Conclusion
Texte intégral
1Entre les réunions clandestines de quelques habitants du quartier de la Boca à la fin de la dictature et la procession de plusieurs centaines de voisins-acteurs dans le village abandonné de San Mauricio, le théâtre communautaire argentin a parcouru un long chemin. En trente ans, les théâtres de voisins se sont multipliés et répandus à travers l’Argentine, donnant lieu à la formation d’un mouvement théâtral original. Ainsi, depuis 1983, le théâtre communautaire accompagne et met en scène les évolutions de l’Argentine. Comme le chantent les voisins-acteurs de Flores, il faudra encore continuer à chercher avant de trouver la sortie, une sortie collective cette fois. En attendant, entonnent les voisins-acteurs de La Boca, tant que la vie continuera à battre, il y aura une raison d’espérer, de chanter et de célébrer. Depuis la naissance de Catalinas, les voisins-acteurs construisent ainsi patiemment leur utopie collective, une utopie qui fait son chemin et qui agrège aujourd’hui quelques milliers d’individus devenus voisins-acteurs. Sur leur route, ils se sont découverts « voisins » d’autres individus, d’autres collectifs, provenant de différents pays d’Amérique latine et luttant, eux aussi, pour une autre approche de la culture et un autre projet de société. Ces milliers de militants latino-américains de la culture communautaire écrivent actuellement les premières pages d’une histoire qui est ouverte.
Les théâtres communautaires, des espaces polysémiques
2L’idée d’un théâtre fait par et pour les habitants est plastique. Les théâtres communautaires en Argentine s’inscrivent d’abord dans la filiation du théâtre indépendant et militant des années 1960 et 1970. Le premier groupe de théâtre communautaire, Catalinas Sur, est né de la volonté de défendre l’identité et la mémoire et de réoccuper les espaces publics à la fin de la dictature militaire (1976-1983). Le second groupe, El Circuito Cultural Barracas s’est formé avec le projet de proposer un espace d’intégration dans un territoire profondément fragmenté. Les autres groupes de Buenos Aires se sont constitués dans une perspective de refondation du collectif, dans le contexte d’effervescence sociale et politique de 2001-2002. Les suivants ont mêlé ces dimensions et en ont apporté de nouvelles. Des villageois ont découvert que le théâtre communautaire pouvait servir de support d’organisation et de mobilisation pour redynamiser des territoires en crise.
3Le théâtre communautaire offre en effet un espace de réflexivité et de réajustement pour les classes moyennes argentines, dont le statut social a été gravement affecté par les bouleversements sociaux et culturels de ces dernières décennies. Ces classes moyennes donnent une traduction collective à leur vécu et à leurs préoccupations dans les œuvres théâtrales. Les microrécits mémoriels des voisins-acteurs constituent, à ce titre, une source précieuse pour documenter la manière dont les classes moyennes argentines ont perçu et vécu les transformations de leur statut et de leur pays. Par ailleurs, les spectacles constituent la composante principale du répertoire d’action collective des voisins-acteurs. À partir de la scène théâtrale, ces voisins interpellent l’espace public et revendiquent leur droit de participer à l’histoire. Par le biais de différents dispositifs scéniques, ils tentent de sensibiliser les spectateurs à un certain nombre de problématiques et de les interroger sur leur rôle dans l’histoire. Cet exercice de dénaturalisation de l’ordre social débouche sur la production d’une nouvelle utopie collective où les voisins-acteurs imaginent un dépassement de la situation sociale actuelle. En attendant la réalisation de cette utopie, les voisins-acteurs proposent de refonder la communauté le temps de la célébration théâtrale.
