Chapitre 3. La force des liens forts en réseau
p. 105-133
Texte intégral
1Le mode d’organisation en réseau de migrants permet de se maintenir en migration tout en contournant les politiques migratoires nationales. Les réseaux sont des modalités d’action collective évolutives dans le temps et dans l’espace que l’on observe nécessairement à un temps t, et tout réseau de migrants porte en lui-même son propre déclin ; telle est la dynamique du processus migratoire [Massey, Espinoza, 1997 ; Guilmoto et Sandron, 2003]. Il faut en conséquence les aborder dans une perspective diachronique pour saisir les permanences et les changements dans leurs configurations. L’analyse des réseaux permet de « rendre compte des comportements des individus par les réseaux dans lesquels ils s’insèrent, et de rendre compte de la structuration des réseaux à partir de l’examen des interactions entre les individus et de leurs motivations » [Mercklé, 2004 : 97]. Il est question dans ce chapitre d’analyser les fonctionnements et les mécanismes du réseau migratoire du ménage Mendez entre mai 2005 et mai 2006 afin de formaliser la structure sociale qui résulte des interactions entre les acteurs en nous inscrivant ainsi dans une approche néo-structuraliste [cf. Lazega, 2007]. Il ne s’agit pas de proposer une théorie générale des réseaux mais d’analyser un système migratoire particulier à un moment donné pour mettre à jour des dynamiques sociales à partir d’une analyse d’un réseau dit « complet », un réseau restreint qui se lie nécessairement à des réseaux élargis dans les économies souterraines. Pour analyser l’action collective en réseau il faut avant tout comprendre comment circule le capital social au sein d’un groupe : quels mécanismes et quelles logiques permettent le contournement des politiques migratoires et la réussite de la migration ?
La politique migratoire exclut les migrants de l’État-nation et les inclut dans les réseaux
Exclusion de l’État-nation
2J’ai montré dans le chapitre précédent quels étaient les dispositifs mis en œuvre pour lutter contre l’immigration clandestine. Le fondement idéologique de celle-ci est que l’immigré n’appartient pas à l’État-nation et que l’action de l’État doit consister à maintenir la frontière qui sépare l’immigré des autochtones. C’est tout le sens qu’exprime la catégorisation officielle des clandestins aux États-Unis, les illegal aliens (les étrangers illégaux) où l’altérité sociologique (immigré) est renforcée par l’altérité juridique (étranger) en maintenant ainsi les migrants à l’écart de la société dans une double exclusion, celle de l’État-nation d’une part et celle de l’État de droit de l’autre.
3Dans le monde actuel, les migrants peu qualifiés sont réduits dans les sociétés d’immigration à leur seule force de travail, jetable et mobile et pour que se maintiennent les hiérarchies, l’immigré doit rester un étranger juridique qui n’appartient pas à la nation [Réa, Tripier, 2003]. Par ses mesures de lutte contre l’immigration ou les programmes de travail temporaire, l’État reproduit la discrimination idéologique et légale en attribuant une position subalterne à un groupe défini a priori en faisant tout pour l’empêcher de se fondre dans la population et d’accéder à la mobilité. Les États d’immigration créent – de manière illégitime au regard des Droits de l’Homme mais légitime au regard du droit national souverain – la distinction entre celui qui peut être national et celui qui ne peut pas l’être, et établissent une relation de pouvoir et de domination sur l’immigré qui se voit enfermé dans une vulnérabilité structurelle [Bustamante, 2001]. Pourtant, l’exclusion de ces paysans-migrants du Guatemala de l’État-nation états-unien et leur traque ont pour effet d’accélérer le processus migratoire, de prolonger indéfiniment la durée des séjours et de faire des réseaux informels dans les économies souterraines l’unique cadre de vie et de mobilité des acteurs.
Le réseau est le cadre social et économique en situation de vulnérabilité
4Comme l’a montré Cecilia Menjivar [1995] dans son analyse comparative de réseaux d’immigrants vietnamiens, mexicains et salvadoriens à San Francisco (Californie), les deux principaux vecteurs de la réussite économique et sociale des migrants et de la permanence des liens familiaux sont l’État et les ressources propres au sein des réseaux. Pour elle, si les immigrants vietnamiens qu’elle a rencontrés aux États-Unis ont pu maintenir leurs liens de famille – c’est-à-dire que l’institution familiale a été préservée – c’est parce qu’ils étaient réfugiés politiques, et donc légaux, et qu’ils ont ainsi pu bénéficier de programmes d’aide au logement. Dans le cas des immigrés mexicains, la réussite de leur migration s’expliquerait non par le rôle de l’État (car en tant que clandestins ils n’ont bénéficié d’aucune aide gouvernementale), mais bien par la solidité de leurs réseaux migratoires anciens et à grandes ressources. En revanche, Cecilia Menjivar explique l’échec économique et social des immigrés salvadoriens, et la déstructuration des liens familiaux, par l’absence de politiques d’État pour encadrer cette migration et par l’absence de réseaux migratoires solides. Je partage tout à fait les conclusions de ces travaux lorsqu’ils insistent sur le rôle déterminant des emplois que trouvent les migrants dans la réussite ou l’échec de leur intégration : un emploi stable et bien rémunéré favorise la force et la permanence du réseau. Toutefois, au regard du cas spécifique des migrants de Peña Roja, il convient de minimiser l’importance de l’ancienneté du réseau qui implique que plus celui-ci est ancien, plus il aura de ressources – à Peña Roja, c’est la nature même du lien social entre les membres du réseau qui en fait sa force ou sa faiblesse et détermine les ressources.
5La réussite de la migration des enfants d’Aniceto a lieu parce que les acteurs ont pu réunir de très grandes sommes d’argent, disposer de contacts aux États-Unis et maintenir un lien entre le lieu d’origine et le lieu de destination. Ces liens sont ceux du ménage (issus de la famille nucléaire, de la famille élargie et des liens d’amitié), première ressource du migrant, qui est d’ordinaire faiblement détenteur des autres formes de capitaux (humain ou financier) qui pourraient lui faciliter ses déplacements. Le caractère collectif de la migration découle de l’appartenance des individus à des unités sociales emboîtées – à commencer par le ménage et le groupe familial élargi, le clan, la lignée [Guilmoto, Sandron, 2003].
6Quels sont les liens qui permettent la mobilité ? Quels sont les liens constants qui permettent aux migrants du ménage Mendez d’entrer, de demeurer et de sortir de la migration ? On s’intéresse aux différents liens qui ont permis la migration des enfants du ménage en considérant le capital social que peuvent produire les dispositifs migrants comme moyen de transgresser autant que de renforcer les frontières sociales des groupes de migrants [Sanders, in Hily, Mihaylova, 2004].
