Préface
p. 13-17
Texte intégral
1Ce livre d’Argán Aragón est le résultat de plusieurs rencontres. Principalement, celles de l’enquêteur avec ses enquêtés, à Peña Roja, petit village guatémaltèque proche de la frontière avec le Mexique, au cours du tournage d’un film sur la filière du café. Parmi d’autres rencontres, la nôtre, également importante, au sein de plusieurs institutions, l’Université de Paris X-Nanterre, l’Institut des Hautes Études de l’Amérique latine (IHEAL) et le Centre de Recherche et de documentation sur l’Amérique latine (CREDAL) à Paris, en France, où j’enseigne et mène des recherches sur les changements récents des populations d’Amérique latine. C’est donc avant tout un plaisir mais aussi un devoir pour moi d’écrire la préface de cet ouvrage.
2Lorsque je l’ai rencontré, Argán Aragón était étudiant en sociologie d’une université française, avec des racines mexicaines, curieux de la vie de jeunes, rencontrés à Peña Roja au Guatemala et qui migraient en masse, traversant tout le Mexique, pour aller travailler en Floride, aux États-Unis. Il a montré son intérêt pour s’engager dans la voie de la recherche, en maîtrise et en DEA, puis il a voulu continuer en thèse où il est inscrit depuis un an. J’ai choisi d’accompagner son chemin.
3Or cet itinéraire a été passionnant, avec plusieurs étapes. En effet, dans un premier temps, le travail a consisté à réaliser en 2005, selon les règles de l’art, un recensement à Peña Roja, maison par maison, retraçant l’histoire du village et de ses habitants. Contrairement aux villages indigènes, c’est un habitat relativement récent, issu de la colonisation agricole et devenu prospère grâce à la culture de café. La fondation du village, en pleine forêt tropicale, commence par deux frères et leurs épouses, deux jeunes couples de ladinos fuyant la pauvreté au début du xxe siècle en provenance de la ville de Huehuetenango. Avec le défrichement et la colonisation de l’espace joints à la croissance démographique, le village prit de l’importance, comptant 748 habitants recensés par A. Aragón en mai 2005 avec 115 ménages dont 67 % avaient au moins un émigrant aux États-Unis. Pourtant, ce n’est qu’en 1991 que le premier migrant du village de Peña Roja est parti aux États-Unis, les migrations devenant massives à partir de 1998, grâce au programme de migration temporaire H2-B,
« l’année même où le café atteignit son prix le plus faible depuis des décennies. Dans le cadre de ce programme, les migrants partaient huit mois pour planter des pins avec la compagnie Eller & Sons basée à Atlanta (Géorgie) aux États-Unis, en travaillant pour des scieries ou des programmes de reboisement »
(chapitre I).
4Cette migration légale a rendu facile et possible le voyage des émigrants à partir de Peña Roja, même si les conditions de vie aux États-Unis étaient tout à fait précaires. Puis la plupart des migrants, entrés par ce biais sur le marché du travail nord-américain, ont quitté ce programme de migration temporaire pour vivre illégalement aux États-Unis (71 % de ceux ayant participé au programme H2-B).
5C’est alors que commence la seconde partie de cette recherche, du Guatemala jusqu’en Floride. A. Aragón a suivi une famille, la famille Mendez, laquelle compte six membres. Les deux parents vivent à Peña Roja de manière permanente, les trois fils sont aux États-Unis, les deux filles aînées vivent en couple dans la vallée, la cadette est à l’école secondaire dans la ville de La Democracia. Mais d’autres proches et parents vivent ou ont vécu aussi aux États-Unis, des oncles, des beaux-frères, etc. Argán a retracé les trajectoires de vie de ce réseau familial, il a suivi en migration les deux fils et leurs amis, partageant leurs conditions de vie, travaillant avec eux dans la pose de câbles de télécommunications, habitant avec eux en Floride dans un trailer-park abritant des migrants.
