats-Unis devront, s’ils veulent éventuellement fermer le marché mexicain aux Japonais, acheter eux-aussi au prix fort5 ou présenter une compensation, voire une éventuelle menace, au gouvernement mexicain.
64L’heure n’est cependant pas aux menaces. « L’aide matérielle et l’appui moral que paraît devoir lui garantir une collaboration loyale à la politique continentale des Etats-Unis sont, d’ailleurs, de nature à faciliter singulièrement la tâche du Mexique21 ». Deux cents millions de dollars sont investis par les financiers nord-américains dans l’économie mexicaine ; et la création des bases militaires nord-américaines à La Magdalena et à Acapulco est compensée par une aide financière importante, tandis que déjà se profile la collaboration américaine à des travaux d’infrastructures d’intérêt stratégique. Globalement donc, le gouvernement des Etats-Unis conçoit l’urgence et la nécessité d’adopter vis-à-vis du Mexique, son plus proche voisin du sud, une attitude plus favorable22... Nous y reviendrons.
65La réorganisation des chemins de fer, un des premiers actes du nouveau gouvernement, montre par exemple que la politique sociale, coûteuse, du cardenisme n’est, pour l’essentiel, plus à l’ordre du jour : l’administration ouvrière est écartée de la gestion de l’entreprise. Le nouveau gouvernement se trouve, avec les chemins de fer, confronté à un problème plus délicat en apparence qu’en réalité ; la revue Hoy écrit en décembre 1940 :
« D’une part le gouvernement du général Avila Camacho ne peut ni ne doit aller à l’encontre de l’administration telle que l’a pratiquée le général Cárdenas. D’autre part, la majorité du pays réclame des modifications transcendantes de cette administration ».
66Mais l’essentiel, le retrait de l’administration ouvrière, a déjà été fait, avec l’autorité du cardénisme. Confirmant l’abandon définitif de toute politique « révolutionnaire », le successeur de Cárdenas « le général président Manuel Avila Camacho, se doit d’être un conciliateur. Son bon naturel l’y porte et l’opinion publique l’exige », écrit Luis Gonzalez. « Nombreux sont les slogans sous lesquels se développe l’action gouvernementale. L’un d’eux est : “Unité nationale”. L’autre, “Bataille de la production”, signifie [...] feu vert donné aux capitaux venus de l’étranger... “Concorde internationale”... » [62b, p. 171]. Ainsi, le gouvernement mexicain, contre une partie importante de son opinion publique, se range sans coup férir aux côtés des Etats-Unis.
67Ezequiel Padilla, personnalité modérée et ancien représentant du Mexique en Italie, prend dans le gouvernement camachiste la responsabilité des Relations extérieures. Il déclare le 7 mars devant le Sénat que « le gouvernement mexicain a le sentiment, pour la première fois depuis un siècle, qu’il est en mesure d’entrer dans un système politique l’associant, sur un pied presque égal, à son voisin du nord » (jfm, 14-03-1941). Toujours devant le Sénat, Ezequiel Padilla, le 17 mars 1941, fonde l’explication de la position gouvernementale mexicaine sur « le changement de direction » de la politique des Etats-Unis à l’égard du reste du continent. Il demande que le patriotisme mexicain ne se fourvoie pas et explique qu’une « politique basée exclusivement sur les rancœurs du passé serait paralytique ». Il vante les mérites d’une « sage politique panaméricaine23 »... La simple tenue de tels discours montre d’une part la distance qui sépare la position du gouvernement de celle de son opinion publique, d’autre part le contenu de la « neutralité simulée », et, enfin, la sempiternelle justification publique nécessaire, dès que le voisin du nord est en cause... En 1941, étant données ses relations avec le gouvernement de Washington, le gouvernement du maréchal Pétain et de Darlan n’a pas plus de raisons de mécontentement que les « dissidents » de Londres n’ont de raisons de se réjouir d’un tel alignement des principes directeurs de la politique étrangère mexicaine.
