Mélancolie postcoloniale. De l’océan Indien à l’Atlantique : la production de l’inégalité en portugais
p. 203-212
Dédicace
Pour Almerinda, Arminda e Valentim
Texte intégral
« Sans percevoir la condition résiduelle de cet esclavage, les Noirs en Occident ont secrètement écouté et ensuite posé une question fondamentale à partir des obsessions intellectuelles de leurs maîtres éclairés. Leur passage du statut d’esclave à celui de citoyen les amène à rechercher quelles seraient les meilleures formes possibles d’existence sociale et politique. La mémoire de l’esclavage, activement préservée comme ressource intellectuelle vivante dans sa culture politique expressive, les a aidés à produire un nouvel ensemble de réponses. Ils ont dû combattre – souvent au moyen de leur spiritualité – pour maintenir l’unité entre l’éthique et la politique, dichotomisées par l’insistance de la modernité à affirmer que le vrai, le bon et la beauté possédaient des origines distinctes et appartenaient à des domaines différents de la connaissance. D’abord l’esclavage lui-même et ensuite sa mémoire ont induit nombre d’entre eux à rechercher les fondations implicites de la philosophie et de la pensée sociales modernes qu’elles viennent des théoriciens du droit naturel qui cherchaient à distinguer entre les sphères de la moralité et de la légalité, ou des idéalistes qui désiraient émanciper la politique de la morale ou des économistes, hommes politiques de la bourgeoisie qui, les premiers, ont formulé la séparation de l’activité économique tant de la morale que de la politique. Les excès brutaux de la plantation fournissaient un ensemble de réponses morales et politiques pour chacune de ces tentatives. (...). Pour les descendants d’esclaves, le travail signifiait seulement servitude, misère et subordination. »
Paul Gilroy1
I
1En tant que chercheur issu du contexte national et institutionnel brésilien, qui mène des recherches au Mozambique, supposé de langue portugaise, et qui a des interlocuteurs et collègues portugais, je souhaite aborder ici la problématique de la lusophonie à partir de situations déterminées, marquées par des quiproquos réciproques, des malentendus et des anxiétés.
2Une première question s’impose d’emblée : finalement, qu’est-ce que la lusophonie ? Sous cette notion vague, on trouve des signifiés distincts et leurs impacts politique, culturel, et social demeurent assez différenciés dans les divers pays dont le portugais est la langue officielle. Ainsi, je prends la lusophonie comme le débat majeur tournant autour de la lusophonie elle-même, et dont le poids diffère selon que l’on se trouve au Brésil, au Portugal ou au Mozambique. Un tel débat implique, depuis un certain temps, des penseurs de différentes disciplines. Il s’inscrit dans des traditions de l’histoire intellectuelle portugaise et brésilienne et interpelle, de manière différenciée, le processus de formation complexe des pays africains de langue officielle portugaise et du Timor Oriental. Les articulations entre les débats sur la lusophonie et le luso-tropicalisme sont claires mais néanmoins il me semble, ne se limitent pas à cela2. Si les échos luso-tropicaux sont évidents, la lusophonie partage avec l’hispanité ou la francophonie en tant que courants politiques et intellectuels les conditions de sa production3.
3Enfin, et de manière très générale, je prends la lusophonie comme un débat, un foyer virtuel qui, ayant comme référence la langue portugaise, acquiert une dynamique propre dans des contextes nationaux distincts. Loin de s’établir comme une pensée consensuelle, la lusophonie part de situations de tensions qui s’établissent dans des contextes distincts et néanmoins en contact. De telles tensions nous aident à penser la fragilité de lignes de pensée déterminées qui parcourent la lusophonie : mais plus encore, elles sont capables de révéler des glissements conceptuels, des accommodements et surtout, une certaine tendance à l’autosatisfaction qui semble marquer les débats au Brésil et au Portugal. Je ne crois pas que cette autosatisfaction existe dans des contextes africains, en tout cas pas selon ma propre expérience mozambicaine. Là, les crises successives, les situations de guerre et les complexités inhérentes à un processus de formation nationale ont empêché la consolidation de ce qui s’apparente à un débat public raisonnable, mais évitent aussi l’autosatisfaction qui paralyse la critique et heurte la pensée.
