Introduction
p. 19-40
Texte intégral
1MIGRATION : n. f. – 1495 ; lat. migratio. 1 Déplacement de populations qui passent d’un pays dans un autre pour s’y établir ➢ émigration, immigration. Migration provoquée par une guerre. ➢ aussi exode. Migration des barbares. ➢ invasion. ♦ Déplacement de population d’un endroit à un autre (➢ migrant). Migrations alternantes : déplacements entre le lieu d’habitation et le lieu de travail. Migrations saisonnières (vacances, travail saisonnier). Migrations intérieures, entre deux régions d’un même pays. 2 Déplacement collectif, d’ordinaire périodique, d’une espèce animale sur de grandes distances (➢ migrateur). Migration des hirondelles, des cigognes, des anguilles. Migration des saumons. ➢ montaison. Migration des troupeaux. ➢ transhumance. 3 FIG. RELIG. Migration des âmes. ➢ transmigration. 4 SC. Déplacement (d’un organisme) au cours de son développement ou de ses métamorphoses. – PHYSIOL. Déplacement (de cellules) dans l’organisme. Migration des leucocytes. ➢ diapédèse. Migration de l’ovule (de l’ovaire à l’utérus par la trompe). – EMBRYOL. Migration du testicule (de la cavité abdominale vers les bourses). – PATHOL. Migration des cellules cancéreuses. ➢ métastase. Migration d’un caillot sanguin. ➢ embolie. ♦ Déplacement (d’une substance) à l’intérieur d’un milieu (d’un élément) à l’intérieur d’un ensemble. Migration de l’humus dans le sol, d’un radical dans un isomère. 5 INFORM. Transfert (de données ou d’applications informatiques) d’un environnement matériel ou logiciel à un autre.
2MIGRANT, ANTE : adj. et n. – v.1960 ; de migration. DIDACT. Qui participe à une migration (1°). ♦ n. SPÉCIALT. Travailleur originaire d’une région peu développée, s’expatriant pour trouver du travail ou un travail mieux rémunéré. ➢ émigrant, immigrant. L’accueil des migrants.
3[Le Nouveau Petit Robert de la Langue Française, 2007].
4La migration est un phénomène permanent du vivant. Êtres humains, papillons monarques, hirondelles, troupeaux de gnous, bancs de saumons, parmi bien d’autres espèces quittent un milieu pour s’installer dans un autre où ils s’adaptent, s’enracinent, puis repartent à un moment donné. Caractéristique d’une espèce ou manifestation occasionnelle, la migration engage d’une manière ou d’une autre l’ensemble des groupes et s’accomplit par une certaine nécessité. L’homme moderne est génétiquement et culturellement le produit de ces déplacements incessants, de ces rencontres avec d’autres groupes et de ces adaptations à de nouveaux environnements qui ont transformé les premiers hominidés en l’être humain que nous sommes aujourd’hui : la migration est, à de nombreux égards, un des facteurs primordiaux de l’évolution de l’espèce humaine [Hublin, 2001].
5Au fil de l’histoire, avec la formation des États modernes délimitant un territoire par des frontières politiques, on a distingué les mouvements de populations à l’intérieur de ces frontières (migrations internes) de ceux prolongés au-delà (migrations internationales) qui impliquent le changement du statut juridique de celui qui les franchit. Les flux migratoires internationaux sont de plus en plus denses depuis ces quarante dernières années, et sont passés d’après les Nations unies de 76 millions de migrants dans les années 1960 à quelque 191 millions en 2005 [UNPD, 2008]. Pour autant, les migrations internes – extrêmement difficiles à estimer – demeurent très largement supérieures aux migrations internationales. La migration internationale met en relation des pays du Sud et des pays du Nord1, et pour la première fois dans la Modernité, en 2005, les flux migratoires des pays du Sud vers les pays du Nord (62 millions de migrants) auraient dépassé ceux entre pays du Sud (61 millions de migrants) [UNPD, 2007]2. La même année, les migrants des pays du Sud auraient envoyé dans leurs pays d’origine 194 milliards de dollars. En 2007, le total des envois de fonds s’élevait déjà à 251 milliards de dollars [Banque mondiale, 2008], alors que l’aide publique au développement envoyée par les pays du Nord aux pays du Sud a baissé de 106,8 milliards de dollars en 2005 à 103,6 milliards en 2007 [Le Monde 05.04.2008].
6Les migrations des pays du Sud vers les pays du Nord sont la conséquence de trois principaux facteurs qui ont créé une offre virtuellement inexhaustible de migrants potentiels : le fossé économique entre le monde global au Nord et au Sud, les forces de globalisation capitaliste qui exposent et attirent les populations du Tiers Monde aux bénéfices de la consommation moderne tout en leur niant les moyens de les acquérir, et les difficultés des régions en développement à l’ère de l’économie de marché [Portes, de Wind, 2004]. La migration est à la fois une conséquence et un vecteur de la globalisation et, à l’aube du xxie siècle, il semble qu’il n’y ait plus une société qui ne soit touchée de près ou de loin par le phénomène migratoire.