Formation du réseau : du lien de famille local au lien social transnational
Liens sociaux, capital social et migration
7Au cours de leur mobilité, les acteurs entretiennent un grand nombre de relations, dans le pays d’origine et dans celui d’immigration et si le chercheur veut formaliser toutes ces relations, il ne pourra qu’observer une multitude de connexions, d’enchâssements et de réseaux qui grandissent dans l’espace et dans le temps, impossibles à étudier dans leur ensemble. Pour comprendre les fonctionnements du réseau d’un ménage, il convient de le formaliser en fonction de la valeur des liens sociaux et des volumes de capital social des acteurs en relation dans les réseaux [Davis et al., 2002]. Rappelons que dans une optique anti-utilitariste le capital social puise son efficacité dans la réciprocité entre les acteurs qui cultivent leur relation pour elle-même et non pas pour en retirer les bénéfices qu’elle peut procurer [Caillé, 2005]. Aussi, il est aisé de comprendre que les plus grands volumes de capital social circulent dans les groupes où les acteurs sont liés entre eux par des liens hautement signifiants comme cela est souvent le cas au sein d’un ménage ou d’une parentèle. Dans la formalisation du réseau étudié, on s’intéressera aux liens de réciprocité sans y inclure les liens faibles issus de la sociabilité et des économies souterraines mais sans lesquelles la mobilité serait clairement impossible (réseaux de passeurs, employeurs de clandestins, collègues ou connaissances qui donnent des informations utiles, etc.). Pour comprendre le fonctionnement du réseau et la performance du capital social pour un collectif, il faut analyser les liens qui de facto se maintiennent tout au long de la course migratoire (les liens forts) et non pas ceux qui sont contextuels ou utilitaristes et qui ne se maintiendront généralement pas dans le temps (liens faibles). La logique est la suivante : le lien entretenu avec un frère membre du réseau est structurant dans le temps, alors que celui partagé avec un passeur est un lien marchand qui fournit un service. Pour entrer en mobilité et s’y maintenir, les acteurs doivent transformer et institutionnaliser leurs relations en des relations durables de réciprocité par un travail de socialisation au sein du réseau :
« Le réseau de liaisons est le produit de stratégies d’investissement social consciemment ou inconsciemment orientées vers l’institution ou la reproduction de relations sociales directement utilisables, à court ou à long terme, c’est-à-dire vers la transformation de relations contingentes comme les relations de voisinage, de travail ou même de parenté, en relations à la fois nécessaires et électives, impliquant des obligations durables subjectivement ressenties (sentiments de reconnaissance, de respect, d’amitié, etc.) ou institutionnellement garanties (droits) ; cela grâce à l’alchimie de l’échange (de paroles, de dons, de femmes, etc.) comme communication supposant et produisant la connaissance et la reconnaissance mutuelles » [Bourdieu, 1980 : 2].
8Prise dans une optique anti-utilitariste, cette définition de Pierre Bourdieu est d’autant plus opératoire dans ces sociétés rurales à forte interconnaissance où les relations de parenté et de voisinage sont omniprésentes et où les liens d’alliance, de réciprocité et d’animosité entre les habitants ont des conséquences directes dans la formation des groupes. Aujourd’hui à Peña Roja tous les ménages ont des liens de voisinage, d’amitié ou de parenté avec des ménages de migrants aux États-Unis ; or, parmi ces nombreux « possibles », seuls quelques liens sont mobilisés et entretenus pendant la course migratoire : ce sont systématiquement les liens forts préexistant à la migration. Pourquoi certains liens possibles n’ont-ils pas été mobilisés ? Une réponse précipitée et simpliste pourrait avancer que le réseau étant actuellement efficace, les migrants n’ont pas eu besoin de recourir à d’autres liens. Mais si l’on veut analyser les logiques qui sous-tendent la formation, la reproduction, le maintien et l’efficacité des réseaux migratoires, il faut comprendre pourquoi certains liens ont été mobilisés, et d’autres pas.
Des liens mobilisés dans la course migratoire : « les alliés »
9Les acteurs savent qu’ils peuvent compter sur certains liens de soutien de manière absolue, ces liens sont entretenus et mobilisés, avant, pendant, et après la course migratoire. Les prêts d’argent sont une des ressources majeures des réseaux de migrants, et si ces transferts ne sont en aucune manière des dons, il n’y a pas – dans le type de réseau observé – de prêts à intérêt ni de délai formellement fixé pour rendre l’argent qui a permis la mobilité. Dans la figure 2, le lien entre père et fils est crucial car c’est celui qui a permis au premier migrant [F] de partir aux États-Unis dans le cadre du programme de visas dans la plantation de pin. Le père [B] avait mis en gage ses terres auprès du contratista* pour payer les 1 200 dollars nécessaires à la migration de son fils, qui a ensuite pu lui rendre cet argent en travaillant quelques mois aux États-Unis. Le lien de filiation est entretenu par les trois enfants, à la fois par l’envoi régulier de la remesa que le père dépose lui-même sur un compte en banque au nom de chacun de ses fils, et par les appels téléphoniques constants émis dans les deux sens. La confiance est le fondement de ce lien, et la centralité du père assure la permanence de la relation avec la communauté de Peña Roja.
10Les liens de germanité sont également cruciaux, et même s’il est fréquent que des disputes et des divergences interfèrent dans la relation des trois frères du ménage, l’unité de celui-ci et la force structurelle du lien de germanité font que jusqu’à présent tous trois ont mis leurs ressources à disposition des autres membres du réseau. La circulation de milliers de dollars, la confiance en l’autre, les rapports de réciprocité et les efforts de vie commune aux États-Unis sont autant de signes de la teneur des liens entre ces acteurs.
11Le second lien essentiel est celui partagé entre les migrants et le ménage de leur oncle paternel [O] et sa femme [P] qui a accepté d’avancer l’argent nécessaire pour payer les 2 000 dollars du voyage de [E] à travers le Mexique et le désert de l’Arizona. Il est important d’insister sur le rôle de [P] qui est devenue depuis le départ de son mari la chef du ménage : c’est elle qui gère la production de café, les dépenses, l’épargne et c’est elle qui a consenti à prêter une partie de cet argent à son neveu. De même, c’est [O] qui est allé directement chercher Walter pour rester illégalement sur le sol nord-américain après la saison des plantations, qui l’a recommandé dans son usine, et qui l’a entièrement encadré à son arrivée.
