Chapitre II. Neutralité et propagandes
p. 61-97
Texte intégral
1De septembre 1939 aux déroutes de l’année 1940, la situation de guerre en Europe implique une prise de position du gouvernement mexicain de Lázaro Cárdenas ; mais elle ne peut se définir du strict point de vue mexicain et doit nécessairement prendre en considération celle de Washington. La position mexicaine s’individualise toutefois sur le continent américain par le soutien effectif et continu aux vaincus espagnols... dont nombre sont réfugiés en territoire français.
2La diplomatie française au Mexique doit donc compter avec ce passif issu de la guerre civile espagnole, sans espérer pour le surmonter l’incidence favorable de liens économiques franco-mexicains résiduels : ceux-ci souffrent rapidement de l’impossibilité des échanges entre France et Mexique. Sur le modèle britannique, la France tente alors quelques timides efforts de propagande.
Le gouvernement mexicain, apôtre du droit face à la guerre en Europe
3A la fin de 1938, en présence de l’aggravation de la menace d’une guerre en Europe, se tint à Lima la huitième Conférence panaméricaine : elle proclama le principe de la réunion des ministres des Affaires étrangères « quand les circonstances la rendraient désirables » ; elle mit au point aussi la Déclaration de solidarité américaine. A la conclusion de cette conférence, le représentant mexicain, ancien ministre du Mexique à Paris, Castillo Najera, déclara :
« Les nations représentées ici veulent constituer une seule patrie pour défendre leurs institutions et leurs autonomies en cas d’agression.
Mais il serait injuste de placer dans le même rang que les nations qui méritent le qualificatif de belliqueuses, les deux grandes démocraties européennes, l’Angleterre et la France...
Il est impossible ... d’inclure la France parmi les nations belligérantes qui menacent la paix ».
4Pendant le courant de l’année 1939, le Pacte argentin anti-guerre recueillit, sur le modèle du pacte Briand-Kellog, l’adhésion de cinq pays, dont le Mexique...
5Puis vient le 4 septembre 1939.
6Un document pallie remarquablement aux trop rares documents diplomatiques mexicains accessibles à ce jour en décrivant précisément le sentiment gouvernemental mexicain : cette lettre est en effet rédigée pour le Président par un proche de celui-ci, Isidro Fabela, diplomate de grand renom, délégué du Mexique à la sdn et francophile de surcroît.
« La France et l’Angleterre ont déclaré aujourd’hui la guerre à l’Allemagne. Cela devait arriver. Je me souviens vous avoir écrit (...) que la guerre était inévitable étant donné qu’il était très difficile, voire impossible, qu’il y eût des règlements pacifiques alors qu’il existe de la part de l’Allemagne une volonté impérialiste de continuer son expansion et, de la part de la France et de l’Angleterre, la ferme intention de s’opposer à l’hégémonie germanique dans toute l’Europe centrale et orientale.
De plus, la course aux armements, commencée depuis les désastreux accords de Munich, s’est intensifiée de telle sorte que ni les pays démocratiques, ni les pays totalitaires (...) ne la peuvent plus contrôler avant le déclenchement de la guerre.
La guerre, Monsieur le Président, va provoquer une hécatombe pour l’humanité entière ; car, s’il est bien certain que la majorité des Etats du monde reste en dehors du conflit armé, toutes les nations du monde en subiront cependant le contre-coup économique...
Heureusement notre patrie est éloignée du lieu d’affrontement ; et, durant un certain temps, au lieu d’en ressentir les préjudices immédiats et directs, elle bénéficiera au contraire des avantages d’un pays neutre pouvant alors vendre ses produits aux belligérants à des prix avantageux.
De ce fait, on peut espérer que dans les circonstances actuelles vous ayez, Monsieur le Président, l’opportunité de régler les conflits actuels avec les compagnies pétrolières américaines et anglaises, ainsi qu’avec le gouvernement des Etats-Unis, visiblement intervenu contre nous dans cette affaire. L’Angleterre elle-même, directement ou non, se verra peut-être à son tour obligée de remiser sa morgue afin d’obtenir notre pétrole.
Il serait vivement souhaitable que les avantages économiques et politiques issus du conflit européen soient durables. Mais, malheureusement, si la guerre se prolonge trop, nous ressentirions alors nous aussi les conséquences de l’anéantissement européen...
Les accords de Munich, qui me sont toujours apparu, je vous l’ai dit, comme une très grave erreur politique de Chamberlain et de Daladier, eurent cependant une conséquence heureuse : celle de manifester au monde entier la malhonnêteté et les intentions machiavéliques de Hitler...
De plus, les onze mois écoulés depuis l’absurdité de Munich jusqu’à l’invasion de la Pologne (...) ont laissé le temps aux Alliés de se préparer militairement de manière adéquate : matérielle et morale.
S’il est vrai, comme je vous l’ai écrit dans une précédente lettre, que, selon mes informations, le généralissime Gamelin a déclaré à son gouvernement en septembre 1938 que l’armée française était prête à la guerre et que Bonnet à Londres a déclaré le contraire pour sacrifier la Tchécoslovaquie à une paix éphémère, il n’est pas moins vrai que (...) la Grande-Bretagne ne réunit pas les mêmes conditions en raison d’une absurde politique des politiciens britanniques qui n’ont pas perçu ou entendu les risques de l’impérialisme allemand. »... [115, p. 199]
7La guerre est déclarée par la Grande-Bretagne, puis la France, à l’Allemagne. Geste logique mais « désuet », vu d’Amérique, puisque, excepté un blocus assez lâche, ni la Grande-Bretagne ni la France n’agissent — ou si peu. On glisse vers la « Drôle de guerre ». La France vit ses derniers mois de grande puissance tandis que le Mexique observe et attend l’ordalie...
8Quelle position le Mexique prend-il et comment la justifie-t-il ? Quelles modifications la guerre provoque-t-elle sur la perception mexicaine de la France et de l’Europe ?
9Le choix d’une obédience, les diverses nuances de la neutralité ou du neutralisme sont déterminés par des causes multiples, bien plus politiques, géopolitiques et géostratégiques, qu’économiques. Là encore, une étude précise de la formation des élites mexicaines au XXe siècle fait défaut : « En notre siècle, écrit Raymond Aron, les masses sont partout potentiellement actives. Ce sont les minorités qui actualisent le potentiel révolutionnaire [20, p. 306]. »
10Ces considérations ne valent toutefois que si la politique étrangère dudit gouvernement est celle d’une puissance dont les déterminations finales peuvent être presque strictement d’origine nationale. L’ambiguïté de la situation mexicaine, puissance ou non (même dans un ensemble géographique restreint), est dès lors implicite.
11Le premier septembre 1939, le président Cárdenas déclare en ouvrant la session parlementaire.
« En présence de l’état de guerre existant et afin de préciser et de faire connaître l’attitude de notre pays dans le conflit actuel, le gouvernement que je préside déclare sa résolution de rester neutre dans cette dispute et de régler sa conduite d’après les normes établies par le droit international et les préceptes contenus dans les traités existants qui déterminent respectivement les obligations du Mexique et celles des belligérants1. »
12Rien de spécifiquement mexicain dans cette déclaration très officielle... Un an plus tard, jour pour jour, Cárdenas affirme que son gouvernement a soutenu les principes de la souveraineté des Etats, de la stricte neutralité et de la collaboration internationale ; qu’il a pris part à la Conférence inter-américaine de La Havane, mais n’y a contracté aucun engagement en dehors de ceux qui figurent au procès final2. Peu de variations sont décelables dans de semblables textes officiels mexicains, entre la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne (septembre 1939) et le ralliement du Cameroun comme de la quasi-totalité de l’Afrique équatoriale française à la « dissidence » du général de Gaulle. Il faut donc nous référer à d’autres sources moins officielles pour enregistrer une éventuelle évolution de la neutralité mexicaine.
13Le 11 septembre 1939, tandis que la curée polonaise est en cours, le sous-secrétaire mexicain aux Affaires étrangères, Beteta, définit la neutralité mexicaine comme « une neutralité purement militaire qui n’entrave pas la liberté commerciale » de son pays ; il s’exprime ainsi au nom du chef de l’Etat lors d’un dîner offert par les membres du Congrès. « Nous nous réservons le droit de faire profiter ceux des combattants qui mériteront notre sympathie de l’excès de notre production y compris les matières premières, le pétrole, les minerais et les fibres, dans la mesure où les combattants pourraient en avoir besoin, au cours d’une lutte qui met en jeu l’avenir politique du monde »3.
14Mise à part une certaine emphase inhérente à l’usage de la langue et à la forme même d’un tel discours devant les membres d’un corps politique, la « bienveillance » de la neutralité mexicaine n’apparaît pas clairement acquise à l’une ou l’autre des parties en conflit. Mais, évoquer « l’avenir politique du monde », c’est déjà se ranger, sans l’avouer, aux côtés des démocraties contre le totalitarisme.
15Le gouvernement sait bien dans quel camp une extension du conflit le pousserait. Toutefois, l’intérêt national exige jusque-là qu’il conserve les apparences de la neutralité et que le prix de sa bienveillance ne soit pas sous-estimé. Le ministre français traduit donc logiquement « ceux des combattants qui » par « les puissances démocratiques » dans son commentaire des déclarations mexicaines. Lors d’un entretien privé, le ministre mexicain des Affaires étrangères, Ramón Beteta, précise au représentant français que le Mexique compte « pratiquer une neutralité différente de celle des Etats-Unis » et qu’il est « tout disposé à vendre ses matières premières aux puissances démocratiques ». Il déclare le même jour qu’il « compte sur des commandes françaises de pétrole » puisque le gouvernement mexicain s’abstiendra désormais de vendre du pétrole à l’Allemagne. La nuance entre les propos du responsable mexicain et leur interprétation par le ministre français Goiran est donc d’importance car, même si « le gouvernement mexicain est incontestablement favorable à la France », ainsi que le pense Goiran, Cárdenas et son gouvernement ne sauraient le déclarer officiellement : cette position serait trop éloignée des déclarations panaméricaines inspirées par Washington, ne serait pas soutenue par une partie suffisante de l’opinion publique mexicaine et serait surtout incompatible avec une politique économique qui se doit de garder des arguments à l’usage des démocraties (ne serait-ce qu’étant donnés les litiges les opposant au gouvernement mexicain).
16Le 14 septembre 1939, des « instructions générales relatives à l’observation de la neutralité mexicaine dans la guerre maritime »4 sont envoyées à toutes les autorités civiles et militaires du pays ; parallèlement, la France et l’Allemagne imposent des conditions à la transmission des télégrammes diplomatiques des ambassades et légations sur leurs territoires respectifs5. Le gouvernement mexicain se réserve en particulier le droit d’accorder ou non l’autorisation d’entrer dans un port mexicain.
17Après la chute de Varsovie, le 29 septembre, le ministère mexicain des Relations extérieures déclare, « une fois de plus, que le Mexique a toujours eu, pour règle invariable, de ne pas reconnaître les conquêtes obtenues par la force » [47 du 03-10-39]. Le Mexique continue à accorder au représentant du gouvernement polonais en exil la capacité diplomatique.
18Une certaine « communauté d’idéologie » unit donc le Mexique à la cause des démocraties ; et cela, malgré une position de neutralité somme toute bien établie et voisine de celle du grand Etat du Nord. Mais si l’économie, d’une manière générale, et la position anglo-saxonne en particulier obligent, quelles que soient ses intentions, le gouvernement mexicain à adopter cette neutralité légèrement modulable, il est certain qu’il serait inopportun pour lui de rompre avec l’Allemagne et ses alliées. L’Allemagne demeure une importante cliente et fournisseuse — débitrice de plus de trois millions et demi de dollars. Ses alliés, Italie et Japon notamment, sont susceptibles de maintenir et d’honorer un nombre non négligeable de contrats : tandis qu’un pont métallique allemand attend dans un port hollandais son embarquement pour le Mexique, plusieurs pétroliers commandés par le Mexique sont, par exemple, en construction dans les ports gênois... L’Italie, comme le Japon via l’URSS, approvisionnent, en 1941, l’Allemagne (et l’URSS) en pétroles mexicains6. Jusqu’à cette date, ni les expropriations agraires envisagées dans le Chiapas, qui déposséderaient les riches planteurs de café d’origine allemande, ni l’acquisition de navires belligérants, réfugiés dans les ports mexicains, en compensation de la dette commerciale de ces pays, ne sont réalisées. Le gouvernement mexicain choisit une voie médiane, conforme à la politique de Washington comme au plan sexennal du prm de novembre 1939 ; celui-ci précisait — sans prendre d’engagement défini — que « la politique extérieure du Mexique devrait tendre à la défense de l’autonomie de la Nation, non seulement du point de vue politique, mais encore du point de vue social et économique ». Un train de réformes visant à doter le Mexique des moyens d’assurer sa neutralité militaire est effectivement proposé peu après qu’a été votée la loi de neutralité (novembre 1939).
19En résumé, le contexte mexicain des relations entre les deux pays étudiés et l’attitude des différents milieux et partis mexicains à l’égard de la guerre européenne peut en septembre 1939 se définir comme suit :
une partie de la classe ouvrière, contrôlée par la gauche du prm, la ctm et les communistes est peu favorable aux Alliés, si ce n’est hostile, depuis le pacte germano-soviétique ;
une autre partie, probablement majoritaire, est encore favorable aux Alliés et surtout hostile au régime national-socialiste de Hitler (le thème de l’anti-fascisme n’a cessé d’être traité vigoureusement — plus qu’en France — depuis 1935 dans les grands journaux, les meetings...) ;
les fonctionnaires, les milieux officiels, le général Avila Camacho, candidat officiel à la présidence de la République, le président en exercice, Cárdenas, avec la grande majorité du prm, sont favorables aux Alliés ;
la petite bourgeoisie, germanophile par tradition (Carranza), par admiration pour la force et l’audace allemandes et confortée par les aléas de la nationalisation pétrolière, se prononce en faveur de l’Allemagne ou d’une neutralité strictement militaire ;
les milieux que l’on pourrait qualifier de « réactionnaires » et cléricaux, le prun (Parti révolutionnaire d’unification nationale) et le général Andreu Almazán sont assez nettement pro-allemands ; Almazán atténue puis change cependant rapidement cette position.