4L’étude des modalités d’organisation interne des groupes de théâtre communautaire a permis d’aborder une autre facette de cette utopie. La question de l’organisation les soumet ainsi à des tensions entre idéaux et contraintes pratiques présentes chez d’autres acteurs localisés, ou encore chez les acteurs associatifs. Ces tensions se nouent principalement autour du rapport à l’autorité, à l’argent et au travail théâtral communautaire. La construction d’une alternative fait ainsi l’objet de réflexions, de doutes et de tâtonnements de la part des voisins-acteurs. Certains théâtres communautaires, tels Catalinas et le Circuito, ont opté pour la posture d’une réappropriation et d’une resignification des « armes de l’ennemi », posture qui les conduit à reprendre certaines pratiques des théâtres indépendants et des théâtres commerciaux (claire reconnaissance d’une figure de direction, accent mis sur la qualité artistique, acquisition d’une salle, professionnalisation des équipes coordinatrices, entrées payantes aux spectacles, système de billetterie, insertion dans les circuits de diffusion). Selon eux, seule cette mutation organisationnelle est à même de constituer les théâtres communautaires en véritable alternative capable de se mesurer aux logiques de production et de consommation culturelle existantes. Tout comme les entreprises récupérées par leurs travailleurs en Argentine, les organisations de chômeurs ou encore les associations, les coopératives et les mutuelles de l’économie sociale et solidaire en France, les théâtres communautaires s’interrogent donc sur leurs modes d’insertion dans l’économie marchande et le système de production capitaliste. Tous sont traversés par la même crainte de « perdre leur âme » en cours de route.
5La construction d’une alternative se joue toutefois à un niveau plus profond au sein des théâtres communautaires. La communauté est érigée par eux en idéal normatif destiné à redéfinir les valeurs et les pratiques des individus au sein de la société. Les théâtres de voisins constituent ainsi des structures militantes particulières reposant sur la création d’un fort sentiment d’appartenance collectif et l’instauration de liens affectifs étroits entre les membres. La production d’un « nous » communautaire destiné à remplacer le « je » associé à la société individualiste constitue la première finalité de cette mobilisation collective, à la fois tournée vers elle-même et vers l’extérieur. Cette logique de construction collective affecte de manière importante la biographie et les identités des participants. En raison de cette double orientation interne et externe, les théâtres communautaires sont néanmoins des espaces polysémiques, où les membres apparaissent parfois tiraillés entre plusieurs orientations militantes. Les participants de classe moyenne ont parfois des difficultés à admettre que le travail de transformation sociale soit essentiellement tourné vers eux-mêmes et vers leur propre groupe d’appartenance. La culture du changement social qui commence par en bas et par soi-même entre alors en tension avec la culture de l’intervention sociale et politique directe au sein de la vaste société. Les théâtres communautaires fonctionnent ainsi comme des espaces de resocialisation où les classes moyennes redéfinissent collectivement leur rapport à elles-mêmes et à leur environnement social et politique. Fortes de cette resocialisation, certaines s’identifient entièrement au projet militant propre au théâtre communautaire, tandis que d’autres sont tentées de faire défection ou de démultiplier leurs formes d’engagement. D’autres encore abandonnent le théâtre communautaire, les préoccupations sociales s’estompant à mesure que la situation socioéconomique s’améliore. Les théâtres communautaires sont ainsi conduits à se repositionner au gré des évolutions sociopolitiques.
6L’analyse de l’inscription territoriale des théâtres communautaires a, quant à elle, permis de rappeler l’ambivalence du rôle des organisations locales dans le cadre de la reconfiguration des rapports entre acteurs locaux, États et organisations internationales. Pris dans la dynamique de réorientation des politiques de développement, les théâtres communautaires sont parfois conduits à remplir des fonctions relevant normalement de l’action publique. De nombreuses organisations locales, rattachées à la société civile, ont ainsi été amenées à prendre en charge des espaces laissés vacants par l’État. Dans un sens plus positif, il apparaît en même temps que le territoire local peut devenir le support de formes de sociabilité, d’organisation et d’action collective débouchant sur la formation d’un nouveau rapport au système politique.
7La nouveauté de la période actuelle semble provenir de la dynamique de transnationalisation de ces acteurs locaux. Camille Goirand note que l’on connaît encore mal les liens divers qui se tissent entre des organisations contestataires implantées localement et les multiples réseaux de soutien transnationaux, dessinant un continuum allant du local à l’international [Goirand, 2010 (a)]. En abordant la mobilisation latino-américaine pour la reconnaissance de la culture communautaire, nous avons voulu esquisser ce processus de transnationalisation. Cette mobilisation, fondée sur l’articulation de multiples acteurs locaux, présente l’originalité de se déployer au niveau latino-américain tout en visant à infléchir les politiques culturelles nationales. L’articulation continentale sert ainsi à élaborer des répertoires d’action, des revendications et des modes de conceptualisation de la pratique culturelle communautaire qui sont ensuite destinés à faire pression sur les systèmes politiques nationaux. Elle contribue d’autre part à consolider ces acteurs locaux en les projetant dans un collectif plus vaste et en renforçant leur croyance en la possibilité d’un changement. Les théâtres communautaires circulent donc au sein d’un espace contestataire plus vaste qui est en cours de construction et qui est lui-même pris dans les dynamiques de transformations plus larges de l’action collective en Amérique latine, en lien avec l’évolution des systèmes politiques de la région. Les théâtres communautaires luttent ainsi à la fois pour la reconnaissance de leur propre pratique et pour celle d’un nouveau concept plus englobant de « culture communautaire ».