II
4De façon générale, on peut dire sans crainte qu’au Brésil, le débat autour de la lusophonie est nul. L’évidence que nous sommes un grand pays de l’Amérique du Sud qui parle portugais semble neutraliser tout type d’anxiété publique sur la question linguistique ou sur la langue officielle et nationale. L’espagnol ne représente en aucune façon un danger et nous n’attribuons pas au Portugal une autorité spécifique en relation avec la langue. L’identité linguistique entre le Brésil et les autres pays de langue portugaise oscille entre une rhétorique assez restreinte (autour, par exemple, d’un éventuel rôle à jouer aux PALOPs et, plus récemment au Timor Oriental)4, son caractère instrumental et pratique – à la fin, il y a un pays en Europe qui parle notre langue5 – et surtout, l’ignorance patente de pays qui se sentent grands. Au Portugal, la chose est différente : à gauche et à droite, la lusophonie est objet de dispute. Et là, nous rencontrons un peu de tout : bonne volonté, paternalisme, révisions plus ou moins critiques de l’histoire de la nation, colonialisme, postcolonialisme, nationalismes, quêtes identitaires... tout ce qui transforme la lusophonie en véritable débat public, porté plusieurs fois par une immense rhétorique et facilement dissocié de projets d’action concrets dans les pays qui possèdent la langue portugaise comme langue officielle6. Le plus impressionnant, peut-être, serait le caractère affectif qui gagne souvent le débat autour de la lusophonie : à l’identité du Portugal envers les pays autrefois parties de l’empire (qui, en vérité, n’a jamais été un empire, mais des empires multiples, différents dans l’espace et le temps)7, se superpose l’attente d’un lien affectif entre les lusophones dispersés dans le monde. Notons qu’il ne s’agit pas d’un projet politique, à la différence de la francophonie par exemple, où, grâce à d’immenses exercices de rhétorique, on a imaginé le français comme une langue émancipatrice. Non : le portugais nous permet de pénétrer dans un univers de sentiments et d’affects, un univers sensoriel, dans un goût (paladar), une musicalité, une histoire soi-disant commune. Tout étant entouré d’un immense mystère. En revanche, si nous allons au Mozambique, tout prend un air différent. S’il est vrai que nous rencontrons des élites nationales, régionales et locales fortement attachées à la langue portugaise (ce qui a été décisif eu égard à l’expansion continue de cette langue dans le pays), la notion de « langue du colonisateur » émerge comme un phantasme. À la fin, s’il n’y a plus de colonisateur, comment peut-il y avoir une « langue du colonisateur » ? Le portugais ne serait-il pas une langue mozambicaine comme tant d’autres ?8 Il est évident que non, à cause de la place du portugais dans l’histoire et de la géographie sociale du pays. Le colonialisme remonte à une période récente, où, derrière une rhétorique assimilationniste, on rencontre mille et un artifices et stratagèmes pour transformer le portugais en une langue réservée à des privilégiés ; l’expansion de cette langue pendant la période postindépendance n’implique pas un surpassement. Le portugais en est venu, petit à petit, à faire partie d’un univers profondément inégal, qui s’exprime aussi par la forme grâce à laquelle une langue jusqu’alors exogène a été incorporée au tissu social mozambicain.
5Si quelque chose relie entre eux ces trois contextes, ce n’est pas l’usage de la langue, qui opère toujours de façon générique (et la question « est-ce que nous nous comprenons en portugais » revient toujours), mais le lieu que la langue occupe dans un système complexe de reproduction de l’inégalité, de la reproduction des différentes formes d’inclusion et d’exclusion.
