Préface
p. 13-16
Texte intégral
1Depuis plus de dix ans, les sciences sociales parlent plutôt mal de Hugo Chávez Frías : soit qu’elles s’en fassent les porte-voix de manière plus ou moins assumée et applaudissent chaleureusement à la première boutade venue, fût-elle de mauvais goût ; soit qu’elles le jettent aux loups en une sorte de réflexe apeuré vis-à-vis de tout ce qui sort de la normalité convenue d’une prétendue tradition politique vénézuélienne ou de la « bonne gouvernance ». En matière de politique extérieure, le processus politique en cours depuis février 1999 put ainsi être présenté comme l’avènement d’un nouvel humanisme d’inspiration bolivarienne sur la scène internationale1 — quel humanisme, en effet, dans les insultes récurrentes à l’égard de George W. Bush ou d’Alvaro Uribe ! Ou, au contraire, comme la réactivation d’une vision du monde obsolète, à mille lieues de la réalité d’un monde globalisé et multilatéral, qui opposerait de front l’impérialisme d’un Premier Monde incarné par les États-Unis et la résistance acharnée de périphéries opprimées2. En vérité, on sait que la réalité des choses est éminemment plus complexe et qu’aux discours font pièce des pratiques qui ne traduisent pas toujours des orientations similaires. Dans ce contexte et sans pour autant avancer naïvement le postulat d’une neutralité axiologique qui établirait une frontière étanche entre les pratiques professionnelles du savant et la question de son possible engagement dans la vie de la cité3, c’est plus que jamais la mission des sciences sociales de revenir aux sources, de (re)découvrir les vertus de l’enquête de terrain, de (re)construire une distance critique vis-à-vis de l’objet d’étude et de respecter les règles les plus élémentaires de la méthode scientifique4. Depuis quelques années, un 14 certain nombre de travaux consacrés au Venezuela contemporain ont tenté de restaurer une telle approche et le présent travail de Camille Forite sur la politique africaine de Chávez, qui prend soin d’administrer systématiquement la preuve de tout ce qui est avancé au fil des pages, s’inscrit bel et bien dans cette perspective.
2À la source de cet ouvrage se trouve en effet un long travail de constitution d’un corpus de sources. Beaucoup d’entre elles, ainsi que le note l’auteur dès l’introduction, sont publiques et utilisables par tous à l’instar des comptes-rendus annuels des activités du ministère des Relations extérieures. Il faut toutefois souligner que la compréhension de la nouvelle dimension africaine de la politique étrangère vénézuélienne, depuis la fin des années 1990, s’est également appuyée sur une série d’entretiens réalisés avec des acteurs divers et parfois contradictoires, conférant à l’essai de Camille Forite une réelle originalité eu égard à la plupart des travaux existant jusque-là. Par ailleurs, l’un des recours efficaces pour échapper au contenu polémique caractérisant de nombreuses études de science politique sur le Venezuela contemporain réside dans une historicisation assumée de la question. Celle-ci occupe le premier chapitre de l’ouvrage et permet à l’auteur de proposer, par la suite, une approche quantifiée de la rupture observée en 2005 : 11 accords de coopération ont été souscrits entre le Venezuela et des pays africains entre 1977 et 1998, 18 entre 1999 et 2004, 60 entre 2005 15 et 2008. La création d’un vice-ministère pour l’Afrique en charge de l’Agenda África, la multiplication des représentations vénézuéliennes outre-Atlantique et des voyages officiels entre les différentes parties concernées sont autant d’autres signes qu’à la proclamation de l’objectif d’un « socialisme du xxie siècle » a correspondu un véritable redéploiement des relations extérieures dans le sens d’un renforcement des liens Sud-Sud.
3Établir et fonder ce constat n’enjoint cependant pas Camille Forite à en surestimer la portée et à affirmer sans davantage de nuances l’existence d’une révolution copernicienne dans la politique internationale du Venezuela. Bien au contraire, à la rupture de 2005 font contrepoint de nombreuses continuités entre la ive et la ve République : ainsi l’importance cruciale que conserve le pétrole dans la diplomatie de Chávez, démontrée dans le chapitre 3 ; ainsi la poursuite d’un rêve hégémonique de Caracas sur ce que l’on nommait jadis le Tiers Monde, au-delà de la rhétorique du multilatéralisme ; ou encore les limites d’un discours volontariste réévaluant la part africaine de la Nation vénézuélienne, mais ne trouvant pas de réelles concrétisations dans les politiques publiques effectivement mises en œuvre à destination de la communauté afro-descendante. De ce point de vue, on lira avec intérêt la thèse de doctorat que Camille Forite poursuit actuellement sur ce même thème de la politique africaine du Venezuela. Les limites entrevues dans la troisième partie du présent ouvrage auront-elles été surmontées, au moins partiellement, après 2008 ? Quelles seront les conséquences des bouleversements liés aux « printemps arabes », en cours depuis la fin de l’année 2010, qu’il semble difficile de réduire à des actions de déstabilisation menées par la Central Intelligence Agency comme le fit le président vénézuélien en mai dernier ? Quels bénéfices, enfin, Chávez sera-t-il susceptible de tirer de ces nouvelles orientations internationales dans la perspective du scrutin présidentiel de décembre 2012 ?
Notes de bas de page
1 Voir les travaux d’Héctor Constant et, notamment, sa communication intitulée « Venezuela y su política exterior en el siglo xxi : abriendo pasos al humanismo bolivariano » lors de la journée d’études Le Venezuela des années 2000. De nouvelles pratiques de pouvoir ?, Paris, Maison de l’Amérique latine, 3 décembre 2009. On trouve une même approche messianique dans la récente réédition du livre désormais classique de Richard Gott (Hugo Chávez and the Bolivarian Revolution, Londres, Verso, 2e éd., 2011) lorsque l’auteur affirme que « [the] ‘Bolivarian’ foreign policy has been remarkably successful » (p. 313).
2 Ainsi, bien que moins caricaturalement militants que ceux précédemment cités, les travaux de Carlos A. Romero ne masquent pas toujours les forts partis pris antichavistes qui caractérisent une majorité du monde académique vénézuélien. Voir, par exemple, Jugando con elglobo. La política exterior de Hugo Chávez, Caracas, Ediciones B, 2006.
3 Sur les lectures erronées de la notion de Wertfreiheit chez Weber, voir les analyses d’Isabelle Kalinowski : Max Weber, La science, profession et vocation, suivi de Leçons wébériennes sur la science et la propagande par Isabelle Kalinowski, Paris, Agone, coll. « Banc d’essais », 2005 ; ainsi que Wilhelm Hennis, « The meaning of Wertfreiheit on the background and motives of Max Weber », Sociological theory, vol. 12, n° 2, 1994, p. 113-125.
4 Sur ce point, voir Olivier Compagnon, Julien Rebotier, Sandrine Revet, « Le Venezuela dans le regard des sciences sociales », in Olivier Compagnon, Julien Rebotier, Sandrine Revet (dir.), Le Venezuela au-delà du mythe. Chávez, la démocratie, le changement social, Paris, Éditions de l’Atelier, 2009, p. 11-23.
Auteur
Maître de conférences en histoire 4 juillet 2011
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