20En huit mois de guerre, les positions se modifient de la façon suivante (mai 1940) :
la propagande communiste ou communisante, de plus en plus active, gagne — « largement » selon les diplomates français — les milieux ouvriers ; cela, à la faveur du blocus pétrolier anglo-saxon, de la molesse française dans le conflit espagnol, des difficultés économiques... A en juger par la presse et les déclarations syndicales, une partie importante des milieux ouvriers (non formés à la culture ou à l’histoire culturelle française) ne soutient donc pas la France, quand elle ne lui manifeste pas quelque hostilité ; surtout lorsque la France est associée indistinctement à l’Angleterre et aux Etats-Unis ;
dans les milieux officiels, de mêmes sentiments progressent avec la ctm et son leader Lombardo Toledano. Tandis que certains éléments du prm, autour de l'ex-président Portes Gil par exemple, dénoncent avec vigueur l’alliance nazi-communiste, d’autres voient leur initiale sympathie pro-alliée s’affaiblir et se rapprochent des thèses développées par les pays à pouvoir fort. Mais, même dans ce cas, la volonté de ne pas s’aliéner les Etats-unis reste prépondérante ;
par contre, l’alliance germano-russe effraie certains éléments réactionnaires, jusque dans l’entourage du général Almazán, lequel manifeste lors d’assemblées publiques en avril des velléités de rapprochement avec les Alliés. Néanmoins, une grande partie des almazanistes et notamment les éléments favorables, comme la colonie espagnole, au régime du général Franco en Espagne demeurent hostiles aux Alliés, et souvent, de fait, à la France.
21D’une manière générale, la coalition des extrêmes entre septembre 1939 et juin 1940 aggrave la situation de la France au Mexique, du moins avant que les effets de la propagande française ne se fassent sentir. Le miroir de la presse reflète ainsi l’opinion mexicaine :
Le Popular, organe des syndicats de la ctm, est très peu favorable à la France et à ses alliés.
Le Nacional, organe du prm, leur est par contre dans l’ensemble favorable, non sans toutefois marquer quelque hostilité périodique liée à l’existence, au sein du PRM (dans une certaine mesure pluraliste du point de vue politique), d’une tendance proche des communistes.
Candíl, avilacamachiste et organe de Portes Gil, est violemment anticommuniste et anti-nazi et, par conséquent, très favorable dans la situation présente aux Alliés.
Novedades, conservateur et religieux, « réactionnaire » selon le qualificatif habituel, est nettement pro-allié.
Excelsior et Ultimas Noticias, conservateurs, sont, à l’aube de l’offensive sur le front ouest-européen, très hostiles à la coalition franco-anglaise, de même que
La Prensa.
22Une semblable bigarrure se manifeste dans le choix des personnalités qui apportent leur concours à la propagande imprimée alliée : c’est ainsi que l’on peut trouver trace d’avilacamachistes tels que Rafael Muñoz et Sanchez Ocaña, et d’almazanistes tel que le directeur du service de presse du général Almazán, Gonzalo de la Parra.
23La politique étrangère n’est toutefois au cœur même des préoccupations mexicaines qu'en raison de la proximité des élections. Le candidat Manuel Avila Camacho sait qu’il ne peut s’aliéner ni les éléments radicaux de la population ni les éléments communisants. Néanmoins, dans son entourage court le bruit significatif, rapporté par les diplomates en poste, que, dès son arrivée au pouvoir, il éliminera le leaders « bolchevisants », notamment Lombardo Toledano, avec l’aide de l’armée au besoin... (Ces propos invérifiables verront cependant un début de concrétisation avec, avant même l’entrée en fonction du nouveau président, une nette perte d’influence des éléments dirigeants radicaux du prm et de la ctm. V. Lombardo Toledano ne survivra guère, comme leader de la ctm, à l’entrée en fonction de Manuel Avila Camacho.)
24A l’appui de ces rumeurs, différents témoignages recueillis dans la correspondance diplomatique et la presse montrent que l’armée, mal équipée, est mécontente de la prépondérance des syndicats et qu’elle observe très attentivement le développement des milices ouvrières qu’elle conçoit comme une sorte d’armée concurrente, inférieure et rivale. Pour elle, la dégradation de la situation internationale constitue un élément favorable à l’expression de ses volontés. Ce n’est pas un hasard si le général Almazán s’appuie essentiellement sur les éléments autoritaires et germanophiles de l’armée comme de la petite bourgeoisie : l’accord germano-russe n’a que rarement supprimé ou apaisé l’élan anticommuniste ; il aurait plutôt un peu joué contre le nazisme. Mais, revirement spectaculaire et prévisible, Almazán déclare, réaliste, avril 1940 qu’il se solidarise avec les démocraties, en répudiant explicitement tous les régimes totalitaires : est-ce pour avoir l’aval de Washington, surtout dans la perspective d’une épreuve de force avant ou après les élections ? Pourtant, le 3 mai 1940 encore, le ministre français Bodard écrit qu’Almazán « a l’appui de l’armée et passe pour germanophile », une armée précisément en voie d’exclusion officielle totale de la vie politique et du prm.
25Quant aux élections elles-mêmes, la diplomatie française se les représente d’une manière qui ne manque ni d’une certaine justesse ni d’un certain manichéisme :
« Si les élections présidentielles se déroulent normalement, c’est-à-dire sous l’impulsion de la machinerie officielle, le général Avila Camacho sera nécessairement élu et, en même temps, une majorité de députés, sénateurs et gouverneurs, présentés par ce qu’on appelle « la aplanadora » (rouleau compresseur), dirigé en sous-main par Lombardo toledano, le secrétaire général de la ctm. Le général Camacho se trouvera aux mains d’une camarilla bolchevisante et germanophile, comme le général Cárdenas en 1934 s’était trouvé aux mains d’une camarilla calliste. L’expérience même de Cárdenas prouve qu’un président peut être assez fort pour se dégager d’une telle emprise. Il va sans dire que l’hypothèse selon laquelle le général Almazán serait élu doit absolument être exclue7. »
26En mai 1940, trois scénarii sont analysés par les diplomaties européennes :
Avila Camacho, une fois élu, arrive à s’imposer et tout rentre dans le calme ;
Almazán dénonce le trucage des élections par le gouvernement et se produit en sa faveur une sécession d’Etats du nord autour de Monterrey, par exemple, ville almazaniste par excellence ; l’attitude des Etats-Unis voisins est alors déterminante ;
Almazán se soulève avant les élections ; en réaction, la ctm acquiert, par ses contingents d’ouvriers militarisés au service de Cárdenas, un pouvoir réduisant le futur président Avila Camacho à l’état de simple pantin ; en ce cas, la probabilité d’une influence soviéto-allemande est accrue. Le service de renseignement allié, alarmiste, comme l’ensemble des services d’information nord-américains, fait d’ailleurs état de l’influence germano-russe dans laquelle serait « tombé » Cárdenas, de l’influence nationale-socialiste dans l’entourage d’Almazán, et de celle des agents russes dans celui d’Avila Camacho ! Propos alarmistes, certes ; mais qui témoignent clairement de la faiblesse de la propagande des démocraties en guerre, face à l’activité allemande, et soviétique dans une moindre mesure. Enfin, plus que Lombardo Toledano jugé « intelligent mais vaniteux et tapageur », la « cheville ouvrière de cette affaire », qui recouvrirait un étonnant et improbable « plan unique » de la Gestapo et de l’Internationale communiste, serait l’ancien ministre du Mexique à Paris, Narciso Bassols ; celui-ci est notamment accusé d’avoir favorisé l’entrée au Mexique de réfugiés espagnols communistes, avec l’idée de promouvoir ses propres objectifs. Au total, l’objet de cette activité subversive serait de transformer le Mexique « en une base “anti-impérialiste” d’agitation contre les Etats-Unis, de façon à détourner entièrement ceux-ci de l’Europe ». La conclusion de ce rapport, très outrancièrement pessimiste et partiel, replace clairement la France au Mexique dans son rôle subalterne, sans même évoquer le nécessaire développement d’une propagande franco-britannique ! Il apparaît « évident que seuls les Etats-Unis sont à même d’intervenir efficacement dans cette affaire, le rôle des puissances alliées ne pouvant être que d’observation8 » !
27Le rideau de neutralité qui sépare le Mexique de la France engagée dans un conflit, même sans combat, implique de part et d’autre un respect des clauses, assez lâches, de cette neutralité. La tâche du ministre français consiste alors à contribuer à aménager cette neutralité en neutralité bienveillante puis en neutralité toute théorique, favorable aux alliés. Car, si la politique étrangère mexicaine ne peut sans risques très importants entrer en contradiction fondamentale avec celle des Etats-Unis, les considérables nuances permises rendent utile un actif travail de propagande de la part des pays belligérants. Mais le gouvernement français laisse peu de latitude à son représentant.
28Donnant pourtant satisfaction au ministre français à México, la France effectue, sans l’en informer, plusieurs tentatives de médiation entre la Grande-Bretagne et le Mexique à propos de la question pétrolière. Le président du Conseil français se serait « entremis personnellement auprès du Gouvernement de Londres »9, ou directement Daladier auprès de Chamberlain, selon d’autres sources. La finalité de ces tentatives serait d’assurer une reprise normale et à brefs délais des relations diplomatiques entre les deux pays ; celle-ci améliorerait les relations entre le Mexique et les Alliés, donc entre le Mexique et la France. Mais le ministre français à México n’est pas averti de ces tentatives de médiation tenues secrètes : suite à des informations confidentielles dont la presse mexicaine se fait l’écho, le ministre Bodard adresse alors une demande d’informations à Paris. S’il y a eu réponse, elle ne nous est pas parvenue ; dans le cas contraire, il faut considérer que le ministère ne trouve pas nécessaire d’informer des négociations en cours son représentant, considéré avant tout comme une courroie de transmission.
29Ainsi, pendant ce que certains historiens appellent « les beaux jours de la non-guerre », à l’exception de la coordination des efforts de propagande (envisagés ci-dessous), l’une des préoccupations de la légation française consiste à surveiller et dénoncer les violations de la neutralité mexicaine, tout en étudiant les possibilités d’action pro-alliées et leurs limites. Le 11 septembre 1939, le ministre de France signale au sous-secrétaire d’Etat mexicain aux Affaires étrangères, Beteta, que les bateaux de commerce allemands réfugiés à Veracruz et Tampico ont conservé leur radio et peuvent donc informer et être informés par leur gouvernement ; or cela est contraire aux Conventions de La Haye sur la neutralité ratifiées par le gouvernement mexicain10.
30Parallèlement, l’ambassade des Etats-Unis prend, déjà à cette date, une part active au contrôle de la neutralité mexicaine ; parfois en collaboration avec les services britanniques et français. En effet, le Mexique n’ayant « pas la possibilité d’assurer par ses propres moyens la neutralité de ses côtes »11, la marine des Etats-Unis se charge partiellement de la surveillance des navires, de l’Alliance ou de l’Axe. Puis, sous la pression conjuguée des Etats-Unis et des Alliés, le gouvernement mexicain envisage de concentrer les navires allemands réfugiés dans ses eaux territoriales au sein d’un seul port où le contrôle se ferait plus étroit. Il projette aussi le débarquement d’une partie de leur équipage à terre et la pose de séquestres sur les radios des navires : ces deux dernières mesures sont rapidement effectives.
31En effet, le plus important pétrolier allemand mouillant dans les eaux territoriales mexicaines depuis septembre 1939 aurait ravitaillé un ou plusieurs sous-marins allemands ; ceci expliquerait, selon la presse, les manœuvres apparemment incompréhensibles de ce navire ; d’où les mesures prises fin septembre. Mais si, en baie de Veracruz ou de Tampico, certaines mesures sont applicables, il n’en est nullement de même sur les côtes du Yucatán, par exemple, où la configuration de la côte et la forte concentration des puissants planteurs allemands12 est particulièrement propice au ravitaillement discret de sous-marins : presse et correspondances diplomatiques se font l’écho périodique de telles violations — réelles ou imaginaires — de la neutralité mexicaine [364]. Le 26 décembre 1939, le « sous-directeur du musée de l’Homme, chargé de mission au Mexique » souligne que « le Mexique est le seul pays important de l’Amérique latine (nous faisons abstraction du Costa-Rica et de la République dominicaine, pays d’importance réduite) où l’influence des Allemands soit très forte (...) Dans le Sud-Est mexicain (...) où de nombreux Allemands sont installés, une activité plus ou moins clandestine se développe » ; elle donne lieu à de fréquents incidents surtout au sud de Veracruz (déjà en 1916, l’Allemagne avait, selon certaines sources, réussi à aménager une base sommaire pour ses sous-marins dans cette zone). De plus, « toute la région frontalière du Mexique et du Guatemala constitue un véritable fief allemand », selon l’expression du même rédacteur, plus tard attaché militaire adjoint chargé du renseignement et de la propagande, Jacques Soustelle13. Si Hitler n’avait du Nouveau Monde qu’une connaissance banale et assez sommaire, s’il répétait des jugements qu’il avait rassemblés au hasard de ses lectures, si enfin l’importance stratégique du Mexique ne lui échappait pas, ce pays lui apparaissait en 1934 « comme le pays le plus riche du monde, avec la population la plus paresseuse et la plus dépenaillée »... « Avec quelques centaines de millions, aurait-il dit, on pourrait acheter le Mexique tout entier » ! Cette vision caricaturale s’affina un peu certainement avant la guerre ; elle n’en est pas moins l’un des moteurs d’une active propagande allemande nationale-socialiste au Mexique soutenue par une colonie prospère [237, pp. 107-111].