III
6Ce qui choque un Brésilien tout juste arrivé au Portugal est de découvrir qu’il ne parle pas portugais mais brésilien. Ce qui pour nous serait une aberration, dire que nous parlons « brésilien », est fréquent au Portugal. Dans les écoles, au Brésil, nous n’avons pas de cours de « langue brésilienne » mais de « portugais ; nous ne suivons pas une grammaire de brésilien », mais des « grammaires brésiliennes de langue portugaise ». Et nous ne nous référons jamais à l’existence du brésilien par opposition au « portugais », mais bien au « portugais avec l’accent du Portugal » et au « portugais avec l’accent du Brésil ». Ou le portugais et celui des autres, avec accents. Paradoxalement, il est plus fréquent qu’un Brésilien affirme avoir des difficultés de compréhension en relation au portugais du Portugal que l’inverse. Le phénomène plusieurs fois attribué aux telenovelas brésiliennes au Portugal, à la rapidité avec laquelle les Portugais parleraient notre langue, ou aux particularités phonétiques de cette langue dans la péninsule Ibérique, doit être envisagé avec un peu plus de soin. Il me semble effectivement, qu’il y a une sorte de « mauvaise volonté » qui doit être interprétée comme une construction historique et sociale. Ainsi, des intellectuels brésiliens disent préférer voir un film portugais avec des sous-titres ou nient comprendre des phrases ou expressions qui font plus qu’enrichir notre langue commune. Nous sommes ici en présence d’une sorte de résistance, voire de paresse qui doit être liée à la façon dont nous pensons la langue et l’histoire9.
7Je dirais qu’au Brésil – et avec toutes les nuances qui doivent être faites concernant les différents groupes sociaux qui composent ce que nous pouvons appeler, avec beaucoup de bonne volonté, société brésilienne – la relation des élites à la langue passe par sa destruction systématique. Ceci est directement lié à l’auto-condescendance avec laquelle ces mêmes élites avalisent ce qu’il est conventionnel d’appeler « culture brésilienne ». Il est fréquent d’entendre, dans les bouches les moins suspectes, que le portugais du Brésil est plus riche, plus vif et plus doux, plus tout enfin si bien que le superlatif n’est pas la conséquence d’un effort comparatif quelconque : c’est « plus » parce que nous sommes « plus » et voilà tout. En vérité, une oreille attentive percevrait que nous nous dirigeons vers une simplification effrayante de la langue, éliminant les temps verbaux ; ne respectant aucune forme de concordance, ignorant que la grammaire demeure ce qui est capable de traduire la richesse de la langue et non pas un ensemble de règles obscures qui gênent notre vie et celle de nos enfants...
8Nos élites réussissent le double exploit de parler un portugais médiocre et de se poser en exemple, dans l’utilisation de ce portugais, à l’ensemble de la population, exposée à un système éducatif tout aussi médiocre. Le « parler erroné » facilite la localisation des individus dans une pyramide sociale cruelle, devant une élite qui se vante, également, de « parler erroné » (par rapport à la norme culte) et méprise tout type d’effort intellectuel d’amélioration du langage dans la vie quotidienne.
IV
9Au Portugal, la situation pourrait être différente. Finalement, de tous les pays de langue portugaise, il s’agit, sans aucun doute, du plus égalitaire. Néanmoins, les choses sont différentes. Je ne vais pas ici entrer dans le débat sur la place que la diversité régionale joue dans l’usage social de la langue, imaginant qu’il s’agit d’un univers extrêmement riche puisque la diversité régionale du portugais péninsulaire est assurément impressionnante. Ce qui retient mon attention ici est la relation qui s’établit entre les lusophones d’autres pays, en particulier de ceux du Brésil.