7Les migrations ne sont pas un sujet neutre dans nos sociétés, elles suscitent de vifs débats dans les médias, l’opinion publique, les milieux de la recherche et le monde politique ; elles sont sources de conflits, de peurs et de haines, de rencontres, de pitié ou d’empathie, rarement d’indifférence ; elles provoquent nombre de discours, ravivent les idées préconçues ou les jugements trop simplistes, mais elles soulèvent aussi de nombreuses questions et suscitent de passionnantes analyses. De manière générale, le phénomène migratoire est encore mal compris des médias et des responsables politiques, malgré l’existence d’une abondante littérature scientifique de qualité [Badie, et al., 2008]. L’ère actuelle voit les frontières tomber dans beaucoup de domaines – pour les capitaux, les marchandises, les technologies et pour certains migrants qualifiés – mais pour les migrants pauvres et sans qualification elles se durcissent, s’opacifient et se réaffirment. Les migrations des pays du Sud vers les pays du Nord sont un enjeu majeur du monde actuel et sans aucun doute l’un des plus grands enjeux du monde de demain. Aussi, ce travail s’attachera avant tout à analyser les effets du décalage entre les logiques de migrants guatémaltèques de la communauté rurale de Peña Roja et les politiques migratoires des gouvernements du pays de destination (les États-Unis) et du pays de transit (le Mexique).
Logiques de migrants des pays du Sud
8Les sciences sociales s’intéressent à la migration depuis longtemps, les analyses sont nombreuses et souvent d’une grande richesse, c’est pourquoi je me contenterai ici de restituer brièvement les grands traits qui ont servi de cadrage théorique et méthodologique à mon travail, et de battre en brèche par la même occasion certaines idées reçues sur la migration.
9Le premier point à comprendre est que, contrairement à ce que l’on a tendance à penser, la migration n’est pas le produit d’un calcul strictement économique. Les approches de l’économie néoclassique – auxquelles nombre de gouvernements et d’acteurs semblent encore adhérer – expliquent la migration par la régulation entre l’offre et la demande de main-d’œuvre au sein de marchés complémentaires situés dans des régions géographiques distinctes, et voient dans le migrant un acteur qui, constatant le différentiel salarial entre le lieu d’origine et le lieu de destination, cherche rationnellement l’utilité maximale. Non, on migre dans une logique complexe et multiforme, la migration n’est jamais un calcul individuel mais une action qui engage nécessairement un groupe dans son ensemble et qui a lieu dans un contexte au sein duquel et depuis lequel se génère la migration : le migrant est un acteur social, et la migration est une action collective [Massey, Espinoza, 1997]. C’est ce nouveau regard qu’ont apporté les travaux des nouvelles économies de la migration en la dégageant d’une sphère trop strictement économique et réductrice, et en l’inscrivant dans une optique analytique plus vaste qui rend compte de la complexité du phénomène migratoire. En effet, la migration s’exprime à différents niveaux (individu, ménage, village, national, international, global, etc.), imbrique les différentes échelles d’analyse (micro, méso, macro) et semble se décliner avec une créativité prodigieuse dans le temps et dans l’espace comme l’en atteste la diversité des situations migratoires de par le monde3.
10Pour comprendre et analyser la migration depuis les pays du Sud il est nécessaire de la concevoir comme une action sociale, culturelle et économique où les migrants agissent en fonction de leurs liens avec les autres membres de leurs groupes, à partir de leurs règles, leurs croyances, leurs fidélités, leurs rivalités, et leurs économies productives. Pour des acteurs vivant dans les marchés défaillants et instables des pays du Sud, la migration ne répond pas à un impératif de maximisation du gain mais à une stratégie de diversification des revenus et de minimisation des risques et des contraintes liées à la production [Guilmoto, Sandron, 2003 ; Mooney, 2004]. Bien entendu, il serait erroné d’affirmer que les migrants ne réalisent aucun calcul rationnel dans leur mobilité ; de fait, ils pèsent les coûts (financiers, humains, etc.) et les bénéfices (économiques, sociaux, etc.) qu’ils pourront en tirer, mais il s’agit principalement d’un calcul qui engage le groupe d’appartenance du migrant – le plus souvent le ménage – et qui s’inscrit dans le répertoire de significations culturelles et sociales du milieu d’origine. La pauvreté ou les niveaux de pauvreté ne suffisent pas à expliquer la migration, celle-ci obéit à des forces sociales et culturelles plus profondes qui répondent aux fonctionnements réguliers des sociétés humaines [Alarcón, 1992 ; Massey, Espinoza, 1997 ; Zenteno, 2006].
La migration est une action collective : capital social et réseaux sociaux
11Migrer consiste, comme toute action sociale, à mobiliser le capital social dont disposent les acteurs grâce à leurs relations. Définissons ici le capital social comme :
« la somme des ressources actuelles ou virtuelles, qui reviennent à un individu ou à un groupe du fait qu’il possède un réseau durable de relations » [Bourdieu, Wacquant, 1992 : 95]. « Le volume du capital social que possède un agent particulier dépend donc de l’étendue du réseau des liaisons qu’il peut effectivement mobiliser et du volume de capital (économique, culturel ou symbolique) possédé en propre par chacun de ceux auxquels il est lié » [Bourdieu, 1980 : 2].
12Cette définition sous-entend que les sociétés sont faites d’hommes et de femmes unis au sein de réseaux, et que l’action individuelle et collective consiste à mobiliser et utiliser les ressources que peuvent procurer les liens sociaux entre individus. La performance du capital social réside dans sa convertibilité en d’autres formes de biens économiques, culturels ou sociaux [Massey, Durand, 1992]. À première vue cette définition peut sembler problématique : les acteurs n’auraient-ils de relations avec autrui que pour les différentes ressources que celles-ci peuvent leur apporter ? Les liens entre individus ne seraient-ils qu’un prétexte pour produire du capital social ? Bien heureusement, les relations sociales ne sont pas systématiquement instrumentales, on ne peut pas les subordonner aux logiques de l’économie néoclassique, les hommes et les femmes ne vivent pas forcément en société pour tirer profit les uns des autres. Ce qui explique l’efficacité du capital social n’est pas, me semble-t-il, l’utilité d’autrui.
