Chapitre 1. « Los Mendez de Peña Roja »
p. 41-70
Texte intégral
1Le premier migrant du village de Peña Roja est parti aux États-Unis en 1991, et quatorze ans plus tard, en 2005, 67 % des ménages du village comptaient à leur tour au moins un migrant [CPR, 2005]1. À l’heure actuelle, dans un milieu à forte interconnaissance comme Peña Roja, tous les ménages de la vallée sont directement ou indirectement concernés par la migration et tous ont des liens – plus ou moins forts – avec des migrants aux États-Unis. À ce jour, la plupart des paysans guatémaltèques ne peuvent prétendre partir légalement vers les États-Unis avec un visa de touriste ou un visa de travail et c’est pourquoi ils décident de partir dans l’illégalité, en mobilisant leurs réseaux sociaux. Avant d’analyser la relation entre les réseaux de migrants et la politique migratoire il convient de décrire le système migratoire que nous étudions.
2En effet, comme nous le rappellent Jorge Durand et Douglas S. Massey [1992], la migration trouve son origine dans les réalités de la communauté d’émigration et les facteurs qui opèrent à cette échelle jouent un rôle premier dans la définition de qui migre, quand il migrera, et quel lien connectera le migrant avec les siens. C’est à partir du lieu d’origine que se forme le système migratoire qui permet aux acteurs de circuler, de réussir leur course migratoire et de perpétuer la mobilité dans l’espace et dans le temps. Ainsi, la situation géographique, les processus historiques, les structures sociales du milieu d’origine, la croissance de la population, la possession de la terre, la composition des ménages, les modes de subsistance sont autant d’éléments qui déterminent l’ensemble du système migratoire [Lopez Castro, 1986]. On décrira d’abord la vallée de Peña Roja et le village du même nom, avant de nous concentrer plus en détails sur le ménage Mendez et sur son réseau migratoire.
Peña Roja : une localité d’origine de migrants
Géographies de vallée et de village : entre enclavement et ouverture
3On parvient à la vallée de Peña Roja [carte 1], lorsqu’on arrive du Mexique par la route panaméricaine2, en empruntant la deuxième piste en terre battue à droite après la frontière, on entre dans une vallée principale au sein de laquelle se déversent en ramifications successives de grandes vallées secondaires extrêmement escarpées. On se trouve dans la partie nord-ouest de la cordillère des Cuchumatanes. Une quinzaine de lieux d’habitation plus ou moins accessibles et de tailles diverses se trouvent dans ce réseau de vallées et seuls les véhicules équipés d’une double traction peuvent circuler sur les pistes raides, étroites, en mauvais état et qui deviennent de véritables torrents de boue à la saison des pluies. Le nombre toujours plus important des Toyota Tacoma 4x4, ces pick-up compacts acquis par les migrants, relie désormais quotidiennement et rapidement le haut de la vallée aux centres urbains situés en contrebas sur l’axe panaméricain : La Mesilla (la ville frontière), Camojá et La Democracia. Si dans les années 1920 la vallée était encore une forêt tropicale dense et humide avec une faune et une flore importante (grands arbres, singes hurleurs, etc.), il ne reste plus aujourd’hui que des bois dérisoires sur quelques crêtes [USAC, 2004]. Cette colonisation déraisonnée d’un milieu fragile a déclenché dans la vallée les processus d’érosion accélérée des sols et a augmenté les risques liés au milieu dont les coulées de boue qui s’abattent périodiquement dans la vallée sont une conséquence meurtrière [Veyret, Pech, 1997].
4Peña Roja est la deuxième localité la plus peuplée de la vallée, elle se trouve nichée en amont à une heure environ de l’asphalte de la panaméricaine et des centres urbains de la zone frontière qui connaissent un véritable essor économique et démographique amorcé il y a dix ans à peine et qui atteint aujourd’hui des proportions spectaculaires (places de marchés quotidiennes, ouverture des quatre succursales bancaires entre 2002 et 2004, construction de maisons à étages, apparition d’un nombre incroyable d’hôtels, ouverture de magasins de vêtements, de téléphones, d’appareils ménagers, de matériaux de construction, etc.). Ce dynamisme est généré par deux flux migratoires : celui des habitants urbains et ruraux de la région, et celui des Centre-américains qui transitent par ces localités avant d’entrer en territoire mexicain et qu’il faut nourrir, héberger, et fournir en passeurs3.
5Officiellement Peña Roja est un hameau rattaché au municipe de La Libertad dont le chef-lieu se trouve à plus de trois heures de route. L’école primaire, le centre de santé, et une coopérative de café sont les seules institutions de l’État visibles dans ces régions reculées. C’est un comité de villageois élu pour deux ans qui gère les affaires locales, il n’y a pas de place du village, pas de mairie, aucun hôtel ou restaurant, uniquement des routes en terre battue et un seul réverbère. L’électricité est arrivée dans le village en 1995, les quelques téléviseurs captent la télévision mexicaine, et seul le téléphone satellitaire de la coopérative et les téléphones portables de plus en plus nombreux permettent, quand les ondes passent à travers les montagnes, de communiquer avec l’extérieur4.
Histoires de paysans ladinos* : de la colonisation d’un milieu à la migration
6L’histoire de la vallée, semblable à tant d’autres de par le monde, est celle de la colonisation d’un milieu par une population qui s’y établit, le transforme, s’y reproduit, y fait progressivement société, puis peu à peu, repart à nouveau. Les premiers colons du vallon de Peña Roja5 seraient deux jeunes couples de ladinos qui fuyaient la pauvreté du début du xxe siècle de la ville de Huehuetenango, deux frères venus avec leurs épouses fonder un nouveau lieu de vie en pleine forêt tropicale6. Rapidement, l’endroit où les deux couples s’étaient établis devint un hameau, la plupart des terres défrichées furent consacrées à la culture du maïs et du haricot, et les processus de colonisation de l’espace et de croissance démographique s’accélérant, chaque mariage qui fondait un nouveau ménage prit les terres nécessaires dans le front pionnier aux alentours de Peña Roja ou ailleurs dans la vallée. Ainsi, en moins d’un siècle, l’ensemble de la région fut peuplé, et aujourd’hui le manque de terres disponibles est devenu préoccupant pour l’avenir de ces populations qui connaissent un taux de natalité particulièrement élevé.