10Il y a longtemps que le brésilien a cessé d’être envisagé comme une variante sucrée du portugais européen associé aux glorieuses années qui ont suivi l’arrivée de la telenovela Gabriela au Portugal. Ce qui était exotique et sympathique est devenu relativement oppressant : le nombre de Brésiliens fait peur à un pays qui assume sa petite taille, tandis que l’exubérance brasuca semble osciller entre l’enchantement et le rejet. Le brésilien en est venu à être tout à la fois un facteur d’approximation – finalement, c’est la même langue et nous ne sommes pas si différents ou mieux nous sommes semblables – et un marqueur de différence – il suffit de remuer les lèvres pour être identifié comme Brésilien. Et ici, les paradoxes sont multiples : ce sont les Portugais qui se plaignent et ne veulent plus entendre parler le brésilien de tous côtés, et les Brésiliens qui se plaignent que le Portugal n’est pas vraiment l’Europe. Il serait injuste d’oublier que beaucoup de Brésiliens reconnaissent vivre mieux dans un pays qu’ils ont choisi pour donner une éducation à leurs enfants : c’est de toute évidence, un pays plus égalitaire, plus raisonnable et moins violent.
11Néanmoins, on pourrait difficilement associer ces malentendus à une forme quelconque de racisme. Après tout, nous ne sommes pas en présence d’un rejet de ce qui se présente comme quelque chose de franchement différent, mais d’une surprise devant la similitude. Une sorte de narcissisme des petites différences. Et ainsi les Brésiliens se considèrent difficilement comme objets de racisme au Portugal, en même temps qu’ils ne conçoivent pas comme du racisme les « blagues portugaises » (au Brésil, les plaisanteries portent sur les Portugais comme en France elles portent sur les Belges), ni même comme du mauvais goût, tout comme les autres traditions de plaisanteries dépréciatives, sur les homosexuels et les Noirs par exemple. Ce qui surprend, c’est que la similitude et bien souvent la sorte d’égalité des conditions sociales dans divers champs produisent un ensemble de récits et de situations qui, reconfigurant les frontières, ne soit pas le résultat des complexes coloniaux ou postcoloniaux. Après tout, cela fait longtemps que le Portugal n’est plus la « mère patrie » mais un « pays frère » ; les frères se disputent, mais au fond, s’aiment bien.
12Petit détail : les Brésiliens ne reconnaissent pas aux Portugais le fait d’avoir été une ancienne puissance coloniale ; en corollaire linguistique de cette affirmation, on n’accorde pas aux Portugais une autorité linguistique. Une étude des débats sur l’accord orthographique révélerait le manque de reconnaissance de la part des Brésiliens, de même que le manque de revendication des Portugais par rapport à la langue ; ce qui est certainement très différent de ce qui se passe entre l’Espagne, la France et l’Angleterre avec leurs « outre-mer » respectifs.
V
13Le contexte mozambicain est le plus intéressant et de loin, le plus complexe. Après tout, le portugais cohabite là avec une infinité de langues africaines et, il y a peu encore, il jouissait d’un certain goût à s’affirmer comme une langue en péril ou pour le moins, sous pression. Curieusement, ceux qui voyaient le portugais dans cette situation considéraient que le danger venait de l’anglais et non des langues africaines, parlées avec désinvolture par la grande majorité des Mozambicains.
14Le nombre de références qui surgissent quand on parle de lusophonie dans ce pays est impressionnant. Affirmer qu’il s’agit d’une langue d’unité nationale doit être interprété comme un exercice de liberté. Non pas comme une sorte de destin que l’on ne pourrait pas fuir et qui finit par condamner les peuples colonisés à la langue du colonisateur. Comme le rappelle bien Kwame Anthony Appiah, les élites formées dans le cadre des différents colonialismes européens se sentent à l’aise dans une langue qui est la leur et celle du pouvoir.