68Le 11 septembre 1940, est promulguée au Mexique la loi instituant le service militaire obligatoire ; est adoptée dans le même mois un projet visant à augmenter de 140 % les effectifs de l’armée ; mais « la guerre, écrit Eduardo Suarez, en imposant d’urgentes nécessités militaires aux Etats-Unis, joue en faveur du Mexique » [17, p. 228]. Souvent contestée par les historiens, cette proposition nous semble devoir se vérifier à moyen et long terme : à preuve, la position particulière du Mexique à l’égard de la France libre qui ne copie pas directement celle des Etats-Unis, tout en évitant toujours de contredire cette dernière.
69De ce fait, un panorama des relations diplomatiques du Mexique s’avère nécessaire à une compréhension correcte des relations franco-mexicaines au moment de l’accession au pouvoir d’Avila Camacho.
70Malgré l’importance de la colonie allemande de México, malgré les sympathies que compte le Reich dans l’armée et malgré un certain appui populaire confinant à la yankee-phobie, les ministres allemand (Von Collenberg) et italien (Marchetti) restent à l’écart des manifestations publiques. Ils se signalent surtout par leur discrétion et vivent dans un certain effacement, dans la perspective translucide de ne compromettre en rien leurs relations officielles avec le gouvernement d’Avila Camacho, sensible aux arguments de Washington mais également désireux de garder des éléments sérieux de négociation24.
71Par contre, la grande presse mexicaine fait quotidiennement des vœux pour une victoire de l'Angleterre et critique assez fréquemment l’Allemagne et l’Italie — alors que les Mexicains, en général, n’ont pas une grande sympathie pour la Grande-Bretagne et alors que le Mexique a rompu ses relations avec elle il y a deux ans (avec un assentiment populaire très vivement exprimé). La légation des Pays-Bas, depuis la fermeture de celle du Danemark, a en charge officiellement les intérêts anglais ; un consul général britannique, Rees, habite la légation comme gardien des archives, mais il fait fonction de ministre « au petit pied », secondé par un nombreux personnel25.
72La presse, essentiellement approvisionnée en dépêches internationales par les deux grandes agences américaines, fait l’apologie de la résistance qu’opposent les Britanniques aux attaques allemandes. A l’orée du printemps 1941, en conséquence, l’opinion mexicaine éprouve une sensible admiration pour ces insulaires assiégés. Le secrétaire d’Etat Padilla déclare en mars à la presse étrangère que, la rupture anglo-mexicaine apparaissant « comme une survivance regrettable du conflit pétrolier de 1938 », son gouvernement « étudie à cette date la possibilité » de renouer les relations diplomatiques ; si le gouvernement mexicain réussit à régler d’une manière satisfaisante, comme l’annonce la presse, la question des réclamations des compagnies expropriées, le motif qui a provoqué la suspension des relations diplomatiques avec le Royaume-Uni aura disparu : certains gouvernements latino-américains (et la France en 1939) ont proposé au Mexique leurs bons offices en ce sens.
73« Une telle décision serait la conséquence logique de l’alignement auquel il est procédé ici [au Mexique], en matière de politique extérieure, sur l’attitude adoptée par le gouvernement de Washington »26, écrit le ministre français Arvengas ; au demeurant, pour son prédécesseur Albert Bodard, ces « contrastes », revirement vis-à-vis de la Grande-Bretagne et isolement apparent de ses collègues allemands et italiens, répondent à une logique particulière ; sans être dénuée de fondements, son argumentation n’en témoigne pas moins de conceptions politiques apparentes. Ces « contrastes s’expliquent par l’importance de la propagande anglo-saxonne et par le développement de la solidarité panaméricaine » en présence d’une Europe continentale s’unifiant autour du « principe de l’autorité » à l’intérieur de chaque pays et de la notion de solidarité européenne entre les divers Etats. « Or, l’Amérique latine, comme l’Amérique anglo-saxonne, composée d’anciennes colonies européennes, paraît avoir ce que l'on pourrait appeler le complexe colonial à l’égard de tout renforcement en Europe du principe d’autorité ou d’une solidarité susceptible de replacer, à certains égards, le Nouveau Monde dans la dépendance de la Vieille Europe, au moins du point de vue économique27 ».
