Avant-propos
p. 11-13
Texte intégral
1Voilà un livre qui arrive à point. Pendant plus d’un an, la saga judiciaire de Augusto Pinochet a régulièrement fait la Une des journaux. Progrès de la justice pénale internationale pour certains – tout dictateur ou ex-dictateur doit savoir qu’il peut être jugé n’importe où – tartufferie de pays développés pour d’autres – on se donne bonne conscience avec Pinochet pour mieux fermer les yeux sur les exactions de tant de régimes « amis » –, immense espoir pour les familles de disparus, l’énumération serait longue des questions éthiques, juridiques, politiques que le séjour londonien de celui que l’on appelait au Chili « le lion » ont permis de poser. Son sourire goguenard en foulant le sol de son pays les a brutalement ravivées.
2Parmi celles-ci, je voudrais en souligner deux.
3La première concerne le travail de la mémoire collective. Nombreuses sont les sociétés, à commencer par la France, qui ont dû attendre des décennies avant de pouvoir regarder un passé qu’elles préféraient refouler, souvent d’ailleurs pour de bonnes raisons. Lorsque la réminiscence de ce passé risquait de réveiller des fractures douloureuses, la sagesse prônait souvent de ne regarder que l’avenir, de ne pas raviver des blessures encore présentes dans presque toutes les familles. Ce fut par exemple le choix de l’Espagne dans l’immédiat après franquisme.
4La « transition » chilienne ne put emprunter d’autre voie que celle-là. Après son échec au référendum plébiscitaire de 1988, Augusto Pinochet est demeuré chef des forces armées jusqu’en 1998, puis est devenu sénateur à vie, en application de la constitution qu’il avait élaboré et que le peuple chilien avait ratifie par référendum en 1980. Cette constitution garantissait de plus un statut privilégié, économiquement et politiquement, à l’armée, en en faisant un véritable État dans l’État.
5Comment le pouvoir civil élu à partir de 1989 aurait-il pu s’engager dans un travail sur le passé sans mettre en péril le retour à la démocratie ? Les partis politiques alliés dans la Concertación pour assurer une transition pacifique, de la Démocratie Chrétienne au Parti Socialiste, ne voulaient pas prendre de risques sur ce terrain. Et les électeurs leur en savaient gré, qui par trois fois – 1989, 1993 et 1999 – on élu un Président issu de cette alliance. Orgueilleuse de ses performances économiques, la société chilienne ne voulait regarder que le futur, aller de l’avant.
6Le premier – et non le moindre – des mérites de l’action judiciaire engagée par le juge espagnol Balthazar Garzon aura été de permettre aux Chiliens de pouvoir faire face à leur passé proche. La chape de plomb que faisait peser l’ancien dictateur sur la vie politique de son pays a été levée. Son image a été atteinte au plus profond. Il n’était plus inatteignable, intouchable. Après quelques hésitations, le discours du gouvernement Frei fut de réclamer son retour pour qu’il puisse être jugé au Chili. Les parents des victimes de la dictature se mirent à croire à nouveau en la justice. Durant ses seize mois de la résidence forcée de Pinochet à Londres, quelque soixante plaintes ont été déposées contre lui devant les tribunaux chiliens. Le nouveau président, Ricardo Lagos, a annoncé qu’il laisserait faire la justice. Il espère par ailleurs pouvoir réformer la Constitution afin de supprimer les « enclaves autoritaires » qui subsistent.
7Quel que soit le sort judiciaire futur de Pinochet, nul doute que la démocratie chilienne ait considérablement progressé durant l’épisode londonien. Le Chili a su éviter le piège d’une re-polarisation de la société. Les Chiliens ont exorcisé la peur qu’ils avaient des réactions de l’armée. Signe des changements, le « cas Pinochet » fut quasiment absent de la campagne électorale de l’automne 1999, qui opposait pourtant un ancien collaborateur de Pinochet et un ancien exilé politique. Seule la dernière semaine vit réapparaître le thème, lorsque le ministre de l’Intérieur britannique annonça qu’il « était enclin », pour raisons de santé, a laisser rentrer chez lui le vieux dictateur. Ayant cédé à son inclination, Pinochet étant rentré chez lui, le travail de la mémoire peut véritablement commencer au Chili même. Et ce travail doit débuter par une question : que s’est-il véritablement passé de 1973 à 1988 ?
8Cette question n’est pas simple. La période pinochetiste fut-elle un accident, une parenthèse douloureuse dans l’histoire du Chili ? Les exemples ne manquent pas de régimes autoritaires ayant interrompu des processus démocratiques qui n’ont pas laissé d’empreinte durable dans les sociétés où ils s’étaient implantés. L’Uruguay, le Brésil, voire l’Argentine entrent dans cette catégorie. Le régime mis en place par Pinochet a-t-il au contraire transformé la société et fondé un nouveau système politique et social ? Et si tel est le cas, comment s’est opérée cette transformation ?
9Le très grand mérite du livre de Bruno Patino est de répondre à ces questions, de manière globale, n’en laissant aucune dans le vague. Les hasards de l’actualité font que cet ouvrage est publié quelques mois seulement après le retour de Pinochet au Chili. Ce n’est pourtant en rien un livre de circonstance. Résultat de plusieurs années de recherches, nourries d’enquêtes directes auprès des acteurs de la période – à commencer par plusieurs entretiens avec Pinochet et les acteurs de la transition – ce travail constitue un apport considérable dans la compréhension de ce qui s’est passé au Chili. Et au-delà du seul cas chilien, il nous permet de comprendre comment des dictatures peuvent mettre en place un ordre qui, à maints égards, perdure après leur chute. Ce livre s’adresse donc d’abord à tous ceux qui se sont sentis concernés à un titre ou à un autre par le drame chilien. Mais il s’adresse aussi à tous ceux qui cherchent à comprendre certains mécanismes qui permettent aux régimes autoritaires de perdurer encore en si grand nombre de par le monde.
10Un livre à lire, donc.
Auteur
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