15« Il convient de dire qu’il y a d’autres raisons, plus ou moins honorables, pour affirmer l’extraordinaire persistance des langues coloniales. Nous ne pouvons pas ignorer, par exemple, du côté honorable, les difficultés pratiques de développer un système scolaire moderne dans une langue où aucun manuel ni livre didactique n’a été écrit ; ni ne devons oublier (...) que la possibilité la plus noble de ces langues étrangères dont le domaine avait marqué l’élite coloniale, se soit transformée en marques d’un statut excessivement riche pour être abandonnées par la classe qui a hérité de l’État colonial. »10
16Le postcolonial a supposé un immense défi au Mozambique, à savoir appliquer avec efficacité la proclamation de l’assimilationnisme portugais, l’universalisation de l’usage d’une langue limitée jusqu’alors aux colonisateurs, à leurs descendants et à une infime élite native. Jusqu’à il y a peu la relation aux langues natives n’a pas changé de façon substantielle dans la période postcoloniale. Celles-ci, auparavant langues des indigènes, sont devenues langues des masses paysannes, marqueurs de leur exclusion par un État qui, tout en voulant les libérer, a failli dans cette tâche et, restituant l’opposition rural/urbain consolidée tout au long de la période coloniale, ne les a point comprises11. La langue portugaise, langue urbaine et élitiste, ne devrait néanmoins pas être exclusive ; les langues natives, des paysans, représentent le danger du tribalisme, toujours aux aguets dans l’Afrique postcoloniale. Ces dernières années, avec le financement de la Banque mondiale, elles ont été transformées en langues mozambicaines, ou langues nationales, et en un moyen important et nouveau pour les politiques, les campagnes électorales et les demandes de votes. Imaginer cependant un système scolaire qui incorpore efficacement les langues nationales demeure, en tout cas actuellement, un mirage, moins par manque de moyens que par la façon avec laquelle les Mozambicains perçoivent l’éducation formelle. C’est à l’école que l’on doit apprendre cette langue qui peut favoriser l’ascension sociale des individus et les aider à comprendre cette machine, en grande partie hostile, qu’est l’État. Il n’est pas nécessaire d’enseigner la langue native à l’école puisque les membres de la famille et de la paillote s’en chargent.
17Lusophonie signifie donc ici ascension socio-économique. L’État manque néanmoins de moyens et là où la lusophonie pourrait se traduire en un effort véritable de coopération entre le Mozambique, le Portugal et le Brésil, nous assistons à un fiasco. La politique du livre est inexistante, les enseignants font défaut, le matériel scolaire et les bourses d’étude sont insuffisants.
VI
18Et si les Mozambicains attendent une aide qui ne vient pas, beaucoup de Portugais attendent de la langue qu’elle soit un instrument pour montrer de l’attachement. Nombreux sont les Portugais qui, une fois au Mozambique, se sentent frustrés devant le manque d’amour des Mozambicains pour les Portugais et le Portugal. Les souvenirs de la période coloniale sont des blessures et les références au travail forcé, à la guerre coloniale ou aux mauvais traitements infligés à la population africaine jusqu’à l’indépendance provoquent habituellement un profond malaise.
19Au Mozambique, les nombreuses histoires qui traitent du racisme sont significatives. Une bonne partie des Portugais que j’ai connus là-bas affirment péremptoirement avoir souffert de formes de racisme de la part de vrais Africains ou, c’est selon, de Noirs. En même temps, ils nient aux Blancs mozambicains leur identité mozambicaine ; « les Blancs mozambicains sont Portugais », m’a-t-on affirmé une quantité de fois ; « les Indiens eux oui, sont racistes, ils ne se marient qu’entre eux » fait partie de propos échangés entre les Portugais installés sur place. Ces affirmations ne sont pas interprétées comme une façon d’essentialiser des phénotypes qui s’expriment à partir d’un langage racial. La manière avec laquelle ils parlent de la stupidité de leurs employés noirs à comprendre leurs ordres est impressionnante. Ils ne peuvent pas imaginer (et pas plus que l’élite blanche mozambicaine, au contraire des Indiens, beaucoup plus réceptifs sur ce plan-là) que leur compréhension de la langue portugaise, voire même de l’univers urbain, est limitée. La connaissance de la langue portugaise est postulée et le manque de familiarité avec cette langue représente une forme de reproduction d’une inégalité abyssale qui existe entre les différentes régions sociales de ce pays. Et ainsi, la langue portugaise hausse le ton dans la relation entre Blancs et Noirs au Mozambique : l’usage continu de cris afin de se faire comprendre renvoie évidemment à la période coloniale. Avec cette différence que désormais l’augmentation des décibels n’est pas l’exclusivité des Blancs mais également celle de l’élite noire qui s’est appropriée le portugais et l’appareil d’État et qui, elle aussi, crie sur ses domestiques. Le portugais ne crée donc pas, dans ces situations, des identités, mais des « désidentités » qui peuvent même en arriver à affirmer l’existence de corps indésirables. C’est la contrepartie de l’assimilation, le désir violent exprimé sous la forme de l’exclusion et, parfois l’élimination.
