Aula Magna, 1984. Pour le cinquantenaire de l'Université de São Paulo
p. 227-231
Texte intégral
1Evoquer la fondation de l'U.S.P. et de sa Faculté de Philosophie Sciences et Lettres, revivre par la pensée les années 1934 et 1935, c'est d'abord pour moi revoir les silhouettes et les visages, entendre les rires et les voix d'amis disparus, ceux qui furent les créateurs de l'une et de l'autre. Il faudrait citer les noms d'administrateurs et de professeurs, brésiliens ou non, mais la liste en serait hélas très longue. On ne m'en voudra pas cependant d'écrire les noms des géographes Aroldo de Azevedo et João Dias da Silveira, de l'historien Euripedes Simões de Paula, du philosophe João Cruz Costa. Je leur reste attaché par des liens personnels d'estime, d'affection et de reconnaissance à eux qui illustrèrent notre Faculté par leurs enseignements, leurs recherches et leurs publications. Un autre souvenir se rattache à mes débuts paulistes, celui du Dr. Julio de Mesquita Filho dont on sait quelle fût la part décisive dans l'évolution universitaire de São Paulo.
2Il lui fallut un enthousiasme obstiné pour parvenir à réaliser ses grands projets. Il se heurta naturellement à l'opposition de ses ennemis politiques mais il dut aussi persuader quelques uns de ses amis étroitement fidèles aux traditions.
3C'est que São Paulo possédait des établissements d'enseignements supérieurs d'un grand prestige : la vénérable Faculté de Droit du Largo São Francisco qui fournissait depuis longtemps les cadres de la vie politique pauliste et même brésilienne ; l'Ecole Polytechnique, plus récente mais qui fournissait déjà des cadres à la jeune industrie de São Paulo, enfin la faculté de Médecine confortablement installée depuis peu de temps Avenida Dr. Arnaldo. Aucune de ces écoles n'envisageait de bon cœur le risque de perdre une parcelle de son autonomie au sein d'une Université. En dépit des réticences, la réunion dans une Université fut acceptée sans trop de peine. Il en fut autrement du projet de création d'une Faculté de Philosophie Sciences et Lettres. Elle apparut comme une intruse, comme une idée farfelue ou une opération politique. Aux yeux des techniciens du Droit, de l'Art de l'Ingénieur et de la Médecine, elle paraissait une sorte de fourre-tout ; elle ne serait, disait-on, pas autre chose qu'un lieu de rencontre pour un public mondain plus curieux de belles conférences qu'avide de science.
4Les intentions des fondateurs étaient assurément que la Faculté devint un centre de haute-culture. Les premières activités de la toute nouvelle Faculté furent bien des conférences auxquelles accouraient des auditeurs bien différents les uns des autres. On vit assurément un bon contingent féminin, probablement plus brillant que sérieux. Mais on y distingua dès le début des hommes jeunes qui, rejetant le vernis culturel, aspiraient à une connaissance fondamentale dans le domaine des Sciences comme dans celui des Lettres. Parmi les premiers étudiants qui s'inscrivirent pour les cours d'histoire, de sociologie, de géographie, beaucoup étaient frais émoulus de la Faculté de Droit. Parmi eux le futur directeur Simões de Paula, qui garda toujours un souvenir reconnaissant des leçons du professeur Coornaert. Mon prédécesseur dans la chaire de Géographie, Pierre Deffontaines, entraîna quelques fidèles sur les routes de l'Intérieur et ouvrit toutes grandes les fenêtres des classes de géographie sur la structure et le dynamisme des paysages. Ainsi la Faculté avait vite pris le bon chemin et découragé les amateurs.
5L'évolution se précisa plus encore dans les années suivantes, en 1935 et 1936 avec l'arrivée d'un autre type d'étudiants : jeunes gens et jeunes filles des nouvelles classes moyennes venant souvent de l'intérieur de l'Etat, et souvent fils d'immigrants. Ils venaient, plus ou moins bien préparés mais pleins d'ardeur, financièrement aidés par l'Etat, pour acquérir la formation et les titres nécessaires au professorat secondaire.