32La neutralité mexicaine est aussi violée, sur le mode mineur il est vrai, par les Alliés franco-britanniques dans les contours de la propagande alliée qui s’organise, du côté français, durant l’hiver 1940.
Jacques Soustelle, information et propagandes
33Bien avant le 1er septembre 1939, la propagande allemande donne la mesure de son efficacité « dans les milieux politiques, dans les salles de rédaction des journaux, etc... » ; ses « chefs siègent à la légation d’Allemagne dont l’un d’eux fait partie », écrit l’attaché militaire adjoint français14. Cette propagande est en effet remarquablement organisée, « orchestrée » depuis le Bureau de presse allemand du 17, rue Viena à México par Arturo Dietrich, attaché de presse de la légation et artisan essentiel de la très forte cohésion de la colonie et du prosélytisme germanophile au Mexique.
34En comparaison, l’activité italienne de propagande est minime ; les services italiens s’intéressent surtout au registre économique, volontairement sans doute, dans la perspective d’une rupture entre l’Allemagne et le Mexique : dans ce cas, l’Italie conserverait si possible son rôle d’intermédiaire, économique au moins : elle achète déjà du pétrole qu’en partie elle achemine ensuite vers l’Allemagne15.
35Contre la qualité et l’efficacité de la propagande allemande, les alliés britanniques et français tentent, à partir de la fin de l’automne 1939, de contruire ensemble le noyau d’une réaction favorable aux démocraties en guerre. Quels en sont les moyens, traditionnels ou nouveaux ?
36— Tout d’abord les peu coûteuses et traditionnelles distinctions honorifiques, lesquelles sont attribuées assez libéralement aux « amis » du pays de la Légion d’honneur.
37— Puis les dons de livres français aux diverses institutions représentatives.
38— Le soutien aussi aux organisations culturelles françaises ou francophiles, dont le Lycée français (actuel lycée franco-mexicain), créé en 1938.
39— Fruit d’une première réflexion, la légation de France encourage la création à México (Artes 17) d’une firme d’importation de films français « Film mundial sa » ; elle en prend le contrôle, par l’intermédiaire de son attaché commercial André Gabaudan. Cette société rassemble son capital parmi les « personnalités éminentes de la colonie française »16. Elle est destinée à faire pièce à son homologue allemande, « Tobio », contrôlée par des Allemands et qui diffuse au Mexique des films de propagande nazie ; certains ont, tels « Verwehte Spuren », « un caractère désobligeant à l’égard de la France » qui n’est pas surprenant... et les interventions de la légation française auprès des institutions mexicaines pour empêcher leur projection ne sont qu’épisodiquement prises en considération.
40— En février 1939, un ami du président Cárdenas, Luis Chico Goerne, avait établi un ambitieux « d’interchange culturel » franco-mexicain17, « utopique ou tout au moins prématuré » affirma-t-on à l’époque. Son caractère de réciprocité rigoureuse choqua en effet le ministre français Goiran qui l’avait jugé « particulièrement mal adapté à la disproportion existant entre les niveaux culturels des deux pays ». Reflet d’une opinion généralisée en France, cette volonté, estimable, de conserver à la culture française sa physionomie altière nuit pourtant régulièrement aux intérêts généraux de la perception française à l’étranger ; surtout lorsque le pays qui propose « l’interchange » se sent en relative position de force : c’est le cas du Mexique, intérieurement stabilisé et structuré, qui entre dans une phase de développement accéléré en ce début de guerre européenne et qui, à la recherche d’une identité propre depuis le commencement de la Révolution, supporte de plus en plus difficilement une trop nette tutelle spirituelle, d’où qu’elle vienne ; ne serait-ce que parce que ce pays, officiellement révolutionnaire, ne peut admettre de retomber explicitement dans l’aire culturelle du Porfiriat. En outre, les trois premières décennies du xxe siècle ont fourni au Mexique des intellectuels et artistes de renom international, d’Alfonso Reyes à Octavio Paz, de Diego Rivera à David Alfaro Siqueiros, pour ne citer que ceux-là, intellectuels contribuant à la formation de l’identité mexicaine.
41Le projet de Luis Chico Goerne n’a donc pas de suite. Mais il faut aussi noter que son initiateur est, en 1939, un universitaire politiquement marginalisé : en cela, son projet semblait, même du côté mexicain, peu viable.
42— Enfin, la carence d’une propagande gouvernementale française radio-diffusée, constatée pour le territoire national comme pour l’Europe, vaut a fortiori pour le Mexique [145]. Les effectifs de la radio sous la récente direction de Giraudoux à Paris sont peu importants ; Goebbels et son exécutant mexicain Dietrich mobilisent au contraire des moyens considérables18. Différence aisée à expliquer car les gouvernants français dans leur ensemble ne croient pas réellement en 1939 à ce nouveau moyen de communication. Au contraire, d’importants moyens financiers sont consacrés à la valorisation de l’information d’origine nazie au Mexique par le gouvernement berlinois et surtout par la colonie allemande sollicitée par Dietrich. Cela prouve d’une part l’importance du Mexique dans les relations internationales, dans toute stratégie « américaine » ; et, d’autre part, la convoitise que suscite une neutralité mexicaine intelligemment maintenue et entretenue ; neutralité aux modes potentiellement variables donc ; mais variables seulement dans certaines limites imposées de fait par les Etats-Unis comme par les propensions personnelles et idéologiques du président lui-même. Cependant, cette marge de manœuvre est jugée suffisamment importante pour que les puissances s’y intéressent de près. De là, la mise en œuvre d’une politique française de propagande radiophonique au Mexique, laquelle demeure pourtant, aux aurores de la guerre, largement contestée dans ses résultats. L’ancien chargé d’affaires français au Mexique, Victor Ayguesparsse, qui réside depuis 1913 dans le pays, critique ainsi sévèrement les efforts et les résultats insuffisants de la propagande radiophonique française dirigée par le Comité d’union des Français19. Il transmet d’ailleurs ses critiques à Paris par le canal de la légation à México.
43Le 29 juillet 1939, un décret-loi crée en France le Commissariat général à l’information ; le 30, Jean Giraudoux en est nommé commissaire général, lui qui qualifiait encore en 1937 le régime nazi de « salut public »... Le grand écrivain, ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, s’entoure à l’hôtel Continental de nombreux normaliens parmi lesquels Paul Hazard. Celui-ci contacte à l’automne le lieutenant au 24e régiment d’infanterie, Jacques Soustelle, normalien lui aussi. Paul Hazard propose au lieutenant de 27 ans une affectation au Commissariat, qu’il accepte : le secteur latino-américain, déjà. Versé ensuite à l’état-major de l’armée, on décide d’utiliser ses compétences mexicaines... Ainsi, moins de quatre mois après avoir pris connaissance au Mexique de son ordre de mobilisation et être rentré hâtivement avec sa femme par ses propres moyens en Europe20, Jacques Soustelle reprend, le temps d’un voyage transocéanique, pied sur le sol aztèque. Comme le mentionnait déjà en 1937 le Larousse Mensuel Illustré, le choix de « ce jeune savant pleinement digne de créance » pour une mission au Mexique paraît judicieux en raison de sa profonde connaissance du pays.
44En effet, né en 1912 d’une famille cévenole, après des études secondaires à Lyon puis supérieures à l’Ecole normale supérieure, jeune agrégé de philosophie en 1932, Jacques Soustelle est parti au Mexique muni d’un diplôme d’ethnologie. Avec sa femme, ethnologue également, ils étudient à l’initiative du professeur Paul Rivet des populations indienne, les Otomis. Auteur de « Mexique, terre indienne » (1936) puis d’une thèse sur « la famille Otomi-Pame... » (1937), il est ensuite appelé à la sous-direction du musée de l’Homme nouvellement réinstallé au Trocadéro par le Front populaire. Proche de la sfio sans en être membre, secrétaire général de l’Union des intellectuels français fondée après et en réaction contre Munich, il participe à un congrès au Mexique lorsqu’est décrétée la mobilisation générale ; il rentre alors avec sa femme en Angleterre, puis en France, par ses propres moyens et non sans péripéties.
45Après une brève incorporation au 24e régiment d’infanterie, Jacques Soustelle est dès décembre 1939 chargé de mission au Mexique, puis, en février 1940, adjoint de l’attaché militaire au Mexique, le commandant Signoret ; ce dernier, bien que portant le nom d’une grande famille « barcelonnette », bien que possédant des intérêts personnels au Mexique, n’est pas étroitement lié à cette famille. Le 29 mars, Soustelle et Signoret sont présentés, selon le rituel diplomatique, au président Cárdenas, « sur lequel ils produisent une excellente impression » si l’on en croit le ministre français.
46Or la fonction d’attaché militaire — a fortiori celle d’adjoint — résidant à México n’existait plus depuis la Révolution. Ce sont donc les nécessités de l’information, du renseignement et plus précisément de la propagande qui sous-tendent ces créations de postes que ne justifient pas des impératifs militaires suffisants : les justifient uniquement à court terme l’intense propagande allemande et, à plus long terme, peut-être, la volonté de réactiver l’influence française au Mexique et de préserver ses intérêts dans une période difficile où les liens avec la métropole sont distendus par les événements.
47Le gouvernement français décide donc de se doter, dans une région, l’Amérique latine, qui n’est pas immédiatement prioritaire, d’un réseau coordonné d’information, où plus exactement, de propagande. Cela révèle d’une part la prise en compte tardive mais réelle de ces nécessités polémiques que sont l’information et la propagande ; d’autre part, l’importance que l’on accorde dans la région au Mexique, malgré les aléas révolutionnaires. Mais le retard à combler vis-à-vis de la propagande adverse est plus qu’important. Dans ce domaine, les Anglais ont largement devancé les Français et montré la voie à suivre : un agent du ministère britannique de l’Information, Bob Marett, est depuis plusieurs mois à México lorsqu’arrivent Signoret et Soustelle. C’est en collaboration avec lui et avec le ministre de Belgique Kerchove d’Hallebast, violemment anti-allemand, que travaillent les deux nouveaux attachés français. L’entente entre Marett (dont le père est ethnologue) et Soustelle est rapidement renforcée par des affinités personnelles certaines.
48Se met alors en place un véritable effort français de propagande, avec Jacques Soustelle comme cheville ouvrière. Examinons les idées de base de cette propagande, ses moyens financiers et institutionnels et ses résultats ; nous distinguerons, pour plus de clarté, México du reste du pays.
1. Les idées
49Elles sont assez simples puisqu’un axe oriente à ce stade initial toute la propagande française fin 1939-début 1940 : la lutte contre l’influence allemande. Mais, assez vive sous les ministres Goiran et Bodard (1940), très active pendant le court interim de Baudet (1941), la lutte anticommuniste n’est pas absente de la propagande ; elle s’appuie sur le courant d’anticommunisme, développé surtout au sein des classes moyennes, et sensiblement renforcé après le pacte germano-soviétique : sans trop de force toutefois, la propagande française assimile dans certains cas précis, en fonction de son public, la lutte contre le communisme et la lutte antinazie. Mais ce thème de l’anticommuniste reste généralement très secondaire pour ne pas gêner notamment toute une intelligentsia francophile nettement marquée « à gauche ».
50Idées essentiellement négatives donc (contre une autre propagande) aux premières heures de fonctionnement de la propagande.
2. Les moyens
51Le soutien financier de la propagande est beaucoup moins structuré du côté français que du côté allemand où un impôt est prélevé sur la colonie : néanmoins, la colonie française soutient majoritairement les activités locales d’implantation de la propagande en territoire mexicain ; mais, préférant souvent laisser agir des personnalité extérieures plutôt que de participer elle-même, ce qui pourrait nuire à certains de ses intérêts, elle finance assez volontiers, parfois modestement, l’effort entrepris.
52Dès les premiers jours de la guerre, a été créé un Comité interallié de propagande, à México. Il comprend, en nombre égal dès son origine, des représentants des colonies française et anglaise, et un représentant de la colonie israélite. Ce comité se donne avant tout pour tâche de recueillir et d’administrer les fonds destinés à la propagande. A la fin de l’année 1939, ces fonds atteignent 23 500 pesos par mois, se décomposant comme suit :
— colonie française | 17 500 pesos |
— colonie britannique et ministère britannique de l’information | 5 000 pesos |
— colonie israélite | 1 000 pesos |
53En avril 1940, ils dépassent 27 000 pesos, dont 18 000 fournis par la colonie française et 8 000 par ses alliés. Un des premiers actes du Comité est de créer un Bureau (interallié) placé sous la direction initiale d’André Gabaudan, attaché commercial de la légation de France : son activité et ses relations dans le monde de la presse donnent une impulsion nette à la propagande interalliée.
54Le ministère britannique de l’information a depuis novembre 1939 un délégué à México faisant fonction d’attaché de presse, Bob K. H. Marett. Il assure et dirige de fait le fonctionnement du « Bureau », tandis que Lionel Vasse, deuxième secrétaire de la légation de France consacre une partie importante de son temps à cette activité de propagande. A partir du 15 mars 1940, le lieutenant Soustelle, adjoint de l’attaché militaire, représente officieusement la légation et partage avec Marett la direction de cet organisme.