20C’est en tentant de confronter la relation entre patrons et employés sur la côte de l’océan Indien que je me suis trouvé face à la réalité la plus perverse de mon propre pays Atlantique. Le travail, comme le rappelle Paul Gilroy est de ce côté de l’Atlantique, servitude, misère et subordination. La reproduction de cette perception du travail passe par les cris qui caractérisent la relation entre des employeurs et des employés, dans un univers sensible qui relie les descendants d’esclaves du continent américain avec ceux qui, il n’y a pas logtemps, étaient soumis à la situation coloniale.
21Le postcolonial dans des contextes africains en général, et au Mozambique en particulier, n’a pas signifié surpassement, mais reconstruction peut-être dans d’autres termes, de la violence de l’ordre colonial. Dans ces situations transnationales, la douce langue portugaise perd tout son miel et est inséparable des contextes injustes qui s’expriment à travers elle.
Notes de bas de page
1 O Atlântico negro, Editora 34 \ UCAM, Rio de Janeiro, 2001, p. 98-100.
2 Ce n’est pas l’objectif de ce texte de reprendre la critique du lusotropicalisme de manière systématique – bien que tout débat autour du caractère de la lusophonie exige une prise de position par rapport aux relations qu’elle entretient avec le lusotropicalisme qui compte encore au Portugal de nombreux adeptes. Parmi eux, nous détachons ceux qui se réunissent autour d’Adriano Moreira et leurs disciples (voir, entre autres publications : Adriano Moreira et José Carlos Venâncio. Luso-tropicalismo : uma teoria social em questão. Vega, Lisbonne, 2000). Les critiques du luso-tropicalisme ont été puissantes. Sur son incorporation et sa critique voir le travail de Cláudia Castelo. « O modo português de estar no mundo ». Luso-tropicalismo e ideologia colonial portuguesa (1933-1961). Afrontamento, Oporto, 1998. La liste des travaux critiques est immense, mais nous ne pouvons pas ne pas les citer : Gerald Bender. Angola sob o domínio português. Sá de la Costa, Lisbonne, 1980 ; Valentim Alexandre. Origens do colonialismo português moderno. Sá da Costa, Lisbonne, 1979 ; Velho Brasil, novas Áfricas. Afrontamento, Oporto, 2000 ; Luiz Felipe de Alencastro : « A continuidade histórica do luso-tropicalismo » in Novos Estudos Cebrap Cebrap, n° 32, mars 1992, São Paulo ; « O impacto cultural da colonização : a mestiçagem no Brasil » in Brasil às vésperas do mundo moderno. Comemorações Descobertas Portuguesas, Lisbonne, 1991 ; « Geopolítica da mestiçagem » in Novos Estudos Cebrap, n° 11, São Paulo, janvier de 1985. Je laisse de côté mes propres travaux Ecos do Atlântico Sul, Editora da UFRJ, Rio de Janeiro, 2002 ; « Tigres de Papel : Gilberto Freyre, Portugal e os países africanos de língua oficial portuguesa » in Cristiana Bastos, Miguel Vale d’Almeida, Beau Feldman-Bianco (org.) Trânsitos coloniais : diálogos críticos luso-brasileiros, Imprensa de Ciências Sociais, Lisbonne, 2002.