13Les travaux du Mouvement anti-utilitariste des sciences sociales (MAUSS), ont montré que pour que le capital social circule de manière efficace dans les réseaux il faut que les acteurs partagent des liens de réciprocité et de confiance ; si seuls l’intérêt et le profit animent les relations humaines, les liens finissent par s’effriter et les ressources par s’amoindrir. Les relations peuvent, certes produire quelque effet utile, voire se révéler rentables mais ne peuvent l’être que pour autant qu’elles ne sont pas d’abord cela. La perspective anti-utilitariste qui puise ses fondements dans le paradigme du don estime que les relations sociales personnalisées sont simultanément créées et reproduites dans et par le don ; un basculement dans une part d’extra ou d’anti-utilitaire. Cette approche, considère que la relation sociale est cultivée avant tout pour elle-même et non pour les bénéfices qu’elle peut procurer, elle est le lieu d’un engagement mutuel des acteurs qui inscrivent leur relation dans la durée, permettant ainsi l’efficience du capital social [Caillé, 2006]. L’approche anti-utilitariste rejoint les nouvelles économies de la migration en ce que toutes deux récusent l’individualisme méthodologique et la rationalité économique de l’action sociale et font du réseau un système de soutien qui fonctionne avec des règles et des obligations.
14Le réseau est un des paradigmes les plus utilisés dans la communauté scientifique depuis les vingt dernières années et son succès en sciences sociales tient au fait qu’il permet l’analyse des groupes sociaux, de leurs dynamiques et des interdépendances qui les régissent. Dans son acception la plus large le réseau est un ensemble de relations. L’étendue et le dynamisme du monde social font que les réseaux sont potentiellement infinis, c’est pourquoi chaque réseau étudié ne pourra être qu’un découpage dans cet infini : l’analyse en termes de réseaux peut s’adapter, telle une lentille optique, à toutes les échelles (locale, régionale, nationale, transnationale, etc.) [Mercklé, 2004]. La notion de réseau est extrêmement vaste, elle ne fait pas consensus, et le chercheur qui l’utilise doit définir clairement et de manière critique ce qu’il entend par « réseau ». Sa plasticité et son extension en font à la fois un atout et un handicap car elles contribuent à flouer ses usages, et si le réseau permet de tout représenter, il perd son utilité analytique et comparative [Pepin-Lehalleur, 2008 (a)]. La grande variété d’approches dont le terme « réseau » fait l’objet en ont fait finalement une notion « post-it » [Dumoulin Kervran, 2008]. Considérons le réseau non comme une réalité en soi ou un mode d’organisation naturel mais comme un outil à utiliser et à modéliser en fonction des sujets d’étude et des conceptions de la sociologie.
15À l’instar des travaux de Georg Simmel, l’un des pères fondateurs de la discipline, on considère ici que l’objet fondamental de la sociologie est l’analyse des formes sociales qui résultent des interactions entre les individus. C’est « la science des structures des relations sociales » qui analyse le monde à l’échelle méso, l’échelle des collectivités, située entre l’échelle macrosociologique (qui nie l’individu) et l’échelle microsociologique (qui extrait l’individu de la société). [Mercklé, 2004 : 15]. L’approche du social par la notion de réseau permet précisément de comprendre la formation des groupes et d’analyser les modes d’organisation des individus pour saisir les ressorts de l’action collective.
16La migration est un processus social, « un ensemble de phénomènes conçu comme actif et organisé dans le temps, […] une suite ordonnée d’opérations aboutissant à un résultat » [Petit Robert, 2002]. La migration est ce processus évolutif et prévisible dans ses grandes lignes : dans le profil des migrants (d’abord des hommes pionniers, puis des jeunes célibataires, des hommes mariés, et progressivement des femmes et des enfants, et enfin des ménages entiers), dans les logiques migratoires (à l’origine pour des raisons d’ordre économique et peu à peu par une logique essentiellement culturelle et sociale), et dans le volume du flux migratoire (au début un flux léger qui s’accroît avec le temps mais qui est appelé à diminuer ensuite pour se tarir) [Massey, 1986 ; Alarcón, 1992 ; Guilmoto, Sandron, 2003]. La migration n’est pas une pratique statique, elle porte en elle des forces puissantes qui transforment profondément et irréversiblement les sociétés par-delà les frontières :
« Une fois que la mobilité internationale de travail s’enclenche, les réseaux émergent entre les migrants et leurs localités d’origine permettant à la mobilité de se perpétuer par-delà l’espace, le temps et les politiques de fermeture des frontières, générant ainsi une “force et un élan” réel qui transforme peu à peu la migration dans son ensemble » [Portes, de Wind, 2004 : 831].
Jalons pour une problématique
17Nous assistons aujourd’hui à un paradoxe historique : alors que de toutes parts la pratique migratoire s’amplifie et que les migrants parviennent à s’organiser pour contourner les frontières, nombre d’États du Nord et toujours plus de pays de transit font la chasse aux immigrés clandestins, réaffirment leur identité nationale face aux étrangers, et l’on constate que l’on n’a jamais autant créé et renforcé les frontières internationales que depuis les cinquante dernières années [Foucher, 2007]. Pourtant, tout analyste sait parfaitement que l’immigration ne s’arrêtera pas, et cela pour des raisons démographiques, économiques, historiques et sociologiques, et si aujourd’hui les pays du Nord mènent des politiques drastiques pour lutter contre les immigrants, on sait déjà que dans une trentaine d’années tous leurs efforts seront concentrés pour les attirer sur leur territoire, afin de palier les effets du vieillissement de leurs populations et de la faiblesse de leurs taux de natalité [Bocquet, 2006 ; Héran, 2007 ; Badie, et al., 2008].
