Réflexions épistolaire
p. 213-216
Texte intégral
1Pierre Monbeig écrivait peu car, à la réflexion épistolaire, il préférait de beaucoup l'émulation d'une conversation à deux. Avec ses chercheurs, il adorait "jouer la mouche du coche", selon sa propre expression, "j'ai envie de vous taquiner", écrivait-il parfois : c'était l'annonce d'un petit aiguillon dont la piqûre était vite atténuée par une pointe d'humour.
2Pierre Monbeig n'écrivait jamais en vain. Ses lettres foisonnaient d'observations, presque immédiatement suivies du doute qui le taraudait et l'empêchait parfois d'écrire, sauf à un ami, sur une machine rétive, où il disait son refus du formel, du conventionnel. "Ces gens m'ennuient", disait-il souvent des idéologues de bureau.
3Dans ses lettres, Pierre Monbeig est à l'image des Brésiliens qu'il adorait : chaleureux et attentif ; délicat et pragmatique ; aimable mais intraitable au plan scientifique ; inquiet mais fondamentalement optimiste. Et toujours géographe.
4Voici quelques-unes de ses observations ou affirmations, réponses à mes lettres : "Je vous livre ces réflexions en vrac, sans les relire, tout comme si nous étions, une fois encore, entrain de bater um papo comme deux bons complices".
L'optique géographique
5Il est évident que le boulot du géographe est de considérer les formes de maîtrise de l'espace géographique par l'homme. N'est-ce pas justement la forme, le degré de la maîtrise de l'espace qui font que celui-ci est géographique. Il me parait aller de soi que le rapport existe entre types d'emprise sur le milieu et organisations urbaines. Votre grand mérite est d'en avoir apporté une belle démonstration en utilisant astucieusement les divers degrés de "pionérisme" de vieillissement dans le Parana-Mato Grosso.
6Vous parlez d'adaptation au biotope et vous avez raison : c'est la même chose à Cavalaire où il fait chaud et on se devêt ; où l'on a autrefois simplement laisser paître les chèvres et les moutons dans la forêt des Maures, avec quelques rares champs dans quelques vallons et une petite exploitation de la châtaigneraie et du liège. Et, plus près de nous, quand la vigne s'est étendue ; plus récemment encore, lorsque les rivages et les pentes qui les dominent se sont couverts de villas, on a continué à s'adapter au biotope...
La perspective historique
7Tout le monde n'a pas la chance des Romains en Gaule, avec de larges voies naturelles de pénétration et, sur leur bords et leurs extrémités, des territoires fertiles.
8Sans les chemins de fer, la machine à vapeur et le télégraphe, le rush du café n'aurait pas eu lieu...
9Chaque fin de cycle n'a pas signifié le retour au statu quo ante. Au contraire il en reste beaucoup de traits qui, peut-être parfois, se durcissent et sont un obstacle aux changements, une entrave aux innovations ; parfois, ce sont comme des germes d'une évolution positive et, du coup, d'un départ vers un accroissement de l'espace et/ou sa réorganisation...
10Partout où les Portugais ont abordé le continent sud-américain, ils ont d'abord trouvé la forêt et ils s'y sont très normalement implantés...
11Question fondamentale : le rôle de l'Etat dans les changements récents de l'économie agricole... L'intervention de l'Etat n'est pas une nouveauté : Lisbonne la pratiquait pour le sucre. Le Brésil du café fut celui des gouvernements des fazendeiros ; l'Etat pauliste et celui de la Fédération se sont comportés comme les Républiques françaises envers les vignerons du Midi et de l'Algérie.
L'espace géographique
12Vous avez peur du mot ''région" et vous vous réfugiez dans l'abus du "spatial" : c'est encore plus vague et indéterminé que région, il n'en a pas d'être l'habitant d'un espace... mot qui, pour lui et beaucoup de français, évoque non pas la terre, mais les fusées Ariane et Challenger...
13Ne serait-il pas judicieux de rappeler à quel point les moyens de communication et d'information ont rapetissé le Brésil ?..
14La construction des routes qui foncent d'un grand centre à un autre, tout en animant quelques nœuds routiers (et encore !) ne laisse-t-elle pas de grands vides ?...