55Les crédits accordés à la légation par le ministère, à dater du 1er mai au moins, permettent — mais les circonstances infirmeront cette tendance — non seulement d’intensifier l’action de propagande proprement dite, mais encore, en assumant la plus grande part des dépenses de personnel du Bureau, d’en contrôler efficacement le travail. La disproportion de moyens entre les propagandes allemandes et alliées s’amenuise ainsi quelque peu.
56Le Comité, ayant décidé de constituer un fonds de réserve, met à la disposition du Bureau 25 000 pesos par mois. A partir du 1er mai, les crédits alloués par le ministère français permettent d’augmenter cette somme de 7 000 pesos environ. Ce sont donc 32 000 pesos qui sont consacrés dès le mois de mai à la propagande alliée, 7 000 étant administrés par légation de France qui en contrôle l’utilisation21. Les moyens financiers de la propagande alliée ne correspondent alors qu’au tiers (32 000/100 000 environ) de ceux finançant la propagande allemande ; les fonds allemands proviennent à 100 % de la colonie, chaque entreprise étant taxée et sa publicité gérée par le bureau de presse allemand.
57Sous la responsabilité et le contrôle du ministre Albert Bodard et du consul général britannique Rees (l’Angleterre a rompu ses relations diplomatiques avec le Mexique en 1938), le Bureau fonctionne en 1940 d’une façon autonome et se maintient en contact avec le Comité au cours de réunions hebdomadaires ; y participent aussi le ministre de Pologne (ou son représentant) et les délégués des colonies israélites et libanaises. Fin avril, des démarches sont entreprises pour obtenir la présence de délégués norvégiens, hollandais et belges. La deuxième séance de chaque mois est consacrée au budget, la quatrième à l’examen des travaux en cours. Le délégué officiel des Syro-Libanais, vraisemblablement Miguel Abed, nommé au début de la guerre, n’assiste pas aux réunions. Il n’y a pas en outre de représentant tchèque (le Mexique a rompu ses relations avec la Tchécoslovaquie dépecée du président Hacha en 1938).
58En ce qui concerne la diffusion de l’information de la capitale vers la province, a été créée au mois de janvier 1940 une agence « d’aspect » commercial, le « Servicio Mundial », dirigée par un employé du Bureau interallié apparemment très actif, Lousteau : le « Servicio », installé dans un local distinct de celui où fonctionne le Bureau, pour ménager les apparences, distribue aux journaux de province des articles signés d’écrivains mexicains connus et des photographies.
59Le rôle du « Servicio Mundial » complète celui rempli par l’agence de presse « anta ». Au Mexique en effet, journaux et stations de radio ont leur information internationale servie par les agences suivantes :
Les agences américaines, « Associated Press » (ap), « United Press » (up) et « International News Service ». L’attitude des agences américaines, notamment « Associated Press », donne lieu à plusieurs plaintes de la légation française auprès des autorités mexicaines.
L’agence allemande « Transocéan », filiale du « Deutsche Narrichten Büro ». Elle ne publie que des nouvelles d’origine allemande et des commentaires d’un ton souvent violent à l’égard des Alliés.
L’agence « anta »-Havas ; l’agence « anta » (Agenda Noticiosa Telegráfica Americana) est une agence mexicaine, liée avec Havas par contrat. Son directeur, Juan Dios Bojorquez, dispose d’appuis sérieux dans les milieux politiques ; le représentant d’Havas, Ges, assure la liaison entre Havas et Anta. Cette agence mexicaine n’existant que depuis 1936, sa situation financière reste précaire en 1940 : le Comité interrallié la subventionne donc en lui payant une partie des services qu’elle assure. Quels que soient les résultats obtenus (examinés plus loin), l’anta est l’une des bases les plus prometteuses de la propagande française au Mexique : même s’il est possible que l’agence anta ne travaille pas exclusivement avec des dépêches d’origine française, elle est en mesure de recevoir d’Havas et de diffuser dans de bonnes conditions techniques un matériel favorable aux intérêts du gouvernement français et de ses ressortissants, sans apparaître directement comme une émanation gouvernementale étrangère. L’agence anta assure enfin le service de nouvelles à tous les journaux de l’intérieur du Mexique contrôlés, partiellement ou totalement, par le Bureau interallié. Lien quotidien entre la France, México et le reste de ces Etats-Unis du Mexique, lien essentiel.
60L’organisation générale de la propagande dans l’intérieur du Mexique repose d’une part sur les agents consulaires, d’autre part sur les colonies locales. Vraisemblablement soutenus par les colonies, les agents consulaires français semblent plus dynamiques que leurs collègues britanniques. Suite à un accord entre Marett, Soustelle et leurs supérieurs respectifs, c’est généralement aux agents consulaires français que s’adresse le Bureau interallié : ils sont chargés de recevoir et de distribuer la propagande imprimée, l’hebdomadaire Candil, la Gazette de la Guerre, les articles ou photographies qui ne sont par remis par le « Servicio Mundial » ; d’intervenir auprès des journaux et des stations de radio de leur région ; de renseigner le Bureau sur la situation locale et sur les activités de la propagande ennemie. Leur travail, si Ton en juge par les résultats et par les appréciations de leurs supérieurs, semble efficace dans l’ensemble. Dans les villes dénuées de représentation consulaire, à Uruapan par exemple, des commerçant français ont bien voulu assumer cette tâche avec un dévouement, peut-être intéressé, mais remarquable. Il convient surtout de remarquer et de signaler que, dans certaines villes, des comités locaux ont été formés, agissant en étroite relation avec le Comité central et le Bureau : ces infrastructures sont essentielles pour comprendre l’essor ultérieur du mouvement gaulliste au Mexique, dans un terrain somme toute bien préparé. Parmi ceux-ci :
à Puebla, le comité local groupe des représentants français, anglais, polonais, tchécoslovaques et libanais ; présidé par un Français (Costes ?), il exerce une action très efficace grâce aux excellentes relations qu’il entretient avec le gouverneur de l’Etat de Puebla, Maximino Avila Camacho, et avec les autorités locales ;
à Orizaba, le comité français soutient et contrôle le journal régional Radio Mundial et verse 500 pesos par mois au Comité central ; un comité interallié (français, anglais, libanais) n’aura jamais, apparemment, le temps de se former définitivement, bien qu’il en fût question en mai 1940 ;
à Tampico, le comité franco-britannique, dont le président et le secrétaire sont français, distribue le matériel et contrôle le journal La Tribuna ; — à Morelia, la colonie française de cette ville contribue de temps à autres au fonds de propagande du Comité central ; — à Culiacán, Français et Israélites subventionnent le journal El Regional ; — à Guadalajara, l’effort de la colonie française est très important : elle subventionne la revue Horizontes, qui circule largement dans le nord et l’ouest du pays, et le journal Las Noticias. Des pourparlers étaient en cours en mai 1940 pour l’achat d’un matériel d’imprimerie moderne qui eût été mis à la disposition de ce journal (tout en demeurant la propriété de la colonie, laquelle envisageait d’investir 25 à 30 000 pesos dans cette affaire). Les événements européens en décidèrent autrement, semble-t-il.
61Le Bureau interallié dispose enfin pour son efficacité dans l’intérieur du pays et ses relations avec la presse locale de deux agents rétribués par lui, modestement : 350 $ mex. pour les deux : à Mazatlán, le Français Gaillard ; à Monterrey, l’Anglais Robertson.
3. Les résultats
62Dans la presse comme à la radio22, les efforts de rationalisation étudiés précédemment commencent nettement à porter leurs fruits — à quelques semaines de l’Armistice.
La presse de la capitale
63De beaucoup la plus importante du pays, elle ne peut être contrôlée que par un travail constant, des interventions personnelles auprès des directeurs et gérants et une pression économique surtout exercée par l’intermédiaire des maisons de commerce alliées dont la publicité forme une part substantielle du budget des journaux ; avant la guerre, si l’on en croit Mme G. Soustelle, « la plupart des crieurs de journaux de la ville de México étaient très pro-allemands »23.
64Parmi les journaux du matin :
Excelsior (important journal d’information très répandu également dans les Etats, de tendance « réactionnaire » en politique intérieure), très hostile, nous l’avons vu, au début de la guerre aux Alliés, à peu près neutre de janvier à mars, de nouveau hostile en avril, évolue en mai vers une attitude favorable aux Alliés sous l’effet de la pression économique signalée plus haut.
El Universal, grand journal d’information, est de ton neutre.
La Prensa (journal répandu dans les milieux populaires et exploitant les récits de crimes et de scandales), favorable aux Alliés au début de l’année 1940, se montre plutôt hostile en avril malgré des interventions réitérées et apparemment nombreuses. Sa section éditoriale publie des articles violemment antibritanniques, dont certains, au moins, doivent être inspirés et payés par la légation d’Allemagne ; la France est rarement mise en cause.
Novedades est un journal à grand tirage (60 000 à 70 000 exemplaires), très répandu dans certaines villes de l’intérieur, notamment à Veracruz ; germanophile jusqu’à la fin de janvier, c’est depuis février le journal sans doute le plus favorable aux Alliés de la presse mexicaine. Son directeur a fait savoir au Bureau que « sa politique était essentiellement anticommuniste, et que, devant le pacte germano-russe et l’attitude résolue de la France à l’égard du bolchevisme, il se ralliait à la cause alliée. Les annonceurs alliés, depuis lors, contribuent à soutenir ce journal qui ne reçoit pas de subvention alliée, à l’exception d’une somme de 1 000 pesos pour la publication en feuilleton d’une traduction adaptée du Livre Jaune sous le titre La vérité sur l’origine et le sens de la guerre.
El Nacional, le journal officiel du prm, est nettement pro-allié, ce qui est plutôt de bon augure ; sa section éditoriale contient fréquemment des articles tout à fait favorables à la France. Il reçoit du Comité une subvention modique de 1 000 pesos par mois.
El Popular enfin (pour les journaux du matin), l’organe des syndicats radicaux et communisants (« bolchevisants » selon la diplomatie française) de la ctm, était jusqu’en mars assez modestement (2 000 $ mex.) subventionné par le Comité interallié ; il se maintenait selon nos sondages dans une attitude généralement prudente. Depuis mars 1940, où la subvention lui a été retirée pour des raisons qui nous sont obscures, El Popular mène une campagne relativement violente contre la Grande-Bretagne et la France, utilisant en particulier contre la France les doléances des réfugiés républicains espagnols contre un gouvernement français qui reconnaît celui de Franco au-delà des Pyrénées. En avril, le journal chercherait cependant à renouer des relations avec le Bureau et à obtenir de nouveaux subsides. La volonté de renouer est peut-être le signe d’une modification de la position de la ctm et de son leader Lombardo Toledano à la veille de l’élection présidentielle. Il convient toutefois de remarquer l’assez faible diffusion de ce journal, considéré par certains conservateurs comme « un organe de chantage et de scandale » social.
65Parmi les journaux de l’après-midi :
El Universal Gráfico (qui dépend de El Universal) est neutre avec toutefois une tendance à donner le pas aux informations sensationnelles ; de là, une propension à diffuser des informations de diverses sources, dont les agences allemandes.
Ultimas Noticias (70 000 ex.) appartient à Excelsior et est violemment germanophile jusqu’à ce début de mai ; il évolue pendant ce mois, vraisemblablement sous la pression de l'Excelsior, et commence à publier des articles émanant du Bureau, adoucissant en outre le caractère agressif de ses manchettes surtout antibritanniques (édition de midi).
Ultimas Noticias (édition de 19 heures) : neutre, quelques fois favorable à la France et à ses alliés.
66Parmi les revues et hebdomadaires publiés à México, peu sont très engagés ; la plupart cherchent à se montrer neutres :
Hoy, importante revue illustrée, affirme sa neutralité en publiant tour à tour des articles de source alliée et de source allemande, sans exprimer toutefois de francophobie. Le directeur de la publicité de cette revue, Ramirez Olmedo, entretient de bonnes relations avec le Bureau interallié.
Todo, germanophile jusqu’en janvier, est devenue nettement favorable aux alliés après que toute publicité alliée lui a été retirée et que le directeur de la publicité, remercié, a été remplacé par Ramirez Olmedo.
Sucesos (revue illustrée de grand tirage), publie de très nombreux articles provenant de source franco-britannique et du Bureau en particulier.
México al Día appartient à une maison française et se montre avec discrétion favorable aux Alliés.
Ahora, de tendance germanophile très accusée au début de la guerre, a changé au début du deuxième trimestre de 1940 de direction : le nouveau directeur est entré en contact avec le Bureau interallié et s’est montré disposé à modifier le ton de la revue moyennant une aide sous forme de publicité ; en mai, les résultats francophiles sont enregistrables. Mentionnons ici que la situation financière mexicaine difficile de 1940 facilite la tâche des propagandistes disposant de moyens.
Claridades (hebdomadaire paraissant le dimanche) publie chaque semaine une page entière émanant des services du Bureau interallié (articles, photographies et caricatures).
Documentos y Comentarios de la Guerra est une revue entièrement d’inspiration alliée, dirigée par un père jésuite [13] et destinée aux milieux catholiques ; le Comité l’aide en achetant des abonnements.
Candil, dirigé par un journaliste de talent très francophile, Munoz, est un hebdomadaire « de combat », « un brûlot », de style populaire. Soutenu par une tendance du parti officiel (prm) que représente Portes Gil, ancien président de la République, cet organe attaque très violemment l’Allemagne, le national-socialisme, le « bolchevisme » (Munoz est plus tard l’un des premiers à se mettre au service du mouvement gaulliste). Les attaques de Candil portent à l’évidence leurs fruits, car le Bureau de presse allemand juge nécessaire de commencer une campagne d’affiches contre Munoz aux alentours de Pâques 1940. Candil est distribué largement dans l’intérieur du pays, si l’on en croit les chiffres de la légation française ; le Comité lui verse une subvention modeste de 500 pesos par mois.