Repenser la notion de culture et les stratégies d’action culturelle
8La lutte pour la reconnaissance de cette catégorie émergente de culture communautaire illustre les conflits qui ont lieu autour de la définition de la culture, ainsi que les enjeux sociaux, économiques et politiques dont elle relève. Plutôt que de mobiliser le vocable de « populaire » (bien qu’ils s’y réfèrent également), les acteurs étudiés privilégient l’idée d’un théâtre ou d’une culture « communautaire ». Les militants de la culture communautaire partent d’une définition extensive, dynamique et collective de la culture, entendue comme ce qu’un groupe humain crée, construit et produit dans son effort pour s’adapter et donner sens au monde. Cet accent mis sur le communautaire permet ainsi d’insister sur l’idée que la culture mêle des dimensions matérielles et symboliques et que la vie culturelle des individus ne peut être dissociée de leurs conditions d’existence et de leur condition politique. Ricardo Talento, dans une perspective qui rappelle les analyses de Richard Hoggart, définit la culture comme étant ce qu’une communauté possède et se retransmet lorsque les liens communautaires sont actifs. Elle englobe les manières de se vêtir, de cuisiner, de se soigner, de construire son habitat [Hoggart, 2009]. Selon Talento, la culture renvoie ainsi à nos axes de construction. Produire une alternative culturelle suppose en dernier ressort de réviser tous nos axes de construction, et donc tous nos concepts, nos schèmes de perception et de pensée. Cette culture « vive » ou « vivante », produite de manière endogène par les groupes humains, est donc opposée par ces acteurs à une culture figée ou « morte », fabriquée et diffusée par des instances exogènes. Cette volonté de rendre les individus producteurs de leur culture, et non plus consommateurs, rejoint le projet de faire monter sur scène les spectateurs pour qu’ils deviennent à leur tour acteurs de théâtre. Le théâtre et la culture sont ainsi perçus comme des espaces d’émancipation sociale et politique favorisant un glissement de l’acteur culturel et de l’acteur au théâtre vers l’acteur en société et l’acteur en politique. Cette remise en cause du partage scène/salle, acteurs/spectateurs, représentants/représentés est ancienne. Elle renvoie à la manière dont les individus pensent, organisent et représentent leur agir ensemble et définissent des modes de visibilité en politique.
9Du point de vue des politiques culturelles et des débats portant sur la démocratisation culturelle, cette approche prône une démocratisation de la création, de la production vs une démocratisation de l’offre. Le désir de donner à chacun la possibilité de développer sa créativité implique de mettre en cause la distinction entre artistes et profanes et de définir des conditions (telles que la durabilité, l’ancrage territorial, la participation aux instances gestionnaires et décisionnelles) qui favoriseraient une pleine appropriation par les habitants des projets artistiques et culturels proposés. On peut noter ici une différence importante entre le contexte argentin et le contexte français en ce qui concerne le rapport aux institutions. Le retrait de l’État et sa faible intervention en matière culturelle en Argentine contraste avec la situation française, où l’État est fort et où une longue tradition de politiques culturelles a donné lieu à la création d’un maillage d’institutions artistiques et culturelles sur l’ensemble du territoire. En France, se pose le problème de la fréquentation de ces institutions, qui est lié à la manière dont celles-ci véhiculent parfois une culture « légitime », proche de la culture scolaire. Cette culture apparaît quelquefois lointaine, voire fait l’objet d’une certaine forme de méfiance ou de rejet de la part des individus dont la socialisation culturelle ne correspond pas à ces cadres. En Argentine, la faible présence de l’État en matière culturelle, de même que dans d’autres domaines, a poussé un certain nombre d’individus à s’auto-organiser pour prendre en charge leurs activités culturelles. C’est dans un second temps que ces collectifs culturels s’adressent aux institutions pour réclamer leur soutien. Du fait de ce mode d’apparition « par en bas », ces structures disposent d’une légitimité plus forte que les projets qui sont définis par les instances institutionnelles, selon des préoccupations et des objectifs parfois déconnectés ou inadaptés à la réalité des groupes destinataires. Malgré leur vitalité, les collectifs et les travailleurs de la culture argentins connaissent en revanche une situation de précarité qui leur pose des problèmes de viabilité à long terme. Il nous paraissait donc intéressant de relever ces différences de contexte qui peuvent enrichir nos réflexions en matière d’action culturelle.