7Au fil des générations, les logiques productives de ces paysans ont évolué, passant d’une logique de colons à une logique de producteurs, voire d’investisseurs pour certains. Si à l’origine ces paysans se consacraient aux cultures vivrières, ils ont peu à peu diversifié leur production (plantation de tabac dans les années 1960, puis culture du café dans les années 1970) pour subvenir à leurs besoins alimentaires grâce à leur récolte et acquérir des compléments monétaires en vendant leurs produits dans les marchés du bas de la vallée. En 1981 avec l’aide d’un missionnaire espagnol, ils fondèrent une coopérative agricole afin de vendre le café dans de meilleures conditions en dépendant le moins possible d’autres intermédiaires. Aujourd’hui la plupart des terres agricoles sont consacrées au café, le maïs et le haricot étant encore cultivés en hauteur dans les terres froides ou peu fertiles. En faisant de la culture du café l’économie motrice de la région, ces agriculteurs ont permis le désenclavement du village, tout en améliorant sensiblement leurs conditions de vie, mais ils ont du même coup exposé l’ensemble de leur société à la moindre instabilité du prix du café, dans un marché mondial particulièrement fluctuant.
8La vallée n’a pas été touchée directement par la guerre civile qui a meurtri le Guatemala pendant plus de trente ans. Par ordre de l’État, les paysans ont certes dû organiser des Patrouilles d’auto-défense civile (PAC), mais ils n’ont jamais connu d’affrontements avec les guérillas dans la vallée. En revanche, à quelques kilomètres de là vers l’est – de l’autre côté de la route panaméricaine – la violence de « la guerre en terre maya » fut réellement tragique7.
9Le phénomène migratoire vers les États-Unis est apparu dans la vallée dans les années quatre-vingt-dix mais il est devenu massif en 1998, lorsqu’il fut possible de participer à un programme de migration temporaire H2-B8 aux États-Unis, l’année même où le café atteignit son prix le plus faible depuis des décennies. Dans le cadre de ce programme, les migrants partaient huit mois planter des pins avec la compagnie Eller & Sons basée à Atlanta (Géorgie) aux États-Unis, en travaillant pour des scieries ou des programmes de reboisement. Facilitée par une migration légale qui requérait un investissement abordable pour ces agriculteurs (la mise en gage de leurs terres), la mobilité internationale connut très vite un dynamisme extraordinaire. Cependant, les conditions de vie et de travail sur place ne permettaient pas de satisfaire les projets économiques, sociaux et culturels des travailleurs : les journées étaient longues, le terrain souvent extrême, les salaires étaient très faibles, le coût de la vie inhabituellement élevé (logement à l’hôtel, alimentation dans des restaurants, etc.), et nombreux étaient les abus des employeurs qui ne respectaient pas les clauses du programme H2-B imposé par le gouvernement fédéral (déduction des frais de location du matériel de travail, non-paiement des heures supplémentaires, non prise en charge des frais de transport aérien)9.
10Aussi, la plupart des migrants ont-ils préféré quitter le système de la plantation, utiliser le programme H2-B pour entrer légalement aux États-Unis à bas coût et rester illégalement sur le territoire pour gérer eux-mêmes leur travail, leurs dépenses et leur possibilité de circulation migratoire. Ainsi, 71 % de ceux qui ont participé à cette migration légale à Peña Roja ont préféré rester aux États-Unis pour vivre et travailler dans l’illégalité plutôt que de respecter la légalité d’une migration temporaire qui ne les satisfaisait pas [CPR, 2005]. Mais le non-respect des visas a eu trois effets : le durcissement des contrôles du retour des travailleurs par l’Ambassade américaine, l’augmentation des garanties foncières exigées par les contratistas* guatémaltèques pour enrôler les travailleurs et enfin, l’exclusion des proches parents des travailleurs n’ayant pas respecté leurs visas afin d’éviter que ceux-ci ne les rejoignent. Actuellement trois compagnies permettent chaque année à un millier d’habitants de la région de Peña Roja de travailler aux États-Unis, mais le nombre de personnes refusées est en hausse constante (du fait de liens avec des travailleurs restés aux États-Unis ou par manque de terres suffisantes à mettre en gage) et désormais, les migrants de la région voulant aller « pal’Norte* » et qui ne peuvent prétendre partir dans le cadre de ce programme, choisissent d’y parvenir illégalement, par les moyens de leurs réseaux, en assumant les multiples dangers du voyage.
Relations communautaires, inégalités et structures sociales
11En mai 2005, la localité comptait 115 ménages pour un total de 748 habitants, soit en moyenne 6,5 personnes par ménage [CPR, 2005]. La petite taille de cette localité en milieu rural explique l’intensité des relations intracommunautaires marquées par des alliances ou des animosités entre des ménages unis par des liens de parenté plus ou moins valorisés. Ces relations de tensions et d’alliances qui structurent les groupes s’observent également à l’échelle de la vallée puisque la coutume veut que l’on épouse quelqu’un d’un autre village de la vallée. Dans ces sociétés ladinas profondément patriarcales c’est la femme qui quitte son foyer d’origine, et souvent son village, pour rejoindre celui de son mari afin de fonder le nouveau ménage qui sera rattaché au lignage de l’époux. Cela a une grande importance dans l’expansion et la consolidation des groupes sociaux et dans la distinction entre « alliés » et « non alliés » comme on le verra plus tard.
12Un deuxième élément essentiel qui participe explicitement à la formation des groupes est la religion qui définit de manière stricte les personnes à fréquenter et détermine le plus souvent les mariages. Cette efficacité sociale des religions est d’autant plus forte que l’on trouve dans la vallée un foisonnement de sectes protestantes : (Évangélistes, Adventistes du Septième Jour, Églises Pentecôtiste, etc., et une minorité d’églises catholiques). Si chaque village abrite le plus souvent plusieurs confessions, il y en a souvent une qui est majoritaire, et c’est cela qui explique par exemple pourquoi les liens sont très intenses entre Peña Roja, majoritairement catholique et Hoja Blanca situé à cinq heures de marche à travers la montagne alors que, par exemple, ces liens sont extrêmement faibles avec le village El Paraíso, village pentecôtiste, qui est pourtant beaucoup plus proche et accessible.