3 On attend encore un travail qui réalise une comparaison systématique entre les débats politiques et intellectuels qui entourent la lusophonie, la « hispanidad » et la francophonie. S’il y a des éléments évidents qui les rassemblent (la centralité de la langue au moment de la crise coloniale et son importance croissante au cours de la période postcoloniale, l’association entre langue et projection internationale politique et culturelle, la revendication d’anciennes métropoles autour d’une autorité « morale » sur un idiome qui extrapole deux frontières politiques, etc.), il faut souligner le fait que la lusophonie et ses origines lusotropicales s’enracinent dans une longue période autoritaire qui structure son récit autour d’une notion eschatologique d’« esprit » ; la « hispanidad » est connectée au fascisme franquiste et à la notion de « raza » ; la francophonie, par contre, entre le colonial et le postcolonial, souligne une connexion politique avec l’idée de « république » et avec la notion de droits de l’homme.
4 Depuis le début des années 1960, et au cours de toute la période autoritaire, nombreux sont les gouverneurs et intellectuels qui ont cherché à donner un rôle prééminent au Brésil auprès des anciennes colonies portugaises. L’idée que nous aurions un élément « identitaire », exprimé par l’usage de la langue commune, et des possibilités efficaces d’intervention économique, couvre cet ensemble de récits. Néanmoins, les relations entre le Brésil et les anciennes colonies, en ce qui concerne les échanges commerciaux, les politiques publiques ou les projets culturels n’ont jamais été très loin.
5 Les échanges entre le Brésil et le Portugal sont conséquents et souvent le Portugal a été vu et utilisé comme une espèce de tremplin pour les marchés européens, en même temps que le Brésil est toujours vu avec appétit par des entrepreneurs portugais. Voir aussi la récente mais néanmoins significative et visible communauté brésilienne au Portugal et les quatre décennies de présence brésilienne dans les moyens de communication de masse au Portugal.
6 Cette rhétorique est certainement associée à la mélancolie postcoloniale et même à la nostalgie de l’empire perdu. Elle est d’autant plus éloquente qu’est faible la capacité d’action de l’État portugais ou de divers groupes, secteurs et institutions sur les territoires autrefois membres de l’empire. Un bon exemple est la mobilisation extraordinaire et inhabituelle de la population portugaise au moment des événements qui ont agité le Timor Oriental entre août et septembre 1999. L’anthropologue portugais Miguel Vale de Almeida est auteur d’un essai brillant sur la réaction civile portugaise, aussi grandiose que l’incapacité de l’État à intervenir dans les destinations du Timor Oriental depuis son occupation par l’Indonésie en décembre 1975. Voir Miguel Vale de Almeida : « O epílogo do império » em Um mar da cor da terra, « Raça », cultura e política da identidade, 2000.
7 En effet, l’existence « d’un » empire portugais de plus de cinq siècles – entre l’expansion portugaise dans le nord de l’Afrique, les établissements en parties distinctes de l’Est, en particulier à l’Inde, en Chine et au Timor, la formation du Brésil, l’occupation d’enclaves (Guiné, Aide, Cabinda) et de territoires africains suffisants (Angola et Mozambique) et le contrôle d’archipels atlantiques (Cap-Vert et São Tomé e Príncipe) – ne résiste pas à une approche historiographique sérieuse. L’idée même de l’existence d’un « troisième empire », l’africain (voir Gervase Clerence Smith. O terceiro império português. Teorema, Lisbonne, 1985, supposent l’existence de deux premiers, « de l’Est » et « du Brésil », et quelque chance de continuité. L’extraordinaire historiographie portugaise, brésilienne et de distincts pays africains, avec une prééminence de l’Angola et du Mozambique, ainsi que l’historiographie de l’Inde révèlent l’existence de mouvements multiples et distincts, résultat dans une large mesure de conditions locales qui éloigneraient l’expérience impériale de cinq siècles de tout type de continuité territoriale et séculière, en restant une continuité symbolique construite par des élites cependant compromises avec la survie de la nation (devant les menaces constantes de l’Espagne), néanmoins promotionnelles du régime autoritaire salazariste. Pour un débat plus détaillé voir Omar Ribeiro Thomaz, op. cit., 2002.