12De la même manière, les liens issus du mariage de la fille aînée d’Aniceto sont essentiels (les liens issus de [J]), car Wilfrido [K] (le frère du beau-frère) a fait venir Medardo [E] auprès de Mike, et Medardo a pu ensuite faire venir les siens et perpétuer ainsi la chaîne migratoire [cf. chapitre I, figure 1]. Ce lien n’a pas encore donné lieu à des prêts d’argent et il s’est toujours maintenu en termes de soutien, d’appels téléphoniques, de recommandations et de conseils pour la vie quotidienne et le travail. Lorsque le beau-frère des migrants est retourné au Guatemala, Wilfrido et les enfants d’Aniceto sont restés vivre ensemble, renforçant à la fois les ressources communes et le contrôle réciproque entre les acteurs comme nous allons le voir plus bas. Ici les logiques de prohibition de l’inceste développées par Claude Lévi-Strauss prennent tout leur sens : le mariage de la sœur aînée avec un membre d’un village voisin (La Cipresada) a tout naturellement élargi le réseau vers un autre village de la vallée1.. Dans un contexte de globalisation, ces relations issues des alliances matrimoniales sont particulièrement prégnantes et efficaces à l’échelle transnationale.
13Le lien entretenu avec le voisin du ménage Fernando [R] (la maison la plus proche de celle d’Aniceto et Rosaluz) est tout aussi performant. Fernando et les enfants d’Aniceto se disent cousins, non pas pour signifier une parenté qui déterminerait leur relation, mais bien pour signifier et cristalliser de manière symbolique des liens d’amitié doublés de liens de voisinage entretenus depuis l’enfance. La mise en commun des ressources pour des investissements majeurs et pour la vie en commun dans un mobile home en Floride ou encore le contrôle mutuel entre membres d’un même réseau sont des formes multiples de soutien et de lien entre ces acteurs alliés.
14Les liens partagés avec les enfants d’Aniceto sont aussi mobilisables. Leur oncle paternel Juan [M] a emprunté à Walter [F] les 5 000 dollars pour émigrer une deuxième fois aux États-Unis, il savait qu’il pouvait compter sur ses neveux pour lui prêter l’argent (il n’a pas compté sur son propre frère [O] car celui-ci allait retourner à Peña Roja dans les mois à venir). Cependant, au cours de la traversée du Mexique, Juan a été pris et déporté à trois reprises par les agents de migration alors qu’il voyageait avec son neveu Alvaro [G] et un voisin de Peña Roja Amedeo. Ayant échoué à traverser le Mexique après trois reprises, son contrat avec le passeur s’est conclu et deux ans plus tard, il n’avait toujours pas remboursé sa dette à Walter, ce qu’il ne parviendra pas à faire sans émigrer dans un pays du Nord. Que se passera-t-il si l’oncle de Walter ne lui rendait pas l’argent ? Nous ne le savons pas encore. Dans la même logique de soutien de leurs proches Alvaro compte d’ors et déjà aider Anis, un jeune ami de Peña Roja qui viendra le rejoindre dès qu’il aura dix-huit ans : Alvaro lui prêtera l’argent nécessaire pour payer le coyote et le recommandera dans son travail s’il le peut.
15Le réseau migratoire génère des ressources en commun et assure un certain contrôle mutuel entre migrants en se rappelant réciproquement et régulièrement, par leur simple présence, ce qu’ils sont venus chercher aux États-Unis, et en évitant ainsi des comportements opportunistes, déviants ou trop dépensiers [Guilmoto, Sandron, 2003 ; Durand, 1986]. Lors de mon enquête de terrain dans le trailer park* de Tampa, j’ai remarqué que ceux qui n’allaient pas au travail pour rester se saouler ou dormir, ceux qui s’offraient régulièrement le week-end les services de prostituées, pariaient d’importantes sommes d’argent, étaient toujours les migrants seuls qui ne vivaient pas avec un autre membre de leur communauté, et qui ne disposaient pas de liens forts de réciprocité dans l’espace du trailer park.
Pourquoi certains liens possibles ne sont-ils pas mobilisés ?
16La figure 3 nous apprend que les enfants du ménage étudié ont plusieurs oncles et cousins aux États-Unis dans leur parentèle maternelle [issus de C]. Pour autant, le lien partagé avec les oncles maternels qui peut être extrêmement fort dans certaines sociétés est ici inexistant pour deux raisons majeures. La première tient à la structure fortement patriarcale et patrilinéaire de ces sociétés rurales ladinas* qui veut que les acteurs tendent à entretenir dans une moindre mesure les liens avec leurs apparentés maternels, alors que ceux avec leurs apparentés paternels sont constamment mobilisés, entretenus et actualisés. À Peña Roja, les ménages qui partagent des liens de parenté patrilinéaires ont tendance à être plus proches au quotidien et plus disposés à s’entraider et à mettre en commun leurs ressources. À cette logique s’en est superposée une seconde : dans cette société rurale extrêmement machiste, la crise ménagère entre Aniceto et sa première femme Irma [C] s’est soldée par la répudiation de la mère et a coupé les liens du ménage avec toute la parentèle Villa.
17Il y a également des ruptures et des « liens coupés » dans la parentèle paternelle. J’ai pu remarquer en effet que dans la fratrie d’Aniceto, aucun lien migratoire ne s’est formé jusqu’à présent avec le ménage de Hedibal [Q] et de Belinda [U], qui n’habitent pourtant qu’à quelques mètres seulement du ménage d’Aniceto à travers les champs de café, alors qu’un lien migratoire s’est développé avec les ménages de ses deux autres frères, [M et O] qui habitent tous deux dans le village mais nettement plus loin. Comment expliquer cela ? Ce sont les divergences religieuses profondes et violentes entre le ménage de Hedibal et ceux de ses frères qui empêchent la formation d’un tel lien. En effet, le ménage de Hedibal est l’un des quatre ménages évangéliques du village alors que les autres sont plus proches de l’Église catholique. Ces tensions ont envenimé les relations et les enfants reproduisent ces comportements. Les cousins issus des deux ménages vivent à quelques kilomètres les uns des autres en Floride, mais ils ne se voient pas, ne se téléphonent pas, et lorsqu’un problème surgit – le manque soudain de travail par exemple – les enfants d’Aniceto mobilisent les liens de leur beau-frère [K], de leur oncle [M] ou de leur frère [F] qui sont pourtant beaucoup plus éloignés dans l’espace, donc beaucoup plus difficiles à rejoindre tant la mobilité est coûteuse et risquée pour les clandestins.
