La géographie humaine
Modes de penser et géographie humaine
p. 171-176
Texte intégral
1Pionnier, américaniste, tropicaliste, professeur, chercheur, administrateur, créateur et innovateur à coup sûr, Pierre Monbeig s’appuya tout au long de sa vie dans ses tâches comme dans ses œuvres sur sa formation de géographe et plus simplement sur son goût de la géographie, de cette géographie que nous appelons parfois encore géographie générale par opposition à la géographie régionale et à ses épigones, l’aménagement et l’urbanisme.
2A la géographie générale, mère de toutes les géographies, Pierre Monbeig avait su saisir bien au-delà de la préparation d’une agrégation qu’il avait présenté à 21 ans, toute la compréhension des phénomènes physiques et humains qui lui permettraient d’affronter la recherche, l’enseignement et notamment, l’ouverture vers d’autres disciplines voisines. Il fut en effet, parmi les moins sectaires et peut être le moins spécialiste pointu des géographes de sa génération. A quelque échelle qu’il emprunta un thème, le milieu et l’homme étaient étroitement soudés. Toute analyse restait préhensible par un homme qui s’appuyait, survivait, produisait, voire, prospérait sur une terre concrète, une nature touchable, des ressources à portée de regard.
3Heureusement, nous avons tous côtoyé des géographes qui avaient "évolué à la jointure des vieilles géographies physiques et humaines, où à la charnière des sciences de la terre, de la vie et de l’homme pour attribuer à notre discipline, une place indiscutable de synthèse". Dans un cadre spatial bien sûr, qu’il suffisait de limiter après en avoir cerner les objectifs. Cependant, Pierre Monbeig aura arpenté le globe ou fréquenté des colloques avec une réelle simplicité dans les descriptions et une grande mesure dans les rapports entre le milieu, l’homme et ses activités pour le bonheur des universitaires mais aussi des diplomates et des hommes d’affaires. Américanistes et tropicalistes nous présentent ici son œuvre originale de pionnier chez les pionniers, pionnier chez les chercheurs et les administrateurs. Pour ma part, j’aimerais porter témoignage de sa manière simple et précise de placer les décors et les acteurs de pièces qu’il a su écrire pour des théâtres proches ou lointains, tels ses "modes de penser dans la géographie humaine" qui, à propos d’un hommage, résume admirablement toute cette branche, raccourci étonnant pour faire le tour des conceptions des géographes de toute une époque.
Les modes de penser dans la géographie humaine
4Bons maîtres et bons livres ont assez mis en garde les géographes pour qu’ils renoncent aux explications simplistes. Suffisamment avertis, ils ne se lassent pas de souligner la complexité des phénomènes où sont impliquées les sociétés humaines. Les avertissements sont prodigués au débutant pour qu’il évite les chemins étroits et les horizons bornés où les conduirait une observation partielle ou unilatérale des faits. Ouvrons deux des bréviaires de nos étudiants : c’est M. Sorre qui, s’efforçant de clarifier la notion de genre de vie, écrit qu’elle est « extrêmement riche car elle embrasse la plupart sinon la totalité des activités humaines » et « les éléments spirituels comptent à côté des éléments matériels plus accessibles ». C’est aussi le doyen Cholley rappelant aux apprentis géographes que, dans cette même notion de genre de vie, « les facteurs d’ordre moral et psychologique tiennent une place au moins aussi importante que les éléments matériels1 ». Rapprochons ces phrases fort claires d’autres écrites par des hommes dont les préoccupations sont bien différentes : elles expriment la même nécessité de ne pas sous-estimer les facteurs psychologiques. Modes de sentir et modes de penser ont leur place dans l’histoire des civilisations. Georges Friedmann souligne « ce que gagneraient les sciences de l’homme à une étude systématique des relations entre la mentalité et les conditions de vie, replongeant les sensibilités et les esprits dans leur milieu total où les techniques s’avèrent particulièrement influentes2 ».
