Préface
p. 13-16
Texte intégral
1Rares sont les travaux français sur les relations internationales qui réservent une place convenable aux rapports avec l’Amérique latine. Il existe, certes, des travaux qui étudient les relations entre la France et tel ou tel pays latino-américain, mais ils restent, la plupart du temps, dans une optique trop bilatérale et, pourquoi ne pas le dire, trop européocentriste. L'Amérique latine y apparaît trop souvent comme un sujet passif pour l’émigration, l’influence culturelle ou les investissements européens. La publication, tant attendue, de la thèse de Denis Rolland vient combler une partie de cette lacune.
2Les perspectives habituelles sont ici heureusement renversées. L’étude des relations entre le Mexique et la France entre 1939 et 1942, est immédiatement placée non seulement dans le contexte des relations bilatérales franco-mexicaines, mais aussi dans son contexte planétaire : celui de la Seconde Guerre mondiale. La France et le Mexique, sont, certes, au centre de cet ouvrage, mais les deux pays n’apparaissent ni homogènes ni seuls.
3C’est évidemment le cas de la France divisée, après la défaite, entre Vichy et la France libre. La concurrence entre les deux France vient bouleverser les rapports qu’entretiennent habituellement l’Europe et l’Amérique latine. Après tant de fois où les gouvernements latino-américains ont cherché à faire reconnaître leurs nouveaux gouvernements par l’Europe, c’est maintenant une puissance européenne qui connaît à son tour le même genre de problèmes. Mais c’est aussi le cas du Mexique, qui commence à sortir à cette époque de l’instabilité et des divisions de la période révolutionnaire. Derrière l’unanimisme d’un gouvernement fort, on retrouve toute la diversité de la société et de l’opinion mexicaines, juste sorties du conflit religieux et de la réforme agraire.
4Pays divisés, mais aussi pays placés dans un monde où les contraintes de la guerre mettent en relief les interrelations multiples. Ni la France ni le Mexique ne sont seuls. La Grande-Bretagne, les Etats-Unis, l’URSS, les autres pays latino-américains, d’un côté, l’Allemagne, l’Italie, le Japon de l’autre, l’Espagne ailleurs, structurent et modifient ce champ stratégique dont les relations franco-mexicaines ne sont qu’un élément. Toujours attentif à cette complexité, l’auteur nous offre ici un panorama très satisfaisant de tous ces acteurs, en attendant la vaste fresque qu’il prépare sur ce sujet.
5C’est dans ce contexte, complexe et changeant, que se placent la naissance et l’affermissement de la France libre à México. Au-delà de l’épisode local et de l’apparition sur la scène publique de Jacques Soustelle, c’est à une véritable étude de cas que nous sommes conviés. L’auteur dresse avec beaucoup de pertinence les conditions structurelles qui expliquent le succès de l’entreprise : les rapports économiques très intenses entre la France et le Mexique aux xixe et xxe siècles, la présence de la plus forte colonie française de l’Amérique latine, la francophilie d’une grande partie des milieux intellectuels mexicains... ; mais aussi les circonstances humaines fortuites : la personnalité des principaux partisans de la France libre — bons connaisseurs du pays et des milieux mexicains où s’élabore l’opinion publique — et celle des diplomates de Vichy en poste, neutres ou sympathisants à l’égard de leur action. Nous assistons à la mise en place d’une propagande efficace, à sa lutte avec celle de l’ennemi, à ses rapports parfois difficiles avec les alliés, à son triomphe enfin.
6Mais ces conditions favorables seules ne sauraient suffire. L’évolution de l’attitude mexicaine à l’égard de la France libre est inséparable des rapports entre le Mexique et son grand voisin, les Etats-Unis et de l’évolution elle-même de la politique intérieure mexicaine. La révolution mexicaine s’institutionnalise et le président Cardenas, celui qui précisément l’a menée le plus loin, amorce un tournant qui sera tout à fait évident en 1940 avec Avila Camacho. Le retour à une économie plus classique va de pair avec un rapprochement avec les Etats-Unis et aboutira enfin à l’entrée en guerre du Mexique à côté des alliés. La présence culturelle et la propagande américaines prennent à cette époque un élan qui ne semble plus cesser jusqu’à nos jours.