6C'était l'un des objectifs que s'étaient fixés les fondateurs de la Faculté. Le temps était venu, en effet, de doter le pays de lycées (ginasios) qui ne seraient plus des affaires commerciales et spéculatives. Il fallait conjointement préparer des maîtres et leur assurer de bonnes conditions de travail et d'existence. Je me souviens de ces temps, révolus je l'espère, où à leurs heures perdues les dentistes enseignaient la géographie dans le lycée de leur petite ville, les avocats le français et les médecins les mathématiques ou les sciences naturelles. Ils enseignaient de surcroît ce qu'ils avaient appris longtemps auparavant, dans leur jeunesse. Dans la capitale, quelques professeurs se consacraient exclusivement à leur profession mais ils en étaient les forçats : leurs salaires étaient si misérables qu'ils ils couraient d'un lycée à un autre, accumulant les heures de cours. On citait des champions capables de donner une soixantaine d'heures de cours par semaine. Quelle fraîcheur d'âme et quelle vigueur intellectuelle apportaient-ils à leurs jeunes élèves ? Quel temps leur restait-il pour lire et se tenir au courant des changements dans leur discipline et dans les méthodes d'enseignement ?
7Redresser la situation était d'autant plus pressant que, depuis la crise économique des années 1930 et ses suites politiques, l'économie et la société du Brésil, et plus encore celles de São Paulo, passaient par des transformations profondes et rapides. L'industrialisation s'accélérait, la capitale connaissait un nouvel essor. Les classes moyennes commençaient d'acquérir un poids sociologique jusqu'alors très limité. Les fils d'immigrants arrivés à l'âge adulte, se taillaient leur place dans le monde des affaires comme dans celui de la politique. Ils souhaitaient pour leurs enfants un enseignement secondaire digne de ce nom. Ainsi les lycées avaient à faire face à une clientèle de plus en plus nombreuse et dont les besoins différaient de ceux des générations précédentes.
8C'est pour répondre à ces situations toutes nouvelles que fut orientée la faculté de Philosophie Sciences et Lettres. Elle devait être une sorte d'école normale pour les professeurs de lycée. Mais son rôle ne devait pas se borner à une formation technique. Comme dans les grands pays d'Europe ou d'Amérique du Nord, la Faculté devait être en même temps un centre de réflexion et de recherche.
9Quels devraient être les professeurs d'une Faculté ainsi conçue, la première de son espèce au Brésil ? Pour un certain nombre de disciplines essentiellement nationales, les compétences ne manquaient ni à São Paulo, ni ailleurs au Brésil. Il y eut ainsi dès le début un noyau de professeurs brésiliens dont le nombre s'accrut dans les années suivantes.
10Toutefois pour la majorité des chaires, on fit appel au concours d'étrangers, européens pour la plupart. Des chimistes et des naturalistes allemands, auxquels le nazisme rendait les activités universitaires impossibles dans leur pays, vinrent apporter leur esprit de précision et de rigueur. A l'Italie, on demanda des mathématiciens, des physiciens, un géologue et, pour la langue et la littérature italienne, la bonne fortune de la Faculté fut la venue du grand poète Ungaretti. Le Dr. Julio de Mesquita Filho, dont le rôle dans le recrutement des professeurs étrangers fut capital, s'adressa en France à son ami personnel, le psychologue Georges Dumas. A sa culture et sa réputation scientifique, Georges Dumas ajoutait une bonne connaissance du Brésil des années 1930 et une fine compréhension de ses besoins. Il prit contact soit directement, soit par l'intermédiaire de ses collègues de la Sorbonne, avec des jeunes philosophes, littéraires, sociologues, historiens et géographes que pouvaient tenter une « aventure » brésilienne. Ainsi le recrutement des professeurs français se fit au travers des relations amicales personnelles et grâce à une confiance mutuelle. Un premier groupe de français participa à l'inauguration de la Faculté en 1934. Seuls deux d'entre eux, l'helléniste et littéraire Michel Berveiller et le sociologue Arbouse-Bastide, y prolongèrent leur collaboration, surtout Paul Arbouse-Bastide, qui exerça son enseignement assez longtemps pour y gagner l'affection de ses collègues et élèves. Pour remplacer les Français qui n'avaient pu s'engager que pour un séjour de quelques mois, le Dr. Julinho et le Professeur Georges Dumas se tournèrent vers de plus jeunes enseignants, moins engagés dans la filière administrative française en même temps qu'assez jeunes encore pour être moins tenus à leur pays par des soucis familiaux.