15Ne doit-on pas dire quelque chose de la mobilité des zones d'influence continentale, des foyers côtiers, de la concurrence qui s'exerce entre eux ?.. Ainsi les interpénétrations mouvantes entre l'influence de Salvador et celle de Belo Horizonte ; dans une faible mesure : Curitiba-São Paulo et pourquoi pas ? - Porto Alegre et São Paulo pour le Mato Grosso du Sud ? Il me semble que tout ceci marquerait assez bien l'un des aspects de l'inachèvement de l'espace, son instabilité (tout de même assez différente des situations européennes, nord-américaines)...
La terre brésilienne
16Une économie agricole sans hommes ne serait plus qu'une élucubration sur statistiques...
17L'innovation, on la trouve aussi bien chez les grands agriculteurs que chez certains petits (à condition qu'on leur en donne l'opportunité) - En considérant le Brésil dans sa totalité - mais sans négliger de marquer les contrastes de situation entre les grandes régions et à l'intérieur de celles-ci - il y a contradiction entre la dégradation des terres et l'absence d'une véritable agriculture dans certains cas et la recherche d'une haute technologique dans des zones récemment conquises...
18Je pense à l'attachement à la terre : le sentiment existe au Brésil, en même temps que la mobilité qui en est à la contradiction.
Les villes brésiliennes
19Les premières exploitations de café ont animé les nombreux petits ports du littoral Rio-Santos, qui déclineront et revivront de nos jours avec le tourisme et les nouvelles routes...
20Le style urbain du Sud s'inscrit dans un Brésil des voies ferrées, des routes, d'un vaste arrière-pays qui a été pionnier et gros producteur ; davantage encore peut-être : un Brésil sans esclaves, avec une population d'hommes ouvriers agricoles, petits propriétaires immigrés, sitiantes du café qui ont des produits à vendre, des espèces sonnantes et trébuchantes (si modestes soient-elles), des besoins à satisfaire. Le magasin de la fazenda n'a pas tenu très longtemps : les commerçants de la ville ne sont pas très éloignés et on est libre de la fréquenter. C'est le Brésil du capitalisme commerçant, pas encore industriel.
21Croyez-vous que, de par le monde, se trouve des villes moyennes qui ne soient pas des relais ?...
La région brésilienne
22Les changements politiques, économiques, techniques, ceux survenus dans la répartition du peuplement, sont-ils suivis et responsables de la formation des nouvelles régions ?...
23Développer la vie régionale, alors que tout concourt à l'uniformisation, et faciliter l'action de l'administration centrale, c'est drôlement pas commode...
24La hiérarchie urbaine, dans "mon" São Paulo, je crois qu'elle apparaît dès la vague caféière des dernières années du xixè et au début du xxè ; elle me semble devoir être associée pour une part aux voies ferrées et, pour une autre, aux fazendeiros et aux industriels et négociants de la précieuse Rubiacée. Les routes ont ensuite relayé le chemin de fer et accru la hiérarchie urbaine.
25D'accord évidemment pour le continuum ville-campagne, mais le continuum Brasilia-villes moyennes signifie bien le Brésil unitaire..
26Vous exagérez en écrivant que l'organisation de l'espace est dirigée parfois même de l'étranger. C'est une allusion aux multinationales ? Il serait sans doute plus exacte de dire qu'elles s'en moquent éperdument...
L'économique
27L'homme non capitaliste ? Vous voulez dire l'homme qui n'a ni capitaux, ni crédit... Après l'homo faber et l'homo sapiens, l'homo capitalisticus...
28Il est difficile d'échapper au verbiage qui apparaît dans l'usage excessif des mots "capitalisme", "capitalisation", comme si le Brésil colonial, indépendant - avant et après 1930 - n'avait pas été dans la mouvance du système capitaliste...
La longue durée brésilienne
29Je continue de penser qu'il convient de montrer comment au long des années changent les apparences, mais l'essence des problèmes évolue peu. Les moyens mis en oeuvre et les mentalités, sans être immuables, attestent la longue durée. Il faudrait parvenir à entre-croiser cette idée avec une seconde qui n'en est guère éloignée : les apparences d'évolution récente peuvent être distinctes selon les régions, mais si l'on dépasse les exemples locaux et régionaux, on retrouve une généralité brésilienne...
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