18Enfin, un troisième exemple qui permet de comprendre la logique qui sous-tend la formation, la permanence et la segmentation des réseaux sont les liens potentiels qui ne sont pas mobilisés avec le frère de Rosaluz aux États-Unis [L], qui habite Los Angeles depuis plus de douze ans et qui envoie régulièrement de l’argent à sa mère dans le village voisin. Dans une optique utilitariste et rationnelle, il serait plausible de penser que ce lien pourrait servir dans la course migratoire, mais ce n’est pourtant pas le cas, principalement parce que la famille de Rosaluz n’approuve pas que celle-ci vive avec Aniceto, et d’autre part sans doute parce que comme cela a été évoqué plus haut, la coutume patriarcale de cette région limite les contacts issus de la parentèle de la compagne du chef du ménage. Ce lien qui semblait possible n’entre pas en ligne de compte dans la course migratoire des trois enfants du ménage car il ne se fonde pas sur des liens de réciprocité définis avant la migration par les acteurs.
Sociabilité et ouverture vers d’autres groupes
19Le réseau dont il est question ici est une « sphère clôturée d’interaction » [Poutignat, Streiff-Fénart, 2000] centré sur des liens forts définis depuis le lieu d’origine qui forment la structure élémentaire de la migration depuis Peña Roja, mais dont les frontières peuvent être en perpétuelle évolution en fonction de la sociabilité quotidienne des acteurs migrants et non-migrants.
20À Peña Roja et aux États-Unis les rapports entre tous ceux qui ne sont pas liés par des liens de parenté, de voisinage ou d’amitié sont, somme toute, contextuels et non structurels. Bien entendu, les liens d’interconnaissance entre d’autres acteurs sociaux sont nécessaires et cruciaux, et dans le cas d’Alvaro et de Medardo ce sont ces liens que l’on pourrait qualifier de faibles qui leur ont permis par exemple de trouver un passeur fiable et efficace. À Tampa, les liens avec les travailleurs qui ne sont pas membres du réseau restreint des migrants sont des liens de vie quotidienne, ils peuvent être de faible amitié ou de simple coexistence et ils fournissent toujours des informations utiles et vitales (nouveaux emplois, laveries, épiceries, etc.). Pour autant, ces liens contextuels, dans le cas de la migration clandestine que j’ai observée, n’encadrent pas les acteurs dans un système de normes et de valeurs partagées et subsistent rarement sitôt que les acteurs ne vivent plus ou ne travaillent plus ensemble. Les fins de semaines à Tampa sont faites de jeux de cartes et de football, de soûleries et de convivialités, mais les migrants ont tendance à privilégier les liens forts définis par leur ménage. Sinon, pourquoi Alvaro n’est-il pas parti avec son ami de Tampa, Guicho (avec qui il s’entendait bien et qui l’avait invité à le suivre dans le Colorado) ? Pourquoi a-t-il préféré rester à Tampa avec son frère avec qui les tensions sont fréquentes ? De même, pourquoi Walter aurait-il essayé de rejoindre ses frères à Tampa vers un débouché incertain alors qu’il avait un travail plus stable, aussi bien payé, et où il vivait moins dans la peur de se faire déporter dans sa bourgade tranquille du Tennessee ?
21La logique de ces acteurs n’est ni une maximisation du profit, ni une minimisation du risque, mais une logique éminemment sociale qui repose sur l’agencement en réseau des liens qui fournissent les ressources pour réussir la migration dans l’illégalité. Les deux figures précédentes formalisent des réseaux pour rendre visibles les flux et la convertibilité du capital social. L’analyse menée ici propose de révéler le réseau premier de la pratique migratoire qui fournit les ressources principales pour permettre la mobilité dans des conditions difficiles. C’est le réseau complet d’un ménage à un moment donné que l’on met à jour, et qui est néanmoins appelé à évoluer dans le temps et dans l’espace en fonction des nouvelles relations des acteurs et de la transformation de la nature du lien social entre eux. Ainsi, les enfants d’Aniceto et leurs oncles paternels qui forment aujourd’hui un réseau migratoire, verront leur organisation en réseau évoluer au fil des années et des expériences, intégrant de nouveaux acteurs, de nouveaux ménages, de nouvelles logiques. À l’heure actuelle le réseau migratoire du ménage Mendez est formé par des liens de la vallée de Peña Roja, et l’on peut d’ores et déjà suggérer les liens futurs vers lesquels il pourra s’ouvrir avec les années, et ceux dont il se coupera.
22Dans le discours même des migrants aux États-Unis, il commence à se former de nouveaux ensembles, de nouvelles sphères de sociabilité et d’interaction : celles des nationaux du Guatemala et des communautés latinas. L’apparition du référent identitaire national dans la migration – quasiment absent dans le lieu d’origine – s’explique par trois facteurs interdépendants : l’interaction avec d’autres groupes qui s’affirment par l’identité nationale aux États-Unis, l’exclusion de l’État-nation nord-américain, et la force de stigmatisation qu’exerce la société réceptrice. La situation d’internationalité et les interactions avec les autres groupes qui proclament fièrement leur pays d’origine (Mexicains, Nord-américains, Salvadoriens, Colombiens, Portoricains, etc.), pousse les acteurs de Peña Roja à s’identifier et à afficher un référent identitaire à la même échelle et avec la même fierté. Alors qu’au Guatemala ces paysans ont tendance à se définir par leur localité d’origine ou encore leur région, dans le trailer park de Tampa les dimanches, quand s’organisent les équipes lors de matchs de football, les joueurs forment un « nous » guatémaltèque pour s’affronter à un « nous » mexicain (reconstruit aussi pour l’occasion), et s’affirment avec fierté en portant les artefacts aux couleurs de leurs pays qu’ils achètent aux marchés aux puces les fins de semaine (maillots de football, bracelets, autocollants, casquettes, etc.). Ce référent réédifié en une communauté imaginée [Anderson, 1996] élargit pour un moment les groupes segmentés par les réseaux migratoires sans former un nouveau réseau migratoire à proprement parler mais en facilitant néanmoins les ouvertures en sociabilités vers d’autres groupes.