67Cet inventaire des publications périodiques mexicaines n’est certes pas exhaustif : il reste très dépendant des sources et des dépôts à l’Hemeroteca Nacional de México. Globalement cependant, la tendance qui se dégage est la suivante : dans l’ensemble, les revues sont ou neutres ou plutôt favorables aux Alliés. Seule fait très nettement exception la revue Timón, créée par le Bureau de presse allemand. C’est un hebdomadaire illustré dont le directeur est le célèbre écrivain et philosophe, José Vasconcelos (1881-1959) ; grand ministre de l’éducation de 1921 à 1924, il fut un candidat malheureux lors de l’élection présidentielle de 1929 laquelle lui valut de connaître de nombreux horizons étrangers. C’est l’année même de son retour d’exil, en 1940, qu’il prend la direction effective de cet organe de soutien à l’Allemagne hitlérienne en plus de celle de la Biblioteca de México ; cela permet au moins de prendre la mesure de l’importante influence allemande au Mexique24. Cette revue bien illustrée coûte des sommes importantes à la légation d’Allemagne, qui la diffuse largement sans souci apparent de rentabilité. Mais il est difficile, comme pour la revue pro-alliée moins diffusée Candil, d’évaluer son impact réel au sein de l’opinion publique mexicaine.
68Le ton de la presse en général s’est donc nettement amélioré depuis le début de la guerre. Afin de consolider ces premiers résultats, c’est vers le contrôle étroit de la publicité des maisons de commerce alliées que décide de s’orienter le Comité interallié. L’Allemagne a montré la voie, car la publicité est la principale ressource des journaux mexicains qui y consacrent la moitié de leur surface imprimée.
Articles et photographies
69Le Bureau s’efforce de faire insérer dans la presse des articles provenant des ministères français ou britannique de l’Information ou écrits par des journalistes mexicains spécialement rétribués, voire composés au Bureau même ; selon les statistiques de ce dernier, le nombre d’articles publiés à México est de :
38 | en décembre 1939 |
69 | en janvier 1940 |
104 | en février 1940 |
228 | en mars 1940 |
249 | en avril 1940 |
70De ce total, environ 55 % sont de source britannique, 45 % de source française.
71En ce qui concerne les photographies, les résultats sont nettement moins importants et sont surtout le fait des Britanniques ; d’où la négociation de contrat en cours entre Havas et des agences de presse mexicaines francophiles. De plus, en janvier 1940, sur 169 photographies envoyées aux journaux, 33 seulement sont publiées. Ce demi-échec est dû à l’irrégularité des courriers, les photographies anglaises et françaises officielles arrivant bien après celles des agences commerciales ; il est dû aussi à la qualité assurément inférieure des documents fournis. La situation s’améliore en février et mars, sans pour autant devenir concurrentielle ; en février, 116photographies « alliées » sont publiées et en mars, 187 ; en avril, seulement 150... Encore faut-il préciser que la France n’en fournit en moyenne que le sixième : en avril moins de 30, ce qui s’explique au moins par la supériorité qualitative des documents britanniques.
Propagande dans la presse de l’intérieur
72Parmi les journaux des différents Etats, certains ont une forte influence locale : tels sont le Dictamen de Veracruz, la Opinion de Puebla, Las Noticias de Guadalajara, El Mundo et La Tribuna de Tampico, etc. La plupart de ces journaux sont neutres, souvent anti-britanniques, mais rarement anti-français. Par l’intermédiaire des agents locaux, agents consulaires français ou britanniques ou colonies locales, sont entièrement contrôlés les journaux suivants :
Radio-Mundial, à Orizaba (Etat de Veracruz)
Las Noticias, à Guadalajara (Etat de Jalisco)
Horizontes (illustrée), à Guadalajara (Etat de Jalisco)
La Tribuna, à Tampico (Etat de Taumalipas).
73Le Bureau interallié de propagande exerce aussi une pression sur d’autres journaux tels le Regional, de Culiacán ; le Democrata Sinaloense, de Mazatlán ; le Luchador, d’Uruapan ; El Eco, de Morelia, etc.
74Quant à la distribution d’articles, au mois de décembre 1939, 23 articles avaient été envoyés et publiés dans la presse provinciale. Le rôle du « Servico Mundial » d’Alexis Lousteau est ici essentiel.
75En janvier 1940, 8 articles sont publiés par 16 journaux.
76En février 1940, 11 articles sont publiés par 20 journaux.
77En mars 1940, 13 articles sont publiés par 32 journaux.
78En avril 1940, 15 articles sont publiés par 32 jounaux.
79Ce sont donc, en avril 1940, 480 articles de diverses longueurs qui sont publiés dans les Etats, notamment par la presse des villes suivantes :
Chihuahua (Etat de Chihuahua) | Monterrey (Etat de Nuevo León) |
Ciudad Juarez (Etat de Chihuahua) | Morelia (Etat de Michoacán) |
Coatzacoalcos (Etat de Veracruz) | Nogales (Etat de Sonora) |
Colima (Etat de Colima) | Oaxaca (Etat de Oaxaca) |
Culiacán (Etat de Sinaloa) | Orizaba (Etat de Veracruz) |
Durango (Etat de Durango) | Parral (Etat de Chihuahua) |
Guadalajara (Etat de Jalisco) | Puebla (Etat de Puebla) |
Guanajuato (Etat de Guanajuato) | San Luis Potosi (Etat de San Luis Potosi) |
Guaymas (Etat de Sonora) | Tampico (Etat de Tamaulipas) |
Hermosillo (Etat de Sonora) | Tijuana (Etat de Basse-Californie) |
Jalapa (Etat de Veracruz) | Tepic (Etat de Nayarit) |
La Paz (Etat de Basse Californie) | Torreón (Etat de Coahuila) |
Los Mochis (Etat de Sinaloa) | Tuxtla Gutiérrez (Etat de Chiapas) |
Mazatlán (Etat de Sinaloa) | Uruapan (Etat de Michoacán) |
Mérida (Etat de Yucatán) | Veracruz (Etat de Veracruz) |
80Le fonctionnement du « Servido Mundial » est en conséquence effectif. Il convient néanmoins d’ajouter aux résultats de cet organisme un nombre, difficilement estimable, d’articles publiés par les soins des agents consulaires français (et britanniques).
Photographies
81En ce qui concerne les photographies, il faut tenir compte des faibles moyens techniques de la presse provinciale : les matrices en carton distribuées en petit nombre par le ministère français de l’Information sont techniquement peu adaptées : les journaux de l’intérieur reproduisent plus volontiers les clichés en ébonite fournis par le ministère britannique de l’Information, clichés directement utilisables : inadaptation donc, et manque de moyens de la propagande photographique française en 1940.
Agences de presse
82Selon des statistiques établies par la légation de France au Mexique pour les huits principaux quotidiens de México :
8338 % des dépêches proviennent d’anta,
8437 % des dépêches proviennent des agences américaines,
8525 % des dépêches proviennent de Transocéan (Allemagne)25.
86La source ne mentionne pas les bornes chronologiques adoptées pour l’établissement de la statistique. D’après nos propres sondages, la part des agences américaines paraît nettement sous-estimée ; corrélativement, le commentaire du représentant français fait preuve d’un optimisme, fondé certes, mais qu’il convient de tempérer : « Le service anta, écrit-il, occupe dans tous les journaux importants et dans un grand nombre de journaux secondaires un rang égal et parfois supérieur aux services américains, et dépasse de beaucoup le service « Transocéan ». Il n’en demeure pas moins que la percée opérée par anta-Havas est considérable.
Propagande imprimée autre que la presse
87Le Comité interallié consacre environ 4 500 à 5 000 pesos par mois à l’impression de matériel de propagande, selon un rapport du Comité de mai 1940. Sont publiés notamment :
des brochures : Alfredo Schlesinger et Asi piensa Hitler par exemple ; cette dernière est constituée d’extraits du livre de Hermann Rauschning [237] et fait connaître à un large public certaines conceptions supposées de Hitler, notamment ses conceptions racistes du peuple mexicain. Certaines de ces brochures sont imprimées à Guatemala et distribuées par le Bureau interallié de México telles Protesta de la reina Guillermina de Holanda ; et, de source britannique, Documentos auténticos y falsos et Cómo se engana a las masas... Le vocabulaire même des titres montre que ces brochures s’adressent à un large public et non à une élite cultivée ;
des tracts, illustrés ou non : ainsi Poder y perdidas navales de los beligerantes, tract illustré en couleur distribué largement et exposé dans des vitrines avec un succès certain ; La situation de la Iglesia Católica en Polonia... ;
des affiches destinées à contrer les affiches illustrées allemandes anti-alliées et antisémites telles La derrota de los Aliados (ce matériel allemand provient de Berlin, via la Sibérie et le Japon, ou est imprimé sur place par l’imprimerie du quotidien communiste mexicain, La Voz) ;
des livres, telle la traduction espagnole du livre d’Hermann Rauschning déjà cité ;
d’autres supports de propagande, telles les cartes postales sont surtout l’apanage de la propagande allemande : cartes postales au caractère souvent antibritannique dont le texte est en français ou en espagnol.
88Ces imprimés sont distribués à México et dans le District fédéral, par un service spécial qui parcourt méthodiquement les différents quartiers, ou par la poste, grâce à des listes compilées au début de la guerre comprenant médecins, avocats, prêtres, commerçants, journalistes... Dans l’intérieur, la distribution est assurée par les correspondants locaux du Bureau interallié et des légations. Au total, 339 632 imprimés sont distribués dans les quatre premiers mois de l’année 194026.
89Il faut ajouter à ce matériel la Gaceta de la Guerra, édition hebdomadaire en espagnol du journal français, qui est tirée à 20 000 exemplaires dont 5 000 sont diffusés à México et aux environs et 15 000 dans les Etats en avril 1940 ; au vu de l’accueil « fort encourageant » obtenu par cette publication, le Bureau envisage d’augmenter le tirage de cette version du journal français en espagnol27. Le Comité interallié couvre les frais de cette édition spéciale (2 000 pesos par mois).
90En outre, le Bureau s’efforce d’assurer une ample diffusion à México et dans l’intérieur aux revues favorables aux Alliés, telles Documentos y Comentarios ou Candil : il prend des abonnements au nom de personnes déterminées ou envoie quelques dizaines voire centaines d’exemplaires de ces publications aux agents locaux.
91Suite à un accord entre Marett à México et l’attaché de presse britannique, Foote, à Ciudad Guatemala, le Bureau interallié de México achète et distribue une partie du matériel de propagande imprimé au Guatemala ; de son côté, Foote achète une partie des publications du Bureau (cet échange est attesté, au moins pour les brochures).
Radio
92Les principales stations de radio, xew, xeq, xefo, xerc, xebz, sont en relation avec le Bureau qui leur fournit le service des nouvelles anta, des causeries et des programmes de musique enregistrée. En mai 1940 et jusque-là, seul le ministère britannique de l’Information a envoyé des disques.
93Une place à part doit être faite à la station xeb (El Buen Tono) appartenant à des intérêts français et toute acquise au Bureau interallié. Les autres, notamment xew et xeq très écoutées dans tout le pays, sont fortement influencées par les annonceurs allemands (produits pharmaceutiques Bayer en particulier). En avril 1940, un essai est fait pour organiser la retransmision des nouvelles anta-havas dans l’intérieur du pays par la station xeq travaillant « en chaîne » avec des stations locales ; en mai, cette expérience n’a pas encore donné de résultats suffisants ; nous n’avons ensuite aucun élément susceptible de permettre une évaluation : il est vraisemblable que la tentative a avorté du fait des événements en France, du changement de politique lié à l’armistice et d’une censure plus que jamais draconienne28.
94En dépit d’améliorations sensibles apportées aux programmes, les émissions de Paris-Mondial, station française émettant en ondes courtes à destination de l’étranger, ne peuvent exercer qu’une faible influence. Il est nécessaire, pour les entendre, de posséder un récepteur puissant (ce qui est assez rare), et l’audition demeure fort irrégulière ; l’auditeur mexicain écoute généralement xew, xeq, xeb et ne s’intéresse guère aux ondes courtes : « Paris-Mondial » « n’est écoutée que par quelques Mexicains pro-alliés et par les Français qui en attendent avant tout des nouvelles et des commentaires autorisés sur la situation ». Un diplomate, amer, écrit dans un raccourci simpliste que « la paresse du public mexicain est telle qu’il ne cherche pas à écouter d’autres stations que celles auxquelles il est habitué »29. Quoi qu’il en soit, comme nous l’avons signalé, le poids des annonces d’origine allemande contribue à influencer fortement les radios mexicaines les plus écoutées dans un sens anti-allié. La victoire de juin 1940 est remarquablement soutenue par une très efficace propagande extérieure. Parallèlement à xeb, une station d’importance moyenne, xen est entièrement contrôlée par le Bureau allemand et émet des nouvelles et des commentaires défavorables aux Alliés, accompagnés, « assez curieusement, par le chant de la Madelon ».
Le cinéma
95En ce qui concerne le cinéma, la situation est aux dires mêmes des propagandistes français « extrêmement peu satisfaisante ». Une somme assez considérable, plus de 4 000 pesos en mai 1940, est dépensée de décembre 1939 à mai 1940 pour adapter en espagnol trois documentaires français et un polonais. Cependant, il est toujours impossible, en mai, de présenter ces films au public. Cet état de choses est dû, pour une large part, à la domination qu’exercent sur le marché mexicain les producteurs de films des Etats-Unis : ils s’opposent à l’introduction dans les programmes de tout film indépendant. A l’origine aussi de cet échec, l’inefficacité d’un intermédiaire mexicain (que nous n’avons pu identifier) chargé de la promotion des films alliés. Enfin, les interventions du Bureau de presse allemand auprès de certains propriétaires de salles se révèlent plutôt efficaces. On peut en outre se demander s’il existe une appétence suffisante au Mexique de films européens et français en particulier. Le spectateur mexicain n’est de toute façon guère habitué aux films ou aux vedettes européennes et seul un travail de longue haleine de promotion et de distribution entraînerait un changement durable.