74Mais si l’utilisation de l’expression « principe d’autorité » semble ne pas être approuvée à Vichy (nombreuses annotations), il reste néanmoins que la neutralité mexicaine est très fissurée en août 1940, par le « développement de la solidarité panaméricaine » ! Cette dernière a un témoin logique au Mexique : plus de la moitié des missions diplomatiques sont américaines (18/30) ; au premier rang d’entre elles, l’ambassade des Etats-Unis : J. Daniels, doyen du corps diplomatique, joue évidemment un rôle politique prépondérant. L’ambassade comprend, outre l’ambassadeur, un conseiller et quatre secrétaires, trois attachés militaires, un attaché naval, trois attachés commerciaux et un attaché agricole... Rappelons à titre de comparaison qu’à la légation française le poste d’attaché militaire, inexistant pendant l’entre-deux-guerres, créé en 1939, a été supprimé pendant l’été 1940... Le consulat général des Etats-Unis ne compte pas moins d’une vingtaine d’employés ; enfin, avec la réouverture, en octobre du consulat nord-américain à Puerto-México28 et, en novembre, l’ouverture de celui de Mérida29, les Etats-Unis ont des consuls et des vice-consuls dans presque tous les vingt-huit Etats du Mexique... Nous sommes loin des trois postes consulaires français des années 1920 et de l’unique poste de 1940 (depuis 1938) ! Pourtant, si l’on en juge par l’importance respective des colonies étrangères au Mexique, les Etats-Unis sont encore devancés par les Espagnols, les Français et les Allemands : au Mexique, le souci d’équilibre des représentations diplomatiques n’existe pas et la géographie prime. Ne serait-ce que par le nombre de leurs représentants, on comprend d’une part que les Etats-Unis tiennent à une neutralité particulière du Mexique et d’autre part cette évidence que géographie et géostratégie jointes à leur puissante parente, l’économie, forment les éléments essentiels des décisions dans l’aire d’application de la doctrine de Monroe.
75Six autres missions diplomatiques représentent au Mexique des pays dont le territoire est partiellement voire totalement occupé par l’Allemagne ou qui ont dû consentir des cessions territoriales sous la pression du Reich : ce sont les légations de France, de Pologne, de Belgique, de Roumanie, des Pays-Bas et de Norvège. Mais les légations de Pologne, de Belgique, des Pays-Bas et de la Norvège représentent des gouvernements en exil, fondamentalement opposés au gouvernement de Hitler, contrairement à celles de France et de Roumanie. Le rôle des premières, sans ressources, est intimement lié aux Alliés, et à la Grande-Bretagne en particulier ; elles poussent donc, dans l’ensemble, à un prompt règlement des litiges mexicano-britanniques et à une neutralité bienveillante à l’égard des Alliés. Seules les délégations françaises et roumaines pourraient imprimer aux relations avec le Mexique une coloration autre.
76Le chargé d’affaires de Roumanie est logiquement en relations avec la légation d’Allemagne. Longtemps en poste à Berlin, il déclare « avoir de l’amitié pour les Allemands » mais « détester les Nazis » ; il affirme partager sur ce point ses idées avec le ministre d’Italie Marchetti, ce que le ministre français Bodard « croit exact » (24-08-1940, no 150). Le ministre de Norvège, de son côté, paraît soucieux de ménager l’Allemagne et ses sympathies personnelles semblent aller à ce pays ; de ce fait, il se démarque quelque peu de son gouvernement en exil à Londres. Le ministre de Pologne, né à Dantzig et de formation allemande, tout en ayant quelques amis allemands, représente strictement son gouvernement.