5Pour s’en rendre compte, il n’est que de feuilleter la plupart de nos classiques : Géographie universelle, thèses (il est vrai que les thèses de géographie humaine se font rares), ou revues. Elles apportent au lecteur un trésor d’informations tant sur les conditions physiques des régions où vivent les groupes humains que sur le comportement matériel de ces groupes. Mais ce lecteur, qui n’est pas nécessairement un géographe, et peut tout bonnement être un esprit curieux, soit par goût, soit par nécessité, ne trouvera pas ce qu’il espérait trouver encore : l’homme avec ses façons de sentir et de penser. Celles-ci sont absentes, comme si l’on avait oublié qu’elles sont parties intégrantes des genres de vie. Outres toutes les richesses, ou les pauvretés des Amériques Latines ou d’une Normandie, veut-on savoir comment pense un Sud-Américain ou comment pense un Normand ? Ce n’est pas au géographe qu’il convient de vous adresser, mais plutôt à des auteurs qui sont en marge de notre corporation. Et c’est peut-être l’une des causes du peu d’attrait que l’homme cultivé ressent pour nos publications géographiques, le peu de résonance quelles obtiennent en dehors des cercles universitaires. Le lecteur non spécialiste sait bien qu’il trouvera chez nous quantité de chiffres, défaits et même d’idées fort utiles, mais il sait aussi qu’il n’y trouvera pas ce qu’il cherche également : des hommes qui pensent, et qui ne pensent pas comme tous les autres, cette matière même à laquelle il aura affaire s’il va en Amérique du Sud, ou dans la France de l’Ouest.
6Nos étudiants en mal d’examen ne s’y trompent pas, qui suspendent leurs stylos si, par quelque malheur, on les entretient d’un homme pensant et non plus seulement d’un homme producteur, ou d’un homme habitant. Ces jeunes gens savent bien que leurs juges n’attendent pas d’eux quelque connaissance de la mentalité des Noirs d’A.O.F., ou des Indiens du Mexique ; ils sont assez sages pour concentrer leurs activités intellectuelles sur les techniques du lougan, les surfaces des haciendas et le nombre des ejidos.
7Comment pourrait-on en faire un reproche aux étudiants, ils sont aimés d’un très louable souci de faire œuvre scientifique, et les façons de penser, il est clair que ce n’est pas de la science ! Travailler scientifiquement, voilà ce que l’on fait dans une excursion de géographie humaine digne de ce nom : la troupe des jeunes géographes débarque un beau matin dans la mairie d’un petit village où ils n’ont jusqu’alors jamais mis les pieds, et qui est parfois à une bonne nuit de train de leur province (excellent procédé pour éliminer les idées préconçues, parfaite garantie scientifique...) ; on se rue sur le cadastre, les matrices cadastrales et les fiches de recensement, on copie et l’on décalque fiévreusement car il faudra bientôt plier bagage pour courir, dans une autre mairie d’un autre petit village, le butin de l’après-midi. Enquête sur le terrain ? J’ai idée qu’elle n’eût pas satisfait Demangeon aux temps où il lâchait dans la nature ses étudiants de diplôme, nantis de son précieux questionnaire. Les trésors des secrétaires de mairie ne nous livraient sans doute pas tous leurs secrets, mais nous revenions de nos enquêtes avec une ample provision de chaleur humaine. Il est vrai que l’on nous dit que Demangeon était un « idéaliste »...
8Alors, idéalistes aussi sont ceux d’entre nous qui savent et disent quel puissant ressort peut être une attitude mentale et quelle trace elle grave dans la géographie d’un pays. Ainsi Etienne Juillard, passant par le Val d’Anniviers, près d’un demi-siècle après Jean Brunhes, et s’étonnant de la permanence paradoxale des genres de vie à deux pas des grands chemins du Valais, arrive à l’ultime explication : il faut analyser les âmes3. Ou bien encore Lucien Gachon qui montre dans son Massif Central les effets psychologiques de la dépopulation, le décalage entre une mentalité éminemment sociale et les conditions matérielles de la vie. Dans le Livradois, dit-il encore, il y a « des hameaux où règne l’entente et la coopération » et qui sont « prospères pour cette seule raison psychologique4 ».