96Les films britanniques, lorsqu’il sont introduits par le Bureau interallié, ne sont pas toujours bien reçus ; l’attaché de presse allemand et la position de l’influente Centrale syndicale ctm n’y sont pas étrangers : la première séance de projection du film « Le lion a des ailes » donne lieu à des manifestations organisées d’une violence suffisante pour que la direction de la salle, prudente, renonce à la programmation du film. Lorsqu’ils sont introduits par la firme américaine « United Artists », leur projection pose beaucoup moins de difficultés. Cependant, cette société opère un tri sévère avant toute intégration dans ses réseaux de distribution ; la sélection édulcore la propagande ouverte.
97L’effort français se centre au deuxième trimestre de 1940 sur les actualités : un accord est conclu, ou sur le point de l’être, entre un distributeur français de México et Eclair-journal, lorsque la France est balayée du nombre des puissances. A ce moment, le Comité interallié consacrait plus d’un millier de pesos à faire venir de Buenos-Aires les actualités Iberia-Mundial, d’inspiration française. L’effort est donc brisé beaucoup trop tôt par la défaite française.
98Les résultats obtenus par la France dans le domaine du cinéma sont très faibles, ne serait-ce que parce que les intérêts français au Mexique n’ont avec ce média aucune affinité : signe des temps que cette invention, française, qui échappe totalement à ses créateurs ! Signe du vieillissement de l’investissement français au Mexique. Lace à une situation liée à l’application dans ce domaine de la doctrine de Monroe, l’Allemagne n’est en l’occurrence pas beaucoup mieux armée et, sauf à contrer les initiatives franco-britanniques, n’obtient que des résultats négligeables : les actualités ufa, allemandes, parviennent encore après le mois de septembre de 1939 par l’intermédiaire d’une entreprise commerciale italienne, mais ne sont présentées dans aucune salle de cinéma importante ; de plus, aucun documentaire pro-allemand n’a, semble-t-il, été présenté depuis le début de la guerre, fruit, non pas de la résistance de la propagande franco-britannique, mais du monopole exercé par les entreprises américaines sur le réseau de distribution cinématographique.
99Pour compléter ce bilan de la propagande française, il faudrait aussi envisager les actions directes, dont le personnel de la légation française est le coordonnateur, vis-à-vis du gouvernement mexicain : il s’agit, par exemple, de convaincre ce dernier de se rembourser, en nature et sans autre préalable, de la dette allemande en confisquant les navires de commerce allemands réfugiés dans les ports mexicains... Mais l’opinion mexicaine, plus que le gouvernement lui-même, constitue le nerf de la belligérance et donc des propagandes, française et plus généralement européennes, au pays de Quetzalcoatl.
100Globalement, la propagande française au Mexique réalise un effort certain de développement au Mexique, dans le cadre d’une politique concertée franco-britannique. Son objectif primordial est de lutter contre la propagande allemande très anti-britannique ; mais « l’information » française, avec Jacques Soustelle et le commandant Signoret, cherche aussi à élaborer une nouvelle image de la France, qui remplacerait une image poussiéreuse, « historique », dégradée. Sur ce chemin, se dresse un obstacle plus puissant et insidieux : l’innervation par les Etats-Unis de la société et, surtout, de l’économie mexicaine, considérablement accélérée et facilitée par la guerre en Europe. Pour l’Allemagne comme pour la France, l’effort de propagande entrepris alors au Mexique est aussi un effort de survie tant économique que culturelle ; effort antagonique mais qui participe d’une même perception de l’éviction, par les Etats-Unis, de l’Europe en terre américaine ; effort qui dépasse donc de fait largement les visées immédiates de politique étrangère ou de géostratégie.
Au Mexique, les aléas de la mobilisation française
101Le véhicule primordial de la propagande française et alliée au Mexique est assurément la colonie française, forte de 6 500 membres environ. Mais la guerre en Europe et donc la mobilisation générale française l’affectent. Economiquement d’abord, quel est l’impact de la guerre sur les activités de la colonie ?
102En 1940, les importations de la France en provenance du Mexique représentent 26 % de leur faible valeur de 1938 ; les exportations, 40,7 % de 1938 et 31,7 % de 1939, pour des périodes comparables. La guerre conduit l’inévitable cortège des tracasseries commerciales et industrielles lié, dans ce cas précis, au blocus assez lâche franco-britannique. Ainsi, des industriels mexicains d’origine française sollicitent à l’automne 1939 l’autorisation d’importer des pièces détachées d’Allemagne pour leurs machines... allemandes : il ne leur est apparemment pas répondu ; un pont métallique acheté par le Mexique attend dans un port hollandais son embarquement pour le Mexique...30
103Pourtant, dès avant l’ouverture des hostilités, la Chambre de Commerce française du Mexique et la légation se préoccupent des moyens de préserver les intérêts économiques français au Mexique. Ceci, d’autant plus qu’ils sont en progression : les importations françaises en provenance du Mexique ne représentent en 1938 que 53,5 % de celles de 1928 (année record avant la « crise de 1929 »), mais 280,7 % de celles de 1932 ; les exportations, remontent également en 1939 à 74,5 % de celles de 1926 et 260,5 % de celles de 1932. Constatant ces progrès sensibles, la légation française transmet donc le 25 octobre 1939, pour préserver les intérêts économiques français, dix-huit demandes de maintien en affectation spéciale concernant des résidents permanents (dix sont des cadres dirigeants de la société Inversionista sa) ; la légation transmet ces demandes avec une insistance particulière, « pour la sauvegarde des très importants intérêts français engagés au Mexique »31 Surtout, précise la légation, il n’y a eu aucun apport nouveau de citoyens français depuis dix ans en raison de la sévérité des lois mexicaines sur l’immigration de 192932 : ces demandes en affectation spéciale sont nécessaires pour conserver une direction française réelle aux entreprises industrielles et aux maisons de commerce à capitaux français du Mexique, même s’il s’agit d’éléments jeunes. Le Mexique, comme la France, ne reconnaît pas la double nationalité ; or beaucoup de Français ont pris la nationalité mexicaine pour échapper à la réglementation syndicale locale obligeant toute entreprise à comporter 90 % de Mexicains. Le départ de Mexicains d’origine française sous les drapeaux en Europe enfreint donc, sauf disposition spéciale, les lois mexicaines. De plus, la même réglementation syndicale et la législation mexicaines rendent très hasardeux le retour des personnes de double nationalité : après deux années passées hors du pays, elles peuvent être dans l’impossibilité légale de rentrer : or celles-ci forment au Mexique les deux tiers des classes françaises mobilisables 1931-1939. Par ailleurs, même admis à rentrer dans leur pays de résidence, il leur sera difficile de retrouver leur emploi d’origine : la réglementation syndicale exige en effet que toute vacance de poste soit comblée dans les 6 mois... D’où les démarches de la légation française qui demande et obtient du gouvernement mexicain les assurances indispensables à la réinsertion des éléments mobilisés. Ajoutons que la légation estime que « la répugnance extrême éprouvée par les chefs des maisons françaises à envisager le remplacement d’un Français par un Mexicain dans ces postes est, à vrai dire, basée sur une longue et parfois ruineuse expérience »33.
104En définitive, seulement 75 Français installés au Mexique sont mobilisés et s’embarquent à Veracruz le 12 juin 1940, sur les « Duc d’Aumale », de la Compagnie Transatlantique : moins de 15 % (75/519) de l’effectif mobilisable34. Pour leur départ, une cérémonie est organisée : l’on chante la Marseillaise et chacun des partants reçoit un pécule de 500 francs après avoir été hébergé gracieusement à l’hôtel français de Veracruz. Sans vouloir ternir cet élan de patriotisme, on peut, mais avec moins d’évidence qu’en 1914, se poser la question de savoir si, en période économique difficile, cette soustraction de la main d’œuvre la moins qualifiée ou la moins chargée de responsabilité est vraiment considérée avec beaucoup de chagrin par certains membres de la colonie responsables d’entreprises au personnel parfois trop abondant.
105Pourtant, le vin d’honneur offert à la légation avant le départ et les vœux des notabilités n'empêchent point que ce maigre contingent revienne, démobilisé, le 29 juillet de la même année après avoir touché... la Martinique ! L’armistice est entré en vigueur le 25 juin au matin, 13 jours seulement après l’appareillage du « Duc d’Aumale ».
106Pourquoi ce si petit nombre de mobilisés ? 75 Français, et un Polonais... Le ministre français à México parle de « défections, trop nombreuses à son gré » au dernier moment et juge le résultat de la mobilisation « décevant » ; il est vrai qu’une bonne connaissance des faits atténue les constatations issues de ces chiffres : sur les 6 350 Français résidant à México en 1940, 3 000 vivent à México ; le nombre de mobilisables des classes 1920 et plus jeunes s’élève à 519 (officiers compris), déduction faite des affectés spéciaux, réformés et bénéficiaires de bonifications de classes comme pères de deux enfants et plus. Un insoumis a répondu à l’ordre d’appel. Les mobilisables, ayant reçu initialement l’ordre de rester sur place et de continuer à s’y livrer à leurs occupations habituelles, prirent leurs dispositions en conséquence. Nombre d’entre eux, les représentants de commerce notamment, reprirent leurs voyages dans le pays, où les communications sont souvent longues, lentes et difficiles.
107La légation fut avisée, en mai, par l’amiral commandant aux Antilles, de l’arrivée prochaine à Veracruz du « Duc d’Aumale » qui devait emmener le contingent français à la Martinique. Le temps imparti ne permit pas d’embarquer tous les mobilisables. Un grand nombre d’entre eux ne put se présenter en temps opportun, d’autres en profitèrent sans doute. Toutefois, en grande majorité, les restants se déclarèrent prêts à se mettre en route avec le second départ — qui n’eut jamais lieu, pour cause d’armistice. Il n’en demeure pas moins étonnant que, la moitié des mobilisables environ résidant à México, seulement 75 aient pu s’embarquer à temps... Que le gouvernement de Vichy fasse parvenir à México le 27 septembre 1940 une demande de renseignements (sans lendemain) à ce sujet n’a donc rien d’étonnant : le ministre de France a protégé une colonie peu enthousiaste de rejoindre les futurs champs de bataille et en cours d’intégration à la société civile mexicaine.
108Pourtant, peut-être est-ce une compensation ? Les signes de solidarité ne manquent pas entre la France métropolitaine et la colonie française du Mexique. En octobre 1939, la colonie s’adresse à la légation pour demander les modalités d’envoi aux troupes mobilisées de cigarettes, cigares et tabac mexicains à prix réduit (l’entreprise « française » El Buen Tono, productrice de ces articles, est visiblement à la source de cette proposition). Les dames de la colonie tricotent pour des soldats35; la présidente et fondatrice du l’UFF (Union locale des femmes françaises), madame Ayguesparsse, offre 5 000 francs au Comité central de Paris de l’UFF pour l’achat d’une « ambulance automobile » ; la Société des anciens combattants français du Mexique remet un chèque de 60 000 francs au ministre français pour un usage identique36. Une autre souscription est ouverte entre certains éléments de la colonie et de la société mexicaine francophile : elle produit plus de 25 000 francs en avril 194037... Des fêtes sont organisées, des concerts et des conférences donnés ; le philosophe Antonio Caso et Albert Altamiro se solidarisent, par exemple, avec le mouvement. A Puebla, le gouverneur de l’Etat, Maximino Avila Camacho, frère aîné du futur Président, y participe également.
109Il semble toutefois que les colonies européennes — l’éloignement des métropoles aidant — aient peu changé d’attitude d’un conflit à l’autre. Autant d’enthousiasme à México — voire plus — qu’à Paris en 1914 ; un peu plus somme toute à México qu’à Paris ; en 1939 mais il est vrai, nous l’avons déjà évoqué, qu’à cette date les industriels « mexicains » d’origine française ne sont pas fâchés de se séparer d’une partie de leurs employés étant donnée la conjoncture peu favorable aux affaires [175]. C’est peut-être aussi parce que la mobilisation des Français du Mexique est peu effective que les signes d’enthousiasme ou de solidarité ont peu varié. L’engagement dans des réseaux commerciaux susceptibles d’être, pour certains, non seulement protégés par la guerre mais dynamisés par elle et, pour d’autres, plus nombreux, menacés, agit comme un modérateur des enthousiasmes et des velléités de mobilisation.
Les réfugiés espagnols entre l’embarras français et l’accueil mexicain
110Avant même la déclaration de guerre franco-allemande de 1939, les relations politiques franco-mexicaines étaient, sur un point au moins, fortement hypothéquées. En effet, après la chute de Barcelone en janvier 1939 et l’afflux de quelques 450 000 réfugiés naquit l’épineuse question des républicains espagnols en France ; seuls 200 000 rentrèrent rapidement en Espagne. Le député des Basses-Pyrénées Ybarnegaray, « bras-droit » du colonel de la Rocque qui participe activement à l’avènement du nouveau régime en juin 1940, demandait en 1939 à l’Assemblée que l’on rejetât « ce poids écrasant » espagnol.