18L’État pense en termes de « frontières » – socialement et historiquement construites – qu’il prétend maîtriser ; le migrant pense à « comment les contourner ». On est en présence d’une profonde contradiction entre deux logiques : la logique nationale des gouvernements des États et la logique migratoire transnationale. La première est essentiellement idéologique, la deuxième est beaucoup plus réaliste. Ce décalage est un problème pour tous les acteurs : bien entendu, pour les migrants eux-mêmes, qui accusent dans leur chair les souffrances de la mobilité clandestine, mais aussi pour les États qui se construisent sur une négation du réalisme des sociétés et sur un affaiblissement de leur État de droit, et pour la société dans son ensemble dont les populations natives et immigrées sont nécessairement appelées à vivre sur un même territoire. Face à l’opposition entre la « réalité réelle4 » des réseaux sociaux et la « réalité irréaliste » des politiques migratoires, il est nécessaire de réfléchir sur ce décalage du point de vue des migrants eux-mêmes : quel est l’effet de la politique migratoire sur l’organisation sociale des migrants ? Comment ces derniers s’adaptent-ils à un système d’obstacles à la migration ? Quels liens ces dynamiques définissent-elles entre les acteurs de la migration ?
Analyser les réseaux : démarche et méthode
19Les sciences sociales sont affaire de choix incessants tant dans la construction de l’objet que dans la phase de recueil de données ou dans l’analyse. Pour répondre à ma problématique, il est nécessaire de rendre visible la circulation du capital social entre les membres d’un collectif de migrants. La notion de réseau semble la plus adaptée, cependant elle se heurte à une autre difficulté car les réseaux lient un grand nombre d’acteurs de multiples manières (liens d’amitié, de parenté, d’occasion, liens marchands, liens forts, liens faibles, etc.). S’agissant d’étudier les dynamiques d’organisation sociale dans la migration clandestine, j’emploierai la notion de réseau de migrants ou réseau migratoire pour formaliser, depuis le point de vue des acteurs, les liens sociaux qu’ils mobilisent et entretiennent dans leur pratique migratoire. Le réseau devient visible pendant la course migratoire5 lorsque les acteurs convertissent le capital social issu de leurs liens antérieurs à la migration ou celui issu des liens qu’ils créent pendant celle-ci. Cependant, puisque tous ces liens sociaux sont si nombreux et épars qu’ils ne peuvent être tous recensés, et puisqu’ils sont de natures si différentes qu’ils ne peuvent être envisagés sur un même plan, il convient de modéliser le réseau en fonction de la teneur de la relation entre les acteurs [Davis et al., 2002 ; Lazega, 2007]. Ici, la méthode d’analyse des réseaux dits « complets » ouvre des perspectives très riches pour identifier les processus sociaux qui constituent le capital social d’un collectif :
« L’expression “méthode des réseaux complets” désigne la méthode de recueil de données sur laquelle est basée l’analyse structurale en sociologie. Elle signifie que le chercheur sait, après enquête dans un ensemble social aux contours prédéfinis, si une (ou plusieurs) relation(s) existe(nt) entre deux personnes, quelles qu’elles soient dans cet ensemble social. La définition du contour de cet ensemble et des relations dont on observe l’existence fait l’objet, de la part du chercheur, de décisions de nature substantive. Ces décisions dépendent de l’objectif prioritaire de la recherche » [Lazega, 2006 : 225].
20D’emblée, il est possible d’identifier un groupe d’acteurs reliés entre eux par des liens de grande réciprocité (que l’on désignera ici réseau complet ou réseau restreint) et liés à d’autres acteurs par des liens faibles et utilitaires (ce qu’on appellera le réseau élargi). Pour autant, parler de réseaux complets ne signifie pas abstraire les acteurs du monde social. Les liens en réseau sont infinis, et l’on ne fait ici que distinguer un réseau formé de liens de réciprocité d’autres réseaux de liens d’utilité ou de non signifiance. Il ne faut cependant pas oublier que les réseaux évoluent constamment du fait des choix des acteurs et en fonction de leur sociabilité dans le contexte social et culturel de la migration.
21J’ai choisi de travailler avec un ménage de paysans guatémaltèques chez qui j’ai séjourné lors de deux enquêtes de terrain au Guatemala, et dont j’ai rejoint ensuite deux enfants immigrés aux États-Unis. Le réseau dont il est question dans ce travail est celui constitué par les liens les plus entretenus et ceux auxquels les acteurs ont recours au quotidien ou dans des situations exceptionnelles ; ce sont des liens sociaux non utilitaires et n’y sont pas inclus les liens issus des rapports utilitaires ou marchands. Cependant, ces liens dits « utilitaristes » sont indispensables dans la migration internationale car pour réussir la mobilité, les réseaux migratoires se connectent aux réseaux des économies souterraines et informelles.