23Un deuxième référent identitaire essentiel pour ces migrants du Guatemala aux États-Unis est le groupe latino, rendu visible grâce aux chaînes hispaniques qui s’adressent à tous les Latino- Américains présents légalement ou illégalement aux États-Unis (Mexicains2, Cubains, Salvadoriens, Portoricains, Colombiens, etc. ; immigrants récents et descendants d’immigrants, etc.). L’hétérogénéité et la visibilité de la communauté latina sur tout le territoire nord-américain crée un niveau d’identification commun formé par des expériences internationales et transnationales qui réunissent les acteurs autour d’une langue commune – l’espagnol – et des éléments culturels composites3. L’efficacité sociale et politique de ce groupe latino se mesure à sa capacité à mobiliser les acteurs dans des revendications communes, comme ce fut le cas au printemps 2006 et en mai 2007 lors des manifestations contre les projets de réforme migratoire menés par le Président George W. Bush [Chacón, 2006 ; Rocha Romero, 2006]. Bien que les migrants de Peña Roja n’aient pas participé à ces mouvements – par peur de perdre leur travail – ils s’y sentaient représentés, et participaient ainsi à ce nouveau « nous » qu’est l’identité latina en constante formation et qui fait défiler dans la rue des acteurs brandissant ensemble le drapeau des États-Unis et les drapeaux de leurs pays d’Amérique latine. Si dans leur quotidien aux États-Unis les enfants d’Aniceto peuvent établir plus facilement des liens avec d’autres Guatémaltèques ou d’autres latinos, il leur est plus difficile de nouer des liens avec les Anglo-saxons, les Asiatiques ou les noirs américains, dont ils ne parlent pas la langue et avec qui ils ne partagent aucune activité. Le manque de contact avec les autres groupes est assurément lié aux dynamiques des communautés mais il est certain que la vie dans la clandestinité dans laquelle sont confinés les migrants les retient de facto de rencontrer d’autres groupes.
24L’identité est un processus qui forme les groupes en posant la ligne de différenciation d’avec autrui [Barth, 1999], et pour l’heure ce sont les liens locaux de la vallée d’origine (et non les liens de Guatémaltèques ou de latinos) qui soudent le groupe et forment un réseau migratoire. Le réseau migratoire des Mendez assure la réussite de la migration, et ce qui rend cela possible est la nature même du lien social entre les membres du réseau.
Renforcement du segment du réseau : réciprocité, capital social et contrat migratoire
Le contrat migratoire soude le lien social
25Pour que les ressources nécessaires à la migration circulent entre les acteurs unis dans un réseau, il faut que les acteurs respectent un contrat tacite qui fonde les obligations réciproques auxquelles chacun est tenu pendant la durée de la migration :
« Le migrant s’appuie et dépend constamment d’un vaste réseau de relations familiales et communautaires. […] Tout ce soutien dont il bénéficie n’est pas complètement gratuit, malgré les apparences : c’est une aide à laquelle il faut correspondre, c’est un engagement qui suppose réciprocité. […] Parce que tout ce complexe, silencieux et efficace système de soutien fonctionne dans la stricte mesure où le migrant commence à accomplir ses obligations dès qu’il a trouvé du travail. S’il est célibataire, il doit envoyer de l’argent à sa famille ; s’il est marié, il doit envoyer le nécessaire pour l’entretien de ses enfants et de sa femme ; s’il avait des objectifs précis, il doit commencer à les matérialiser tout comme l’on comprend qu’il soit obligé de participer économiquement avec tous ceux avec qui il partage habitation et nourriture aux États-Unis. De même, un bon migrant doit se montrer disposé à accepter les pressions additionnelles de sa famille : prêts, aides pour les études ou le paiement de médicaments ou d’opérations. […] Mais s’il ne répond pas aux engagements ou à ce que sa famille attendait de lui, et qu’il devient un ‘desobligado” [un désavoué] s’activeront une série d’actions sur tous les points du réseau. […] Les migrants qui connaissent très bien ces règles du jeu préfèrent les accepter avec ses obligations et ses bénéfices. Refuser de les respecter signifie s’autonomiser du réseau et rendre plus difficile sa propre survie à l’étranger et ses possibilités de retour » [Durand, 1986 : 63].
26Les enfants d’Aniceto ont à ce jour respecté scrupuleusement l’engagement réciproque qui les lie au ménage de leurs parents : ils envoient de l’argent pour les aider dans la vie quotidienne, pour la scolarité de leur jeune sœur, mais surtout pour l’objectif premier de leur départ qui est la constitution d’un capital économique. Les enfants tiennent leur promesse migratoire en envoyant régulièrement l’argent qui leur permettra à leur retour au village de se marier et de fonder un ménage productif et espèrent-ils, prospère. De même, chacun participe à la réciprocité qui est au fondement du contrat migratoire en aidant matériellement les candidats à la migration, soit d’autres membres du réseau, soit des proches parents ou amis qui, par le geste même de l’acceptation du soutien pour migrer, s’y incorporeront. La performance de la pratique migratoire repose ici sur la réciprocité qui lie les acteurs dans une relation qui se fonde sur le paradigme du don/contre-don. Le contrat migratoire assure le maintien du lien entre les membres du réseau et contrôle certaines conduites déviantes (paris d’argent, visites à des prostituées, saouleries, etc.) en les maintenant dans une limite de tolérance ou du raisonnable qui ne porte pas atteinte à la capitalisation de la migration. La contrainte exercée par ces réseaux sur les individus est d’autant plus forte, imposant des pratiques et des normes, qu’en vivant ensemble entre migrants membres d’un même réseau les acteurs se contrôlent les uns les autres. Or, si cette contrainte est forte, c’est précisément parce que le lien entre les membres de ces réseaux restreints doit être fort et fondé sur une précieuse réciprocité.