Quel futur pour les théâtres communautaires ?
10On peut formuler quelques pistes de réflexion sur l’évolution du mouvement des théâtres communautaires argentins. Se posera, à un moment donné, la question de la relève des directeurs, dont on a vu qu’ils jouaient un rôle crucial dans la stabilité et la consolidation des groupes. Cette relève pourrait être assumée par les nombreux enfants et jeunes qui se forment au travail artistique, à la gestion et à l’action collective à l’intérieur de leur groupe. Certains l’assurent déjà. D’autres commencent à valoriser leur expérience et leurs compétences organisationnelles dans d’autres espaces militants et dans des structures institutionnelles. D’autres encore se professionnalisent dans le monde théâtral. La relève des figures charismatiques d’Adhemar Bianchi et de Ricardo Talento sera en revanche plus délicate, en ce qu’ils sont profondément associés à l’origine et à la formation du mouvement et qu’ils servent de mentors aux autres directeurs. Les réseaux et la reconnaissance dont ils jouissent contribuent en outre de manière précieuse à la promotion du théâtre communautaire. Toutefois, d’autres figures de direction se sont progressivement affirmées dans le mouvement aux côtés de Bianchi et de Talento.
11Ces directeurs sont souvent ceux qui ont décidé de suivre Catalinas et le Circuito dans leur dynamique de consolidation et de croissance. Bien qu’ils aient encore un long chemin à parcourir avant d’arriver au niveau de structuration des deux pionniers, certains théâtres communautaires se lancent sur la voie d’une mutation organisationnelle. Sur ce plan, de nombreuses évolutions sont ainsi susceptibles d’intervenir à moyen terme. Elles dépendront en partie de la reconnaissance et du soutien que les théâtres communautaires parviendront à obtenir de la part des pouvoirs publics.
12Par ailleurs, à mesure que le mouvement s’étend, les pratiques de théâtre communautaire se diversifient, rendant plus complexe la dynamique de construction collective. Il sera peut-être plus difficile de préserver l’esprit familial des premières années du Réseau national où tous les théâtres communautaires fraternisaient dans un même élan de construction collective. Il est en conséquence possible que les liens au niveau du Réseau national deviennent plus stratégiques et que la dynamique familiale se poursuive à l’échelle de sous-réseaux régionaux. Quoi qu’il en soit, le mouvement du théâtre communautaire a en quelque sorte vocation à se disséminer, étant donné qu’il rêve d’un théâtre de voisins dans chaque quartier et dans chaque village de l’Argentine.
13La manière dont la mobilisation pour la reconnaissance de la culture communautaire affectera la dynamique de fonctionnement des théâtres communautaires constitue enfin une question ouverte. Avec cette mobilisation collective, certains directeurs et coordinateurs des théâtres communautaires se retrouvent propulsés à de nouvelles fonctions qui les amènent à interagir avec des instances politiques et institutionnelles de plus haut niveau. Si cette mobilisation aboutit en Argentine et que des systèmes de cogestion se mettent en place entre l’État et les organisations culturelles communautaires, ces individus seront possiblement amenés à assumer de nouvelles responsabilités.
La communauté : un idéal revisité
14L’étude de l’expérience des théâtres communautaires invite finalement à repenser la notion de « communauté ». Cette notion renvoie en sociologie à un idéal type ou à une catégorie analytique d’une part, et à l’étude de communautés réelles d’autre part, qu’elle essaie de délimiter et de décrire à partir d’un certain nombre de critères objectifs et subjectifs. Dans les deux cas, cette notion est difficile à manier, car elle est fortement perméable aux jugements axiologiques [Schrecker, 2009].