8 Voir Gregório Firmino, A « questão lingüistica » na África pós-colonial : o caso do português e das línguas autóctones em Moçambique, Promédia, Maputo, 2002.
9 Les relations postcoloniales entre le Brésil et le Portugal sont marquées par la tentative récurrente d’affirmation d’une prétendue supériorité des Brésiliens sur les Portugais. La lusophobie des années qui ont suivi l’indépendance du Brésil (voir Gladys Sabin : « Redefinindo os conflitos antilusitanos na Corte do Rio de Janeiro do Primeiro Reinado et do começo da Regência : a liberdade e a construção de uma identidade nacional » in Cristiana Bastos, Miguel Vale d’Almeida, Beau Feldman-Bianco (org.), op. cit, 2002), ont réuni des récits qui, au cours du xxe siècle, consolident le Brésil comme un pays « moderne », contre un Portugal agraire et retardé. D’où il résulte non seulement la représentation d’un « éloignement » entre le Brésil et son ancienne métropole, mais aussi la non-reconnaissance de toute autorité morale ou historique du Portugal concernant la langue portugaise.
10 Kwame Anthony Appiah, Na casa de meu pai. A África na filosofia da cultura. Contra-ponto, Rio de Janeiro, 1997, p. 21. Tout en étant d’accord dans les grandes lignes avec Appiah, je ne peux m’interdire de tisser quelques commentaires. Premièrement, il dit respecter l’« absence » de manuels scolaires pour les langues autochtones. Je crois qu’il faut différencier les colonies et les protectorats : l’absence de l’utilisation de la langue vernaculaire dans des systèmes formels d’enseignement au cours de la période coloniale n’a pas été uniforme dans toute l’Afrique au sud du Saara. Nous devons cependant noter l’extraordinaire matériel produit à l’intérieur des missions, en particulier des missions protestantes (pour le cas du Mozambique, voir Teresa Cruz e Silva. Igrejas protestantes e consciência política no sul de Moçambique (1930-1974) : o caso da missão suíça. Promédia, Maputo, 2001), ou même l’utilisation délibérée d’une langue au détriment d’autres, comme le cas de la suaile dans l’est du Congo Belge, au Rwanda, Burundi et sur les territoires de l’ancienne Afrique Orientale Britannique (Kenya, Uganda et Tanganica). L’utilisation systématique de langues autochtones dans l’apprentissage formel des « Africains » a été récurrente sur des territoires marqués par le régime de ségrégation ethnique, comme l’Afrique du Sud et l’ancienne Rhodésie du Sud. Enfin, il faut se souvenir que l’incorporation de l’ancienne langue coloniale – dont le caractère « européen » devrait être actuellement contesté – par les élites politiques, économiques et intellectuelles correspond à une stratégie de distinction interne.
11 Voir Mahmood Mamdani, Citzen and Subject. Contemporary Africa and the Legacy of the Late Colonialism, Princeton University Press, 1996.
Auteur
Professeur d’anthropologie à l’Universidade Estadual de Campinas (Unicamp-Brésil), chercheur du Centro Brasileiro de Analise e Planejamento et, actuellement, avec l’appui de la Humboldt Foundation, chercheur au Max Planck Institute for Social Anthropology, Halle-Saale. Il a publié, entre autres : A Dinâmicada Cultura, de Eunice Ribeiro Durham (org.), São Paulo, Cosacnaify, 2004 ; Ecos do Atlântico Sul : Representações sobre o Terceiro Império Português, Rio de Janeiro, Editora da Universidade Federal do Rio de Janeiro, 2002, 360 p. ; Interpretação do Brasil, de Gilberto Freyre (org.), São Paulo, Cia das Letras, 2001.
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