111Le gouvernement mexicain du président Cárdenas avait, très tôt et vigoureusement, pris la décision de soutenir politiquement et matériellement les gouvernementaux espagnols contre les insurgés du général Franco. La France, campée officiellement depuis le 9 août 1938 dans la non-intervention, avait envoyé, il est vrai, des pièces détachées ; elle avait fait aussi transiter des armes par le Mexique... Ce n’avait toutefois été que de maigres consolations pour le gouvernement espagnol : et l’opinion mexicaine ne s’y était guère trompée qui avait considéré le gouvernement Daladier avec déception et un certain dédain [220/223].
112Toutefois, derrière cette apparente unanimité mexicaine à condamner l’attitude française, avaient rapidement surgi quelques notes discordantes : la colonie espagnole au Mexique avait majoritairement soutenu les insurgés et envoyé massivement des fonds en Espagne ; la « phalange » espagnole du Mexique avait même essayé de faire parler d’elle, mais avait été dissoute par les autorités mexicaines dès 1938.
1131938. La guerre civile se poursuivait en Espagne. En France, l’ancien président provisoire de la république mexicaine, Francisco Léon de la Barra, exilé à Biarritz, s’entremit entre Franco et Daladier. Il s’entretint avec le général Jordana, ministre des Affaires étrangères de Franco ; ce dernier le chargea de rencontrer Bonnet et Daladier et s’excusa de ce que Franco, retenu sur le front de Catalogne, ne puisse le rencontrer. F. de la Barra, venu chez sa fille à Saint-Sébastien, se dirigea alors vers Paris où il fut longuement reçu par le ministre des Affaires étrangères, Bonnet, le 20 janvier 193938 : de la Barra lui rapporta les propos rassurants de Jordana et sa proposition de renouer progressivement des relations. Léon Bérard fut envoyé en mission le 2 février : la France suivit la Grande-Bretagne sur la voie de la reconnaissance des autorités de Burgos, le 28 février, pour d’évidentes raisons géostratégiques. Quelques mois plus tard, Francisco de la Barra reçut à sa mort, dans les derniers jours de septembre, à Biarritz, les honneurs d’un sous-préfet et de la république française ; « ni trop, ni trop peu »39. Car la position de la France vis-à-vis d’un exilé mexicain, agissant, bien sûr, à titre personnel, n’était pas très assurée. Et la reconnaissance par la France du gouvernement franquiste, pragmatique assurément, n’était pas en soi très glorieuse. Surtout, la position de la France à l’égard du Mexique demeurait pour le moins délicate dans la question espagnole.
114Plusieurs fois, le gouvernement mexicain intervient indirectement par la Casa de España (dont le président et fondateur est le président Cárdenas) auprès du gouvernement parisien pour solliciter une attention « toute spéciale » à l’égard de telle ou telle personnalité espagnole réfugiée. De plus, le gouvernement mexicain avise rapidement les autorités françaises de son intention d’inviter nombre de personnalités espagnoles au Mexique à ses frais40 Ainsi, au moment de la chute des Républicains, le Mexique s’affirme publiquement comme le haut responsable de ce peuple exilé et comme une terre privilégiée d’accueil des Républicains. Les choses ne sont toutefois pas aussi limpides et manichéennes que l’on a bien voulu le dire...
115A l’occasion de ce transit éventuel vers le Mexique des réfugiés espagnols, certains Français, soutenus par le ministre français Goiran, pensent qu’il serait opportun de relancer en cette année 1939 l’activité maritime entre les deux pays. Ils proposent que des compagnies françaises assurent au moins le passage des réfugiés, (le retour pouvant être rentabilisé par un chargement, aux Etats-Unis, de fret). Le ministre Goiran s’applique à démontrer au ministère qu’outre l’apport financier éventuel de ces traversées, faciliter et hâter le départ des réfugiés vers le Nouveau Monde allègerait la charge financière qu’ils représentent pour le budget de l’Etat41 et débarrasserait le gouvernement français d’une partie de ce poids international. Mais ce projet ne prend pas en compte le manque de navires, privilégie des intérêts de second ordre ; il surestime aussi le poids du représentant français de México au Quai d’Orsay, et, surtout, de la direction Amérique ; il néglige enfin le fait que le gouvernement mexicain est vraisemblablement inquiet, ou peu pressé de voir arriver rapidement et massivement des réfugiés mal acceptés par l’opinion publique pour des raisons historiques et économiques.
116Car l’intelligentsia liée au pouvoir cardeniste et les cadres politiques et syndicaux acceptent seuls avec enthousiasme l’accueil des réfugiés. Dans ces milieux, de nombreuses rumeurs répercutées par l’ensemble de la presse mexicaine font état de l’expulsion par la France de réfugiés vers l’Espagne franquiste : il est vrai que le gouvernement mexicain a intérêt, quelle que soit la réalité, à la dramatiser afin de mieux sensibiliser son opinion à la prochaine venue de réfugiés espagnols. Quoi qu’il en soit, le ministre français, manquant d’information, ne sait s’il doit démentir ces rumeurs42 tandis que la presse unanime condamne les conditions dans lesquelles la France accueille ces réfugiés.
117Pour la première fois, dans un Mexique qui craint les répercussions sociales et économiques de cette introduction de population exogène, le 29 juin 1939, 1 600 réfugiés arrivent à Veracruz. Le gouvernement mexicain leur fait un accueil chaleureux, malgré une presse qui, mise devant le fait, se montre dans l’ensemble peu empressée ; le gouvernement tient d’ailleurs compte de cette opinion réticente et fait état, dans le plan sexennal élaboré en novembre, d’une protection accrue des nationaux vis-à-vis des immigrants. Le ministre français ajoute insidieusement que les quelques 30 à 50 millions de $ en or déposés à la Banque du Mexique par les réfugiés sont pour beaucoup dans la qualité de l’accueil cardeniste43. Nous ne pensons cependant pas que cet aspect de la légende cardeniste soit à mettre en procès.
118Avec la guerre, se multiplient les interventions mexicaines, en faveur de réfugiés ou internés espagnols, auprès des autorités diplomatiques françaises. Se multiplient aussi les démarches d’Espagnols réfugiés au Mexique en faveur d’eux-mêmes ou de leur compatriotes : tel chirurgien espagnol installé à México réclame ses instruments de travail saisis par les douanes françaises44 ; on demande des nouvelles d’un tel dont on ne retrouve plus de traces dans les camps de concentration du Sud-Ouest français... La diplomatie française redoute toutefois plus le poids politique que ces immigrés, fréquement de fort niveau culturel, peuvent acquérir dans les cercles politiques les plus élevés du Mexique, surtout à gauche de l’échiquier politique, si l’on considère la traditionnelle dichotomie d’origine française.
119Pourtant, dans l’immédiat, ce sont les organismes d’aide aux réfugiés espagnols qui interviennent, et directement, auprès du gouvernement français et de sa représentation au Mexique. Les protagonistes de la dénonciation de l’attitude française sont les membres de la Fédération des organismes d’aide à la République espagnole (foare). Dirigée par le docteur Negrín, ancien Premier ministre espagnol, elle comprend et rassemble la majorité des formations « révolutionnaires » mexicaines, y compris la ctm. Organisme semi-officiel, elle condamne sans appel « les agents de l’impérialisme français » en Espagne et fomente, selon la légation de France, « un déluge de mensonges systématiques » qui infirment gravement la crédibilité du gouvernement français au Mexique. Ministres et chargés d’affaires français transmettent donc régulièrement pendant toute la durée du conflit au ministre dont ils dépendent les lettres de la foare ; elles protestent contre « les actes arbitraires dont sont victimes en France les réfugiés espagnols » et contre le fonctionnement « défectueux » du Service d’évacuation des réfugiés espagnols de Paris (sere)45.
120Simultanément une Conférence non-gouvernementale pan-américaine d’aide aux réfugiés espagnols se tient à México, du 14 au 17 février 1940 : elle prend, sous l’impulsion de communistes ou communisants, une tournure politique très violente, parfois anti-française ; il s’agit « d’arracher » les Espagnols en France « à l’enfer des camps de concentration » 46 : aussitôt, la presse mexicaine unanime jette la pierre à la France ; à telle enseigne que le président Cárdenas fait confidentiellement appeler le représentant français pour lui demander des explications... La presse germanophile ne manque pas, quant à elle, d’exploiter la situation.
121Néanmoins, cette lame de fond est de courte durée apparente, et, après quelques démentis, les relations franco-mexicaines reprennent leur cours, la presse mexicaine aussi. On peut toutefois rester dubitatifs lorsque le ministre de France A. Bodard écrit : ce nouvel incident, « loin d’avoir nui à notre prestige, a plutôt servi à le rehausser, en nous permettant de faire une pleine lumière sur la question »47 ; sinon, pourquoi exprimerait-il durant les mois suivants son désir d’aider financièrement les réfugiés espagnols modérés du Mexique ? Pourquoi aider en particulier Indalecio Prieto, ancien ministre des Affaires étrangères espagnol, modéré, qui s’appuie sur la jare (Junta de Ayuda a los Refugiados Españoles) et s’oppose à la foare ? Pourquoi justifierait-il cette demande d’aide par « le développement préoccupant des attaques entreprises contre la France à l’initiative des extrêmistes espagnols du Mexique et les remous profonds d’opinion qu’il provoque » ? A. Bodard écrit d’ailleurs que :
« dans ces conditions, le seul espoir (...) d’arrêter ces attaques (qui finiront peut-être par nous nuire grandement par suite du manque de sens critique des masses américaines) semble être d’encourager, par tous les moyens possibles une action antagoniste des éléments espagnols locaux favorables à la France48. »
122Les tractations et négociations officieuses entre les gouvernements mexicain et français continuent pendant l’été 194049 ; le premier septembre, devant le Congrès mexicain, le président Cárdenas en fin de mandat précise qu’elles se poursuivent, notamment en ce qui concerne la venue au Mexique de réfugiés espagnols. En France, le docteur mexicain Gilberto Bosques s’emploie alors en zone libre à défendre les réfugiés ; or cette cause est rendue plus complexe par la conclusion de l’armistice français du 22 juin 1940 ; elle le demeure, même après l’important accord intervenu à ce sujet le 23 août 1940 entre le Mexique et la France. Au lendemain de la défaite militaire de la puissance française, cet accord devient non seulement l’un des éléments fondamentaux des relations entre la France de Vichy et le Mexique, mais, sans même considérer l’aspect purement intérieur, français, du problème, un élément essentiel des relations de la France et de l’Espagne nationaliste, comme de la France et de l’Amérique latine.
Au cœur de la politique étrangère du Cardenisme Vicente Lombardo Toledano, la Confédération des travailleurs mexicains (ctm), le parti communiste mexicain et l’urss
Vicente Lombardo Toledano (1894-1968) a souvent été considéré par l'historiographie mexicaine — hagiographique ou très critique — comme « le » marxiste mexicain. C’est un personnage central de la vie syndicale et politique mexicaine au moins des années 1930 et du début des années 1940 ; c’est donc un personnage essentiel à la compréhension du cardenisme, de l’affirmation de l’Etat mexicain, d’un marxisme mexicain orienté vers l’évolutionnisme et le scientisme.
Avocat en 1919, l’année de la création du Parti communiste mexicain, il obtient en 1933 un doctorat de philosophie de l’université de México ; il est alors le premier marxiste mexicain déclaré de l’université. Il occupe depuis 1921 diverses charges publiques, est élu député en 1924 et en 1926, dans un pays où le marxisme pénètre tardivement.
Dirigeant d’organismes ouvriers et syndicaux depuis 1920, il est de 1923 à 1932 membre du Conseil central de la plus importante centrale syndicale mexicaine d’alors, la puissante Confederación Regional Obrera Mexicana (crom) de Luís Morones. Au début des années 1930, alors que la crom décline, il se montre un adversaire déclaré des staliniens du Mexique. En 1936, il fonde (et dirige) l’université ouvrière de México ; surtout, il fonde, sous les auspices du nouveau président Cárdenas auquel il est étroitement lié, la Confederación de Trabajadores de México (ctm) ; il en est l’omniprésent et très entreprenant secrétaire général de 1936 à 1940. En 1937, la ctm rassemble 3 183 organisations syndicales et 599 641 membres, selon ses propres statistiques : c’est la première organisation syndicale du pays. Les années 1930 sont aussi celles de la pénétration massive du marxisme, nouvelle idéologie exogène.
En mars 1938, il participe à l’organisation du Partido de la Revolución Mexicana (prm) sous la direction implicite de Cárdenas. Il fonde la même année la Confederación de los Trabajadores de la América Latina (ctal) dont il sera à partir de 1940 le secrétaire général. En juin 1938, il fonde le quotidien « El Popular ».
La ctm, dirigée par Lombardo Toledano, devient de fait la section ouvrière du prm, même si, d’une part, chacune des deux organisations garde une autonomie certaine, et si, d’autre part, l’article 241 de la loi fédérale du travail interdit strictement la participation des syndicats aux questions politiques. Avec la ctm, c’est l’encadrement ouvrier par l’Etat qui se parfait, dans l’optique cardeniste d’en faire une sorte d’arbitre entre le capital et le travail, de contrôler les masses ouvrières, mais aussi d’en faire un moyen de pression à la disposition de l’appareil d’Etat. La ctm devient alors un des piliers du régime cardeniste et, au-delà, du pouvoir mexicain. A la suite de son leader Lombardo Toledano, premier personnage important à se prononcer en faveur du candidat à la présidence Avila Camacho, la Ctm opte majoritairement le 22 février 1939 en sa faveur, avant même que le prm en fasse son candidat officiel. Lombardo Toledano et sa centrale syndicale déclenchent donc en quelque sorte le mécanisme électoral qui aboutira à l’élection du successeur de Cárdenas, pourtant bien éloigné du marxisme.