15Rappelons en effet que la sociologie est née dans le contexte des profondes transformations sociales, économiques et politiques du xixe siècle. Face à ces transformations, les intellectuels ont été amenés à s’interroger sur la nature du lien social. À la fin du xixe siècle, Ferdinand Tönnies a ainsi proposé la conceptualisation, devenue classique, de la Gemeinschaft et de la Gesellschaft1, qui a ensuite été reprise par Max Weber sous la forme de la « communalisation2 » et de la « sociation3 ». Émile Durkheim a différencié, quant à lui, la « solidarité mécanique4 » de la « solidarité organique5 ». Cette distinction entre deux idéaux types a servi à penser les transformations que les sociétés occidentales traversaient alors avec la révolution industrielle, l’urbanisation et l’affaiblissement des supports traditionnels d’appartenance tels que les corporations, la famille et l’Église. Le passage progressif de la Gemeinschaft à la Gesellschaft a ainsi été conçu par Tönnies comme traduisant un processus d’individualisation croissante des relations humaines De même, dans le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique, l’hétérogénéité et l’individualisme remplacent l’homogénéité et l’organisation communautaire. Alors que la communauté reposerait sur une conception totale de l’homme et sur des liens affectifs étroits, profonds et durables de nature morale entre les membres et qu’elle serait régulée par la force des règles et des coutumes, la société ou l’association émanerait d’une volonté de coopération des individus, en vue de la poursuite d’un ou plusieurs intérêts communs, donnant lieu à la formation de rapports sociaux de nature contractuelle [Nisbet, 2000, p. 170]. La grande question a alors été de savoir dans quelle mesure les sociétés modernes seraient capables de proposer une formule d’intégration aux individus et de réguler la vie sociale. La crainte de la désorganisation et de l’anomie des sociétés urbaines modernes a traversé le xxe siècle jusqu’à aujourd’hui. Cette crainte agite l’Argentine, mais aussi la France et bien d’autres pays.
16Le désenchantement produit par la société moderne nourrit donc, depuis plusieurs siècles, une nostalgie de la communauté perdue. L’idéal communautaire a été régulièrement revisité dans des contextes de transformations sociales importantes conduisant à une remise en cause ou à une redéfinition des supports d’intégration sociale. La communauté a alors été érigée en bastion de reconstruction de relations humaines authentiques où les individus se fondraient dans un collectif harmonieux. Cette idéalisation de la communauté remonte aux romantiques anglais nostalgiques de communautés médiévales mythifiées. Les diverses expériences communautaires et utopiques menées au xixe siècle en France et en Angleterre témoignent également de ces tentatives d’édifier des digues locales contre les forces dissolvantes du capitalisme [Mattelart et Neveu, 2008]. Le courant de l’économie sociale et solidaire puise ses racines dans ces expériences. Les liens communautaires ont ensuite été opposés à la société de masse perçue comme un conglomérat d’individus atomisés. L’idéal communautaire a été réinvesti dans les années 1960 et 1970 selon une orientation libertaire très éloignée des communautés traditionnelles d’autrefois. La perte de repères et de sens dans le contexte de la mondialisation et de l’effondrement des grands récits intégrateurs rend de nouveau séduisant l’idéal communautaire.
17Affectée par ces enjeux, l’approche des communautés réelles est souvent animée par le souci d’en évaluer les potentialités intégratives ou ségrégatives par rapport à la société globale. Selon les orientations et les préoccupations politiques des observateurs, la communauté est alors chargée de vertus positives (en tant que productrice de cohésion sociale et de comportements sociaux facilitant l’intégration plus large des individus) ou négatives (en tant que lieu de repli identitaire où l’affect et la sécurité du groupe l’emporteraient sur la raison et les efforts d’intégration à la société globale). Survient alors le risque d’opposer la communauté et la société comme deux voies alternatives qui s’excluraient mutuellement, au lieu d’y voir des aspects complémentaires d’une même réalité [Schrecker, 2009].