77Restent les légations de Chine, du Japon, du Portugal et de Suède. Le ministre de Chine, Tan, est assez bien introduit dans le cercle panaméricain : l’ambassadeur des Etats-Unis lui témoigne « en toute occasion une particulière amitié », sans doute en raison des sympathies de son gouvernement pour la Chine et « des bonnes relations de Madame Tan avec les missionnaires protestants américains de México30 ».
78Au contraire, le ministre du Japon est le plus souvent exclu de ce cercle : il représente l’un des pays qui font peser une menace sur les Etats-Unis. Lorsque le ministre du Japon, Koshida, prend sa retraite en octobre 1940, le New York Herald Tribune écrit sous la plume de son correspondant que ce diplomate n’a rien obtenu de pratique durant « sa lutte de trois ans pour fortifier la position japonaise au Mexique ». Il ajoute que le successeur de Koshida « trouvera beaucoup d’amis au Mexique, mais très peu de clients », ce qui est au moins un compliment mérité à l’égard d’une diplomatie japonaise discrètement efficace. Disposant d’une colonie particulièrement importante dans la partie méridionale des côtes du golfe du Mexique, le Japon offre ainsi dans l’été 1940 de reconstruire la voie ferrée reliant le port de Puerto-México (Coatzacoalcos) à celui de Salina-Cruz, de l’Atlantique au Pacifique, itinéraire stratégique s’il en est puisque c’est le point le plus étroit de l’isthme centraméricain ; à la demande de l’ambassadeur des Etats-Unis Daniels, le projet est abandonné. Néanmoins, le 14 mars 1941, est signé un important accord commercial entre le Japon et le Mexique échangeant textiles contre matières premières31. La position du Japon au Mexique donc, pour fragile ou précaire qu’elle soit, n’en est pas moins importante ; elle constitue en 1941 pour le gouvernement mexicain un atout négociable avec les Etats-Unis, une éventuelle monnaie d’échange.
79Enfin, les positions des chargés d’affaires du Portugal et de la Suède ne sont pas sans analogie avec celle du ministre français Albert Bodard mis à la retraite en 1941 par le gouvernement de Vichy : le chargé d’affaires du Portugal, qui vient de Washington où il espère retourner, s’agrège de ce fait au bloc latino-américain et anglo-saxon et témoigne de sa sympathie aux anciens alliés du Portugal tandis que son pays reste neutre. Le chargé d’affaires de Suède, marié à une américaine, « subit les mêmes influences » ; bien qu’autrefois en poste à Washington et à Paris, « la position délicate de son pays l’oblige à certains ménagements vis-à-vis de l’Allemagne32 ». Mais, dans le cas suédois comme dans plusieurs autres, l’envoi à México de diplomates rompus à la diplomatie américaine montre bien que l’on juge cela essentiel pour remplir des fonctions diplomatiques au Mexique.
80Ce bref tour d’horizon des relations extérieures du Mexique montre bien le caractère de plus en plus périphérique des relations franco-mexicaines, l’œil du cyclone se trouvant directement sur la frontière nord du Mexique.
81Pour la France de Vichy, le Mexique est une lointaine annexe métis de l’Amérique du Nord ; avec sa colonie française peu sûre et ses matières premières inaccessibles, il n’est déjà plus qu’un très maigre souci, une annexe de ses relations avec les Etats-Unis, mis à part un certain accord sur les réfugiés espagnols. Au Mexique au contraire, représentants et membres de la colonie française se trouvent coupés de la métropole et immergés dans la vie et la société mexicaines. Ils sont donc nécessairement plus enclins à se rapprocher des positions officielles mexicaines. La dissociation gouvernement de Vichy/France libre entraîne en outre une concurrence affaiblissante pour la France vis-à-vis du gouvernement mexicain.
Notes de bas de page
1 V/ vol 8, 08-05-1940, no 109, Bodard.
2 V/ vol. 8, 12-06-1940, no 134, Bodard.
3 V/ vol. 8, 15-06-1940, no 167, Bodard. Successivement Ramón Lanz Duret et Wilfrido Cruz.
4 Cf. 3, député H. Ramirez Lopez.
5 V/ 17-06-1940, T. no 198, Bodard.
26-07-1940, Bodard.