27Les réseaux sociaux sont incontournables tout au long de la course migratoire : c’est par eux que les acteurs entrent dans la mobilité, ils conditionnent la prise de décision de migrer, ils assurent la continuité du mouvement, et au fil du temps, par leur dynamique et l’accumulation du capital social, ils deviennent le moteur véritable de la migration [Massey, Durand, Malone, 2003 ; Guilmoto, Sandron, 2003]. On a montré plus haut que la migration dans le ménage Mendez repose sur un réseau restreint de liens fort de parenté et d’amitié définis depuis le lieu d’origine, qui leur permettent de se connecter aux économies souterraines pour bouger, vivre et travailler dans l’illégalité. En cela, le fonctionnement en réseau dont il est question ici diverge radicalement des travaux de Mark Granovetter [1973] qui consacrent « la force des liens faibles » en partant de l’idée que les individus avec qui on est faiblement liés ont plus de chances d’évoluer dans des cercles différents et ont donc accès à davantage de ressources différentes disponibles. Cette conception se fonde sur un individualisme méthodologique qui considère non pas la qualité des relations, mais la quantité des relations et l’étendue du réseau à partir de l’étude du cas précis du milieu des entrepreneurs aux États-Unis. Or, il apparaît au regard de la migration de Peña Roja, que les liens faibles sont certes nécessaires dans la migration clandestine, mais ce que révèle l’analyse est que le réseau premier formé par les liens sur lesquels reposent les acteurs tout au long de la course migratoire (avant, pendant et après), « le noyau » pour ainsi dire, sont des liens forts définis comme tels avant la migration. Prolongeant les travaux de Mark Granovetter vingt ans plus tard, Ronald Burt [1995] a modélisé la théorie des « trous structuraux » qui postule que pour maximiser leur capital social, les acteurs ne doivent pas seulement disposer d’un grand nombre de contacts, mais aussi et surtout de contacts non-redondants (la non-redondance des contacts signifiant qu’ils ne se connaissent pas entre eux et qu’ils n’occupent pas une place « structurellement équivalente »). Ainsi, « l’efficacité relationnelle » du réseau d’un acteur serait le rapport entre le nombre de ses relations non redondantes et le nombre total de ses relations, et les stratégies des acteurs devraient consister à maximiser la taille de son réseau en multipliant les relations, et à minimiser les connexions entre ces relations pour acquérir le plus de bénéfices. L’observation des réseaux migratoires de Peña Roja nous conduit vers des conclusions opposées car le réseau limité du ménage Mendez est réellement efficace alors qu’il est constitué uniquement de liens redondants entre un quinzaine d’acteurs qui partagent des liens forts de parenté ou d’amitié.
28Un réseau très large formé d’acteurs qui ne se connaîtraient quasiment pas entre eux et ne seraient liés que par des liens faibles pourrait-il procurer aux migrants les ressources économiques et sociales nécessaires à la mobilité ? On peut en douter chez ces populations rurales du Guatemala. À Peña Roja, la redondance et la taille restreinte du réseau segmenté sur des liens forts est extrêmement fonctionnelle car étant fondée sur des liens étroits de réciprocité et de confiance entre les acteurs, elle leur donne accès aux moyens économiques et sociaux pour accomplir la migration dans le temps et dans l’espace en contournant les mesures des politiques migratoires. Convergeant sur les propos d’Alain Tarrius [2001]4, l’efficacité des liens forts redondants se concrétise par exemple lorsque les migrants décident de se réunir pour vivre entre clandestins dans un même lieu et travailler au même endroit : pourquoi tenter de vivre réunis alors que l’on risque d’être tous déportés en cas de rafle, plutôt que de se répartir sur le territoire ? Pourquoi les enfants d’Aniceto et leurs proches alliés sont-ils dans une stratégie de concentration et non de dispersion, qui pourrait sembler plus rationnelle face aux risques de déportation ? Le fait de vivre ensemble entre frères, beaux-frères et voisins permet aux migrants du trailer park de Tampa de diminuer les coûts de la vie quotidienne, d’être mobiles dans un territoire où ils sont illégaux, de se contrôler mutuellement au quotidien pour ne pas tomber dans la déviance et de « faire unité » là où les autres migrants sans groupe semblent « faire désagrégation ». La logique des acteurs migrants et non-migrants est de rester entre soi, de reposer sur les liens de réciprocité institués, et d’accomplir d’une certaine manière la devise inscrite sur un mur de la coopérative du village : « la unión hace la fuerza », « l’union fait la force ». En somme, le réseau constitué de liens forts assure aux acteurs les ressources pour réussir la mobilité dans une situation d’illégalité et de vulnérabilité en permettant de mettre en commun leurs ressources nécessaires à la mobilité.
Un réseau restreint pour faire face aux politiques de lutte contre l’immigration ?
29On a vu que le réseau étudié est segmenté sur les liens forts de parenté et d’amitié. La segmentation est-elle donc une manière de faire face aux politiques migratoires qui font obstacles à la mobilité ? Un réseau restreint est-il plus fonctionnel qu’un réseau élargi ? La politique migratoire, nous l’avons vu, oblige les acteurs à réactualiser les liens forts préexistants à la migration pour assumer les coûts de la mobilité internationale clandestine. Naturellement, tout acteur, même en situation légale, a besoin de liens forts, mais sans doute de manière moins exclusive que les acteurs en situation illégale qui ne peuvent compter que sur ceux-ci. Logiquement, plus une politique migratoire sera contraignante pour les acteurs, plus les coûts de la mobilité seront élevés, plus le réseau migratoire aura tendance à se segmenter sur les liens forts afin de fournir les ressources nécessaires à la migration. La segmentation du réseau (potentiellement infini) se fait alors sur les liens qui unissent les acteurs avec le plus de sens et partageant un certain sens identitaire. Dans le cas de ces populations rurales, ces liens significatifs sont ceux du ménage, fondés au sein de l’institution familiale, et les liens d’amitié qui s’actualisent et s’entretiennent dans un espace local et transnational.
30Cette segmentation qui restreint la taille de réseaux n’est pas sans rappeler celle que l’on observe dans un autre type de réseau qui se construit dans l’illégalité : le narcotrafic. Le directeur de l’Institut pour le Développement et pour la Paix (Colombie), Camilo González Posso, nous apprend que « les politiques des États-Unis et de la Colombie pour lutter contre la production de drogue ont rendu leurs réseaux plus petits, plus mobiles, et tout aussi forts que le cartel de Pablo Escobar » [Seguridad y Democracia, 2007]. Il se passe avec les réseaux de la drogue la même chose qu’avec les réseaux de la migration (réseaux des économies souterraines et réseaux de migrants) : pour survivre face à l’État et pour le contourner il faut être mobile et petit. Ce parallèle esquissé est intéressant et mériterait un travail plus approfondi pour tirer des conclusions plus générales sur la formation des réseaux sociaux dans l’illégalité légiférée par l’État mais cela ne rentre pas directement dans le cadre de ce volume.
31Le réseau restreint des migrants du ménage du Guatemala rural permet la réussite de la migration clandestine vers les États-Unis car il est constitué de liens forts. Si ces liens permettent de telles ressources, c’est parce que les acteurs sont soudés au sein du réseau par un sens partagé, une identification mutuelle qui génère des référents communs.