13La pyramide sociale du village repose de fait sur d’importantes inégalités économiques entre ménages, aggravées par la pratique migratoire. Quelques chiffres permettent de mesurer les changements produits par la migration : avant elle, la population était assez homogène et les habitants se souviennent que deux ménages étaient « les riches du village » possédant le plus de terre, produisant le plus de café et ayant une voiture, mais aujourd’hui les ménages de migrants habitant dans des maisons opulentes bien équipées, côtoient des ménages vivant dans la plus grande misère [document 1]. En 1995 il n’y avait que deux camionnettes dans le village ; en mai 2005 on en comptait déjà trente-sept. En 1998 était construite la première « maison de migrants » en parpaings et sept ans plus tard on en comptait plus de quarante, dont une dizaine en construction. Certes l’enrichissement d’un nombre important de ménages est le signe d’une amélioration relative de leurs conditions de vie, mais contrairement à certaines sociétés où l’identité ethnique ou un État redistributif peuvent contribuer à assurer l’homogénéité d’un groupe, dans ces populations ladinas, force est de constater que les logiques des ménages sont essentiellement consuméristes et individualistes, aggravant considérablement les effets sociaux des inégalités et générant des tensions, des rivalités ou des exclusions.
14Aujourd’hui la migration est au cœur des stratégies de production économique et de reproduction sociale dans toute la vallée, et la pyramide sociale semble se redéfinir régulièrement au rythme de l’arrivée des migradólares* et des entrées et sorties en migration. Peu à peu, la culture du café, régie par un marché défaillant et ne permettant pas de capitalisations comparables semble avoir perdu sa place socialement, économiquement et culturellement structurante au profit de la migration, transformant profondément et irréversiblement ces régions.
Un système migratoire efficace
Jeunesse, accélération et dynamisme du processus migratoire
15Bien que le processus migratoire de Peña Roja et de sa vallée soit encore dans ses premières phases, il se déroule de manière accélérée puisqu’en l’espace de quinze ans le pourcentage de ménages ayant au moins un migrant est passé de zéro en 1990 à 67 % en 2005 [CPR, 2005]10.
16Le programme de plantation temporaire a facilité l’installation des migrants dans des emplois relativement stables et la plupart du temps bien rémunérés car il dotait chaque travailleur d’un numéro de sécurité sociale états-unien valide11. Une fois aux États-Unis, les premiers migrants ont rapidement épargné d’importants capitaux qui leur permettaient du même coup de faire venir leurs proches parents. Le processus migratoire de Peña Roja ressemble à s’y méprendre à celui déclenché par le programme Bracero qui avait fait partir des millions de travailleurs mexicains aux États-Unis entre 1942 et 1964 et qui fut suivi des mécanismes classiques de formation des réseaux de migrants qui permirent au mouvement de s’intensifier, de diversifier ses lieux d’origine et de destination en s’affranchissant des conditions réglementaires qui lui avaient permis de se mettre en place [Calavita, 1995 ; Durand, 1996]. Cependant, s’il a fallu quelque vingt ans pour que ce processus se généralise au Mexique, il a fallu moins de six ans pour qu’il s’accomplisse dans cette région de Huehuetenango – les processus de globalisation, la dynamique des réseaux transnationaux et les mesures de lutte contre la migration expliquent sans doute cette rapidité. Désormais les acteurs de la migration peuvent communiquer par-delà l’espace et les frontières en générant progressivement de nouveaux rythmes sociaux et de nouveaux modes de faire société. Pour l’heure, ce sont encore les jeunes hommes qui partent avec le projet de revenir à Peña Roja, une seule femme du village a migré12, mais on peut déjà prévoir que les femmes et les enfants entreront très vite dans la mobilité vers les États-Unis à travers le Mexique comme c’est de plus en plus le cas dans toute l’Amérique centrale [Rojas Wiesner, Ángeles Cruz, 2006].
Facteurs d’expulsion et logiques migratoires : « partir pour mieux revenir »
17Deux facteurs économiques interreliés expliquent l’expulsion des travailleurs de Peña Roja, l’un d’ordre contextuel (le marché du café) et le second d’ordre structurel (la raréfaction des terres). À en croire les habitants du village, c’est parce que la production de café ne permettait plus de survivre qu’ils sont partis aux États- Unis, et c’est parce qu’ils vivent dans l’incertitude du prix auquel on leur achètera leur récolte qu’ils continuent à partir. La première vague migratoire du village a eu lieu lors d’une forte chute du cours du café à la bourse de New York en 1998, quand ceux qui ont été mis à mal par ces crises ont préféré migrer pour pallier l’instabilité d’un marché et rembourser les crédits à la production souscrits à la coopérative. Le faible prix de vente du café ne leur permettait pas de réaliser des économies d’échelle pour sortir d’une logique alimentaire du « jour le jour », alors que la migration leur garantissait la possibilité de s’inscrire dans une logique du plus long terme en réalisant des projets plus coûteux et plus durables. Mais la migration à Peña Roja révèle aussi un facteur plus profond que les habitants ont beaucoup de mal à admettre : la raréfaction de terres cultivables dans la vallée, conséquence de la forte pression démographique, de l’explosion des parcelles, de l’épuisement du front pionnier et de l’inquiétante érosion des sols (expliquée conjointement par leur faible profondeur sur des pentes abruptes et par l’utilisation déraisonnée d’engrais chimiques [Veyret, Pech, 1997]). Cette raréfaction couplée à la soudaine capacité de paiement des migrants a eu pour effet d’augmenter de manière exponentielle le prix des parcelles qui se vendent et s’achètent désormais en milliers de dollars.
18En dépit de ces difficultés, depuis quatorze ans qu’a commencé la mobilité internationale dans la localité, la logique migratoire telle que la formulent les acteurs demeure inchangée : « partir pour faire ses choses »13. Par là, ils signifient que la finalité de la migration est avant tout de capitaliser pour investir le fruit de leur travail et de leur sacrifice à Peña Roja. Au fil des années, sitôt l’objectif monétaire atteint, le migrant décide – en principe – de revenir chez lui pour convertir son gain dans son groupe d’origine (construire sa maison, acheter et conduire une voiture, acquérir des terres productives, ouvrir une petite épicerie, une pharmacie, etc.) comme cela s’est déroulé il y a plusieurs décennies déjà dans le nord-ouest du Mexique [Alarcón, 1991 ; Massey, Durand, 1992].