9Un effort beaucoup plus systématique a été tenté par Pierre Deffontaines avec son livre au titre prometteur Géographie et Religion. Il a récemment précisé sa pensée dans un article dont la conclusion définit le rôle qu’il attribue à la géographie religieuse : « L’important est de rechercher avec minutie, sagacité et tendresse, par quels mobiles l’espèce humaine est devenue à ce point industrieuse et créatrice de paysages géographiques5 ». On voit bien que dans la ligne que trace Deffontaines, modes de sentir et modes de penser n’intéresseront le géographe que dans la mesure où ils ont contribué à l’élaboration des paysages. Cependant, sans qu’il soit question que le géographe se substitue à d’autres mieux qualifies, ni qu’il se charge d’étudier les mentalités pour elles-mêmes, on peut penser que Deffontaines limite le champ d’action de la géographie humaine en bornant son domaine à ce qui est directement perceptible dans le paysage. Son œuvre, en dépit de l’abondance des marques les plus concrètes, les plus palpables que croyances et sensibilités religieuses ont pu imprimer aux paysages. N’y aurait-il pas des horizons plus vastes à prospecter ? Car pour un géographe qui joint la connaissance du Canada à celle de l’Amérique Latine, le vrai problème de géographie religieuse n’est-il pas de chercher si des mentalités catholiques et pourtant distinctes ont joué dans les processus d’organisation des sociétés coloniales ? Ce ne serait pas sortir du jardin de la géographie humaine que de rechercher jusqu’à quel point des formes opposées de prise de possession du sol reflètent des mentalités différentes entre colonisateurs catholiques et protestants du Nouveau-Monde. Non plus qu’il aurait été dépourvu de sérieux géographique que de se demander pourquoi certaines régions semblent avoir la vocation d être des terres d’hérésies.
10Il est vrai que les géographes ne sont pas préparés à l’étude des mentalités. Ils le savent et se refusent à des expériences hasardeuses. Ainsi dans une excellente monographie d’un village des rives du Niger, l’auteur qui note la fréquence de la ligne courbe dans le tracé des parcelles cultivées pense qu’il faudrait chercher une explication dans « le psychisme des Noirs », mais il ajoute, aussi vite que prudemment, que celui-ci ne nous est pas suffisamment connu6. La recherche géographique a-î-elle de ces timidités quand elle se fait géologie ou science économique ?
11L’une des meilleures justifications de cette sagesse inaccoutumée est la crainte de la mauvaise littérature que pourrait être une géographie des mentalités. Une certaine géographie psychologique avait autrefois déclenché la vigoureuse indignation de Demangeon, qui avait trop de bon sens pour se laisser prendre dans un tourbillon de faits et d’idées. Il ne saurait être question de pêcher une nouvelle géographie, fût-elle psychologique ; moins encore d’en faire le couronnement de la géographie humaine.
12Il ne s’agit pas davantage de proclamer une primauté de la mentalité et de lui accorder a priori une sorte de prééminence dans l’explication géographique. Rouvrir le débat entre l’œuf et la poule à propos des structures économiques et des superstructures mentales ne rimerait à rien ; démonter le mécanisme qui les assemble et chercher comment ce mécanisme a des origines et des conséquences géographiques serait fructueux. On voudrait qu’on s’associe plus souvent l’étude des modes de penser et celle des genres de vie. Les géographes, et surtout les géographes français ont devant eux un terrain de travail d’autant plus riche que nombre de monographies sociologiques, surtout américaines, tombent dans un excès inverse. Un beau livre, œuvre d’un sociologue, m’a fourni l’occasion de la montrer7. C’est l’histoire d’un petit bourg de la Serra do mar, au Brésil, ou une révolution agricole entraîna, autour des années 1932-1935, une évolution des modes de penser. Mais la transformation des techniques et de la production a été incomplète parce que les vieux modes de penser furent lents à se transformer. Cunha est un bel exemple de complexe géographique inexplicable par le seul jeu des mécanismes économiques aussi bien que par le seul cadre physique et que par le seul comportement mental de ses paysans.
