Préface
p. 11-14
Texte intégral
1Consacrer un livre au voyage officiel qu’effectua le président de la République argentine, Julio Roca (1843-1914), à Rio de Janeiro du 8 au 17 août 1899 ne va pas de soi à première vue. S’agit-il simplement de décrire par le menu, dans la perspective d’une histoire faisant la part belle aux grands hommes et à une narration linéaire des faits politiques, cette visite de dix jours dans la cidade maravilhosa que l’on imagine corsetée dans un strict protocole, de somptueuses réceptions et des manifestations codifiées ? Pourquoi placer la focale sur les relations entre l’Argentine et le Brésil, pays traditionnellement considérés comme périphériques dans le concert des nations issu du Congrès de Vienne de 1815, alors qu’en cette extrême fin du XIXe siècle les États-Unis viennent tout juste d’affirmer leur nouvelle vocation internationale en humiliant l’Espagne à Cuba – les hostilités se sont terminées en août 1898 et le traité de Paris, paraphé le 10 décembre de la même année, a officiellement mis un terme à la guerre –, que la crise de Fachoda, ayant opposé la France et le Royaume-Uni au Soudan en septembre 1898, a rappelé la violence des rivalités coloniales en Afrique et la fragilité de l’équilibre européen, que la première Conférence de La Haye – réunie les 18 et 19 mai 1899 – a tenté de créer de nouvelles conditions pour le maintien de la paix dans le monde et que la seconde guerre des Boers est sur le point d’éclater en Afrique du Sud ?1
2Ces doutes sont rapidement balayés à la lecture du très bel ouvrage d’Hélène Veber, qui témoigne de nombreux renouvellements actuellement à l’œuvre dans la manière d’écrire l’histoire des relations internationales et, plus spécifiquement, l’histoire des relations internationales de l’Amérique latine2. Reprenant à son compte les propositions déjà anciennes de René Girault sur les voyages officiels et la manière dont ceux-ci, à partir de la fin du XIXe siècle qui signe l’émergence d’une presse moderne et massifiée, sont susceptibles de façonner les opinions publiques, de transformer les imaginaires et ainsi de peser de manière effective sur les relations internationales3, ce travail sort d’emblée du cadre rigide des échanges diplomatiques entre États en accordant une place importante au traitement de la visite par la presse carioca comme par celle de Buenos Aires. Au travers de nombreux compte rendus de la visite officielle rédigés par les journalistes et de réflexions publiées par des intellectuels, mais aussi de photographies, de dessins ou d’illustrations diverses, les médias apparaissent ainsi comme des relais essentiels de la mise en scène de la visite orchestrée par le gouvernement brésilien. Cette mise en scène, qui fait l’objet d’une attention aussi soutenue que novatrice dans ses méthodes de la part de l’auteur4, atteste les multiples usages de la visite qui purent être faits par le gouvernement brésilien. Car, s’il s’agit en premier lieu de sceller de manière symbolique une amitié diplomatique, la projection de la modernité brésilienne à destination de l’étranger – l’Argentine bien sûr, mais aussi l’Amérique latine tout entière et même le reste du monde puisque des articles sur le séjour de Roca à Rio paraissent jusque dans le quotidien Le Temps à Paris – apparaît en effet comme un enjeu crucial de ces dix journées et explique le soin apporté au protocole – depuis le ballet naval organisé dans la baie de Guanabara pour accueillir le président Roca et témoigner de la puissance militaire du Brésil jusqu’aux lieux choisis pour organiser les festivités dans une capitale promue en vitrine du génie brésilien. Toutefois, c’est aussi aux Brésiliens eux-mêmes que s’adresse la théâtralisation de la visite de Julio Roca puisque la foule carioca réunie en un bloc compact lors des diverses manifestations officielles semble aussi faire émerger l’image d’une nation unie – « l’âme nationale » écrit alors le journal O Paiz –, en dépit des multiples clivages sociaux et raciaux qui la divisent dix ans après la proclamation de la République.
3Par ailleurs, l’événement que constitue cette visite officielle est pensé dans une multiplicité de temporalités et d’espaces qui excèdent de très loin les dix journées d’août 1899 et la ville de Rio de Janeiro5. Restituer l’importance de cette rencontre diplomatique suppose en effet, d’une part, de revenir sur la conflictualité de la relation entre le Brésil et l’Argentine tout au long du XIXe siècle et d’analyser les facteurs qui ont progressivement permis ce rapprochement dans un contexte paradoxal où tous les États de la région se sont lancés dans une course à l’armement. À cette nécessaire historicisation de l’événement fait pendant, d’autre part, son inscription dans une géographie des relations internationales qui est certes celle des relations entre Rio et Buenos Aires de part et d’autre du Rio de la Plata, mais qui implique également – dans un stimulant jeu d’échelles – d’autres acteurs diplomatiques latino-américains, les États-Unis et les puissances dominantes du concert européen.
4Le livre d’Hélène Veber constitue une importante contribution à l’histoire des relations internationales de l’Amérique latine au tournant des XIXe et XIXe siècle en ce qu’elle rompt avec une production historiographique ayant principalement placé la focale sur les relations entre États-Unis et Amérique latine. La visite de Julio Roca à Rio, comme celle que réalisera le président brésilien Manuel Ferraz de Campos Salles (1841-1913) à Buenos Aires l’année suivante attestent l’intensité des relations entre les États de la région latino-américaine avant même la Première Guerre mondiale et sont autant d’éléments qui invitent les historiens du XXIe siècle à explorer les immenses fonds diplomatiques, souvent encore en friche, présents dans les différentes capitales latino-américaines.
Notes de bas de page
1 Pour une vue de synthèse sur les relations internationales dans le demi-siècle qui précède la Première Guerre mondiale, voir Pierre Milza, Les relations internationales de 1871 à 1914, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 3e éd., 2009 ; ainsi que Barry Buzan et George Lawson, « The global transformation: the nineteenth century and the making of modern international relations », International Studies Quarterly, vol. 57, n°3, 2013, p. 620-634.
2 Pour un bilan récent sur l’historiographie des relations internationales, voir Robert Frank (dir.), Pour l’histoire des relations internationales, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le nœud gordien », 2012. Sur le cas particulier du Brésil, voir Antônio Carlos Lessa et Virgílio Caixeta Arraes, « Accompagner la puissance ou la démocratie ? L’historiographie des relations internationales au Brésil », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°103, 2011/3, p. 19-22.
3 René Girault, « Voyages officiels, opinion publique et relations internationales », in Opinion publique et politique extérieure en Europe (I. 1870-1915), Rome, École Française de Rome, 1981, p. 473-490.
4 L’inscription de la réflexion dans l’espace urbain a beaucoup à voir avec ce que propose Laurent Vidal dans son ouvrage consacré au dernier jour de Rio comme capitale du Brésil, le 20 avril 1960 : voir Les Larmes de Rio, Paris, Aubier, 2009.
5 Voir Arlette Farge, « Penser et définir l’événement en histoire. Approche des situations et des acteurs sociaux », Terrains, n°38, mars 2002, p. 67-78. ; ainsi que Michel Bertrand, « “Penser l’événement” en histoire : mise en perspective d’un retour en grâce », in Marc Bessin, Claire Bidart et Michel Grossetti (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2009, p. 36-50.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
(Institut des Hautes Études de l’Amérique latine)
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