19Si la terre et le café étaient il y a vingt ans le fondement économique et social de ces sociétés rurales, aujourd’hui les choses ont bien changé. Jadis, les ménages ne recevaient de l’argent qu’une seule fois par an lors de la récolte ou occasionnellement par les petits crédits souscrits à la coopérative ; désormais de plus en plus de ménages reçoivent l’argent de la remesa* chaque semaine. Pour un nombre toujours plus important de ménages, la migration joue le rôle que jouait la production de café en permettant un avenir social et économique meilleur, mais elle n’a en aucun cas supplanté le prestige lié à la possession de terre et à la production de café : le statut le plus valorisé à Peña Roja est celui du migrant caféiculteur. Certes, l’intégralité des remesas ne peut pas être épargnée et une partie de l’argent acquis sert toujours, mais de façon plus ou moins importante selon les ménages, à la vie quotidienne (scolarisation des enfants, aide pour l’alimentation, pour l’acquisition de biens de consommation, paiement des travaux agricoles en l’absence des hommes, etc.). On le comprend, la migration dans cette partie de la cordillère des Cuchumatanes n’est pas une migration de survie alimentaire comme c’est le cas dans d’autres régions du monde, elle apparaît davantage comme une migration de « survie sociale » qui permet aux acteurs de réunir les capitaux pour acquérir de la terre, construire une maison et occuper ainsi une place plus prestigieuse dans la pyramide sociale du village qui se redéfinit constamment au rythme des allers-retours des migrants. De même, pour tout jeune homme qui souhaite fonder un foyer, la migration constitue une sorte d’initiation au sortir de laquelle on revient riche, et ayant découvert un monde nouveau, moderne et « américain ».
Peña Roja – États-Unis : une migration coûteuse et risquée
20La route migratoire envisageable aujourd’hui pour la majorité des habitants de Peña Roja franchit illégalement deux frontières nationales et défie la souveraineté du Mexique et des États-Unis. L’illégalité a un coût économique et humain sur le marché de la migration, et pour les migrants centre-américains et ceux d’autres pays d’Amérique du Sud, le coût de la mobilité est considérablement plus élevé que celui qui est assumé par les migrants mexicains, car ils doivent faire face à des contrôles toujours plus nombreux et aux bandes de délinquants – maras* et autres – pour qui les migrants clandestins sont une proie particulièrement facile [Ruiz, 2001 ; Casillas, 2001 ; Pastoral de Movilidad Humana, 2003 ; Castillo, 2005, Casillas, 2006]. En revanche, tous les migrants qui cherchent à entrer aux États-Unis à travers le désert de l’Arizona accusent les mêmes coûts et affrontent les mêmes dangers liés à la traversée à pied d’un désert pendant plus de 48 heures, en tentant d’échapper à la Border Patrol qui les traque nuit et jour en hélicoptère, en 4x4, avec ses chiens dressés [Cornelius, 2001 ; Alonso, 2007 ; Santibañez, 2007].
Des réseaux migratoires éclatés, segmentés et diversifiés
21En mai 2005, j’ai eu la surprise de voir combien les réseaux migratoires du village étaient dispersés aux États-Unis, j’ai compté 17 localités dans 11 États, où se trouvaient des migrants de Peña Roja [carte 2]. En moins de dix ans, la dynamique migratoire a créé un grand nombre de micro filières particulièrement solides qui forment une structure en réseau entre Peña Roja, d’autres villages de la vallée et ces localités aux États-Unis. Aujourd’hui, on peut dire que même les familles les plus pauvres en capital social et en capital économique peuvent potentiellement, d’une manière ou d’une autre, mobiliser leurs contacts pour partir vers les États-Unis et y trouver un travail.
22Ces agriculteurs se sont établis dans deux types de secteurs aux États-Unis : celui relativement stable de l’industrie et celui plus instable et mobile avec les contratistas. Ceux qui travaillent en intérieur dans les usines de moquette, de poulet, de fourneaux, de chaussettes, dans le Tennessee, en Géorgie, ou dans l’Indiana sont ceux qui disposent d’un numéro de sécurité sociale en règle ; ceux qui n’ont aucun document valable, travaillent en extérieur pour ces entrepreneurs dans la construction, le jardinage, l’enfouissement de câbles, en Floride, en Pennsylvanie ou dans le New Jersey et se déplacent constamment.
Des migrations de longue durée
23Les coûts de la migration et les logiques migratoires font que les migrants doivent s’absenter de leur ménage pendant de longues années car ils ne peuvent se permettre d’investir à chaque mobilité les 5 000 ou 6 000 dollars du voyage, se risquer à ne pas réussir la traversée, perdre leur travail pendant la durée de leur retour à Peña Roja, devoir en trouver un nouveau, etc. La circularité migratoire, ces allers-retours réguliers générés par des forces d’attraction et de répulsion entre le lieu d’origine et le lieu de destination qui ont animé la migration mexicaine pendant des décennies [Bustamante, 1999], sont devenus trop coûteux du fait des durcissements des politiques migratoires des pays d’immigration : les acteurs dans un monde global doivent aujourd’hui définir une nouvelle temporalité migratoire et un nouveau mode de présence dans leur communauté. La migration saisonnière que proposait le programme de visas H2-B et qui imposait au migrant de rester huit mois aux États-Unis et six mois au Guatemala ne permettait pas aux ménages de réaliser leur projet migratoire. C’est pourquoi ces derniers se sont extraits de la temporalité fixée par le visa pour en définir une nouvelle, propre à chaque acteur et à chaque ménage, et structurée par les logiques et les règles de leurs réseaux sociaux. Les absences sont longues, les migrants partent pour trois, quatre, cinq ou six années, certains même pour huit ou dix ans, et tous ceux qui sont revenus aimeraient déjà repartir.
24Peña Roja se retrouve dans un grand nombre de communautés de migrants analysées dans la littérature existante. À l’heure actuelle Peña Roja suit le même cheminement que les nouvelles régions d’émigration dans le Sotavento (Veracruz, Mexique) où la migration est devenue l’axe central de la dynamique familiale en dessinant différents projets migratoires et une gestion différentiée de l’absence [Del Rey, Quesnel, 2004]. Au fil des ans, cette situation changera et Peña Roja ressemblera à s’y méprendre au village de Chabinda (Jalisco) où Rafael Alarcón [1992] a suivi l’évolution du processus migratoire qui a transformé une communauté agricole en une communauté productrice de migrants vers les États-Unis, accomplissant le processus de norteñización. Il convient à présent de se placer à une échelle plus fine pour étudier dans le détail la situation particulière d’un des ménages de la localité, car c’est à cette échelle que l’on peut observer au mieux, saisir et analyser les logiques des acteurs et les mécanismes à l’œuvre dans la migration.
Le ménage Mendez
Composition et ressources
25Le ménage Mendez compte six membres [tableau 1] mais seuls les deux parents vivent à Peña Roja de manière permanente, puisque les trois garçons sont aux États-Unis et que la jeune fille est à l’école secondaire dans la ville de La Democracia. Les deux filles aînées (âgées de 24 et 17 ans) ont quitté le foyer paternel. Il y a quelques années, la première s’est mariée avec un homme d’un autre village de la vallée, la seconde vit à Peña Roja en union libre avec son compagnon.