6Il explique dans cet ouvrage toutes les filières des migrations, les incidents du voyage depuis le Guatemala, les recommandations de ce qu’il faut faire pour ne pas se faire prendre, les conditions de l’embauche, la dureté du travail, l’isolement et les conditions de vie précaires, les liens avec la famille et le village d’origine, tout ce que pensent et désirent les migrants. C’est une perception depuis l’intérieur de la migration, un témoignage exceptionnel, que seule une grande empathie avec les individus rencontrés peut expliquer. C’est tout le mérite de ce travail de terrain que d’avoir réussi à décrire et à nous faire rencontrer ces migrants et leurs familles dans leur vie de tous les jours, mais aussi dans leurs rêves et projets, qui sont à la base de leur courage et détermination.
7Mais je voudrais également souligner un autre grand mérite de ce travail, dans la présentation d’une réflexion sincère sur les processus d’analyse élaborés à partir d’une observation empirique approfondie. Je lui laisse donc la parole en citant tout le paragraphe où il explique son expérience :
« Lors de mon premier travail sur la migration à Peña Roja pour le mémoire de maîtrise, ma problématique était en somme un premier pas quasi obligé pour celui qui s’initie aux études de la migration depuis un lieu d’origine : je cherchais à y comprendre les impacts de la migration vers les États-Unis1.
Pour le mémoire de Master 2, la problématisation de mon sujet a été plus difficile, elle s’est faite progressivement par le terrain, l’analyse, les lectures mais aussi par une certaine décantation […] En Master 2, quand je suis parti sur le terrain rejoindre un de mes amis du village qui avait migré en Floride, ma problématique était quelque peu artificielle : je voulais voir comment se manifestait dans la migration de Peña Roja la théorie de l’institutionnalisation des réseaux migratoires [Guilmoto et Sandron, 2000]. Somme toute, ce questionnement était le produit brut de mes lectures où je ne faisais que reprendre des notions en vogue et une théorie qui m’avait interpellé, mais logiquement au cours du terrain, de l’analyse et de la rédaction, j’avais de grandes difficultés à le résoudre – il était trop abstrait, trop préfabriqué, il n’était que le placage d’une théorie sur un terrain. Pourtant cette première étape, douloureuse, a été cruciale, car c’est au fil de la réflexion dans les limites du cadrage, qu’a pris forme, par le processus même de l’écriture, entre les lignes, un questionnement plus dense et plus palpable où s’est formulé ce qui m’intéressait réellement, et ce qui constitue la nervure de ce travail – comprendre les effets de mesures politiques sur l’organisation sociale. » (introduction)
8Je pense que nombre d’étudiants devraient méditer ces réflexions, qui constituent une bonne introduction à un itinéraire de recherche. J’ai vraiment apprécié le cheminement décrit qui montre le travail de préparation d’une recherche empirique à partir de lectures et de propositions théoriques conduisant à la naissance d’une véritable démarche de jeune chercheur.
9À l’heure de la mondialisation, quand un tout petit village guatémaltèque fournit la main-d’œuvre qui donne accès à Internet et à la télévision mondiale aux foyers américains de Floride et d’ailleurs, cet ouvrage d’Argán Aragón nous fait bien sûr réfléchir aux théories migratoires et aux chiffres, tels que les 1,17 million d’arrestations de clandestins que les États-Unis réalisent chaque année à leur frontière sud, mais surtout il nous a fait connaître les garçons de la famille Mendez, leurs rêves d’avenir et tout ce qu’ils ont permis à l’auteur de partager et d’apprendre, grâce à leur réelle amitié.
10Je salue donc la publication de ce mémoire de Master dans la collection « Chrysalides » de l’Institut des Hautes Études de l’Amérique latine. Je suis heureuse de partager avec d’autres le plaisir de cette lecture autour d’aventures qui ressemblent à un roman mais qui ne sont que le reflet d’une cruelle réalité mêlée à beaucoup d’espoirs.
Notes de bas de page
1 Mémoire de maîtrise : Migrations et mobilités à Peña Roja : comprendre les impacts de la migration dans une communauté rurale du Guatemala, sous la direction de Cosío Zavala, IHEAL, octobre 2005.
Auteur
Directrice du Centre de recherche et de documentation de l’Amérique latine (CREDAL) novembre 2008
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