11Assez d'années se sont écoulées pour qu'il me soit permis d'évoquer les critiques qui, à São Paulo, accueillirent les professeurs étrangers, les français peut-être plus que les autres. A travers nous, les critiques visaient la politique universitaire du Gouvernement de São Paulo. A l'équipe française, on reprochait sa jeunesse qui permettait de douter de ses capacités. Contre Julio de Mesquita, on dressait l'accusation de livrer la Faculté aux étrangers. Avec le recul du temps, il me semble que nous fûmes éberlués et préoccupés par la parution de quelques articles ou notules, et l'optimisme de notre jeunesse ne s'en ressentit pas trop. Nous étions trop pris par notre enseignement, trop ensorcelés par une expérience qui nous sortait de la routine française, pour en être vraiment détournés par des épiphénomènes journalistiques. Nous y fûmes aidés par l'amitié du Dr. Julinho et celle de nos élèves.
12Entre eux et nous les différences d'âge étaient petites. Le dialogue s'en trouva facilité. Pour moi, les travaux sur le terrain, le partage des aléas climatiques et des soucis de la voiture sur les vieilles routes m'ont permis de nouer des liens affectueux qui n'ont en rien souffert ni du temps, ni de l'éloignement.
13Ainsi se créa un climat chaleureux, sans doute très exceptionnel, entre les étudiants et leurs professeurs. Il se trouva renforcé par un désir commun d'entreprendre et développer des recherches sur le Brésil. Ce fut l'occasion d'une sorte d'initiation réciproque aux choses et aux gens du Brésil. A titre d'exemple, on doit rappeler l'œuvre de Roger Bastide qui ne manqua jamais de dire ce qu'elle devait à ses collaborateurs de São Paulo. En dépit de son contingent de professeurs étrangers, la Faculté de Philosophie Sciences et Lettres devint l'un des plus actifs parmi les centres d'études brésiliennes.
14L'élan donné pendant les années de l'enfance et la première jeunesse de la Faculté ne s'est pas ralenti. Les collègues brésiliens qui, à juste titre, ont succédé aux étrangers retournés dans leurs pays pour des motifs familiaux ou des raisons de carrière, ont développé les activités de recherche sur des thèmes paulistes et nationaux. L'activité de l'Instituto de Estudos Brasileiros en est l'une des meilleures démonstrations.
15Il est agréable de décrire aujourd'hui ce que fut la croissance intellectuelle de la Faculté mais elle eut aussi son lot de vicissitudes. L'un des pires désagréments fut de ne pas posséder nos propres locaux. Nous avons nomadisé à travers São Paulo, parfois expulsés presque avec violence, ailleurs obligés de quitter un immeuble trop vieux, toujours dispersés, l'administration ici, les scientifiques là, les littéraires ailleurs.
16On a procédé plusieurs fois à la pose de la première pierre de notre immeuble-fantôme. J'ai le souvenir d'une cérémonie présidée par le Gouverneur ; elle se déroula sous un véritable déluge et la pierre fatidique fut scellée dans un terrain situé en bordure de l'Avenida Rebouças. Hélas, quelques mois après, nul ne savait où gisait la dalle gouvernementale !
17A l'occasion de tempêtes politiques parfaitement extérieures à nos travaux, l'existence même de l'institution fut mise en cause. On nomma à sa direction quelqu'un qui, de l'aveu de tous, n'avait jamais cessé de demander la mise à mort de la Faculté. Et paradoxalement ce fut peut-être notre salut car, une fois installé dans le fauteuil directorial, cet homme à l'esprit aussi aigu que caustique renonça à tuer l'organisme qu'il dirigeait. A moins qu'il n'eut découvert que nous étions pas des Socrates acharnés à pervertir la jeunesse ! L'essentiel fut que la Faculté survécut à cette bourrasque comme à d'autres.
18Egrener des souvenirs est un travers des hommes d'âge. J'arrête donc ici le défilé de mes historiettes. Le présent et l'avenir ne sont-ils pas plus importants ? L'Université de São Paulo jouit d'une réputation qui dépasse les frontières du Brésil. Sa Faculté de Philosophie Sciences et Lettres, quoique administrativement transformée, a conquis ses lettres de noblesse. Une certaine fidélité nous fait un devoir de redire que rien de cela ne se serait fait sans la clairvoyance de quelques hommes et la sorte de passion qui anima les fondateurs.
19Aula magna prononcée à l'occasion du cinquantenaire de l'Université de São Paulo (1984)
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