26La maison du ménage est relativement éloignée du centre du village, elle se trouve au milieu de champs de café, n’a pas d’accès à la route et fait partie des 48 % de maisons traditionnelles recensées en mai 2005 : le sol est en béton et en carrelage, les murs sont en pisé, et le toit est en tôle14. Ce ménage possède au total – parents et les trois enfants migrants – 40 cordes de terre soit 1,6 hectare, il produit 70 quintaux15 par récolte, ce qui en fait le quatorzième producteur du village sur 99 ménages producteurs16. Les revenus proviennent principalement de la vente du café qui a rapporté environ 2 000 dollars (après frais de production et d’entretien) en 2005 – année exceptionnelle pour le café de Huehuetenango –, mais du fait de l’augmentation des coûts d’entretien, les deux récoltes suivantes ont rapporté seulement quelque 600 dollars, tout juste de quoi assurer la subsistance quotidienne des paysans et de leurs familles pendant un an. Pour pallier l’incertitude liée au marché du café, le ménage compte également sur le salaire du gérant de la coopérative de café (120 dollars par mois), sur les quelque quetzales17 de la vente d’œufs par Rosaluz et de la couture de pantalons par Aniceto. C’est parce que le café ne permet plus de constituer un capital pour « faire des choses » plus importantes que les hommes du village ont migré. Les quelque 800 ou 1 000 dollars qu’Aniceto reçoit tous les mois de chacun de ses fils est déposé sur un compte en banque à leurs noms, et en moyenne chaque enfant envoie entre 30 et 50 dollars pour les dépenses du ménage et les frais de scolarité de leur jeune sœur Camelia.
27Les principales dépenses économiques du ménage sont celles de la production de café (achat des engrais, paiement des travailleurs agricoles depuis le départ des fils, coûts de la certification organique, etc.), la scolarité de Camelia dans la ville du bas de la vallée (frais de scolarité, hébergement, alimentation, et matériel scolaire), et dans une moindre mesure celle de l’entretien d’Aniceto et de Rosaluz (alimentation, électricité, etc.). Cette situation est bien différente de celle d’il y a quelques années, lorsque les six enfants habitaient encore à la maison et que les dépenses étaient considérablement plus importantes (alimentation, scolarisation des six enfants, habillement, etc.). La situation économique du ménage s’est améliorée depuis ces trois dernières années grâce au départ des deux filles aînées, mais surtout grâce aux migradólares envoyés régulièrement par les trois enfants : fin 2004 il a acquis une télévision, en 2005 Walter a envoyé une chaîne hi-fi, et en mai 2005, à l’occasion de mon séjour chez eux, il s’est équipé pour la première fois d’un réfrigérateur et d’un grand meuble vitrine pour la cuisine.
28Ce ménage jouit d’un réel prestige dans la vallée, en grande partie grâce au travail d’Aniceto à la coopérative et dans le village, mais également parce que c’est un des plus scolarisés : il est un des seuls ménages où tous les membres ont eu accès à la scolarité primaire et où deux enfants, Medardo et Camelia – qui plus est, une fille – ont eu l’opportunité de réaliser des études secondaires18.
Les acteurs mobiles et non-mobiles de la migration19
29Dans ces sociétés rurales patriarcales, les rôles sont extrêmement genrés au sein des ménages : traditionnellement les hommes travaillent la terre, apportent les ressources et vivent le monde extérieur – les femmes sont confinées dans la maison, travaillent exclusivement au sein du ménage, et assurent son bon fonctionnement. Cependant, la migration est en train de changer rapidement cela, car l’absence du mari sur la longue durée oblige les femmes à assurer l’intégralité de la reproduction du ménage au quotidien.
30Aniceto Mendez Mendez (né en 1961) a épousé Irma Villa Villa originaire comme lui de Peña Roja et avec qui il a eu six enfants : trois filles et trois garçons. À la suite de problèmes conjugaux à grandes conséquences dans ces communautés rurales, Aniceto a mis à la porte sa première femme, la mère de ses enfants. Avec ses six enfants en bas âge (la plus jeune avait un an), Aniceto a demandé à Rosaluz, une femme d’un village voisin, de le rejoindre pour élever les enfants et pour tenir le ménage. Il est le gérant de la coopérative qui regroupe la production de plus de dix villages, il sait lire et écrire, manipule l’unique ordinateur du village (offert par USAID), a été élu à plusieurs reprises dans les comités locaux, et s’il n’est pas considéré comme un des riches du village, il l’est au moins en prestige. Il a toujours habité le village, mais par son travail il doit se rendre régulièrement dans le cheflieu du département (Huehuetenango) et parfois à la capitale Guatemala. Aniceto est le chef du ménage, celui qui travaille « au dehors », celui qui apporte les ressources alimentaires et économiques pour que le ménage puisse subsister, et celui qui dirige les autres hommes du ménage. Il se présente lui-même comme un caficultor : un producteur de café.
31Rosaluz Hidalgo (née en 1960) est originaire du village voisin de El Paraíso, elle a terminé les six années de scolarité primaire, ce qui est assez exceptionnel dans la vallée pour une femme de sa génération. Elle a eu une fille dans son village, a été mère célibataire, puis une fois sa fille mariée elle est venue s’installer avec Aniceto dont elle est devenue la compagne ; ils ont eu ensemble une fille qui est décédée en bas âge. C’est elle qui pourvoie au bon fonctionnement du foyer, elle qui cuisine, elle qui fait le feu, elle qui doit être là au retour des hommes, elle qui dirige les autres femmes du ménage, elle qui vit « au-dedans ». Elle se présente comme une ama de casa, une maîtresse de maison.
32Camelia Mendez Villa (née en 1991) poursuit sa huitième année d’études (équivalent de la 4e) dans la ville de La Democracia où se trouve le lycée le plus proche. Elle est l’une des trois femmes du village à avoir poursuivi des études secondaires. Son hébergement et son entretien sont financés conjointement par son père et par ses frères. Elle revient à Peña Roja toutes les fins de semaine où elle aide Rosaluz dans les tâches ménagères. Son père souhaite qu’elle poursuive ses études jusqu’à la fin du lycée et qu’elle se spécialise en comptabilité20. Elle se décrit elle-même comme une estudiante, une étudiante.