18La portée politique des regroupements communautaires a ainsi été formulée très tôt par Tocqueville. Celui-ci craignait déjà que l’absence de corps intermédiaires et le désintérêt croissant pour les affaires publiques des individus, repliés sur la recherche de leur bien-être personnel, minent les fondements de la démocratie et laissent un pouvoir démesuré à la figure tutélaire de l’État. Aujourd’hui encore, certains craignent que, dépourvus de cadres, les individus se lancent dans une quête de sens et de sécurité ouvrant la voie à des sociétés autoritaires ou extrémistes [Schrecker, 2007]. Depuis lors, la question de la reconstitution et de la fortification de structures sociales intermédiaires resurgit régulièrement dans le débat public. On retrouve ces préoccupations politiques dans les débats actuels portant sur l’instauration de mécanismes de démocratie locale, participative ou directe. Dans cette perspective, il s’agirait de trouver un équilibre entre communauté et société qui permettrait d’assurer à plusieurs niveaux la socialisation et l’intégration sociale et politique des individus.
19Les communautés que cherchent à construire les voisins-acteurs sont avant tout relationnelles et ne pourraient en aucun cas être confondues avec des communautés traditionnelles. Ils mobilisent la notion de communauté comme un idéal régulateur qu’ils opposent à la pénétration de logiques individualistes, marchandes et globalisantes au sein de la société argentine. Cette réactivation d’un idéal communautaire répond au contexte de délitement social de l’Argentine. Elle s’est opérée d’autant plus facilement qu’elle s’inscrit dans une histoire et une région où les liens communautaires demeurent assez vifs. Néanmoins, les théâtres communautaires restent des associations d’individus vivant dans la société moderne, qui ont formé la volonté de coopérer autour d’une activité commune en vue de la poursuite d’un projet collectif. C’est au sein de ce cadre associatif que les voisins-acteurs produisent leur idéal communautaire qui engendre des effets concrets en termes de territorialisation et de formation de liens affectifs profonds entre les membres.
20Plutôt que d’idéaliser ces communautés de voisins-acteurs, nous avons donc cherché à analyser les usages qu’elles font de cette notion en repérant ses effets dans la pratique. Nous avons évoqué les capacités intégratives de ces communautés, tout en soulignant l’ambivalence des organisations communautaires et de l’inscription territoriale comme supports de participation et d’intégration effective des individus dans la société. À travers l’expérience du théâtre communautaire, se pose ainsi en même temps la question de la portée des expériences locales qui proposent une forme de transformation sociale sans s’attaquer directement aux structures socioéconomiques et aux relations de pouvoir qui produisent et entretiennent les situations de désaffiliation sociale. Cette question trouve une résonance en France, où se multiplient également les tentatives d’édification d’alternatives locales.
21Cristallisation de l’image de la société idéale, refuge témoignant de la fragmentation et de l’échec d’intégration des sociétés modernes, ou encore médiation nécessaire entre les individus et la société, la notion de communauté condense les espoirs et les doutes qui accompagnent la recherche problématique d’un vivre ensemble. Les théâtres communautaires ne font que reposer, à leur manière, cette question lancinante de la définition de nos modes de construction collective, en invitant à la fois à rêver et à agir.
Notes de bas de page
1 Tönnies distingue la Gemeinschaft, ou « communauté », de la Gesellschaft, « forme spéciale de relations humaines, de nature essentiellement individuelle, impersonnelle et contractuelle, et qui résultent plus de la volonté ou simplement de l’intérêt que de l’ensemble complexe d’états affectifs, d’habitudes et de traditions qu’implique la Gemeinschaft [Nisbet, 2000, p. 100].
2 La « communalisation » repose sur « le sentiment subjectif qu’ont les parties de s’appartenir mutuellement, d’être pleinement impliquées dans l’existence de l’autre » [Nisbet, 2000, p. 107].
3 La « sociation » est définie comme « une relation sociale lorsque, et tant que, la disposition de l’activité se fonde sur un compromis (Ausgleich) d’intérêts motivé rationnellement (en valeur ou en finalité) ou sur une coordination rationnelle par engagement mutuel » [Nisbet, 2000, p. 107].
4 La « solidarité mécanique » concerne des communautés de taille réduite et est fondée sur leur homogénéité morale et sociale qui est renforcée par les règles qu’elles instituent. La tradition y joue un rôle prépondérant, l’individualisme y est inconnu, l’individu est subordonné à la conscience collective, la propriété est communautaire [Nisbet, 2000, p. 112].
5 La « solidarité organique » est fondée sur la primauté de la division du travail. Elle est une articulation organique d’individus libres dont les fonctions sont à la fois différentes et complémentaires [Nisbet, 2000, p. 112].
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