Mener une enquête ethnographique à l’ère de la globalisation
22Le chercheur doit trouver des méthodes pour penser ce monde, l’observer et produire des données scientifiques. L’étude de la migration de nos jours est un défi pour les sciences sociales en ce qu’elle exige des méthodes spécifiques tant pour la réalisation de l’enquête de terrain que pour l’analyse. Elle oblige le chercheur à porter son regard à la fois « tout près » et « au loin », elle demande de travailler à la fois « dans/sur » un « là-bas », et un « ici », en suivant l’unité du groupe étudié, et en comprenant les interrelations et les interdépendances qui se génèrent dans la pratique migratoire, contribuant ainsi de manière cruciale à une sociologie de la globalité [Castles, 2005]. Somme toute, la migration internationale montre de manière très claire la nécessité de la complémentarité des regards et des méthodes du sociologue et de l’anthropologue6.
23L’enquête de terrain est une situation de communication (conversations, entretiens formels ou informels, etc.) et d’observation (des pratiques, des interactions, des productions), c’est un va-et-vient permanent dans lequel l’ethnographe collecte des informations en même temps qu’il commence déjà à les interpréter, et que son objet d’étude évolue [Izard, 1998, p. 470]. C’est une situation d’interaction avec les groupes que l’on observe et qui nous observent, c’est une phase de travail qui exige une extrême rigueur et impose un rythme de vie éprouvant à l’ethnographe, comme le dit avec la plus grande éloquence Claude Lévi-Strauss :
« Il faut être levé avec le jour, rester en éveil jusqu’à ce que le dernier indigène se soit endormi et même, parfois guetter son sommeil ; s’appliquer à passer inaperçu en étant toujours présent ; tout voir, tout retenir, tout noter, faire montre d’une indiscrétion humiliante, mendier les informations d’un gamin morveux, se tenir toujours prêt à profiter d’un instant de complaisance ou de laisser-aller ; ou bien savoir, pendant des jours, refouler toute curiosité et se cantonner dans la réserve qu’impose une saute d’humeur de la tribu » [Lévi-Strauss in Izard, 1998 : 471].
24Si les premiers ethnographes ont pu s’immerger dans une population vivant dans un espace circonscrit et relativement coupé du monde, tel Bronlislaw Malinowski dans les îles Trobriand, les dynamiques à l’œuvre à l’échelle globale obligent aujourd’hui tout ethnographe à repenser le terrain et à adapter la méthode ethnographique à son objet d’étude.
25Tout comme le monde qu’elle observe et consigne dans le carnet de terrain, l’ethnographie se transforme, elle s’enchâsse dans le contexte d’un système mondial historique et contemporain d’économie politique capitaliste qui montre la nécessité de ce que l’anthropologue George Marcus [1995] a appelé « l’ethnographie multi-sites ». L’ethnographe du système global doit être en mobilité physique et conceptuelle, il devra tantôt « suivre les gens », « suivre la chose », « suivre la métaphore », « suivre le thème, l’histoire ou l’allégorie », « suivre la vie ou la biographie », « suivre le conflit », ou encore demeurer en un lieu mais dans une ethnographie stratégiquement « uni-située ». Aussi, par l’extension mondiale et la complexité du système d’interdépendances, le chercheur doit être conscient des limites de l’ethnographie et de la relativité du pouvoir de l’enquête de terrain, et accepter de construire son objet d’étude au plus juste et au plus empiriquement réaliste en fonction de ses problématiques de recherche. Pour le sociologue Stephen Castles [2005] l’étude de la migration au xxie siècle ne doit plus chercher à fonder une grande théorie, mais plutôt à se focaliser sur les complexités, les contradictions, et les conséquences inopinées de l’action sociale, en s’intéressant aux études de moyenne portée, par exemple l’analyse d’un système migratoire en particulier.
26Mon premier séjour de terrain dans la vallée de Peña Roja a duré un mois et demi en avril-mai 2005, le second à Tampa (Floride) aux États-Unis a duré un mois en novembre-décembre 2005. À Peña Roja j’habitais chez Aniceto et Rosaluz, dans une maison où ne vivait plus qu’un seul de leurs six enfants, le fils cadet, qui est parti pour les États-Unis la veille de mon départ du village. La situation d’observation était idéale, dans une localité rurale qui, par sa taille relativement petite, m’a permis de rencontrer beaucoup d’habitants et de réaliser un recensement complet de la communauté pour fonder mon analyse sur des données quantitatives particulièrement précieuses pour ce genre d’étude. Le village n’avait encore jamais rencontré d’ethnographe. Tous les soirs, au calme dans la chambre de la fille cadette partie étudier à la ville, je pouvais consigner mes observations dans mon carnet de terrain.
27Six mois plus tard, j’ai rejoint le fils cadet du ménage à Tampa, où il vivait désormais avec son frère aîné et d’autres amis, parents et voisins de la vallée de Peña Roja dans un trailer park*7 d’une homes. Ces migrants ont été les « passeurs-culturels » qui m’ont permis d’entrer et de trouver ma place dans ce monde de migrants d’Amériques, ils ont été mes protecteurs tout au long de ce terrain en conditions d’observation difficiles, et sont devenus de grands amis. Nous habitions à sept dans un mobile home, et pour ne pas surajouter à la peur qu’éprouve celui qui vit dans la crainte d’une descente de police, je devais faire preuve de discrétion et d’attention pour éveiller le moins possible la méfiance que suscite la présence d’un « intrus non-migrant » dans un espace régi par la clandestinité : j’écrivais mon carnet de terrain le soir dans un coin du mobile home, ou pendant la journée au détour d’une rue, j’ai choisi de privilégier les discussions informelles, ai appliqué un questionnaire à quinze migrants et n’ai fait qu’un seul entretien enregistré.