Le lien migratoire transnational : sens partagé et communauté à l’ère globale
Un réseau de sens partagé
32Les acteurs qui forment la structure en réseau que l’on vient de décrire participent à un sens-partagé qui définit leur être, leur identité et leur projet migratoire. Comme le dit Jimmy Sanders en observant la circulation du capital social au sein du réseau, on peut voir le renforcement des frontières sociales entre les groupes de migrants [Sanders, in Hily, Mihaylova, 2004]. Les réseaux de liens de parenté et d’amitié soudent les acteurs dans « une sphère clôturée d’interaction » où se déroulent les activités du groupe et où les acteurs se sentent partager une même identité [Poutignat, Streiff-Fénart, 2000]. Pour autant, le réseau en lui-même ne forme pas une communauté identitaire mais, comme le souligne Laurent Faret, « sa permanence au-delà de l’acte migratoire montre qu’il est porteur d’une dimension plus large » [2003 : 274]. Je définis ici l’identité, notion ô combien complexe, selon la définition de l’identité ethnique qu’en fait l’anthropologue Frederik Barth [1999], comme un processus qui renforce ou redéfinit les frontières de distinction et de définition des groupes et qui génère l’altérité dans une dynamique de souscription ou d’imputation. Dans cette conception, c’est le processus même de construction des frontières entre les groupes qui crée le contenu culturel des groupes ethniques et non l’inverse. Cette définition de l’identité permet d’appréhender au mieux les évolutions des identités collectives qui unissent les membres d’un réseau à un moment donné. La formation des réseaux reprend ces lignes d’identité et au final, ce sont les réseaux restreints qui déterminent les véritables frontières entre les groupes.
33Le premier élément qui définit l’identité des acteurs du réseau est le lieu d’origine – la vallée plus que le village en lui-même –, c’est le référentiel le plus efficace pour les membres du réseau, « comme si l’utilisation de ce mot pouvait prolonger au-delà des frontières […] une réalité locale dont les migrants considèrent qu’ils font pleinement partie » [Faret, 2003 : 264]. En se vivant comme des membres actifs d’un groupe, en respectant ses codes et ses règles, les migrants forment la communauté qui prend corps dans le réseau social formé par des liens forts, c’est l’efficacité de cette échelle d’identification qui donne le soutien, l’appui et le sens nécessaire pour que l’action collective qu’est la migration puisse s’accomplir. Pour ceux qui demeurent dans le village, le fait que les migrants partent tant d’années, qu’ils maintiennent des liens avec leur ménage, qu’ils envoient de l’argent, qu’ils reviennent, et qu’ils investissent cet argent dans la construction de grandes maisons à Peña Roja, contribue à cristalliser l’attachement symbolique et matériel au lieu d’origine. Paradoxalement, cette valorisation génère en même temps la nécessité de migrer aux États-Unis, car pour accéder à cette valorisation et la concrétiser – dans l’achat d’une maison, d’une voiture, etc. – il devient nécessaire de migrer aux États-Unis. Bien entendu, ce n’est pas le fait d’être originaire du même village d’origine qui fait que l’on appartient ou pas à un réseau de migrants donné mais ce sont justement les liens tels qu’ils ont été définis et entretenus dans le milieu local qui déterminent la formation et la permanence du dit réseau : les liens établis à Peña Roja sont l’origine et la destination finale de ses migrants. En somme, ce qui fait la force et la cohésion du réseau aux yeux des acteurs n’est pas la poursuite des avantages que procure la mise en commun des ressources, mais c’est au contraire le fait de participer à une identité mutuelle qui prend corps dans la pratique migratoire. Des hommes, des femmes et des enfants, partageant des valeurs communes, animés de la même volonté de réussir la migration, reliés par des liens hautement signifiants fondés sur des rapports de réciprocité qui permettent une mise en commun des ressources à la condition que le contrat migratoire soit respecté ; c’est cela « le lien migratoire », le lien qui forme et structure ces réseaux aux contours définis à un temps t mais en constante évolution, et qui permet de réaliser la migration dans des conditions de grande difficulté.
Institution, habitus et dynamique migratoire
34Les acteurs partageant des liens migratoires forment le réseau qui permet la réussite de l’action collective grâce au respect des règles et des normes fondées sur la réciprocité et qui garantissent la performance du capital social5. Les acteurs incorporent le processus social de la migration dans leur mode d’organisation, dans leurs rapports sociaux, dans leurs pratiques, et mettent à disposition du réseau ce qu’ils apprennent et acquièrent au cours de la mobilité aux États-Unis. Réseaux de liens migratoires et capital social participent progressivement à instaurer un habitus : « un ensemble de manières de faire, de penser et d’agir qui forment un système, structures structurées destinées à fonctionner comme des structures structurantes » [Bourdieu, 1984 : 136].
35En d’autres termes, les réseaux migratoires sont porteurs d’une dimension institutionnelle au sens premier du terme. Dans sa définition minimale, l’institution est un ensemble complexe de valeurs, de normes, de règles et d’usages partagés et respectés par un certain nombre d’individus [in Boudon, et al. 1998]. Toute institution tend à imposer un système de dispositions durables, un habitus acquis par apprentissage qui modèle les modes de perception, de jugement et d’action, mais qui doit aussi procurer une motivation gratifiante ou sensée pour les acteurs [in Akoun, Ansart, 1999]. L’institution migratoire définit le sens et l’objectif de l’action collective en même temps qu’elle détermine l’organisation et la constitution du groupe de migrants et la nature des liens entre les acteurs en réseau.
36Christophe Z. Guilmoto et Frédéric Sandron [2000] ont mis à jour la dynamique institutionnelle que porte le réseau migratoire. Partant des apports des nouvelles économies de la migration et des nouvelles économies du développement, ils ont montré que la défaillance des marchés et des États dans les pays en voie de développement font que les réseaux sociaux sont le cadre de toutes les transactions économiques et sociales. Ces réseaux sont l’infrastructure qui sous-tend les échanges, détermine les pratiques et la formation des groupes. D’après ces auteurs cette dynamique proprement institutionnelle instaure des normes et des contraintes qui sont peu à peu intériorisées par les acteurs et qui s’imbriquent avec d’autres institutions locales formant un système complexe. Avec le temps, la migration devient de plus en plus indépendante des facteurs qui en ont été à l’origine en développant sa propre dynamique pour institutionnaliser la pratique migratoire grâce aux réseaux qui perpétuent la mobilité dans le temps et dans l’espace et qui en font le support institutionnel privilégié.