Vice-président de la Fédération syndicale mondiale en 1945, il fonde en juin 1948 le Partido Popular (qui devient en 1960 le Partido Popular Socialista). En 1952, il est enfin candidat malheureux à l’élection présidentielle, ayant progressivement perdu depuis 1940 l’essentiel de son influence. Il est l’auteur d’innombrable articles et nombreux ouvrages sur le mouvement syndical et la vie politique au Mexique, sur ses expériences (voyages en urss, en Chine...).
De nombreuses études sur la carrière de Vicente Lombardo Toledano ont été menées, aussi bien aux Etats-Unis ou en France qu’au Mexique voire en rda ou en urss. Mais la plupart n’aborde pas la genèse de ses prises de position politique avec la précision souhaitée : notamment ses liens avec le Parti communiste mexicain et, partant, ses positions de politique étrangère.
Lombardo Toledano a constamment critiqué l’impérialisme des Etats-Unis, tout en faisant, à l’occasion, l’éloge du peuple nord-américain et du fonctionnement traditionnel de la démocratie politique de ce pays (notamment la liberté de critique politique).
Après la crise de juin 1935 qui voit le nouveau président, Cárdenas, se débarrasser de la tutelle de l’ancien, Callès, V. Lombardo Toledano commence à collaborer avec le modeste Parti communiste mexicain qui suit les consignes de Front populaire ; de son côté, la consolidation de la base sociale du cardenisme nécessite ce rapprochement qui échoit donc en grande partie à Lombardo Toledano. Alors même que le Mexique et l’urss n’entretiennent pas de relations diplomatiques*, le leader ouvrier « marxiste non communiste » publie deux ouvrages très idéalistes (50 vérités sur l’urss, 1935, et Un voyage dans le monde de l’avenir, 1936) : les titres ne dissimulent pas son enthousiasme. L’urss est alors pour lui la nation socialiste la plus importante du monde et se développe « avec rapidité et harmonie ».
Opposant au fascisme dès 1934 peut-être, ses positions essentielles de politique étrangère s’alignent le plus souvent sur celles de Moscou, même s’il considère le capitalisme démocratique préférable au capitalisme fasciste : le fascisme, « violence armée du régime bourgeois », n’est pour lui qu’une des formes du capitalisme ; les conflits entre les nations fascistes et capitalistes ne sont que des manifestations de rivalités internes au capitalisme... toutes choses déjà entendues outre-Atlantique. En 1936 donc, « combattre le fascisme, c’est combattre pour la révolution mexicaine » ; mais il n’en critique pas moins sévèrement les atermoiements et la « théorie du moindre mal » des politiques britannique et française vis-à-vis des fascismes.
En avril 1937, l’hégémonie de Lombardo Toledano sur la ctm et sa trop grande liaison avec l’appareil d’Etat entraînent la sortie des communistes de la ctm : ils l’accusent de bureaucratiser la ctm et d’en faire son organisation personnelle. Vicente Lombardo Toledano obtient du komintern l’ordre donné aux communistes mexicains de réintégrer la centrale syndicale, respectant en cela la tactique de Front populaire ; et une forte majorité des organisations dissidentes s’exécute !
Après Munich, il est convaincu que la guerre sera précisément une conséquence de l’accord et dénonce pas à pas, comme son gouvernement, les violations successives du droit international en Europe. Pourtant, il semble bien, selon les informations de la légation de France à México, que l’imprimerie du « Popular », organe de la ctm, qui sert aussi à l’organe communiste « la Voz », serve également à imprimer les affiches de propagande allemande, pendant le premier semestre 1939... Cela peut n’être, d’ailleurs, qu'une coïncidence. Après l’invasion de la Pologne, s’il déclare qu’il est désormais impossible de rester neutre, il continue à dénoncer, cette guerre « impérialiste » en des termes très proches de ceux utilisés par le PCF après le 20 septembre 1939. A la mi-octobre encore, il fustige le « prétendu caractère anti-fasciste » de la guerre.
La signature du pacte germano-soviétique de non-agression, connu le 23 août 1939, entraîne une modification sensible de son attitude : tout en restant anti-fasciste et pro-allié, il déclare que — les Alliés sont à l’origine, par leur faiblesse face au nazisme, de la neutralité soviétique et de l’agressivité allemande. Et « les travailleurs du Mexique (...) n’ont évidemment rien à défendre dans cette lutte provoquée par un nouveau réajustement entre les pays impérialistes du monde bourgeois en décadence » (XIe Conseil National, 4 novembre 1939) ;
— la neutralité doit guider la politique des pays non-impliqués directement dans le conflit entre deux impérialismes concurrents ;
— la démocratie de l’Europe occidentale n’est qu’une « fausse démocratie » qui ne se distingue du fascisme italien et du nazisme allemand que par la forme. A la même époque, le pc mexicain tient des propos similaires.
Dans les faits, la propagande britannique se heurte à de grandes difficultés au Mexique en raison notamment de l’opposition vigoureuse de groupes de la ctm...
A l’automne de 1940, le Parti communiste mexicain voit fortement baisser son influence dans le pays. « Le communisme est maintenant considéré comme hors de saison », écrit même le ministre français Albert Bodard. Dès le mois de mai 1940, le président a en effet donné l’ordre de sévir avec la plus grande énergie à l’encontre des communistes ou des nazis cherchant à troubler l’ordre public : expulsion pour les étrangers et internement au bagne des îles Marias s’il s’agit de Mexicains**. Vicente Lombardo Toledano a pris ses distances vis-à-vis du Parti communiste mexicain ; mais souhaitée, cette évolution ressemble fort à une éviction de la ctm, surtout au moment de la succession présidentielle. Dès février 1941 néanmoins, il approuve, à la tête de la ctm, la fermeté du président Roosevelt et souhaite l’entrée en guerre des Etats-Unis ; mais le Mexique, selon lui doit demeurer neutre et veiller attentivement à sa souveraineté nationale. « Le seul chemin à suivre... est de lutter pour empêcher la victoire du fascisme... » Ces déclarations de Toledano sont à mettre en parallèle avec une campagne du prm destinée à expliquer la position du gouvernement Camacho.
Après l’attaque allemande contre l’urss en juin 1941, l’argumentation du dirigeant syndical se modifie : puisque la guerre dépasse désormais les limites du monde capitaliste, elle devient une lutte populaire contre la barbarie fasciste ; et la neutralité, absurde, fait le jeu du fascisme. Vicente Lombardo Toledano demande alors au président Camacho en janvier 1942 d’entrer en guerre, aux côtés des Etats-Unis tout en se montrant d’une extrême vigilance vis-à-vis des nouveaux alliés. Parallèlement, il lance de violentes diatribes contre Vichy et sa représentation au Mexique, « au service de l’ignorance et de la barbarie », « instruments de la tyrannie fasciste ». Réciproquement, la France Libre reçoit le soutien explicite de membres de la ctm, avant que cette dernière ne se mette, en 1942, à la proue des soutiens mexicains de la France libre. Mais il est à noter que, dès janvier 1942 aussi, le Parti communiste mexicain inscrit dans son programme la reconnaissance de la France libre, au même titre que le rétablissement des relations diplomatiques soviéto mexicaines.
Le gouvernement mexicain ne rétablit cependant ses relations diplomatiques avec l’urss qu’en novembre 1942.
Pour V. Lombardo Toledano, l’urss et l’Armée rouge ont sauvé le monde du fascisme pendant la Seconde Guerre mondiale ; après, il soutient encore les principales positions de l’urss dans la guerre froide, depuis l’opposition au plan Marschall jusqu’à la condamnation des Etats-Unis dans la guerre de Corée. Demeurant un ardent admirateur de Staline et de sa politique, il accepte toutefois les conclusions du XXe Congrès du pcus et continue à être au Mexique l’un des défenseurs de la politique soviétique. La Chine communiste exerce également une fascination certaine sur lui (premier voyage en 1949), mais il évite après 1959 de parler en public de la rupture sino-soviétique. La révolution cubaine enfin trouve en Lombardo Toledano l’un de ses soutiens les moins nuancés du Mexique.
Mais, et nous concluerons sur ce point, V. Lombardo Toledano, original et sans nul doute brillant dans l’adaptation des concepts marxistes à la réalité mexicaine, rompt définitivement en 1947 avec le Parti communiste mexicain en créant le Parti populaire socialiste.
* Rompues en janvier1930.
** La CTM en juillet 1940 parle de la résistance de l’Angleterre comme d'un « espoir ».
Source : mae, Marquez Fuentes, Rodriguez Araujo, El Partido Communista Mexicano... 1919-1943, México, 1973.
ctm 1936-1941, Talleres Tipográficos Modelo, México, s.d. pp. 837-965.
Millon R.P., Vicente Lombardo Toledano, Ed. de l’auteur, México 1964.
Anguina A., El Estado y la política obrera del Cardenismo, Era, México 1975.
Ashby J.C., Organised Labor and the Mexican Révolution under Cárdenas, The Univ of Calif. Press, Chapell Hill, 1963.
Krauze E., Caudillos culturales en la Révolución mexicana, México, Siglo XXI, 1976.
Sizonenko A. La URSS y Latino América, ayer y hoy, Moscou 1972.
Gachie-Pineda, Réel, idéologie et pensée politique... Thèse d’Etat multigraphiée, Paris, 1984.
Notes de bas de page
1 G/ 02-09-1939, no 125, Goiran.
2 V/ 13-01-1939, no 161, Bodard.
3 G/ 11-09-1939, no 130, Goiran. Excelsior, 05-09-1939.
4 G/ 02-10-1939, no 149, Baudet.
5 G/ 09-09-1939, no 123, Goiran.
6 G/09-10-1939, no 156, Baudet.
7 V/ 03-05-1940, no 113, Bodard.
8 V/ 10-05-1940, no 113, Bodard.
9 V/ 07-05-1940, no 197, Bodard. V/ 21-05-1940, no 115, Corbin (Londres).
10 G/ 11-09-1939, no 160, Goiran.
11 G/ 12-09-1939, no 160, Daudet.
12 A/ vol. 43, 26-12-1939, Soustelle.
13 A/ vol. 43, 26-12-1939, Soustelle.
14 A/ vol. 43, 16-06-1939, Goiran. A/ vol.43, 10-10-1939, Goiran. A/ vol.43, 24-10-1939.
15 A/ vol.43, (158), 26-12-1939, Soustelle. Mais Jacques Soustelle date dans son livre [13] son retour du Mexque de 1940 seulement.
16 V/ 29-03-1940, Bodard.
17 V/ 18-05-1940, n°65 Bodard, annexes.
18 V/ 18-03-1939; 18-05-1939; 25-05-1939; 26-06-1939; 20-10-1939; 07-12-1939; 26-12-1939
19 V/ 01-09-1939, n°124, Goiran; V/ 06-02-1940, n°43, Bodard.
20 G/ 16-06-1939, n°81. Baudet.
21 G/ 01-02-1939, no 26, Goiran.
22 G/ 12-09-1939, n°131; 09-10-1939,13-11-1939; A/ vol.43, 26-12-1939, Soustelle; V/ 10-01-1940, 25-01-1940,02-02-1940, 14-02-1940, n°50, 16-04-1940, n°81 et 85, 03-05-1940, n°103, 27-05-1940, n°126, 18-06-1940, n°12.
23 G/ 22-10-1939, n°111, service d’information.
24 L’œuvre du Tricot du soldat : 1500 lainages envoyés en avril 1940.
25 G/ 06-12-1939, n°211, Bodard ; V/ 12-04-1940, n°79, Bodard.
26 V/ 12-04-1940, n°81, Bodard.
27 V/ 01-05-1940, n°126, Bodard.
28 V/ 27-05-1940, Bodard.
29 Entretien, Mme G. Soustelle, 06-1983.
30 L’attaché de presse de la légation allemande, Dietrich, dispose d’un bureau à México (Viena, 17) et de fonds que l’on peut évaluer à 100 000 pesos par mois environ en 1940 ; ceux-ci proviennent uniquement de la colonie allemande : chaque entreprise est taxée pour une somme déterminée et toute la publicité des maisons de commerce allemandes est bloquée entre les mains de Dietrich. Ce système, renforcé par des institutions traditionnelles (journaux, clubs, institutions d’enseignement...) ou nouvelles (nsdap Landesgruppe México, jeunesse hitlérienne) ; l’institution essentielle est la Société populaire allemande, appelée brièvement « Centre allemand » qui regroupe la plupart des associations allemandes.
31 Statistique approximative faite d’après les huit principaux journaux de Mexico pour le mois de janvier 1940.
32 V/ 27-05-1940, n°126, Bodard.
33 A/ vol.84, 25-10-1939, n°170, Goiran.
34 V/ 30-10-1939, n°135, Goirand.
35 V/ 10-11-1939, n°235, Goiran.
36 V/ 02-01-1940 ; 16-02-1940 ; 23-02-1940.
37 V/ 13-06-1940, n°135, Bodard.
38 G/ 20-01-1939, note du ministre.
39 A/ vol.86, 28-09-1939, Baudet.
40 G/ 13-03-1939, n°41, Goiran.
41 G/ 03-05-1939, n°61, Goiran.
42 G/22-06-1939, n°84, Goiran; 02-03-1939, n°9, Goiran.
43 G/ 10-08-1939, n°111, Goiran.
44 G/ 16-09-1939, n°1939, Goiran.
45 G/ 13-11-1939, n°189, Baudet; G/ 07-11-1939, n°180, Baudet; G/ 20-12-1939, n°222, Bodard.
46 V/ 20-02-1940, Bodard; 02-04-1940, Bodard.
47 G/ 08-03-1939, n°66, Goiran.
48 V/ 02-04-1940, n°76, Bodard.
49 V/ 13-09-1940, n°61, Bodard.
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