33Medardo Mendez Villa (né en 1984) est l’aîné des garçons. Il a réalisé ses études primaires à l’école de Peña Roja, et son intérêt pour l’école a poussé son père à payer ses études secondaires. Il est l’une des huit personnes du village à avoir terminé l’éducation supérieure (équivalent de la terminale) ce qui a demandé un réel effort économique à son père et constitue aujourd’hui une des grandes fiertés des chefs de ménage. Mais sitôt son diplôme d’instituteur pour les zones rurales en poche, il est parti clandestinement aux États-Unis, où il a rejoint Wilfrido le frère de son beau-frère qui travaillait avec Mike, un contratista roumain dans l’enfouissement de la gaine du câble Internet haut-débit pour Verizon dans plusieurs États de l’Union Américaine. Après quelques mois de travail avec eux à Tampa (Floride), il est parti à Philadelphie (Pennsylvanie) avec un autre contratista qui lui proposait davantage d’argent, mais une fois là-bas les promesses n’ont pas été tenues et il est revenu à Tampa. Au bout d’un an Mike est parti sur de nouveaux contrats dans le Colorado, mais, avec ses proches, Medardo a décidé de rester à Tampa où il travaille actuellement dans le même secteur. Il est clandestin, mais il a un permis de conduire – valable encore pour deux ans – délivré par l’État du New Jersey que Mike lui avait procuré avant que les autorités fédérales n’interdisent la délivrance du document à toute personne sans-papiers. La possession de ce permis de conduire lui permet d’accéder à des postes mieux rémunérés au sein des équipes, gagnant chaque jour 110 dollars. Il habite dans un trailer park* à Tampa, avec son frère cadet Alvaro, leur voisin et ami Fernando, et le frère de leur beau-frère (Wilfrido). Son objectif est de rester aux États-Unis encore quelques années pour réunir une somme qui lui permettrait de construire une maison et de poursuivre des études d’agronomie. Il se présente comme un instituteur et un étudiant.
34Walter Mendez Villa (né en 1986) possède déjà quelques parcelles de café qu’il a achetées grâce à l’argent acquis depuis l’année et demie qu’il est en migration. Il a accompli les six années d’études primaires dans le village et s’est ensuite consacré aux terres du ménage et à celles d’autres agriculteurs. C’est le premier migrant du ménage, il est parti aux États-Unis dans le cadre des visas H2-B, mais il n’est resté que quelques mois dans les plantations de pins, et une nuit un oncle paternel est venu le chercher pour l’emmener avec lui dans le Tennessee. Grâce à son numéro de sécurité sociale il a trouvé facilement du travail dans une usine de moquette à Nashville où il travaille de nuit depuis plusieurs années pour environ 100 dollars. Son permis de conduire acquis avant les réformes est encore valable un an, après quoi il devra conduire sans permis pour se rendre à son travail tous les soirs. Lorsque ses deux frères se sont réunis à Tampa, il a voulu les rejoindre mais cela a coïncidé avec une phase de manque de travail pour le contratista et il est donc retourné dans le Tennessee. Il pense revenir à Peña Roja en 2008, y fonder son ménage, construire sa maison, s’acheter une camionnette, et produire du café. Il se présente comme un agriculteur.
35Alvaro Mendez Villa (né en 1987) est le cadet des garçons, qui selon la coutume locale héritera en principe des biens matériels et symboliques du ménage, et leur vie durant, père et cadet travaillent en commun en alliés et partenaires. Alvaro a réalisé ses études primaires au village et comme son frère Walter, il a toujours travaillé la terre du ménage et celle d’autres caféiculteurs. Il est parti en mojado à travers le Mexique, aux États-Unis il a rejoint son frère Medardo et son ami Fernando lorsqu’ils étaient à Philadelphie mais comme il n’y avait pas de travail, il est parti avec ses proches à Tampa, où il a immédiatement intégré l’équipe du roumain Mike. Il a commencé en manipulant la pelle pour 95 dollars par jour et rapidement le patron lui a confié davantage de responsabilités et, avec Fernando, il manipule désormais la machine qui réalise les perforations souterraines et gagne 110 dollars par jour. Lorsque Mike n’a plus eu de nouveaux contrats en janvier 2006 il a décidé de rejoindre son frère Walter à Nashville, où il est resté deux semaines à chercher du travail mais en vain et il est finalement revenu à Tampa. Quand Mike est définitivement parti dans le Colorado il a choisi de rester à Tampa où il travaille désormais avec un nouveau contratista dans une autre équipe que celle de son frère. Il souhaite rester aux États-Unis entre trois et cinq ans, pour revenir à Peña Roja et s’acheter des terres, une camionnette et fonder son ménage avec sa petite amie actuelle, espère-t-il. Il se présente lui-même comme un agriculteur.
36La logique migratoire du ménage est celle de la capitalisation : « partir pour mieux revenir ». Le centre du réseau, le point d’origine à partir duquel se définissent les liens et les rapports entre hommes c’est Peña Roja, et sans ce centre les acteurs ne pourraient pas être ainsi séparés dans l’espace, du Tennessee jusqu’en Floride, en passant par le Huehuetenango. Je m’attarderai à présent à décrire la niche migratoire de Tampa qui accueille encore continuellement les nouveaux migrants de beaucoup de régions du continent latino-américain, contrairement à celle de Nashville où ne parviennent plus que les quelques travailleurs possédant un numéro de sécurité sociale. Aussi, c’est à Tampa que j’ai réalisé ma seconde enquête de terrain.
La niche migratoire de Tampa : travail, mode de vie et sociabilités
« La paipa »
37Le travail de la paipa* (de l’anglais pipe) consiste comme on l’a vu plus haut à enterrer le tuyau orange qui contiendra la bande passante de l’Internet de Verizon Broadband. Ils font partie de l’équipe d’un contractor* roumain, Mike, qui regroupe une quarantaine de travailleurs clandestins (Guatémaltèques, Mexicains du Chiapas, Roumains, un Péruvien et un Équatorien). Mike est arrivé aux États-Unis comme clandestin dans les années 1990, il a commencé comme les migrants de Peña Roja, mais à l’époque c’était dans l’enfouissement des câbles de téléphone. Avec le temps et les occasions, il s’est mis à son compte dans le même secteur, a décroché des contrats avec les entreprises de télécommunications, a formé une équipe de travailleurs et est désormais citoyen nord-américain.
38Les clandestins participent à une triple sous-traitance : Verizon charge une compagnie de télécommunications (TCS) d’installer l’ensemble de l’infrastructure haut-débit, TCS engage des contractors payés au mètre de tuyau enterré pour enfouir le tuyau orange (TCS installe le câble haute technologie), et les contractors payent les travailleurs à la journée pour enterrer le tuyau. Comme les contrats d’installation sont plus ou moins importants (une rue, un quartier, un village ou une ville), les chantiers pouvant durer quelques jours ou plusieurs mois, ce travail demande une très grande mobilité car quand un contrat s’achève, il faut aller ailleurs, là où Internet haut débit n’est pas encore installé. En sept ans Mike et son équipe ont travaillé à New York, dans le New Jersey, en Pennsylvanie, dans le Colorado, en Floride, et toujours dans différentes localités de ces États.