7Au-delà des événements diplomatiques, l’ouvrage de Denis Rolland renvoie à une problématique plus vaste qui, elle, est de l’ordre culturel. Les prises de position politiques s’expliquent certes par des considérations stratégiques, mais celles-ci ne sont compréhensibles que si l’on connaît les références culturelles des acteurs. L’image de la France occupe, parmi elles, une place considérable. Depuis le xixe siècle, pour une partie très importante des élites gouvernantes mexicaines, qu’elles soient libérales ou révolutionnaires, la France reste une référence idéologique essentielle débordant largement la rhétorique de la France patrie des droits de l’homme et de la démocratie. En effet, le Mexique a suivi dans son passage à la modernité politique une voie de rupture qui le place, depuis ses origines, dans la mouvance de la Révolution française. Il était normal que les conjonctures politiques mexicaines du xixe siècle restent étroitement dépendantes de celles de Paris et que la formation française des élites soit une constante au moins jusqu’en 1914. Même si la Révolution mexicaine de 1910 sert à son tour de mythe fondateur au Mexique moderne, on ne peut oublier de si tôt ce qui appartient au patrimoine politique de la vie politique mexicaine.
8Ces constatations n’effacent pas l’ambiguïté d’un autre thème récurrent dans le discours de l’époque et auquel l’auteur consacre des développements stimulants : celui de la latinité. Le terme est ambigu et s’est prêté à des usages multiples. En 1940, il a été adopté, dans un registre nationaliste, par un large spectre de Mexicains, pour manifester leur différence par rapport à un monde anglo-saxon qui désigne en fait les Etats-Unis. Cet usage est fidèle à l’emploi qui en a été fait au xixe siècle pendant l’Intervention française et l’Empire de Maximilien. A une différence près cependant : il était alors utilisé surtout par les conservateurs, et non par les libéraux, admirateurs et émules de la France révolutionnaire, mais alliés de fait des Etats-Unis.
9La latinité des libéraux — des révolutionnaires ensuite — est une autre latinité. Elle s’identifie à une « francité » de fait, celle-ci étant imaginée comme d’essence révolutionnaire et comme opposée à une hispanité de nature conservatrice. Nous sommes là en présence d’une querelle interne des élites mexicaines et plus largement des élites hispano-américaines. La querelle porte sur une filiation : naturelle à l’égard d’une Espagne vue comme conservatrice, ou adoptive à l’égard d’une France toujours conçue comme progressiste.
10Ce choix est parfaitement simpliste et à la limite faux. Car, l’existence de deux France, évidente en 1940 — c'est même le problème central de cet ouvrage —, n’est pas un problème nouveau. Au début du xxe siècle, l’évêque de San Luis Potosi, remerciant, dans un discours à Paris, la « Fille aînée de l’Eglise » de son rôle dans la rechristianisation du Mexique au xixe siècle, montre bien que la France ne saurait être réduite à celle qui se réclame de la Révolution. Il existe une autre France qui sert aussi d’exemple aux pays latino-américains : la France catholique et au-delà la France conservatrice.
11Cette dualité est la même pour l’Espagne. La querelle des deux Espagne — la traditionnelle et la moderne — chère à Antonio Machado, renvoie aussi, au-delà de son schématisme, à un clivage certain de la culture et de la politique espagnoles. A partir de la révolution libérale des Cortès de Cadix de 1810 le courant politique moderne espagnol ne fera que grandir pendant toute l’époque contemporaine. C’est ce libéralisme espagnol qui, autant que la référence directe à la France révolutionnaire, est à l’origine de la politique moderne au Mexique. Les divisions de l’opinion publique mexicaine, à l’égard de la Guerre civile espagnole de 1936 à 1939, se placent dans le droit fil d’un même partage politique qui remonte loin dans le XIXe siècle. A l’accueil qu’offre à l’époque le gouvernement mexicain aux réfugiés espagnols, répond l’hostilité de l’autre partie de l’opinion mexicaine dont les sympathies pour le franquisme sont ouvertes.
12Il serait évidemment simpliste de réduire toute la gamme des cultures politiques françaises, espagnoles, mexicaines ou latino-américaines à un clivage binaire. Mais la réalité de ce type de partage, dans les époques de crise, met en évidence la communauté culturelle qui existe entre pays de l’Europe méditerranéenne et ses prolongements américains. Dans cette aire, les positions politiques s’ordonnent entre les deux pôles extrêmes du traditionalisme et de la révolution, car tous ces pays ont connu une modernité de rupture de type français. Ce clivage ne conduit pas nécessairement à l’affrontement, et les multiples régimes et périodes où cette division est mise en sourdine sont là pour le prouver, mais il reste cependant suffisamment présent pour qu’il puisse fournir une grille explicative des idées et des imaginaires qui sous-tendent maintes positions politiques.
13Dans ce domaine, comme dans bien d’autres, l’ouvrage de Denis Rolland apporte des lumières très neuves et montre bien comment une histoire des relations internationales ouverte aux problèmes culturels peut, à son tour, élargir notre connaissance de l’histoire d’un pays ou d’une aire culturelle.
Juillet 1989
Auteur
Université de Paris I-Sorbonne
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