Le triomphe du lien migratoire dans un monde transnational
37Les liens forts en réseau entre les acteurs mobiles et non mobiles de la migration de la vallée de Peña Roja permettent d’accomplir la migration. Comme on l’a vu et comme l’ont montré nombre de travaux, les dynamiques internes des réseaux de migrants ne sont pas assujetties aux logiques de l’État-nation, mais répondent à des logiques humaines et sociales qui forment et renforcent les réseaux transnationaux. Les réseaux et l’impact des liens forts permettent au flux migratoire de se perpétuer en unissant structurellement des acteurs dans l’espace migratoire et en leur assurant les ressources nécessaires à une migration internationale particulièrement coûteuse. Le réseau a un centre fixe (Peña Roja) à partir duquel se génère le sens, le capital social, et les pôles de migration mobiles aux États-Unis où les liens persistent, les stratégies se développent, l’argent se génère. Le réseau fonde l’unité et l’efficacité du groupe, il est actif et opérant tout au long de la course migratoire transnationale avant, pendant et après la migration.
38Les acteurs mobiles et non mobiles de la migration sont des acteurs majeurs du monde transnational fait d’un incessant mouvement de va-et-vient qui permet aux migrants de maintenir une présence dans deux sociétés et deux cultures [Portes, De Wind, 2004 : 834] en renforçant les interrelations entre le lieu d’origine et les lieux de destination, participant ainsi à la création de nouvelles identités qui ne sont ni celles de la communauté d’origine ni celles de la société d’arrivée, mais une construction originale issue de la circulation dans l’espace migratoire [Rouse, 1991]. Le réseau est le mode d’organisation et d’action qui accomplit progressivement le processus migratoire, reliant les hommes dans des pays et des cultures différentes en leur permettant de partir, de vivre autre chose, tout en renforçant leur interdépendance : « le réseau ancre les hommes dans un lieu autant qu’il les projette au-delà, donnant ainsi à chaque groupe, à chaque clan une territorialité faite de mobilité et de stabilité » [Bonnemaison in Faret, 2003 : 275]. Mobilité car les hommes réussissent à migrer grâce à leur réseau migratoire, vivent de nouvelles expériences qui les transforment sans cesse et transforment leur lieu d’origine ; stabilité car la vallée de Peña Roja demeure le lieu d’origine et d’appartenance profonde depuis lequel émerge et se déploie le lien migratoire en transcendant les frontières.
39Ce chapitre a voulu révéler une structure sociale qui se forme dans la migration clandestine vers les États-Unis, une structure élémentaire de la migration. Comme l’écrit Alain Tarrius, alors même que s’intensifient de manière spectaculaire les échanges, les circulations, que les distances se réduisent, et s’instaurent tant de ponts entre les lieux, « comment ne pas reconnaître la modernité de ceux qui circulent au mieux et qui actualisent le lien social où les nations proposent la norme, le règlement et les contrôles ? » [1995 : 16]. On a vu que les obstacles à la migration obligent les acteurs du ménage Mendez à former des réseaux migratoires entre des membres partageant des liens forts qui leur assurent les ressources nécessaires à la mobilité. La réalité sociale de la migration fait que plus la politique des États sera contraignante, plus le lien migratoire entre les acteurs devra être fort, et plus le réseau social devra être formé de ce que j’ai appelé les liens migratoires, des liens de réciprocité, de performance et d’équité. On voit ainsi comment le réseau est le mode d’organisation qui permet la réussite de l’action collective :
« Les réseaux sont des structures flexibles et adaptatives qui, renforcées par les technologies de l’information, peuvent accomplir n’importe quelle action programmée au sein du réseau. Les réseaux peuvent se développer à l’infini, et intégrer de nouveaux nœuds sociaux en se réorganisant, à la condition que ces nouveaux liens sociaux ne représentent aucun obstacle à la réalisation de projets-clés du réseau » [Castells, 2000 : 695].
40Les migrants de Peña Roja forment un réseau restreint, un noyau dur, « un atome migratoire », qui se connecte, s’encastre, ou s’enchâsse avec les réseaux élargis dans les économies souterraines de la migration (passeurs, autres migrants, patrons, etc.) pour contourner les mesures de lutte contre la migration et minimiser les effets négatifs de la vie dans l’illégalité. Le réseau de migrants est cette structure flexible et adaptative qui perpétue une mobilité devenue une véritable institution sociale, et qui trouve dans le réseau où circulent les capitaux sociaux, économiques, symboliques, culturels et mobilitaires le seul mode d’organisation possible et efficace. Certes, le réseau apparaît comme un mode d’action universel que l’on retrouve dans toute société, mais chaque réseau dispose de ressources propres, et tous les réseaux – loin s’en faut – n’offrent ni les mêmes soutiens ni les mêmes garanties à leurs membres ; le réseau se génère dans le milieu local qui lui donne corps, sens, et qui évolue par la dynamique sociale qu’il instaure.
Notes de bas de page
1 En ethnologie de la parenté, de manière très schématique, la prohibition de l’inceste obéirait à la logique suivante : « si je m’interdis ma sœur, je m’oblige à l’offrir à un autre pour obtenir mon épouse » ou encore « lorsque je m’interdis ma sœur et l’offre à quelqu’un d’autre, je gagne un beau-frère avec qui je peux aller à la chasse ». Pour une synthèse de l’étude de la parenté en ethnologie, cf. la remarquable introduction de Zonabend [1986].
2 Avec 28,1 millions de personnes d’ascendance mexicaine en 2005 (10,6 millions de natifs du Mexique et 17,5 millions de descendants) [Conapo, 2006], les Mexicains sont majoritaires au sein du groupe des latinos ou hispanics estimé à 45,5 millions en 2007 et qui est désormais la première minorité aux États-Unis [US Census Bureau, 2008].
3 Sur les latinos et la latinisation des États-Unis, cf. Davis [2000], Cohen, Tréguer [2004], Cohen [2005].
4 « C’est commettre un grave contresens qu’importer dans la compréhension des modalités de mondialisation par les réseaux de migrants des économies souterraines (ou encore dites “informelles”) les considérations émises par Granovetter concernant les réseaux mondiaux d’entrepreneurs de l’officialité : l’“encastrement” des relations que celui-ci identifie dans le fonctionnement des grandes organisations, ne concerne pas les réseaux des économies informelles, où la problématique du lien est inversée ; les opportunités techniques étant en quelque sorte elles-mêmes “encastrées” dans le lien social fort » [Tarrius, 2001, note en bas de page n° 11].
5 Pour une analyse approfondie de la notion de « capital social » et qui insiste sur son utilité scientifique, politique et sociétale, cf. Bévort, Lallement [2006].
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