39Quand l’équipe est arrivée à Tampa, Mike a installé ses travailleurs dans un trailer park de la ville, leur a loué des mobile homes et a loué pour sa famille une maison dans la ville huppée de Bradenton (Floride). Au début, les chantiers étaient au centre de Tampa mais ils se sont progressivement éloignés et lors de l’enquête de terrain le chantier était dans la ville de Sarasota, à plus d’une heure de route. En semaine, les travailleurs partent dans une camionnette à cinq heures et demie du matin pour commencer le chantier à sept heures et terminer vers six ou sept heures de l’après-midi. Les journées de travail sont longues (entre onze et douze heures avec seulement une pause d’une heure pour déjeuner) et pénibles (sous le soleil de la Floride, ou dans ses vents puissants, etc.). Ces conditions de travail et de vie expliquent que ce soit un travail si bien payé comparé aux autres salaires dans le secteur agricole aux États-Unis. Certes, ils ne travaillent pas lorsqu’il pleut ou qu’il fait trop froid (car la terre est trop dure), certes ils travaillent en fonction des contrats de leur patron (qui a parfois un contrat pour cinq travailleurs, parfois pour toute l’équipe, ou parfois pour personne), mais ces salaires leur permettent de capitaliser de grandes sommes, ou de les dépenser. Chaque jour, les enfants d’Aniceto gagnent des sommes considérables pour ces régions en voie de développement : à eux trois, en six jours de travail, ils gagnent l’équivalent de la récole annuelle de café de leur ménage.
La chaîne migratoire : des liens de famille et d’amitié dans la vallée de Peña Roja
40L’équipe de travailleurs de Mike se forme exclusivement par la dynamique des réseaux sociaux où chaque travailleur fait venir une de ses connaissances, certains repartent ailleurs, d’autres arrivent déjà, et la grande majorité sont des jeunes hommes qui ont entre 18 et 25 ans. La figure 1 nous montre les liens qui ont formé la chaîne de migrants arrivés auprès de Mike : « qui a fait venir qui ». Soulignons que ce ne sont pas pour autant les uniques liens des acteurs et que la plupart des migrants ont des membres de leurs réseaux dans d’autres secteurs et dans d’autres endroits des États-Unis.
41Il apparaît clairement ici que les réseaux fonctionnent par des liens divers qui sont signifiants dans un espace géographique car la majorité des travailleurs viennent de la vallée de Peña Roja et de deux localités dans le département de Jalapa (Guatemala). Il est évident que l’on pourrait, à une certaine échelle, représenter dans une figure comme celle ci-dessus les liens qui forment les chaînes migratoires, l’on verrait comment la migration se diffuse par des réseaux sociaux dans l’espace, et qu’ils sont tous connectés géographiquement les uns les autres.
Le trailer park
42Le trailer park se trouve dans une banlieue délabrée de Tampa, longeant une des grandes artères à la sortie sud de la ville, il regroupe une centaine de mobile homes où vivent majoritairement des clandestins (Mexicains du Chiapas et Centre-américains) et quelques Nord-américains de l’underclass (des noirs pour la plupart). La grande majorité des clandestins a entre 18 et 25 ans, le plus jeune a 14 ans et le plus âgé a 42 ans, ils vivent entre six et dix (dans des baraques construites pour quatre), dans des conditions relativement insalubres et avec le confort minimum : ils ont à peine un petit filet d’eau courante dans les salles d’eau, n’ont pas l’eau chaude, l’égout coule parfois sous la maison, les souris sont nombreuses, mais ils ont l’électricité, souvent un condensateur d’air climatisé, une télévision et une chaîne hi-fi. Si ce mode d’habitat contraste fortement avec celui des riches villas devant lesquelles ils travaillent, pour les migrants il faut reconnaître qu’il ne représente pas un décalage tellement grand avec leurs conditions de vie dans le Guatemala rural. Ces migrants ont malgré tout le désir d’améliorer leur cadre de vie, mais ne s’y décident pas tant que la solution d’hébergement est gratuite et perçue comme temporaire.
43Les migrants passent peu de temps dans le trailer park, et ce n’est qu’à la fin de semaine que cet espace devient un lieu de vie où ils regardent la télévision, écoutent de la musique à tue-tête, organisent des matchs de football dans un terrain voisin, jouent aux cartes, parient de l’argent, boivent, et surtout, passent de nombreuses heures au téléphone avec leurs proches aux États- Unis et au Guatemala. La télévision occupe une place centrale dans les mobile homes, elle y est allumée quasiment en permanence, et les chaînes les plus regardées sont les hispanophones Telemundo et Univision, qui possèdent aujourd’hui un véritable empire télévisuel aux États-Unis diffusant feuilletons mexicains, matchs de football mexicain, émissions de variétés, informations pour la communauté hispanique, etc. À proximité du trailer park, les migrants passent leur fin de semaine entre la laverie, une épicerie mexicaine qui fait restaurant et un lieu d’envoi d’argent vers l’Amérique latine, le Wal-Mart local, le marché aux puces du samedi matin. En fait, peu de migrants ont noué des relations avec d’autres migrants du trailer park qui ne travaillent pas avec eux. Ces relations sont surtout des liens d’occasion le temps d’un match de football ou d’une partie de cartes, et le soir venu, chaque groupe de migrants se réunit « entre soi », sinon pour faire la fête, du moins pour passer le temps entre amis et collègues.
44Le cercle social de ces clandestins aux États-Unis se caractérise par le manque de femmes dans leur quotidien. Il y a bien quelques femmes nord-américaines qui vivent dans les mobile homes du trailer park, mais les migrants n’ont pas de contact avec elles. Certes des prostituées – centre-américaines, mexicaines ou nord-américaines – viennent tous les samedis au trailer park, mais elles ne peuvent en aucun cas combler l’absence des femmes de Peña Roja. Les migrants vivent au quotidien dans un milieu d’hommes hispanophones, d’où ils ne sortent que très rarement, à la fois à cause de la barrière de la langue, à la fois par peur de se faire arrêter ou dénoncer aux autorités, ayant incorporé leur condition de clandestin dans leurs pratiques sociales.