13L’effort pour saisir et comprendre les façons de penser du groupe étudié est d’autant plus indispensable qu’elles diffèrent des nôtres. M. Cholley a marqué qu’une des difficultés de la géographie humaine que ne connaît pas la géographie physique tient à ce qu’elle implique des jugements de qualité8. C’est pourquoi il faut s’efforcer de ne pas juger par rapport à soi-même. Le péché d’européo-centrisme, si courant dans les études de géographie physique, est encore plus redoutable pour le géographe humain qui s’éloigne de notre continent. N’entendons-nous pas opposer les sages proverbes de nos paysans aux pratiques culturales des agriculteurs tropicaux ? Et encore ne s’agit-il que de techniques du sol. Peut-on comprendre l’entassement des Noirs dans les villes africaines si l’on puise uniquement dans l’arsenal de nos propres expériences ? Assurément les traits communs ne manquent pas qu’il est bon de souligner fermement. Mais il y a autre chose encore, comme ces habitudes d’hospitalité et de parasitisme familial si fortes dans toute l’Afrique Noire. Ce n’est pas un géographe, mais le sociologue
14Roger Caillois qui a montré comment le jeu tient une place considérable dans l’économie latino-américaine. On peut attribuer aux structures économiques la virulence de cette mentalité de joueur ; elle n’en reste pas moins un facteur géographique décisif qu’il ne suffit pas d’évoquer rapidement, comme un pittoresque détail exotique. L’appréhension du mode de penser radicalement différent du nôtre exige, sinon une certaine connivence, pour le moins un effort sérieux du chercheur. S’il l’oublie, il commettra un péché qui, pour se situer dans l’espace, rien sera pas moins comparable à ces péchés d’anachronisme dont parle Lucien Febvre.
15Une fois de plus, c’est de la plume de Lucien Febvre, historien, que tombent des réflexions précieuses pour le géographe. Qui en serait surpris ? Débats et recherches de géographes restent souvent aussi désuets et sclérosés que ces « grands sujets historiques » que Lucien Febvre pourfend inlassablement. La géographie humaine a pour les modes de penser le même coup d’œil aimable, mais distant, qu’une certaine histoire.
16Il faudrait que l’homme fût vraiment considéré comme autre chose qu’une maison, qu’un tracteur, ou qu’une statistique. Si l’homme, l’homme en société, est au centre de la géographie humaine, il doit être total, avec ses modes de vie et avec ses modes de penser qui ne font qu’un. La tâche limitée des géographes doit être d’expliquer la part des facteurs géographiques dans la formation et l’évolution des modes de penser, celle des influences qu’ils exercent sur les modes de vie et le poids que ceux-ci font peser sur ceux-là. Accorder plus de soins à ces recherches enrichirait la contribution que la géographie humaine est en mesure d’apporter à la connaissance du social.
17Extrait de « Hommage à Lucien Febvre », Paris, 1954, pp 105-109.
Notes de bas de page
1 Max. Sorre, Les fondements de la géographie humaine, t. III : l’habitat, p. 11. A. Cholley Guide de l’Etudiant en Géographie, p. 48.
2 « L’homme et le milieu naturel » dans Annales d’Histoire Sociale, 1945, Hommages à Marc Bloch, t. III, p. 103-116.
3 « Val d’Anniviers 49 » dans Annales E.S.C, 1950, p. 81-86
4 « Récentes déprises et reprises humaines sur les massifs anciens du Centre de la France. L’exemple du Livradois » dans Revue. Géo. Alpine.
5 « Valeur et limite de l’explication religieuse en Géographie humaine » dans Diogène, 1953, n°2, p. 54-78.
6 S.Trasfogel, « Gouni, étude d’un village soudanais et de sont terroir », dans Mémoires et Documents du centre de Documentation Cartographique et Géographique, Paris, t. I. 1950, p. 9-106.
7 Pierre Monbeig, « Evolution des genres de vie ruraux traditionnels dans le sud-est du Brésil » dans Annales de géographie, 1949, p. 35-43. Il s’agit du livre de E. WILLEMS. Cunha, tradiçâo e transiçâo em uma cultura rural do Brasil, Sâo Paulo, 1974.
8 Ouv. cit., p. 82.
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