28Après ces terrains, grâce aux télécommunications qui permettent aux migrants et à l’ethnographe de se téléphoner à un moindre coût au Guatemala et aux États-Unis, j’ai pu comprendre depuis Paris certaines dynamiques sociales que mes terrains de courte durée ne m’avaient pas permis de saisir. Cette possibilité de « suivre le terrain de loin » grâce aux câbles Internet haute technologie que les migrants de Peña Roja contribuent à installer aux États-Unis ne remplacera bien entendu jamais l’enquête sur place, mais bien utilisée, elle est un outil extraordinaire pour saisir les évolutions du terrain : c’est un des grands défis de l’ethnographie de l’ère globale que de savoir tirer profit de ces nouveaux recours avec toute la rigueur scientifique de mise.
Réflexivité et objectivation
29Le travail du sociologue et de l’anthropologue a cela de paradoxal que tout ce sur quoi repose l’analyse scientifique vient d’une expérience subjective et personnelle d’un terrain, et d’une analyse intellectuelle des données recueillies par les cinq sens du chercheur. C’est une lourde responsabilité de produire de la science, nous ne sommes pas, en tant que chercheurs et apprentis chercheurs, ni objectivité totale ni omniscience, et l’on doit être en garde contre cet « “ethnocentrisme du savant” qui consiste à ignorer tout ce que l’analyste projette dans sa perception de l’objet, du fait qu’il est extérieur à l’objet, qu’il observe de loin et de haut » [Bourdieu, Wacquant, 1992 : 50]. Tout regard sur le monde étant socialement et psychologiquement construit, une partie cruciale du travail analytique oblige le chercheur à prendre conscience des biais inhérents à son regard afin de minimiser leurs effets :
« Le monde social est à connaître non pas simplement par la “découverte” d’un quelconque fait extérieur, non seulement en regardant au-dehors, mais également en s’ouvrant intérieurement. La conscience de soi est considérée comme indispensable à la conscience du monde social. Il n’y a pas de connaissance du monde qui ne soit, en même temps, une connaissance de notre propre expérience et de notre relation avec lui. Dans un savoir conçu comme conscience, la préoccupation n’est pas de “découvrir” la vérité d’un monde social extérieur au chercheur, mais de considérer la vérité comme devant sourdre de la rencontre entre le chercheur et le monde qu’il étudie et de son effort pour parvenir à mettre de l’ordre dans l’expérience qu’il a de lui. La connaissance du chercheur par lui-même – qui, quoi, et où il est – d’une part, et sa connaissance des autres et de leurs mondes sociaux, d’autre part, sont les deux aspects d’un même processus » [Gouldner, 1989 : 17].
30La sociologie réflexive montre les limites des grands systèmes explicatifs : la science est un discours sur le monde, la réalité est ce que l’homme considère comme telle, la vérité doit venir d’une prise de conscience de soi, de l’autre, et de son objet d’étude. Un premier pas dans cette objectivation consiste à se demander pourquoi on a choisi notre sujet d’étude, pourquoi notre vocation : on ne devient pas sociologue ou anthropologue par hasard, ça ne va pas de soi d’étudier la migration des Guatémaltèques vers les États-Unis…
31Revenons à l’origine : pourquoi et comment je me suis engagé dans l’anthropologie. Cette question évoque dans mon cas à la fois des déterminants familiaux, des éléments apparus dans une situation migratoire et des rencontres dans le milieu universitaire. Né au Mexique de parents artistes, d’un père mexicain et d’une mère française, qui éprouvent une passion pour le présent et le passé indien du pays qui nourrit en partie leur œuvre, chacun d’une manière très différente, j’ai été en contact très tôt avec une certaine altérité indienne. Cette détermination familiale par l’éducation et les voyages s’est renforcée par une proximité au quotidien avec la culture Otomí, d’une part car les aides à la maison (muchacha et albañiles), dont nous étions particulièrement proches, faisaient partie de cette ethnie, mais aussi parce que nous allions régulièrement sur leurs terres dans le municipe de Temoaya où mon père avait participé à la création et à la construction du Centro Cérémonial Otomí dans les années 19808. En rétrospective, j’ai l’impression d’avoir toujours su qu’il était possible de se consacrer pleinement aux cultures du Mexique d’hier et d’aujourd’hui, et les discussions dès mon plus jeune âge avec mon père ont indubitablement semé en moi une profonde fascination pour ces sociétés.
32Plus tard, parti à l’âge de quinze ans au lycée en France, me séparant de ma famille restée au Mexique, j’ai entretenu minutieusement cet intérêt pour le Mexique, sans doute par un besoin de garder des racines et sans doute aussi par nostalgie du pays pendant ces années de jeune expatriation. À la fin du lycée, à l’heure des choix d’orientation, hésitant entre des études de droit et de théologie, j’ai préféré m’inscrire en hypokhâgne à Paris, année au cours de laquelle, au fil de visites régulières au Musée de l’Homme du Trocadéro et de quelques rencontres avec des anthropologues, j’ai songé à « faire le pas » et à me consacrer à ce qui m’intéressait fondamentalement : l’anthropologie. Après deux années à l’université Paris-X-Nanterre, étudiant le « regard éloigné » de l’anthropologue, il m’a semblé nécessaire, par une incitation implicite de certains professeurs, de compléter cette formation par le « regard de près » du sociologue, c’est pourquoi je me suis inscrit dans ces deux disciplines complémentaires qui étaient pourtant enseignées dans deux bâtiments bien distincts. Pour mon année de maîtrise, sur la recommandation de Mme María Eugenia Cosío Zavala que j’avais rencontrée à Paris-X, je suis entré à l’Institut des Hautes Études d’Amérique latine à Paris pour me spécialiser en sociologie, tout en adhérant à l’optique pluridisciplinaire chère à cet institut.