45Tel est le contexte général d’où sont originaires les Mendez : une localité rurale, paysanne qui connaît les instabilités de l’économie de marché, qui est touchée par la dynamique migratoire vers les États-Unis et qui aujourd’hui participe activement à l’explosion de la migration dans la région. Le système migratoire repose sur des réseaux solides et efficaces qui assurent la canalisation des flux et la circularité migratoire. Somme toute, l’histoire de Peña Roja est en accéléré celle de nombre de communautés rurales du Mexique, où les habitants ont bénéficié du programme Bracero. Et si la migration a été au début légale, elle est aujourd’hui illégale et perpétuée par des réseaux sociaux qui permettent à ces paysans de se rendre aux États-Unis. Mais comment les migrants du ménage parviennent-ils à réussir leur migration en contournant les mesures de lutte contre la migration mises en place par les politiques migratoires du Mexique et des États-Unis ?
Notes de bas de page
1 CPR : Recensement du village réalisé pour cette étude en mai 2005.
2 Route transcontinentale qui traverse le continent américain de l’Alaska jusqu’à la Terre de Feu.
3 Pour une étude sociale, économique et environnementale de la zone frontière, cf. Dardón [2002].
4 Aujourd’hui, la situation a considérablement changé. En juin 2008, à la demande du comité de Peña Roja, une gigantesque antenne fut installée au sommet d’une montagne de la vallée, permettant ainsi à des milliers d’habitants de recevoir et d’émettre des appels partout et à tout moment.
5 Le village prend son nom de la montagne Peña Roja, en espagnol « le rocher rouge », qui le surplombe.
6 Les villageois racontent que, dans les années cinquante, il fallait compter jusqu’à cinq jours de marche pour se rendre à Huehuetenango par l’unique sentier à travers la forêt dense. À l’heure actuelle, par la route, il faut compter environ deux heures.
7 Sur l’histoire de la guerre civile au Guatemala, cf. Le Bot [1992].
8 Pour une analyse de ce programme, cf. Trigueros Legareta [2008].
9 L’ONG Southern Law Poverty Center basée à Washington D.C. (www.splcenter.com) a lancé le « Immigrant Justice Project » en envoyant depuis les États-Unis une lettre à tous ceux qui avaient travaillé un jour avec Eller & Son. Dans cette lettre, l’organisation leur demandait de signaler les manquements au droit du travail fédéral américain dont ils avaient pu faire l’objet : a) s’ils n’avaient pas été payés un salaire et demi de plus pour chaque heure travaillée au-delà de 40 heures pas semaine. b) s’ils avaient dû payer pour leurs outils de travail c) si on ne leur avait pas remboursé le billet d’avion Guatemala-Atlanta. Un numéro d’appel gratuit depuis le Guatemala était donné dans la lettre, mais il semble qu’aucun travailleur de la région n’ait contacté cette ONG, à la fois par peur d’être inquiétés par les autorités nord-américaines (pour ceux qui n’avaient pas respecté leur visa) mais aussi pour ne pas porter préjudice au principal contratista de la région (considéré comme un grand notable) et pour que ce dernier puisse continuer à les faire partir aux États-Unis.
10 En mai 2005, sur les 105 migrants : 59 se trouvaient aux États-Unis au moment de l’enquête, 28 étaient revenus de façon plus ou moins définitive au village après un temps d’immigration illégale aux États-Unis, cinq se trouvaient dans le voyage en clandestin vers les États-Unis, six se trouvaient dans la plantation de pin aux États-Unis et ont été déclarés « comme allant revenir », et huit qui participaient habituellement à la plantation de pins s’étaient vus refuser leur candidature.
11 Tout immigrant ayant participé au programme H2-B possède une carte de sécurité sociale avec un numéro valide. Ce document, véritable trésor monnayé au prix fort entre nouveaux et anciens migrants, facilite considérablement l’obtention d’un emploi dans de meilleures conditions de travail.
12 Précisons qu’il s’agissait d’un cas particulier caractéristique des premières phases du processus migratoire : une femme qui avait rejoint son amant aux États-Unis pour fonder leur nouveau foyer loin de Peña Roja en abandonnant leurs ménages respectifs. En novembre 2005, ils ont eu un enfant aux États-Unis et ont acheté une maison à crédit.
13 C’est cette expression qui revient sans cesse dans les entretiens avec les migrants aussi bien à Peña Roja qu’à Tampa : « me fui para hacer mis cosas y volví », « se fue para hacer sus cosas », « me voy para hacer mis cosas ».
14 28 % des maisons du village sont rudimentaires (sol en terre battue, mur en pisé, toit en planches ou en tôle), 24 % sont des maisons typiques des migrants, « las terrazas » (sol en carrelage, murs en parpaings, et toit plat en béton ou en tôle), et 48 % sont des maisons traditionnelles (sol en béton et en carrelage, murs en pisé, toit en tôle) [CPR, 2005].
15 Au Guatemala le quintal est un sac de 59 kg.
16 Resituons le contexte foncier et caféicole des ménages du village. Le plus grand propriétaire a 300 cordes (12 hectares), 11 ménages n’ont rien ou uniquement leur maison, et la moyenne des parcelles est de 42,8 cordes (1,9 hectare). Le premier ménage producteur récolte chaque année 321 quintaux de café, les plus petits producteurs en ont un seul et la production moyenne est de 30,6 quintaux [CPR, 2005].
17 Monnaie du Guatemala.
18 Le système éducatif du Guatemala est réellement défaillant : d’après les Nations unies 23,3 % des hommes et 38,1 % des femmes sont analphabètes, mais les disparités entre régions sont très importantes : certains municipes du Petén comptent 80 % d’analphabètes contre 20 % dans les plateaux du centre et de la capitale [UNFPA, 2004]. D’après mon recensement à Peña Roja : 59,8 % des femmes et 40,2 % des hommes étaient analphabètes, ce qui situe le village à un niveau intermédiaire [CPR, 2005].
19 J’emprunte ici cette formule à Marielle Pepin-Lehalleur [2008 (b)].
20 Au Guatemala à partir de la 10e année d’étude (équivalent de la seconde) les élèves doivent choisir parmi trois spécialisations qui leur permettent d’exercer sitôt le lycée terminé : maestro (qui les destine à l’enseignement), ingeniero (sciences et agriculture), ou perito contador (comptabilité).
21 Diagramme réalisé à partir d’un dessin de Medardo qui était secondé dans ses souvenirs par d’autres migrants (décembre 2005). En haut se trouve l’employeur (Mike), puis en suivant les flèches l’on peut voir qui a invité qui à travailler, et quel type de lien social unissait les migrants.
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