10-07-1940, no 139, Bodard.
6 V/ 17 12-1940, no 172, Bodard.
7 V-14-01 1940, no 8, Bodard.
8 Général Abelardo Rodriguez, ministre du Mexique en France ; discours lors de son retour au Mexique, 25 février 1941.
9 Déclaration du prm, 12 janvier 1940.
10 V/ 21-02-1941, no 17, Auvergnes.
11 V/ 17-02-1942, Clauzel.
12 V/ 15-01-1941, no 10, Bodard.
12-08-1941, no 115, Arvengas.
07-02-1942, no 14, Clauzel.
13 V/ 22-08-1940, Charles-Roux (Vichy) à Bodard (México).
14 L/ vol. 266, 08-10-1940, Rees (México) à de Gaulle (Londres).
15 Ici se pose un sérieux problème de sources : les archives du ministère français des Affaires étrangères ne conservent pour le Mexique et la France libre (avant l’ouverture des archives de Nantes) qu’un seul document antérieur à mai 1941. Les archives mexicaines sont, pour les plus importantes, inaccessibles au public ; et le « fonds de Gaulle » des Archives nationales est encore réservé à quelques initiés dont on ne nous a pas autorisé à faire partie. Quant au livre de Jacques Soustelle, Envers et contre tout, du fait même de l’objet beaucoup plus général de l’ouvrage, il bouscule ou comprime quelque peu les événements mexicains ; en trois phrases, une année s’écoule ; l’on ne peut croire, comme ne le dit d’ailleurs pas l’auteur, qu’en juillet 1940, le Comité France libre représentât « environ quatre-vingt-quinze pour cent des Français résidant dans le pays » : cette unanimité n’existe pas avant au moins l’année suivante, après le remplacement du ministre français, après la conclusion partielle des affaires du Levant à Saint-Jean d’Acre, et après la naissance du Comité national français.
16 V/ 22-08-1940, no 147, Bodard.
17 Pierre Léon, Economies et sociétés de l’Amérique latine, Paris, 1969, pp. 196-197.
18 V/ 20-12-1940, no 178, Bodard.
19 Le vice-président des Etats-Unis, Wallace, assiste comme ambassadeur extraordinaire aux cérémonies d’accession au pouvoir du général Avila Camacho. Il déclare le 4 décembre 1940 : « Le plus haut idéal des habitants de cet hémisphère est le pan-américanisme ». Le 7 décembre 1941, le président Camacho déclare qu’il « est immensément heureux que les Amériques soient unies par la décision de défendre contre toute agression notre doctrine continentale de droit, d’égalité et de dignité ».
20 V/ 17-12-1940, no 177, Bodard.
21 V/ 07-12-1940, no 173, Bodard.
22 National Archives Washington, Record Group 59 : Changement très net de ton entre 812 20/219, 01-06-1940, Boal 812 00/310/ 72 1/2, memorandum de l’entretien Castillo Najera et Sumner Welles, 04-06-1940, et 812 51/2460, memorandum de l’entretien Monteres Duggan Colado, 01-10-1940.
Cf. aussi Excelsior, 01-11-1940, ou us Department of State, Foreign Relations of the United States (frus), 1940, Washington, 1941, vol. V, p. 145 (Commission conjointe de défense).
23 Secretaria de relaciones exteriores, Memoria 1940-1941, México, pp. 66-69.
24 V/ 24-08-1940, no 150, Bodard.
25 V/ 25-03-1941, no 39, Arvengas.
26 V/ 25-03-1941, Arvengas.
27 V/ 24-08-1940, no 150, Bodard.
28 V/ 16-10-1940, no 168, Bodard.
29 V/ 28-11-1940, no 170b, Bodard.
05-08-1940, no 140, Bodard.
30 V/ 24-08-1940, no 150, Bodard.
31 V/ 16-10-1940, no 168, Bodard.
17-10-1940, no 169, Bodard.
32 V/ 24-08-1940, no 150, Bodard.
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