33Le premier sujet auquel j’ai songé pour mon terrain de maîtrise a été la migration mexicaine vers les États-Unis, d’abord parce qu’elle me semblait un sujet intéressant et porteur, mais aussi parce que j’y étais déjà familier par sa visibilité quotidienne au Mexique (télévision, journaux, récits), et enfin parce qu’un grand nombre de mes proches dans ma famille paternelle originaire de la ville de Chihuahua avait tenté l’expérience « de l’autre côté* ». Mon père lui-même m’a souvent raconté ses aventures de jeunesse dans des restaurants de Los Angeles ou sur les chantiers de construction d’un chemin de fer dans la Death Valley en Californie, et une génération plus tard je voyais mes cousins partir travailler au Texas, se faire expulser parfois, ou s’établir à El Paso et à Houston. Mais en commençant mes lectures, la disproportion entre la quantité de travaux déjà réalisés sur la migration mexicaine – qui en font sans doute le flux migratoire le mieux étudié au monde – et le manque avéré de travaux sur la migration centre-américaine [Castillo, Palma, 1996] m’a poussé à m’y intéresser, d’autant qu’elle concernait directement le Mexique. J’avais pour ma part à l’époque une vision tangible mais superficielle de ces migrants – seuls ou en groupes, toujours discrets et silencieux – lorsqu’ils tentaient de traverser illégalement le pays pour aller aux États-Unis et que je les retrouvais dans les endroits les plus prévisibles comme les plus improbables : dans les gares routières de Oaxaca, de Veracruz ou de Mexico, à bord des autobus fonçant vers la frontière nord ou des camions locaux remontant lentement les routes côtières, je les voyais descendre des autobus lors des contrôles et souvent remonter, il m’est aussi arrivé de les voir débarquer au crépuscule sur une plage de Oaxaca, bondissant en hâte et en silence des barques de pêcheurs appareillées du Guatemala.
34J’ai décidé de consacrer mon mémoire à ces migrants ; il ne restait plus qu’à choisir mon terrain. J’ai d’abord pensé au Guatemala car j’y avais effectué un premier voyage à l’été 2004 pour réaliser un documentaire sur les impacts du commerce équitable chez les petits producteurs de café, ce qui m’avait permis de mesurer l’importance de la migration vers les États-Unis dans ces villages agricoles isolés9. Le village de Peña Roja s’est imposé au fur et à mesure que l’enquête de terrain approchait, tout d’abord parce qu’il se trouvait dans la zone frontalière avec le Mexique, ce qui me permettait de voir au plus près la migration dans un espace de forte intensité migratoire, et d’autre part parce que je gardais un très bon souvenir des moments passés avec les habitants de la vallée. Le tournage du documentaire m’a considérablement facilité l’accès à ce terrain et il est évident que je n’aurais pas eu la même qualité d’accueil et de confiance si je ne m’étais pas rendu sur place un an auparavant, la caméra à la main, m’intéressant à leurs problèmes quotidiens de caféiculteurs. D’un point de vue méthodologique, ce village répondait aux exigences qui conditionnent toute enquête de terrain en sciences sociales : un lieu public ou semi-public où l’on peut aller et revenir, un lieu où l’observation peut être systématisée [Winkin, 2002 : 139-140].
35Lors de mon premier travail sur la migration à Peña Roja pour le mémoire de maîtrise, ma problématique était en somme un premier pas quasi-obligé pour celui qui s’initie aux études de la migration depuis un lieu d’origine : je cherchais à y comprendre les impacts de la migration vers les États-Unis10. Pour le mémoire de Master 2, la problématisation de mon sujet a été plus difficile, elle s’est faite progressivement par le terrain, l’analyse, les lectures mais aussi par une certaine décantation. Yves Winkin décrit particulièrement bien ce processus :
« Le mouvement de toute recherche ethnographique est donc celui d’une “double hélice” : le chercheur part d’une idée encore mollement formulée, va sur le terrain, recueille des données en tous sens, revient vers ses lectures et commence à organiser ses données, retourne sur le terrain, lesté de questions déjà mieux conceptualisées et repart enfin avec de premières réponses vers une formulation généralisante » [2002 : 190].
36En Master 2, quand je suis parti sur le terrain rejoindre un de mes amis du village qui avait migré en Floride, ma problématique était quelque peu artificielle : je voulais voir comment se manifestait dans la migration de Peña Roja la théorie de l’institutionnalisation des réseaux migratoires [Guilmoto et Sandron, 2000]. Somme toute, ce questionnement était le produit brut de mes lectures où je ne faisais que reprendre des notions en vogue et une théorie qui m’avait interpellé, mais logiquement au cours du terrain, de l’analyse et de la rédaction, j’avais de grandes difficultés à le résoudre – il était trop abstrait, trop préfabriqué, il n’était que le placage d’une théorie sur un terrain. Pourtant cette première étape, douloureuse, a été cruciale, car c’est au fil de la réflexion dans les limites du cadrage, qu’a pris forme, par le processus même de l’écriture, entre les lignes, un questionnement plus dense et plus palpable où s’est formulé ce qui m’intéressait réellement, et ce qui constitue la nervure de ce travail – comprendre les effets de mesures politiques sur l’organisation sociale.
37Certes, ma problématique a finalement gardé les termes en vogue que sont « réseau » et « politique migratoire », non plus par dogmatisme ou recours à une notion à la mode mais parce que le cheminement même de la réflexion m’a conduit à les utiliser et à les modéliser pour essayer de comprendre la confrontation entre les logiques qui sous-tendent chacune de ces notions.
Plan et objectifs
38Il sera question d’analyser le décalage entre les politiques migratoires du Mexique et des États-Unis et l’action en réseau d’un ménage de migrants du Guatemala rural. L’analyse se fera en trois étapes : sera d’abord décrit le système migratoire dans lequel s’inscrit le ménage (chapitre 1), puis il s’agira de voir comment les migrants contournent les obstacles produits par les politiques migratoires grâce au fonctionnement en réseau (chapitre 2), ce qui me permettra enfin de montrer que l’efficacité de cette action collective dans la clandestinité repose sur la force des liens qui régit et structure le réseau (chapitre 2). L’hypothèse principale défendue ici est qu’une politique migratoire contraignante vulnérabilise les migrants mais renforce paradoxalement leurs réseaux migratoires.
39La première ambition de cette étude est de proposer une analyse concrète des fonctionnements en réseau dans la migration internationale à partir du cas d’un ménage de migrants11. J’étudie ces dynamiques sur une durée d’un an, entre mai 2005 et mai 2006, et ne prétends en aucun cas fournir un modèle global et systématique ni pour la migration en général, ni pour la migration centre-américaine ; certains travaux rejoindront les tendances que j’observe, d’autres s’en distingueront. Ce travail vise aussi à contribuer à la connaissance d’un flux migratoire centre-américain encore trop peu étudié et qui connaît une situation géopolitique clé dans les équilibres et les déséquilibres régionaux actuels. Enfin, de façon plus idéaliste sans doute, cet ouvrage tente de donner des éléments pour nourrir la réflexion sur les politiques migratoires, puisque leur manque d’efficacité actuel provient d’une conception inexacte des bases sociales, économiques et culturelles qui perpétuent la migration [Zenteno, 2002 ; Castles, 2004]. Peut-être le lecteur trouvera-t-il dans ce livre issu d’un travail de Master des défauts ou des lacunes ; je le prie de les mettre sur le compte de l’apprentissage du métier, et espère qu’il aura autant d’intérêt à le lire que j’en ai eu à le mener.
Notes de bas de page
1 On emploie ici ces termes dans leur acception économique et non géographique : le terme Sud désigne les pays émergents, les pays en voie de développement, ou les pays les moins avancés, et le terme Nord désigne les pays développés ou industrialisés. Quoi qu’il en soit les différences à l’intérieur de ces deux ensembles sont telles qu’il serait plus juste de parler de « Sud » et de « Nord ».
2 D’après ces estimations, les 191 millions de migrants internationaux en 2005 se répartissent ainsi : Sud➪Nord (62 millions), Nord➪Nord (53 millions), Nord➪Sud (14 millions), Sud➪Sud (61 millions).
3 Cf. Wihtol de Wenden [2005].
4 La notion de « réalité » est considérée ici non pas dans un sens philosophique mais au sens de « ce que l’homme pris dans le quotidien considère comme réel ».
5 La course migratoire est le temps pendant lequel l’acteur se maintient dans les allers-retours de la migration jusqu’à ce qu’il décide d’en sortir pour rester vivre définitivement quelque part dans un des lieux qu’il parcourt [Bustamante, 1997 : 328].
6 De plus en plus de chercheurs plaident pour le rapprochement de ces deux disciplines qui se fondent sur une même approche du « terrain » et montrent à quel point la distinction universitaire entre anthropologie et sociologie semble dépassée. Si l’idée d’un nécessaire regroupement fait consensus, ce que serait ce « nouveau regard » suscite davantage de controverses. Pour une explication plus approfondie de ces courants de pensée et de ses implications théoriques et méthodologiques, cf. Beaud, Weber [2003] et Bouvier [2000].
7 Les mots suivis d’un * renvoient au lexique situé en fin d’ouvrage.
8 La création de ce lieu a été demandée par les Otomís à une époque où ils se sont organisés et structurés pour exiger de l’État une reconnaissance politique, culturelle, économique et spirituelle. La création d’un tel lieu rappelle les centres religieux et politiques de l’Amérique précolombienne en même temps qu’elle est un pur produit de la politique indigéniste du PRI des années 1970-1980. Elle a mobilisé des artistes, des architectes, des anthropologues et un grand nombre de travailleurs Otomís.
9 Titre du documentaire : Les visages du café au Guatemala – À la rencontre des petits producteurs, août 2004, financé par la mairie de Neuilly sur Seine, réalisé en partenariat avec Atelier Digital SA de CV.
10 Mémoire de maîtrise : Migrations et mobilités à Peña Roja : comprendre les impacts de la migration dans une communauté rurale du Guatemala, sous la direction de María Eugenia Cosío Zavala, IHEAL, octobre 2005.
11 « Clyde Mitchell faisait remarquer que “depuis que la notion de réseau social a été utilisée pour la première fois par Barnes en 1954, sa caractéristique sans doute la plus spectaculaire est qu’elle a suscité beaucoup plus de développements sur l’idée elle-même que de travaux empiriques de terrain fondés sur cette idée”. L’analyse des réseaux sociaux reste le domaine privilégié de la formalisation mathématique et de la simulation, plutôt que de l’enquête empirique ; de la déduction plutôt que de l’induction ; de la modélisation plutôt que de l’interprétation » [Mercklé, 2004 : 105].
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